À madame la princesse Bagration (O. C. Élisa Mercœur)

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Mlle  ÉLISA MERCŒUR
À MADAME LA PRINCESSE BAGRATION.

 

Daignez être pour moi la salutaire étoile
Dont la clarté me guide et me conduise au port.

Élisa Mercœur.
 

Madame,

Aux arrêts du destin s’il est permis de croire,
Ce que votre présence a fait naître en mon cœur,
Est un pressentiment qui m’annonce ma gloire
Et me présage mon bonheur.


M. Casimir Broussais m’a confirmée dans cette pensée, princesse, en m’apprenant que vous vous occupiez à organiser la soirée dans laquelle vous désirez que je fasse une lecture de ma tragédie. Vous lui avez montré, m’a-t-il dit, la liste des personnes que vous avez l’intention d’inviter, et il y a vu en tête des noms des ministres et de ceux des ambassadeurs, le nom de son altesse monseigneur le duc d’Orléans.

Si quelque chose peut donner l’assurance d’un succès, cette lecture doit certainement être le garant du mien. Persuadée comme je le suis de l’influence qu’elle peut exercer sur le sort de ma pièce, j’attendrai, avant de la soumettre à l’arrêt sans appel de ses juges en dernier ressort, qu’elle soit revêtue de ce brevet de gloire pour la déposer au parquet du tribunal dramatique.

Il y a si long-temps que je souffre, qu’il me semble que le jour du bonheur s’approche pour moi ; ah ! puissiez-vous, princesse, en faire briller les premiers rayons sur ma vie. Hélas !

Jeune encor par le temps, vieille par la douleur,
En doublant chaque instant de ma sombre existence,
        Pour y placer plus de souffrance
        Chaque jour élargit mon cœur.

Encore, si mes maux, si mes chagrins n’étaient qu’à moi seule, j’aurais peut-être du courage pour les supporter ; mais leur poids m’accable quand je pense qu’il pèse aussi sur ma pauvre mère : on manque plutôt de force pour la souffrance des autres que pour la sienne, et je souffre des tourmens de ma mère comme elle souffre de ceux de sa fille !… Du moins, si je pouvais travailler ! Mais comment retrouver une pensée poétique au milieu de tant de pensées douloureuses, de tant d’inquiétudes d’avenir ? Comment soulever le poids affaissant de mon sort pour respirer en liberté l’air de l’inspiration ? Non, le temps passe, mon travail pourrait me sauver ainsi que ma mère !… Et le spectre du lendemain, fantôme aux mille formes bizarres, mais toutes effrayantes, est là, devant moi, toujours là ! comme l’implacable geôlier de ma pensée prisonnière… Rien encore ! rien !… et cependant…

Tel dans ces tristes jours, honte de notre histoire,
Ces jours où comme un crime on punissait la gloire,
Chénier, lorsqu’à son tour le bourreau l’appela,
Dit, frappant d’une main convulsive et brûlante
Le front qu’il présentait à la hache sanglante :
        J’ai pourtant quelque chose là !

Oui, malgré cette accablante oisiveté, malgré ce silence qui me tue, moi aussi j’ai pourtant quelque chose au cœur et au front.

Oui, ce souffle brûlant, ce souffle inspirateur
Qui, du feu qu’elle enferme agrandissant la flamme,
        Ainsi qu’un rayon créateur,
Semble échappé du ciel pour féconder une âme,
Combien de fois en vain je l’ai senti passer !
Et j’ai dit au malheur : Laisse-moi donc penser !
Inutile prière ! À mes cris insensible,
En épuisant ma force à de nouveaux combats ;
Sourde comme la mort, et comme elle inflexible,
L’infortune me frappe et ne m’écoute pas !

Si, fatiguée des coups que la cruelle m’assène sans relâche, elle pouvait un instant laisser reposer son bras, j’en profiterais, princesse, pour adresser quelques vers au prince royal qui, comme vous le pensez, pourraient peut-être disposer Son Altesse à m’accorder le secours de son auguste présence pour la lecture que je dois faire de ma tragédie. Puisse le cachet que mon cœur y posera ne pas être brisé avec dédain par la main puissante dont j’implorerai l’appui !

        Quand votre influence propice
Combattant mon destin peut vaincre ma rigueur,

Daignez, de mes projets devenant la complice,
Avec moi conspirer ma gloire et mon bonheur !
        Et lorsque je livre ma voile
        Au vent capricieux du sort,
Daignez être pour moi la salutaire étoile
Dont la clarté me guide et me conduise au port.