À tire-d’aile (Jacques Normand)/16

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Calmann Lévy, éditeur (p. 73-76).

XV

PRINTEMPS.


Ô printemps ! ô printemps ! ô saison adorée !
Il n’est chant assez doux à la lyre inspirée

Qui veut célébrer tes beautés ;

Ô père de l’amour et de la violette !
Pour toi la poésie étend sur sa palette

Ses trésors les plus veloutés.


Quand, au retour d’avril, la feuille prisonnière
Perce les bourgeons bruns, et vient, verte lumière,

Poindre au bout des rameaux tremblants ;

Quand l’oiseau jette aux vents sa chanson inédite,
Quand le sang est plus chaud, quand le cœur bat plus vite,

Quand les pas deviennent plus lents ;


Dôme bleu ponctué de noires hirondelles
Quand le ciel s’illumine, et que les fleurs nouvelles

Resplendissent dans les prés verts,

Soudain, au même instant, aux champs comme à la ville,
Par centaines, milliers et centaines de mille,

De tous côtés naissent les vers.


On en commet des longs, des petits, des énormes,
Bon nombre de boiteux, quantité de difformes,

Des fastidieux à foison ;

Et, bravant prosodie et bon sens — double crime ! —
Quelques-uns sans raison, quelques autres sans rime,

Beaucoup sans rime ni raison.


Poëmes, madrigaux, sonnets, chansons, aubades,
Étalent en plein jour leurs comparaisons fades,

Et leurs vieux oripeaux ternis ;

Bluets avec muets, caresse avec tendresse,
Vermeil avec soleil, maîtresse avec ivresse,

S’y font sans cesse vis-à-vis.


On y parle d’amour, de réveil, d’espérance ;
On fête, remplaçant l’éternelle souffrance,

L’éternelle félicité ;

On dit le nombre deux, les pures harmonies,
Les cœurs ivres d’azur et les âmes unies

Dans un univers enchanté.


Mais ceux que le malheur a touchés de son aile
Ne peuvent plus chérir cette saison nouvelle,

Ce printemps adoré de tous ;

Loin de le désirer, ils craignent sa venue,
Et préfèrent l’hiver, saison aride et nue,

Aux jours printaniers les plus doux.


Pour eux les bois touffus n’ont plus de rêveries,
Les fleurs plus de parfums, plus d’herbe les prairies,

Les sources plus de pur cristal ;

Les rayons du soleil blessent leurs yeux arides,
Et quand ils vont, pensifs, de solitude avides,

Le chant des oiseaux leur fait mal.


Ah ! c’est que pour ces cœurs abreuvés de tristesse,
Il n’est pire tourment que de frôler sans cesse

Et de toutes parts, le bonheur ;

Et de voir, au printemps, dans toute la nature,
Fleurs, forêts, prés, buissons, sources, oiseaux, verdure,

Tout changer, hormis leur douleur.