À tire-d’aile (Jacques Normand)/17

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy, éditeur (p. 77-80).

XVI

LES DEUX PRIÈRES.


À MA MÈRE


I


Dans le chœur sombre et nu de l’église de pierre,
Derrière les rideaux épais et loin des yeux,
Pendant des jours entiers elle reste en prière
Le corps seul ici-bas et l’âme dans les cieux.

Sur la stalle gothique aux têtes grimaçantes,
Comme pour mieux penser, son front s’est appuyé ;
Le long de ses genoux dorment ses mains pendantes
Plus froides que la dalle où repose son pied.


Ses yeux demi-fermés, sur les profondeurs sombres
Du chœur, restent fixés avec étrangeté :
On dirait par moments qu’elle parle à des ombres
Invisibles, glissant sans bruit à son côté.

Elle restera là, loin du reste du monde,
Avec les autres sœurs, sans quitter le saint lieu,
Rêvant sa rêverie extatique, inféconde,
Et croyant que prier ainsi, c’est servir Dieu.


II


Mais maintenant, voyez : au fond d’une chaumière
Un homme est étendu dans un air empesté :
Dehors, la nuit, le vent soufflant sur la bruyère ;
Dedans, la maladie avec la pauvreté.

À son chevet, auprès de l’épouse qui pleure,
Est assise une femme au parler consolant,

Qui semble illuminer la sordide demeure
Avec son regard d’ange et son grand voile blanc.

Ses gros souliers ferrés sont constellés de boue ;
Son lourd manteau ruisselle, et le vent de la nuit
A mis sur ses longs cils, en empourprant sa joue,
Des gouttes de vapeur où la lumière luit.

Sans craindre le danger de cet air délétère,
Tout entière au bonheur de se sacrifier,
Dans cet homme mourant elle croit voir un frère
Et le soigne : voilà comme elle sait prier.


III


Ô Dieu ! Dieu de bonté ! De ces deux saintes femmes
Qui s’enflamment pour toi d’une semblable ardeur,
Qui dans un même élan t’ont donné leurs deux âmes,
Quelle est, ô Dieu puissant, la fille de ton cœur ?


Sur les ailes du vent quand leur double prière
Perce les profondeurs de ton éternité,
Quelle est celle des deux qui dans ce cœur de père
Verse le plus de joie et de sérénité ?

Oh ! non ! n’en doutons point ! C’est toi la préférée,
Ô Charité divine, ô véritable foi !
Ta voix est la plus juste et la mieux inspirée,
Et lorsque Dieu sourit, c’est à toi, c’est par toi !

Tu ne t’engourdis pas dans l’espérance altière
D’un bonheur égoïste offert à ton effort ;
L’Humanité souffrante est ta noble carrière,
Et ton but ici-bas la Vie, et non la Mort !