À tire-d’aile (Jacques Normand)/2

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy, éditeur (p. 5-14).

RIMES ÉPARSES

I

LES TROIS FLEURS
ET L’HIRONDELLE.




À M. E. LEGOUVÉ
De l’Académie française.


Dans un pays lointain… que je ne connais pas,

Ni vous d’ailleurs, mettons… en Chine,
Sur le versant d’une colline,

Au bord d’un lac tranquille où prennent leurs ébats
De beaux poissons dorés, pointillant de leurs queues

Le pur cristal des ondes bleues,
Côte à côte vivaient trois fleurs
Qui s’adoraient comme des sœurs.

C’était d’abord une rouge immortelle,

Puis une violette, et puis enfin, près d’elle,

Sur sa longue tige tremblant,

Un lys blanc.

Trois fleurs qui partout, ce me semble,
Ne sont pas aussi bien ensemble !

Mais nous sommes en Chine, après tout !
Mais nous sommes en Chine, après tout !Certain jour

Une hirondelle, à son retour

D’un pays d’occident… (je glisse sous silence
Le nom de ce pays, pays par excellence,

Aux temps présents comme aux passés…
Je crois en avoir dit assez !)

Une hirondelle donc, au cours de son voyage,

Vint s’abattre sur le rivage

De notre lac chinois, à l’endroit où nos fleurs

Étalaient leurs fraîches couleurs.
Après les compliments d’usage,

On causa : les oiseaux et les fleurs ont, dit-on,

Pour se parler, même jargon :

« Comment ! comment ! dit bientôt l’hirondelle

Toutes les trois vous pouvez vivre ici

En un tel voisinage et vous aimer ainsi ?

— Et pourquoi non ? répliqua l’immortelle.

— Ah ! dit l’oiseau, vous n’êtes pas

Comme au pays là-bas !

Entre vous trois point n’est de guerre !
— La guerre entre nous ! pourquoi faire ? »
Dit le lys. — « La guerre ?… Comment ? »
Hasarda bien timidement

Tout en baissant les yeux d’un petit air honnête

L’humble et modeste violette.

« La guerre ! Eh ! oui, ma foi ! dit l’oiseau, très-flatté

D’être interrogé de la sorte ;
Une guerre où chacun apporte,
De l’un et de l’autre côté,

Des trésors de franchise et d’amabilité ! »
Puis d’un air important : « Voyez-vous, ma bichette,

(Ayant longtemps habité la Villette

Il avait quelque peu l’argot parisien),
Vos compagnes et vous, ici, vous n’êtes rien

Que des fleurs aux autres pareilles,

Dont l’unique devoir — devoir tout gracieux —

Est de nourrir mesdames les abeilles,

D’embaumer le zéphyr et de charmer les yeux.

Mais là-bas, au bout de la terre,
Plus haut est votre ministère

Et plus grands les devoirs qui vous sont départis :

Vous prenez part aux affaires publiques,

Et représentant trois partis
Vous êtes des fleurs… politiques. »


« Corbleu, vous vous moquez ! — dit le lys furieux

Et presque rose de colère.

« Ces hautes fonctions ne sont point notre affaire ! »
Risqua la violette, écarquillant les yeux.

« Votre esprit est facétieux

Et vous contez fort bien, riposta l’immortelle.
Mais vous voyagez trop, en tout temps, en tout lieu,

Pour ne pas mentir quelque peu !

— Rien de plus vrai, » répliqua l’hirondelle.

Et sans tarder elle leur fait
Un récit exact et complet,

Et leur raconte mainte chose
Que vous connaissez, je le croi,
Hélas ! tout aussi bien que moi,
Dont je ne dis rien… et pour cause.

À ce tableau rempli de vérité

Prises d’un accès de gaîté,

— Pourquoi ? je n’en sais rien ! — les fleurs, comme des folles,
Partirent d’un fou rire éclatant, répété,

À s’en dégrafer leurs corolles :

« Ah ! ah ! ah ! ah ! » firent toutes les trois

Avec leurs petites voix
Ayant un son de clochette :

« Ah ! ah ! ah ! ah ! » — Ce fut une fête complète !

Puis, le rire apaisé : « Bel oiseau voyageur,
Dit le lys, parlons franc. Pauvres fleurs que nous sommes,

Nous rions, tu vois, à plein cœur
De ce que font là-bas les hommes :
Mais nous ne valons guère mieux !
Car s’ils se disputent entre eux,

Entre nous trois aussi naît plus d’une querelle.

— Entre vous trois ! exclama l’hirondelle.

— Oui, répondit la fleur ; mais ces mauvais instants

Ne durent jamais bien longtemps.
L’intérêt commun qui nous lie
Est trop puissant pour qu’on l’oublie !
— Quel est-il ? — Tu vas le savoir
Dit l’immortelle, à l’instant même.
Le hasard va te faire voir
Quel est cet intérêt suprême ! »

Et du côté du nord lui montrant l’horizon :
« Regarde ! » lui dit-elle.

« Regarde ! » lui dit-elle.Un immense nuage
Rapidement poussé par un grand vent d’orage
S’avançait vers le lac. Rouge comme un tison,
Un éclair tout à coup déchirant son flanc sombre,

Étincela dans l’ombre :

Et l’oiseau crut voir, étonné,
Briller — illusion fantasque ! —

Aux rayons de l’éclair, comme un immense casque.

Puis l’orage éclata, terrible, furieux.

Le lac bondit sous la tempête,
Les poissons piquèrent leur tête

Au plus profond des eaux ; les arbres, vers les cieux

Agitèrent, tout emmêlées,
Leurs crinières échevelées :

Rien n’y manqua, grêle, tonnerre et vent.

Quant à l’hirondelle, cachée

Dans les branches d’un saule, elle craignit souvent

Par l’ouragan de s’en voir arrachée.


Enfin tout s’apaisa. — Le soleil de nouveau

Dans le ciel clair se mit à luire :
Et le premier soin de l’oiseau
Fut d’aller voir au bord de l’eau

Les trois fleurs… L’ouragan avait dû les détruire

Et les briser certainement.
Quel fut donc son étonnement

De les voir toutes trois entre elles enlacées,
Dans un faisceau dressant leurs têtes élancées,

Et secouant gaillardement

Leurs fronts tout emperlés de pluie !
« Eh quoi ! dit-il, encore là !
Vaillantes et pleines de vie
Après l’ouragan que voilà ! »

Or les fleurs, se serrant étroitement ensemble,
Lui dirent : « Comprends-tu ? sauras-tu désormais
Quel est cet intérêt puissant qui nous rassemble
Et qu’en nos désaccords nous n’oublions jamais ?

Chacune de nous, isolée
Au vent se serait envolée ;
Mais nous le bravons, tu le vois,
En nous unissant toutes trois. »

L’hirondelle comprit sans peine,

Et fit, devant cette haute raison,

Une prompte comparaison

Peu favorable, hélas ! à notre race humaine.
Puis, quittant les trois fleurs, ouvrit l’aile et s’en fut.

À bon entendeur, salut !