À tire-d’aile (Jacques Normand)/25

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy, éditeur (p. 115-117).

V

BONHEUR.


Pendant ce temps heureux et trop vite écoulé
Où la grande nature a seule contemplé

Notre amoureux mystère,

Tout à coup de mon cœur le doute a disparu :
Pour la première fois, ô mignonne, j’ai cru

Au bonheur sur la terre.


Non ! ce n’est point un mot vide de sens et mort !
Un ciel inaccessible offert à notre effort

Et que vide on proclame !

Non ! le bonheur existe, on s’en peut approcher !
Il existe ! j’ai pu le sentir, le toucher,

Du corps comme de l’âme !


Il existe ! éclatant, absolu, mais humain !
Comme le voyageur altéré qui soudain

Découvre une fontaine,

Découvrant le bonheur avec toi partagé,
J’ai rendu grâce au ciel, et je m’y suis plongé

Jusques à perdre haleine.


Mais maintenant, hélas ! qu’au sortir de tes bras
Je rentre dans la vie, et reprends d’ici-bas

La bataille éternelle,

Devant l’avenir noir je me sens hésiter :
Mon courage fléchit au moment de lutter,

Ma volonté chancelle.


Pourquoi combattre encor ? Pourquoi vaincre ? Pourquoi
Vivre, quand j’ai mené la vie auprès de toi

Et si douce, et si pleine ?

Quand j’ai bu d’un seul trait — enivrant souvenir ! —
Tout ce que peut promettre à la fois et tenir

La passion humaine ?


Où trouverai-je autant ? Quand trouverai-je mieux ?
D’autres yeux auront-ils plus d’éclat que tes yeux ?

Et pourrai-je connaître

Un cœur plus dévoué, plus aimant que le tien ?
Va ! je ne serai plus heureux, je le sens bien,

Comme je viens de l’être !


Lorsque nous rencontrons, en poursuivant le cours
Du mystérieux livre où sont inscrits nos jours,

Un semblable passage,

Oh ! que ne pouvons-nous cesser de parcourir
Le livre, ou bien s’il faut aller plus loin, mourir

En retournant la page !