À tire-d’aile (Jacques Normand)/26

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy, éditeur (p. 118-122).

VI

LA SOURCE.


I


Te souvient-il de la source
Qu’au pied d’un grand châtaignier,
Après une folle course,
Nous trouvâmes, l’an dernier ?


Dans ses audaces nouvelles
Notre amour, vieux d’un printemps,
Tout fier de ses jeunes ailes
Devait triompher du temps,

Et nous, l’âme libre et franche,
L’un de l’autre bien épris,
Nous parcourions, un dimanche,
Certain bois, près de Paris.

C’est là que dans un coin sombre,
Désert, de tous ignoré,
Où venait à travers l’ombre,
Danser un rayon doré,

Sous nos pieds nous la trouvâmes,
Cette source aux flots jaseurs,
Limpide comme nos âmes,
Joyeuse comme nos cœurs.


Là, dans tes deux mains creusées,
— Vase rose au bord vivant —
Je bus des gouttes puisées
Au flot rapide et mouvant ;

Et ma lèvre ardente, avide,
Buvait encor, je le crois,
Bien après que le liquide
Avait glissé de tes doigts.


II


C’était hier l’anniversaire
De ce jour, et je suis allé
Pleurer dans ce coin solitaire
Notre pauvre amour envolé.


À peine ai-je pu reconnaître,
Perdue au milieu de ces bois,
La source où je venais peut-être
Rêver pour la dernière fois.

Plus d’ombrage, plus de verdure :
Plus d’oiseaux, plus de frais concert :
La hache a taillé la ramure ;
Tout est triste, tout est désert.

Notre source est presque tarie.
Quand je m’en approchai pour voir
Si ton image, ô ma chérie !
Brillait encor dans son miroir,

Soudain une longue vipère
Dans les roseaux s’enfuit, troublant
Cette eau jadis limpide et claire
Où se jouait ton bras tremblant.


Ainsi dans mon âme harassée
Que la mort va bientôt tarir,
Se déroule, avec ta pensée,
Le noir serpent du souvenir.