À tire-d’aile (Jacques Normand)/32
XII
LA RÊVÉE.
Elle serait blonde ou brune
Pourvu qu’en son œil vainqueur
Pût se refléter chacune
Des tendresses de son cœur :
Elle aurait l’âme joyeuse
Comme l’aube à son réveil,
Ou serait sombre et rêveuse,
Préférant l’ombre au soleil,
Pourvu que triste ou bien gaie,
Sans faux dehors affecté,
Elle eût la tristesse vraie
Et sincère la gaîté !
Ah ! cette femme inconnue
Dont on rêve si souvent,
Le soir, suivant quelque rue,
Le nez et l’esprit au vent,
Qu’elle vienne ! brune ou blonde !
Du midi, du nord glacé !
De l’ancien, du nouveau monde !
Du présent ou du passé !
Romaine à la noble pose
Loin des regards importuns,
Dans le bain de marbre rose
Ruisselante de parfums ;
Jeune guerrière d’Irlande,
Beauté qu’Ossian chanta,
Hirondelle de la lande
Ou Minvane ou Malvina ;
Héroïne du vieux monde
Amante d’un ancien preux,
Yseult, Berthe ou Florimonde
La Sarrasine aux doux yeux ;
Damoiselle au fin corsage,
Lasse d’avoir trop prié,
Distraite, et fermant la page
Du missel armorié ;
Belle et fringante marquise,
Cheveux poudrés, grands paniers,
Amarinthe ou Cydalise,
Dans les larges escaliers,
Ou dans le parc, à Versailles,
Près d’un triton embourbé,
Sur quelque banc de rocailles
Sermonnant un jeune abbé ;
Espagnole de Grenade
De Séville ou de Puerto,
Rêveuse à la sérénade
Et fringante au fandango ;
Vénitienne brunie
Sous son éternel azur ;
Noble fille d’Ionie,
Au nez droit, au profil pur ;
Fellah, superbe et hautaine,
Dans le couchant empourpré,
Rapportant de la fontaine
Le large vase cuivré ;
Ou peut-être — je suppose
Que le plus près est le mieux —
Parisienne au teint rose,
Aux mains blanches, aux grands yeux,
Coquette et toute mignonne
Dans son coupé brun, passant
Par quelque beau soir d’automne
Au grand trot de son pur-sang…
Qu’elle vienne ! qu’elle vienne !
Pourvu qu’en son cœur naïf
N’ait jamais germé la graine
Du doute, poison hâtif !
Pourvu qu’en donnant son être
Quelque chose bas, bien bas,
Ne lui dise pas : « Peut-être
Un jour tu le reprendras ! »
Pourvu qu’on n’ait pas la rage
De sentir qu’on n’est plus seul
Dans son cœur, et qu’on partage
Jusqu’aux plis de son linceul !
Pourvu qu’enfin, l’âme unie
Par un lien éternel,
On glisse à travers la vie
Sans jamais quitter le ciel !
Mais cette femme fidèle
Qui pourrait aimer toujours,
Dont l’âme serait trop belle
Pour s’ouvrir à deux amours ;
Cette femme tant rêvée,
Faite d’espoirs, de regrets,
Ici-bas l’a-t-on trouvée ?
La trouvera-t-on jamais ?