À tire-d’aile (Jacques Normand)/47

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Calmann Lévy, éditeur (p. 207-215).

VI

LE RÊVE DU PRIEUR.


À ERNEST COQUELIN.


Donc, au vieux temps jadis, en pleine Normandie,
Par un beau jour d’été, ruisselant de rayons,
Au bord d’une rivière à l’allure engourdie
Que troublaient de leurs sauts carpes et carpillons,
La robe relevée et les bras hors des manches
Père Anselme, prieur au prieuré d’Avranches,
De la pêche à la ligne éprouvait les douceurs.
Oh ! le beau moine ! avec sa figure vermeille,
Son ventre respectable, aux tranquilles rondeurs,
Son petit nez brillant d’indiscrètes lueurs,

Joyeux coups de soleil sortis de la bouteille ;
Son quadruple menton, ses petits cheveux roux
Encadrant carrément sa face bien rasée,
Et ce contentement mystérieux et doux
Qui fait les yeux plus clairs et la chair plus rosée !
En te voyant ainsi qui ne t’eût admiré
Ô gras prieur, honneur de ton gras prieuré ?

Pour moi, j’eusse admiré ta patience insigne.
Depuis cinq grands quarts d’heure à sa place rivé,
Notre digne prieur n’avait pas relevé
Même pour un instant, le bâton de sa ligne ;
Pas le moindre goujon qui vînt s’aventurer
Autour de son bouchon : les poissons hérétiques
Avec une constance à s’en désespérer
Fuyaient obstinément les appâts monastiques.
Aussi, du front rêveur du pêcheur malheureux,
Le sommeil, voltigeant avec l’ombre des branches,
Se mit tout doucement à glisser sur ses yeux :
Le digne prieur vit dans des ténèbres blanches
S’estomper le tableau devant lui déroulé :

Le ciel bleu, se mêlant à l’or des champs de blé ;
Sur des ruissellements de lumière argentée
Sa ligne, par le flot nettement reflétée ;
De son cher prieuré les clochetons hardis
Reluisant au soleil avec des airs de fête :
Enfin, tout disparut aux regards alourdis
Du respectable moine : il appuya sa tête
Contre le tronc d’un saule, et, sa ligne à la main,
S’endormit doucement… et ronfla.
S’endormit doucement… et ronfla.Mais soudain
Il tressaille, son corps s’agite, sa poitrine
En brusques mouvements se soulève et bondit…
Sans doute, quelque noir souvenir le chagrine…
Il rêve… ô rêve affreux ! ô cauchemar maudit !


Entre quatre grands murs de pierre
Qu’un mince filet de lumière
Coupe d’un triste rayon blanc,
Dans une atmosphère glacée
L’œil éteint, la tête baissée,
Il est seul, assis sur un banc.


Cette prison — car c’en est une ! —
Au pâle reflet de la lune
Il la reconnaît, atterré :
C’est la prison où, juge austère,
Il mettait les autres naguère :
C’est la prison du prieuré !

Quelle faute a-t-il pu commettre
Lui, le prieur, lui, le grand maître
Tenant en juridiction
Toute la sainte moinerie,
Pour qu’on l’outrage et l’injurie
D’une telle punition ?

Il en a perdu la mémoire :
Mais cette faute, il faut le croire,
Fut grave, car avec terreur
Il constate — preuve parfaite
D’une pénitence complète —
Son épouvantable maigreur.


Las ! qui pourrait le reconnaître
Ce joyeux moine, dont tout l’être
N’était que sourire et santé ?
Où donc ce teint pétri de roses ?
Ce corps paisible, aux larges poses,
D’une âme paisible habité ?

Sa robe mince et délabrée
Au froid donne une libre entrée,
Et tombe par plis secs et droits
Contre son corps maigre, sans force,
Qui semble n’être que l’écorce
Des belles rondeurs d’autrefois.

Pauvre captif ! il se désole !
Il reste, sans une parole,
Le front appuyé sur sa main…
Tout à coup, voilà qu’il se dresse…
Qu’a-t-il donc ? quel tourment l’oppresse ?
Saints du paradis !… Il a faim !


La faim ! — singulière souffrance
Qu’il savait tenir à distance
Jadis, avec grande rigueur :
La faim ! — supplice épouvantable
Pour tout estomac respectable,
Surtout pour celui d’un prieur !

D’un pas inquiet et rapide
Il parcourt la prison humide
Fouillant, tâtonnant, regardant :
Mais rien que la grande muraille
Et pas la moindre victuaille…
Rien à se mettre sous la dent !

Si, pourtant ! au coin de la table
Il aperçoit — le pauvre diable ! —
Comme seul remède à la faim
De plus en plus opiniâtre,
Près d’une cruche d’eau saumâtre
Un unique morceau de pain.


Quelle lugubre et maigre chère
Pour lui qui n’y goûtait naguère
Qu’aux jours de jeûne seulement !
Lui qui mettait toute sa gloire
À bien manger comme à bien boire
En servant Dieu dévotement !

Pour jamais êtes-vous parties
Ô belles poulardes rôties !
Ô succulents et gras poulets !
Vous qui, dans la vaste cuisine,
Aviez si plantureuse mine
Suspendus en longs chapelets !

Où donc êtes-vous, ô bouteilles,
Profilant vos ombres vermeilles
Sur la nappe aux blancheurs de lin ?
Où donc êtes-vous, heures roses,
Où l’on savourait, portes closes,
Le large rire et le bon vin ?


Pourtant la faim est la plus forte.
Avec un gros soupir, il porte
À sa bouche l’odieux pain…
Mais d’une secousse subite
Voici que tout son bras s’agite,
Le morceau remue en sa main…

Qu’est-ce donc ? ô surprise étrange !
À ses yeux étonnés, tout change,
Tout s’efface et s’évanouit…
L’air est tiède, le soleil brille,
La rivière, où le ciel scintille,
Coule doucement et sans bruit ;

Enfin, à la ligne tendue
Une grosse carpe pendue
Dans l’eau s’agite de fureur :
C’est elle qui, prise à l’amorce,
En se débattant avec force
Avait réveillé le dormeur.


Ce n’était donc qu’un rêve. Un placide sourire

Tel qu’après la tempête un rayon de soleil
De notre bon prieur dore le teint vermeil.
Adieu le froid, la faim, effroyable martyre !
Adieu l’affreux pain noir ! Il se frotte les yeux,
Se met sur son séant, et retire, joyeux,
Le poisson frétillant, capture inespérée :
Puis, en le détachant, d’un tranquille regard
Embrasse tout autour la campagne dorée,
Les moutons par les prés pâturant au hasard,
La rivière, fuyant sous les arceaux des branches,
Et dans le fond, avec ses deux tourelles blanches,
Le bon, le cher couvent, que pendant un instant
On avait cru perdu, que l’on regrettait tant !

À ce riant tableau, plein de calme et de joie,
Il se sentit le cœur de tout point rassuré,
Et portant fièrement sa mirifique proie,
Le gras prieur rentra dans son gras prieuré.