À tire-d’aile (Jacques Normand)/6

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Calmann Lévy, éditeur (p. 32-36).

V

LA LIONNE.


À ÉDOUARD CLUNET.


Dans une cage étroite, aux lourds barreaux de fer,
Avec ses trois petits, fils déchus du désert,
Sur le dos étendue, une lionne joue.
Comme fait une chatte, en l’air elle secoue
Sa patte lourde et rude, à la lutte appelant
Les jeunes lionceaux qui rampent sur son flanc.
Ceux-ci, mal affermis dans leurs sauts inhabiles,
S’épuisent autour d’elle en efforts inutiles,
Lui mordillent la queue, et le ventre, et le cou,
Prennent un grand élan, bondissent tout à coup,
Puis roulent lourdement, en poussant, de colère,
Ce cri, bien vague encor, qui deviendra tonnerre.


Elle, superbe et bonne, avec tranquillité
Supporte le tourment de ce choc répété,
Et parfois, d’un seul coup de sa langue revêche,
Les soulève du sol, les renverse et les lèche.
Tout autour de la cage un public curieux,
De femmes, de badauds, s’entasse et suit des yeux
— En comprimant tout bas un frisson de faiblesse —
Ces gigantesques jeux, où la douce caresse
De la mère, répond, sans s’irriter jamais,
Aux fureurs des petits qui la serrent de près.

Soudain un spectateur — plaisant loustic — engage
Une canne entre les lourds barreaux de la cage,
Puis en frappe un petit sur le dos, brusquement…
Ô terreur ! Un seul bond, un court frémissement,
Et droit sur l’insolent, la lionne offensée
Vibrante de fureur, terrible, s’est lancée.
Contre les durs barreaux son effort impuissant
Se brise… Alors, debout, ivre, la gueule en sang,
De ses griffes frappant les barres insensibles,
Battant l’air de sa queue aux sifflements terribles,

Elle pousse un farouche et long rugissement
De honte, de douleur… Ah ! fût-ce un seul moment
Le désert ! le désert ! la liberté sauvage,
Sur le sable brûlant la lutte et le carnage,
L’ennemi terrassé qu’on emporte à grands bonds
Sous les palmiers, au sein des oasis profonds,
Et qu’on jette aux petits, futurs tyrans des jongles,
Comme un hochet sanglant pour y faire leurs ongles !

Ô lionne ! rugis ! mords ! frappe ! — Ton courroux
Est juste, et celui-là mérite bien tes coups
Et le déchirement de ta griffe irritée
Qui vient, lâche insulteur d’une force matée,
Puisant sa hardiesse en son impunité !
Insulter au repos de ta captivité !
Certes, l’injure est grande et vaut bien qu’on s’en fâche !

Et toi, toi, l’insulteur, homme, être faible et lâche,
Moucheron qu’un seul coup de patte briserait,
Réponds ! Ce que tu fis sans crainte et sans regret
— Car je te vois sourire à sa noble colère —

Nu, seul et loin de tous, eusses-tu pu le faire ?
Non ! ta vulgaire audace et ta témérité,
Frère, tu ne les dois qu’à la fraternité !
Sans le concours puissant de nos forces humaines,
Où seraient ces barreaux, ces grilles et ces chaînes ?
Sans la sainte union de nos bras, de nos cœurs,
Quels seraient les vaincus ? quels seraient les vainqueurs ?
Pourrais-tu regarder de si près, face à face,
Cet animal puissant, rire de sa menace,
L’affronter, le braver — si d’autres n’avaient fait
Inutile sa rage et ses coups sans effet ?
Vois, l’homme désuni, ce qu’eût été le monde !
Par les immensités d’une terre inféconde,
Au milieu de déserts sans culture et sans fin,
Vois l’homme seul, luttant pour assouvir sa faim.
La matière régnant, les forts étant les maîtres,
Ah ! qu’infime est son rang dans l’échelle des êtres !
Le vois-tu poursuivi, serré de toutes parts,
Entouré d’ennemis, courant mille hasards,
Ou s’isolant pendant son existence entière
Comme la bête fauve, au fond d’une tanière

Il n’a qu’un but : manger et défendre ses os.
Sa vie est une lutte et sa mort un repos.
Cependant, bien assis dans sa force brutale
L’animal-roi poursuit sa marche triomphale,
Maître de l’univers, écrasant en chemin
Les éléments épars de notre genre humain.

Songe à cela, railleur de la bête captive !
Quand, grâce à tes pareils, à cette force active
Qui fait les nations et les sociétés,
Tu peux voir sous tes yeux de tels monstres domptés,
Sache au moins conserver, devant leurs infortunes,
Isolé, la pudeur des victoires communes !