À tire-d’aile (Jacques Normand)/7

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy, éditeur (p. 37-42).

VI

LA FÊTE-DIEU.


À MADEMOISELLE REICHEMBERG
De la Comédie-Française.


I


Chaque maison dans le village
A revêtu son frais corsage
De draps blancs semés de bluets ;
Un sable fin couvre la terre,

Et sur chaque borne de pierre
S’épanouissent des bouquets.

On voit de savantes allées
Faites de roses enfilées,
Zigzaguer près des reposoirs,
Où s’entremêlent, par étages,
Des fleurs en papier, des images,
Des chandeliers et des miroirs.

Les commères endimanchées
Traînant par la main leurs nichées
Vont, pressant le pas, ouvrant l’œil ;
Les gars tirent des fusillades,
Et les vieux paysans malades
Viennent regarder sur le seuil.

Entre l’église et la mairie
Se dresse une voûte fleurie
Qu’ornent des rubans en couleur ;
Les gamins sortent de l’école,

Et la cloche, comme une folle,
Chante la fête du Seigneur.


II



Tout à coup la porte rustique
De la vieille église gothique
Grince et s’entr’ouvre avec fracas,
Et dans la rue ensoleillée
Frôlant la foule agenouillée
Le cortége va pas à pas.

D’abord, c’est le suisse en tenue ;
Puis la bannière, retenue
Par quatre longs cordons dorés ;
Vêtus des plus belles étoles
Les chantres, disant les paroles
Et les cantiques consacrés ;


Puis, sous un dais de velours rouge,
Le vieux prêtre, dont la main bouge
Tenant le lourd Saint-Sacrement ;
Portant la seconde bannière
Les marguilliers, qui par derrière
Suivent avec recueillement ;

Enfin, sur les bords alignées,
Blanches, proprettes, bien peignées,
Oubliant leur petite main
Dans les corbeilles presque vides,
Les fillettes marchent, timides,
Semant des fleurs sur le chemin.


III



Pendant que le cortége passe
Ondulant à travers la place

Comme un reptile lumineux,
Près de moi, rêveuse, attendrie,
Une petite fille prie
Avec des larmes dans les yeux.

Sa robe est en étoffe noire ;
Son front, poli comme l’ivoire,
Semble lourd et reste baissé ;
Elle a cet aspect de souffrance
Que le malheur laisse à l’enfance
Quand auprès d’elle il s’est glissé.

Ses yeux, pleins d’une humide flamme,
Profonds comme ceux d’une femme
Bien qu’elle ait à peine dix ans,
Regardent les jeunes fillettes
Qui trottinent, vives, coquettes,
Près des chantres aux pas pesants.

« Pourquoi pleurer ? » lui demandai-je.
Elle, poursuivant le cortége

D’un triste et long regard d’adieu :
« Mon père est mort l’autre dimanche,
Et je n’ai pas de robe blanche
Pour aller avec le bon Dieu ! »