À travers l'Afrique/Texte entier

La bibliothèque libre.
Traduction par Henriette Loreau.
Librairie Hachette (p. Gt.-550).

LE Ct V. L. CAMERON

À TRAVERS
L’AFRIQUE
VOYAGE
DE ZANZIBAR À BENGUELA


TRADUIT DE L’ANGLAIS


AVEC L’AUTORISATION DE L’AUTEUR
PAR


Mme H. LOREAU


ET CONTENANT 139 GRAVURES SUR BOIS, 1 CARTE
ET 4 FAC-SIMILE


Séparateur


PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET CIE
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79

1881
Tous droits réservés

DÉDIÉ
AVEC PERMISSION
À
Sa Majesté la Reine Victoria
PAR
SON HUMBLE ET OBÉISSANT SERVITEUR



V. L. CAMERON

PRÉFACE




En présentant ce livre au public, j’ai la conscience de tout ce qui lui manque pour intéresser d’une manière soutenue la masse des lecteurs. Je suis parti simplement sous l’empire des circonstances que j’ai relatées dans le premier chapitre, et il ne m’est jamais venu à l’esprit que j’aurais à écrire un livre de voyage.

Si je m’étais étendu sur ce qui m’est arrivé personnellement, sur mes chasses, sur les faits et gestes des hommes qui m’ont suivi, l’ouvrage aurait acquis des proportions alarmantes : n’oublions pas que la période qu’il embrasse est de trois ans et cinq mois. Pendant ces trois ans et demi j’ai presque toujours été en marche ; et faire de ce volume un guide qui permette à ceux qu’intéresse l’exploration de l’Afrique de suivre mes pas, a été mon but, plutôt que de publier le récit de mes aventures. Dans cette intention, je me suis borné à mentionner les particularités de ma route, les traits du pays, les mœurs, les coutumes des habitants ; à rapporter l’horrible manière dont est pratiqué l’exécrable commerce d’esclaves, à faire connaître la désolation qu’il laisse derrière lui, à montrer la possibilité d’ouvrir et de civiliser l’Afrique.

En outre, depuis que je suis revenu, mon temps a été fort occupé, et si je n’avais pas reçu la cordiale assistance de personnes obligeantes, peut-être ce volume n’aurait-il jamais vu le jour.

La carte qui l’accompagne a été faite également d’après mes notes, mes tracés, mes nombreuses observations ; elle a été préparée avec le plus grand soin, par M. Turner, de la Société royale de géographie ; et c’est en toute confiance que je la donne comme un guide sur lequel on peut compter pour suivre mon voyage de la côte orientale d’Afrique à la côte occidentale.


VERNEY LOVETT CAMERON.


Décembre 1876.
Traduction.
NOTICE

À tous ceux qui, dans les terres du Soudan, exercent un commandement sous l’autorité de l’Égypte :

Pendant tout le temps que le lieutenant Cameron, officier de la marine royale d’Angleterre, et le Dr Dillon, considéré comme étant au service du gouvernement anglais, voyageront dans l’Afrique centrale où ils vont à la recherche et à la rencontre du Dr Livingstone, qui est parti pour explorer les contrées inconnues,

Tous les fonctionnaires de l’Égypte, les rois et les cheikhs sont requis de les recevoir avec honneur, de leur donner protection à tous égards, et de les aider et assister dans leur voyage autant que demande leur en sera faite.

À quelle fin nous avons donné cet écrit qui est notre ordre public.

Daté du 28 Haj, 1289.

L. S. ISMAÏL PACHA
Pour Traduction conforme — JOHN KIRK.
Lettre de recommandation donnée par le Khédive

À TRAVERS L’AFRIQUE



CHAPITRE PREMIER


Expédition envoyée à la recherche de Livingstone. — L’auteur offre ses services ; motifs qui l’y déterminent. — Abandon de la recherche. — Nouvelle expédition. — Commandement donné à l’auteur. — Départ d’Angleterre. — Arrivée à Aden. — Zanzibar. — Équipement. — Difficulté de se procurer des hommes. — Ordre d’avancer. — Hâle malencontreuse. — Départ de Zanzibar. — Bagamoyo. — Mission française. — Un commandant en chef. — Kaolé. — Un banquet. — Paye des pagazis.



À l’époque déjà lointaine où j’étais lieutenant à bord du Star, alors en croisière sur la côte orientale d’Afrique, j’eus souvent l’occasion de voir quelques-unes des atrocités de la traite des nègres ; et les souffrances dont je fus témoin à bord des daous, souffrances décrites par le capitaine Sulivan d’une manière à la fois si exacte et si poignante[1], me donnèrent le vif désir de travailler pour ma part à la suppression de l’odieux commerce.

J’acquis bientôt la certitude qu’à moins de l’attaquer à sa source même, tous les efforts tentés pour détruire l’horrible mal n’aboutiraient qu’à le pallier faiblement. Je ne dois pas prétendre cependant n’avoir eu pour mobile que la philanthropie : le récit de l’expédition de Burton et de Speke chez les Somalis avait éveillé en moi la soif des découvertes ; et lorsque j’appris que des marchands de Zanzibar avaient gagné la côte occidentale, je sentis que ce qui avait été fait par des Arabes était possible à un officier de la marine anglaise.

Après le désarmement du Star, je fus envoyé à Sheerness pour faire partie de la Steam Reserve. Obtenir un emploi plus actif ne m’ayant pas été possible, j’offris mes services à la Société royale de géographie pour aller à la recherche de Livingstone : on supposait alors que l’entreprise de M. Slanley avait échoué.

Des souscriptions furent ouvertes pour cette recherche ; mais je n’eus pas la bonne fortune d’être choisi par la Société royale. Le commandement fut donné au lieutenant L. S. Dawson, officier de marine, que ses qualités physiques[2] et l’étendue de ses connaissances rendaient éminemment capable d’accomplir la tâche qui lui était dévolue.

Malheureusement, arrivée à Bagamoyo, l’expédition fut arrêtée par les nouvelles que Stanley rapportait de l’intérieur : Livingstone avait été secouru et protestait contre l’envoi de toute caravane composée d’esclaves. Une fausse interprétation des dépêches du Docteur fit penser au lieutenant Dawson que l’expédition n’avait plus d’objet, et il résigna son commandement[3].

En même temps que lui se retira M. New, l’un de ses collègues ; et les services d’un homme connaissant bien les indigènes, habitué à voyager en Afrique, parlant couramment le kisouahili, manquèrent à l’entreprise[4].

Le lieutenant Henn, de la marine royale, remplaça le lieutenant Dawson. Il était fermement résolu à continuer le voyage ; mais il fut détourné de cette poursuite ; et, à son tour, bien contre son gré, il donna sa démission.

La conduite de la caravane échut alors à Oswell Livingstone, l’un des fils du grand voyageur ; Oswell, peu de temps après, renonça à l’idée d’aller rejoindre son père[5]. C’est ainsi qu’une expédition organisée avec le plus grand soin, munie de tout ce qui pouvait assurer le succès, fut abandonnée.

Désappointé, mais gardant l’espoir d’obtenir la direction d’une entreprise du même ordre, qui me permettrait d’exécuter le projet que j’avais tant à cœur, j’étudiai le kisouahili, langue de la côte répandue jusqu’au centre même du continent[6]. Un séjour de huit mois dans la mer Rouge, pendant la guerre d’Abyssinie, et près de trois ans passés à la rive orientale d’Afrique, dans une barque non pontée, m’avaient appris ce qu’est la fatigue sous le climat tropical. Zanzibar m’avait familiarisé avec la fièvre ; et ce fut en pleine connaissance de cause qu’en juin 1872, après la rupture de l’expédition précédente, j’offris de nouveau d’aller porter à Livingstone les objets qui pouvaient lui manquer — instruments, denrées, articles d’échange — et de me mettre entièrement à sa disposition. Mais il n’était pas question alors d’envoyer à la rencontre de l’illustre voyageur.

Je proposai de me rendre au Victoria Nyannza par le Kilima Ndjaro, le Kénia et le volcan situé, disait-on, au nord de ces montagnes ; cela m’aurait fait toucher la ligne de faîte qui partage les eaux entre les rivières de la côte et les affluents du Victoria. Après avoir exploré celui-ci, je me serais rendu au lac Albert, puis à Nyanngoué, en traversant l’Oulegga, et j’aurais descendu le Congo jusqu’à son embouchure.

La dernière partie de cette route est suivie actuellement, aux frais du New-York Herald et du Daily Telegraph, par M. Stanley, un des voyageurs africains les plus énergiques et les plus heureux.

M. Clements Markham, dont la bienveillance m’a été si précieuse, et qui m’a aidé sur tant de points relatifs à mon voyage, soutint ma proposition ; mais, bien qu’il l’approuvât, le conseil de la Société de géographie rejeta mon projet, comme n’étant pas réalisable avec la somme dont il pouvait disposer.

Les choses en étaient là, quand il fut décidé que le reste des fonds souscrits pour la recherche de Livingstone serait employé à l’équipement d’une troisième expédition, qui, placée sous les ordres du grand explorateur, compléteraient les découvertes que celui-ci poursuivait depuis bientôt sept ans, découvertes que précédaient vingt années de dévouement à la cause africaine, et dont la mort de l’illustre Écossais — malheur national — devait seule arrêter le cours.

Cette fois, j’eus le bonheur d’obtenir le commandement de l’entreprise et de voir le Dr Dillon, chirurgien de marine, l’un de mes plus anciens et de mes plus chers amis, autorisé à m’accompagner dans ce voyage, pour lequel il résigna ses fonctions. Il convenait admirablement à cette tâche ; et si j’avais pu le conserver jusqu’à la fin, j’aurais eu en lui, dans les jours d’épreuve, un soutien et un aide d’une valeur inestimable. Le tact parfait, la douce bonté qu’il mit constamment dans ses rapports avec la caravane, furent pour moi du plus grand secours dans le trajet de la côte à l’Ounyanyemmbé. Je ne saurais assez honorer sa mémoire, lui payer un tribut suffisant d’estime et de gratitude.

Le 30 novembre 1872, le jour même où MM. Grandy s’embarquaient à Liverpool, avec l’intention de pénétrer en Afrique par la côte occidentale, Dillon et moi, nous partions pour Brindisi, espérant trouver passage sur l’Enchantress, qui devait conduire sir Bartle Frere à Zanzibar. Le défaut de place ne permit pas à l’Enchantress de nous recevoir. Nous y perdîmes les leçons d’arabe et de kisouahili que nous avait promises le révérend Percy Badger, secrétaire de la légation.

Restés à Brindisi jusqu’à l’arrivée de sir Bartle Frere, nous nous embarquâmes sur le Malta, vapeur de la compagnie anglaise péninsulaire-orientale[7], qui nous déposa à Alexandrie.

Au Caire, où nous nous rendîmes avec lui, sir Bartle nous procura une lettre du khédive pour tous les fonctionnaires égyptiens du Soudan, à qui elle ordonnait de nous prêter assistance et de nous seconder de tous leurs efforts. Bien que nous n’ayons vu aucun des personnages à qui il était adressé, ce firman ne nous fut pas inutile ; il nous servit auprès des Arabes de intérieur, qui tous avaient entendu parler du khédive et du sultan des Turcs.


Pointe du Steamer, à Aden.

Partis du Caire, après un séjour de peu de durée, nous allâmes nous embarquer à Suez, sur l’Australia, qui nous conduisit à Aden, où le général Schneider, le colonel Penn (le Steel pen[8] de la guerre d’Abyssinie), et tous les autres officiers nous firent l’accueil le plus cordial. Là, nous reçûmes du docteur Shepherd un supplément de quinine, chose précieuse entre toutes, le sine qua non d’un voyage en Afrique. D’autre part, le docteur Badge nous obtint d’un santon, nommé Alaouy Ibn Zaïn El Aïdous, une lettre qui nous recommandait aux soins de tous les bons musulmans, et qui fut le plus efficace de tous nos papiers. Enfin le lieutenant Cecil Murphy, qui remplissait à Aden les fonctions de commissaire d’artillerie, promit de se joindre à nous si le gouvernement de l’Inde voulait bien lui continuer la solde qu’il avait alors ; chose qui lui fut accordée.

Nous avions espéré nous rendre à Zanzibar sur le Briton, vaisseau de la marine anglaise ; cet espoir fut déçu : le Briton avait mis à la voile, et nous fûmes obligés d’attendre le départ du Ponjâb, paquebot de la malle, commandé par le capitaine Hansard.

Le colonel Lewis Pelly, agent politique à Mascate, se trouvait parmi nos compagnons de bord, ainsi qu’un gentleman appelé Kasi Shah Bâdine, envoyé par Sa Hautesse, le rao du Coutch, pour accompagner sir Bartle Frere et user de son influence sur les sujets du rao, en faveur de l’objet de la mission.

Arrivé à Zanzibar, je fus tout d’abord cloué par la fièvre qui m’avait pris un jour ou deux avant d’atterrir. La maison du consul étant pleine des débarqués de l’Enchantress, nous allâmes, Dillon et moi, nous héberger dans la prison anglaise, bâtiment neuf jusqu’alors inhabité. Il y avait là toute la place voulue pour nos bagages ; et après y avoir mis des couchettes et des sièges du pays, nous fûmes logés d’une façon commode. Toutefois, les lieutenants Fellowes et Stringer, d’anciens camarades de table[9], vinrent me prendre et me conduisirent sur le Briton, où je restai jusqu’à ce que ma fièvre eût disparu.

Quand je fus assez bien pour me rendre à terre, j’allai retrouver Dillon, qui avait déjà fait une partie de nos approvisionnements. Aussitôt, nous nous mîmes à chercher des ânes, à recruter des hommes, et à nous assurer les services de Bombay, l’ancien chef des fidèles de Speke[10]. Nous pensions alors que son expérience le rendait pour nous d’une grande valeur ; mais, si utile qu’il eût pu être jadis, il n’avait ni la décision, ni les connaissances nécessaires pour nous diriger dans nos préparatifs. L’énergie, d’ailleurs, dont il avait fait preuve au service de ses anciens maîtres avait beaucoup baissé, et il inclinait à vivre sur son ancienne réputation ; mais, à cette époque, la haute opinion que nous nous étions faite de lui nous cachait ses défauts.

La coïncidence de notre arrivée à Zanzibar avec celle de sir Bartle Frere persuada aux Arabes et aux gens de la côte, Vouasouahili et Vouamrima, que nous faisions partie de la mission anglaise ; ce qui nous occasionna beaucoup d’ennuis, beaucoup de dépenses, et fut préjudiciable aux intérêts de l’expédition. D’abord, en notre qualité supposée d’agents anglais, nous dûmes payer les hommes et les choses deux et trois fois le prix ordinaire : bien que nous fussions d’une loyauté scrupuleuse, chacun trouvait juste d’exploiter un gouvernement aussi riche et aussi libéral que le nôtre. Ensuite, l’objet avoué de la mission à laquelle on nous faisait appartenir étant de supprimer le commerce d’esclaves, tous les Vouamrima et les Vouasouahili des classes inférieures, à qui nous avions affaire, nous trompaient et nous créaient sous main des embarras de toute sorte.

À ces conditions fâcheuses s’ajoutait le peu de marge dont nous disposions. Nos ordres portaient que nous devions partir en toute hâte et à tout risque. On était alors en janvier ; à cette époque de l’année, les caravanes qui se dirigent vers l’intérieur sont en route depuis longtemps, et celles qui reviennent à la côte ne sont pas arrivées. Ne pouvant pas les attendre, nous fûmes obligés de prendre le rebut de Zanzibar et de Bagomayo, et d’accorder à cette lie des bazars le double de ce que nous aurions donné à des porteurs de profession.

Il fallut donc se mettre en marche dans la plus mauvaise période de la saison pluvieuse, avec des gens dont les neuf dixièmes n’avaient jamais voyagé, et qui, n’étant pas habitués à porter des fardeaux, nous créèrent à chaque pas des difficultés par leurs haltes et leur éparpillement. Encore si le mal se fût borné là ! Mais presque tous étaient des voleurs, qui, sans cesse, puisaient dans la cargaison. Les effets de cette hâte inconsidérée du départ m’ont poursuivi jusqu’à la fin du voyage.

Bombay fut chargé de nous procurer trente hommes sur lesquels on pût compter : des gens qui devaient être nos soldats, nos serviteurs, et se chargeraient de conduire les ânes. Il promit toute diligence et parut s’y employer activement, chaque fois qu’il fut visible du consulat ; mais j’ai su qu’il avait racolé ses hommes n’importe où, dans les coins du bazar, et la troupe fut singulièrement mêlée.

En surplus de ces askaris[11], nous engageâmes quelques porteurs et nous fîmes l’achat de douze ou treize ânes, qui, l’un dans l’autre, nous coûtèrent chacun dix-huit dollars. Puis, ayant loué deux daous[12], nous nous embarquâmes avec nos ballots, nos gens et nos bêtes, et le dimanche 2 février 1873, passant au milieu de l’escadre, pavillon flottant, nous mîmes le cap sur Bagamoyo, où nous arrivâmes dans l’après-midi.

Bagamoyo, principal point de départ des caravanes à destination de l’Ounyanyemmbé, est situé sur la terre ferme, en face de Zanzibar. Caché du côté de la mer par des dunes, il est indiqué aux arrivants par de grands cocotiers, qui, sur cette côte, marquent toujours l’habitation de l’homme.


Bombay et deux de ses anciens camarades engagés par Cameron.

Cette petite ville consiste en une longue rue, où les maisons s’éparpillent. Quelques-unes de ces demeures sont en pierre ; le reste est fait de clayonnage et de torchis, et a d’énormes toitures, couvertes avec les frondes tressées du cocotier. Bagamoyo possède deux ou trois mosquées, fréquentées seulement les jours de fète. Un assemblage d’Arabes, de marchands hindous, de Vouasouahili et de Vouamrima, des esclaves et des portefaix, natifs de l’Ounyamouési, en composent la population.

Ne prenant que le bagage indispensable, nous nous rendîmes à terre pour chercher des logements. Au débarqué, nous fûmes reçus par un envoyé de la Mission française, que suivit bientôt le père Horner, accompagné d’un frère lai ; tous les deux venaient nous offrir leurs services.


Vue prise dans Bagamoyo.

Après un long marchandage, nous finîmes par louer, pour nous personnellement, les chambres hautes d’une maison de pierre, appartenant à Abdallah Dina (un kodja)[13] étage que celui-ci nous céda pour vingt-cinq dollars, au lieu de quarante-cinq qu’il avait demandés d’abord. Ensuite, nous arrêtâmes, pour nos ballots et pour nos gens, une maison, dont le djémadar était propriétaire.

Le lendemain matin de bonne heure, nous procédâmes au débarquement de la cargaison, allant et venant sans cesse du rivage au lieu de dépôt, et de celui-ci au rivage, nous multipliant et faisant bonne garde. Malgré cela une boîte de bougies, une de conserve de viande, un sac de sel, et, chose plus fâcheuse notre grande lampe culinaire, ne se retrouvèrent pas quand le débarquement fut terminé. Nos soupçons tombèrent d’abord sur un Hindi qui avait surveillé le transport des bagages ; mais je crois qu’il n’était coupable que de négligence et non d’improbité.

Le djémadar nous autorisa immédiatement à planter notre drapeau sur notre demeure, ainsi qu’à placer des sentinelles à notre porte et à celle de nos hommes ; il vint dans la soirée nous offrir tous les services qu’il était en son pouvoir de nous rendre. Nous lui parlâmes des objets que nous avions perdus. Il promit de nous faire rendre justice ; mais comme il se bornait à nous offrir d’enchaîner le malheureux Hindi qui serait envoyé à Zanzibar pour y être puni par le sultan, nous déclinâmes son offre obligeante et nous prîmes le pari de ne plus penser à cette affaire.

Après le travail du matin, nous nous étions rendus à la Mission française, où l’on nous avait invités. En route, nous avions rencontré deux ânes, sellés et bridés à l’européenne, qui nous étaient envoyés de la Mission pour notre usage. Après le lunch, on nous avait montré des jardins fort bien tenus, où abondaient l’arbre à pain et les légumes, y compris les asperges et les haricots verts ; puis nous avions visité les bâtiments, auxquels l’ouragan de 1872 avait causé de grands dommages.

Environ trois cents enfants apprennent là différents métiers ou sont préparés à des carrières utiles. Une école pour les filles est dirigée par les sœurs, qui appartiennent à la Mission. Rien de plus simple que l’aménagement des dortoirs ; deux planches sur des supports en fer constituent la couchette, et quelques brasses de calicot servent à la fois de draps et de matelas. Un petit espace, formant cabinet, est réservé pour le gardien.

Lors de notre passage, on construisait une chapelle attenant à l’ancienne, qu’elle devait remplacer et qu’on ne démolissait qu’à mesure des progrès de la nouvelle bâtisse ; de cette façon, malgré la lenteur des travaux, résultant de la paresse des indigènes, le service religieux n’était pas interrompu. Enfin on commençait une poucka (bâtiment en pierre) qui devait servir d’école et de maison d’habitation.

Les Pères semblaient travailler énormément et d’une manière efficace, prêchant à la fois de parole et d’exemple. Malgré les nombreuses difficultés qu’ils rencontraient, ils étaient gais et confiants dans l’avenir. Je ne doute pas que leurs efforts n’avancent de beaucoup la civilisation dans cette partie de l’Afrique.

On ne saurait avoir plus d’attentions, plus de bontés que n’en ont eu pour nous ces hommes estimables. Ils nous envoyaient constamment des fruits, des légumes, des choux palmistes que l’on mange en salade ; une fois même ils nous donnèrent un quartier de sanglier qui nous fit subir le supplice de Tantale : nous ne devinions ni l’un ni l’autre la manière de le faire cuire ; et nos serviteurs, qui du mahométisme n’avaient que les préjugés, refusaient de toucher à cette viande impure.

Notre propriétaire, Abdallah Dinah, était si jaloux de la partie féminine de son entourage, qu’il mit un cadenas à la porte de la maison, et nous obligea à gagner nos chambres par une échelle des plus incommodes, placée au dehors exprès pour nous. Tout cela pour nous interdire l’accès d’une petite portion de la cour menant à l’escalier, et qu’un épais clayonnage, très suffisant pour empêcher nos regards d’épier les secrets du harem, séparait déjà de l’endroit mystérieux.

Quelques jours après notre arrivée, le djémadar Issa, chef de toutes les troupes casernées sur cette partie de la côte, vint nous faire une visite avec une escorte nombreuse : des Béloutches, sentant la crasse et la graisse, et tellement couverts de pistolets, de sabres, de lances, de mousquets, qu’ils avaient l’air d’avoir mis à sac les magasins de quelque théâtre des faubourgs de Londres.

Le capitaine de cette escorte imposante ne trouva pas indigne de lui de solliciter et de recevoir une gratification de quelques dollars. Le commandant ne lui céda en rien sous ce rapport, sans préjudice de la requête habituelle d’un peu d’eau-de-vie, qu’il demandait comme médicament.

Il fut convenu séance tenante que, le lendemain matin, Issa viendrait nous prendre pour nous conduire à Kaolé, où résidait le vieux djémadar Sebr, auquel nous ferions notre visite. Le lendemain, Issa n’arrivant pas, nous nous rendîmes chez lui, où nous le trouvâmes, comme à l’ordinaire, en tunique crasseuse. Il se coiffa aussitôt d’un turban aux vives couleurs, et s’entoura d’une écharpe dans laquelle il fourra un poignard, une dague, un révolver français finement doré, se chargeant par la culasse, mais pour lequel il n’avait pas de cartouches. Il y ajouta un pistolet à pierre, se pendit à l’épaule un sabre et un bouclier, donna ses babouches à son valet, et fut prêt à partir. Le page avait pour tout vêtement une vieille draperie de calicot, roulée, autour des hanches ; il était coiffé d’un fez et portait une vieille arme à feu.

Afin de paraître avec honneur, nous avions pris quatre de nos soldats commandés par Bilâl, notre lieutenant, Tous les quatre, en uniforme, avaient des fusils rayés. Une certaine insistance de notre part les décida à marcher, deux à deux, l’arme basse, jusqu’au moment où l’étroitesse du sentier les obligea à se mettre en file indienne.

Après avoir suivi la principale rue de Bagamoyo, passé devant des huttes écartées, nous nous trouvâmes sur la plage ; et l’heure étant celle de la marée montante, le commandant prit le chemin qui s’éloignait le plus de la mer.

Ce chemin était plus tortueux que celui du labyrinthe de Crète ; mais il traversait un pays fertile, de grandes étendues plantées en manioc, en ignames, etc. Le djémadar nous fit remarquer de vastes champs de riz, et ajouta que les oranges, les mangues et des fruits d’autres espèces se trouvaient dans la forêt voisine. Tous les champs étaient entourés de haies épineuses, auxquelles les haies d’Angleterre ne sauraient être nullement comparées : douze ou quinze pieds d’élévation sur dix pieds d’épaisseur.

Le sentier passa sous une arcade taillée dans une de ces murailles, puis se déroula sur une terre inculte, où l’herbe croissait par énormes touffes assez hautes pour vous fouetter le visage, assez épaisses pour entraver la marche.

Enfin nous revîmes la plage ; Kaolé était devant nous ; il y avait deux heures que nous étions en roue. Les fusils se déchargèrent pour annoncer notre arrivée. Du côté du djémadar, le pistolet à pierre et le vieux mousquet firent bravement leur devoir ; ils détonèrent comme de petits canons ; mais le second serviteur du commandant ne parvint pas à tirer de son arme fossile un bruit quelconque, et l’autre ne fut pas beaucoup plus heureux avec sa vieille canardière française : il y eut, entre l’explosion de la capsule et celle de la charge, un intervalle qui détruisit l’effet ; réunies, peut-être se seraient-elles fait entendre ; séparément elles furent couvertes par le murmure des flots qui venaient baigner le rivage.

L’instant d’après, nous recevions un chaleureux accueil de Sorghi, du djémadar Sebr et de ses Béloutches. Sorghi, pour lequel j’avais une lettre de recommandation de Lakhmidass, fermier de tous les revenus du sultan, était le collecteur des douanes de la terre ferme. Ce fut chez lui que nous allâmes d’abord. Je lui demandai où l’on pouvait trouver des porteurs. Il nous conseilla d’aller à Saadani en recruter, nous promettant des lettres et des soldats qui faciliteraient nos recherches.

Au bout de quelques instants, nous reçûmes du djémadar Sebr, qui avait disparu pendant la visite, l’invitation de nous rendre à sa demeure, où nous attendait un grand repas : trois vieux coqs, mis à la broche en toute hâte, au sortir de la basse-cour ; trois sortes de pâtisseries arabes, servies chacune sur trois plats différents ; deux assiettes de vermicelle noyé dans le sucre ; et, pour entrée, l’inévitable sorbet.

J’essayai d’une aile de volaille ; couteaux et fourchettes manquant sur la table, il fallut me servir de mes doigts. Le repas fini, on servit du thé, assez bon comme parfum, mais sucré à soulever le cœur. Puis vint le café, heureusement sans sucre, et cependant impuissant à délivrer nos palais de leur excès de matière saccharine. Enfin, une rasade d’eau fraîche, qui nous parut excellente.

Comme nous quittions la salle, notre escorte fut invitée à se partager les restes, et nous allâmes, avec tous les convives, nous asseoir cérémonieusement sous la vérandah. L’interprète aidant nos askaris à faire disparaître les reliefs, la conversation fut nécessairement très limitée.

Quand il ne resta plus rien, notre escorte se reforma dans l’ordre qu’elle avait suivi pour venir, et nous reprîmes le chemin de Bagamoyo, accompagné de notre hôte et de quelques-uns de ses fils, qui voulurent nous reconduire jusqu’à une certaine distance. La marée descendait, ce qui nous permit de faire la route au bord de la mer, sur le sable ferme que l’eau venait de découvrir.

Le lendemain matin, Bilâl partait pour Saadani, avec deux soldats du djémadar, trois des nôtres et un indigène intelligent du nom de Sadi, qui devait lui servir d’interprète et de sergent-recruteur.

Dans la soirée, comme pour faire diversion, un incendie éclata ; sept ou huit cases brûlèrent jusqu’au niveau du sol. Nous courûmes à la caserne où étaient nos munitions, afin de prendre les mesures nécessaires, dans le cas où le feu s’étendrait de ce côté ; cela nous fit passer devant le lieu du sinistre.

À part quelques individus qui discutaient et vociféraient à toute vapeur, les indigènes regardaient les flammes avec une apathie dont rien ne semblait pouvoir les faire sortir. Par bonheur il n’y avait pas de vent ; et quand il eut dévoré le groupe de cases où il avait pris, le feu s’éteignit de lui-même.

La plus grande partie du lendemain fut consacrée à payer les porteurs. Les goûts particuliers de chacun d’eux et la difficulté qu’ils semblent tous avoir à prendre une décision et à l’exprimer, font de cette corvée de la paye tout ce qu’il y a au monde de plus fastidieux. Un homme est appelé ; il répond : « Ay-ouallah », mais il ne bouge pas. Quand, à la fin, il lui plaît de sortir des rangs, vous lui demandez comment il désire recevoir l’acompte qui lui est dû. Après dix minutes de réflexion arrive la réponse : tant de dollars, tant de méricani[14], tant de kaniki[15]. Sa paye est faite ; il demande à changer une pièce d’or pour des picés[16] ; il faut compter tout ce billon crasseux. Vous croyez en être quitte ; nullement : votre homme éprouve le besoin de troquer deux brasses de méricani pour deux de kaniki, ou vice versa ; puis il sollicite un doti de gratification ; encore deux brasses à auner.

De temps en temps nous menions le soir quelques-uns de nos hommes sur la plage pour les faire tirer à la cible ; d’abord un coup à poudre, puis trois tours à balle, dans une case vide, à cent pas de distance.

Tous les matins nous passions nos soldats en revue. Cette mesure nous avait paru nécessaire. En pareil cas l’honneur de porter le drapeau revenait à Ferradi et à Oumbari, deux anciens compagnons de Speke.

Nous avions donné pour uniforme à nos askaris une jaquette rouge, un fez de même couleur, une chemise blanche, et le cummer bund[17] ; Bombay et les autres chefs portaient les galons des officiers non commissionnés.

Le 8 février, jour de grande fête pour les Arabes, tous nos askaris musulmans nous honorèrent d’un salam particulier, et sollicitèrent de nous une petite gratification. Bombay nous expliqua que c’était la Christmas[18] des mahométans, et chacun de nos hommes reçut un schelling pour faire un petit extra. Le même jour, nous eûmes la visite du djémadar Sebr et du commandant en chef, qui positivement avait une chemise propre, c’est-à-dire une chemise neuve.


Daous.

Nous étions alors très pressés de retourner à Zanzibar, pour achever nos préparatifs ; mais obtenir une daou paraissait être d’une difficulté insurmontable. En attendant, la besogne ne manquait pas ; il fallait trouver des pagazis et harnacher les ânes. Confectionner des bâts et des selles n’était pas très difficile ; mais faire des étriers et des mors devenait embarrassant. Toutefois, avec le concours d’un forgeron du pays le problème fut résolu ; et bien que le travail fût des plus grossiers, nous espérâmes que le produit serait d’un bon usage.

CHAPITRE II


À Zanzibar, — Fin de l’équipement. — Le magasin d’un Français. — Repas d’adieu. — Notre première étape. — Tumulte. — Chammba Gonéra, — Visite du consul. — Premier accès de fièvre. — Nouvelle recrue. — Départ pour Kikoka. — En marche. — Chasse au crocodile, — Déserteurs.


Ce ne fut que le 11 février que nous pûmes avoir une daou et partir pour Zanzibar, ce que nous fîmes de grand matin. Nous avions à bord le P. Horner, qui se rendait en France, où il devait faire un bref séjour, motivé par une circonstance douloureuse.

Quand nous fûmes à moitié chemin, le vent tomba ; quelques daous nous accompagnaient, et les chaloupes du Daphné, alors en croisière, nous accostèrent pour visiter notre barque. Peu de temps après, nous les vîmes aborder une autre daou, qui, je le crois du moins, était de bonne prise. Le courant nous ayant emportés assez loin, vers le sud, nous nous décidâmes à jeter l’ancre ; mais au coucher du soleil une forte brise se leva, soufflant en notre faveur, et nous fit gagner Zanzibar.

Nous y trouvâmes le Pundjâb, commandé par le capitaine Hansard, qui insista pour nous recevoir et nous garder à son bord, installation beaucoup plus confortable que celle de la prison anglaise. Le Pundjâb avait amené Murphy et apportait d’Angleterre tout ce que j’avais demandé ; en outre, il avait pour nous des munitions, deux tentes du modèle employé dans la guerre d’Abyssinie, et qui nous étaient données par le gouvernement de l’Inde ; enfin, un bateau en caoutchouc que nous devions à la bonté du major Evan C. Smith, secrétaire de sir Bartle Frere.

Ce bateau et les deux tentes, que, pendant notre séjour au Caire, le major avait demandées par le télégraphe à la maison Mathews, de Cockspur street, furent d’un excellent usage et nous rendirent grand service.

Pour le reste de nos acquisitions, nous eûmes recours aux magasins de Tarya Topan, à ceux de Rosan, de Charlie et de différents Joés portugais, nous approvisionnant de tous ces riens si nécessaires en pays sauvage. Une caravane, ainsi qu’un vaisseau, et plus encore, puisqu’elle n’a pas l’occasion de renouveler ses fournitures, doit pouvoir se suffire. Une fois partie, elle ne trouvera nulle part à acheter de fil, d’aiguilles, de boutons, d’épingles, etc., etc., mille choses sans lesquelles il n’y a pas de comfort.

Tarya Topan, un Hindi, plus disposé qu’aucun autre à nous venir en aide, est l’un des hommes les plus influents de Zanzibar.

Charlie est un Français, un original qu’il faut connaître pour l’apprécier à sa juste valeur. De chef de cuisine au consulat britannique, il est devenu l’un des notables de la ville. Tous les vaisseaux de la marine anglaise, qui arrivent dans le port, sont approvisionnés par Charlie de viande de bœuf et de pain frais ; et le seul établissement qui, dans l’île, approche d’un hôtel lui appartient. On trouve chez lui des collections d’objets de toute espèce, de toute nature. Il ne sait ni lire ni écrire, n’a qu’une idée vague de ce qu’il possède et se contente de dire aux chalands :

« Fouillez dans mes magasins ; si vous y rencontrez ce qui vous manque, payez-le ce que ça vaudra. »

Il n’a pas appris l’anglais, a oublié une partie du français, et fait des deux langues un patois amusant. Inutile de dire que ses affaires sont en désordre ; néanmoins il prospère ; sans doute en raison de sa nature généreuse. Je crois que peu de gens auraient le courage de le tromper.

Rosan est un Américain, également fourni d’objets de toute sorte ; quant aux Joés, ce sont des Goanais à la fois tailleurs, barbiers, débitants de boissons, gens à tout faire et faisant tout ce qui se présente.

Le docteur Kirk nous obtint des lettres de Sa Hautesse, et, chose peut-être plus précieuse, la recommandation d’un Hindi, fermier des douanes, auquel presque tous les traitants que l’on rencontre dans l’intérieur doivent de l’argent, ce qui donne à ses injonctions un poids considérable.

Un dîner d’adieu nous fut offert au consulat, un autre à bord du Glascow, vaisseau amiral ; et nous repartîmes pour Bagamoyo dans une daou chargée de tous nos bagages. À notre arrivée, nous eûmes la satisfaction d’être chaleureusement et bruyamment accueillis par nos hommes, qui, chose merveilleuse à dire, n’avaient rien fait de reprochable pendant notre absence.

Remis immédiatement à l’œuvre, nous nous occupâmes de chercher des porteurs ; ce que nous fîmes sans relâche avec tout le zèle dont nous étions capables : la masika, ou saison pluvieuse, arrivait, et son approche donnait à chaque jour de retard une réelle importance. Je numérotai les fusils dont le War Office[19] avait pourvu l’expédition et les distribuai à nos hommes, qui furent très-fiers d’être armés à l’européenne. Je dois ajouter que pendant toute la durée du voyage, au milieu des plus rudes épreuves, ces armes furent entretenues avec un soin qui aurait fait honneur à n’importe quels soldats.

Voyant que les pagazis ne venaient pas vite et que nos engagés étaient difficiles à réunir, je résolus d’aller camper hors de la ville, pour faire comprendre que nous allions nous mettre en marche et qu’il n’y avait pas à espérer un plus haut salaire en tardant à se présenter. J’espérais aussi, par ce moyen, introduire une certaine discipline dans la masse hétérogène dont notre bande se composait. En conséquence, j’allai avec Dillon explorer le voisinage. Nous jetâmes notre dévolu sur un joli endroit, situé à quatre milles de Bagamoyo, à côté d’une plantation appelée Chammba Gonéra[20].

Au moment où nous allions quitter la ville, tandis que j’inspectais les armes et surveillais l’abreuvement de nos bêtes, il nous arriva une affaire qui aurait pu devenir sérieuse, et qui, dans tous les cas, fut déplaisante. L’ânier, qui prenait soin de nos montures, un jeune garçon, se disputa avec une jeune esclave à qui des deux tirerait du puits le premier seau d’eau. Un Arabe, témoin de la querelle, se jeta sur notre groom et commença à le battre. Un de nos askaris s’élança vers Arabe et lui asséna sur la tête un coup de bâton qui le renversa. N’approuvant pas cette justice sommaire, je fis arrêter l’askari.

Cinq minutes après, l’Arabe, revenu de son étourdissement, arriva le sabre à la main, l’écume à la bouche, jurant « qu’il tuerait le chien du Nazaréen et qu’il mourrait heureux ». Il était suivi d’une foule d’amis hurlants, qui néanmoins furent assez sages pour l’empêcher d’exécuter ses projets de meurtre. J’ordonnai à mes hommes de mettre la crosse en l’air et de demeurer complétement impassibles : une collision devenait imminente, rien n’aurait pu la prévenir si l’un des nôtres eût déchargé son fusil.

Dillon, Murphy et moi, entièrement désarmés, nous restions entre la foule et nos soldats, allant et venant, gardant notre sang-froid, bien qu’à plusieurs reprises l’Arabe, dont la fureur ne se distinguait plus de la folie, eût échappé aux mains de ceux qui voulaient le retenir et se fût tellement approché de nous, que j’avais calculé mes chances de lui saisir le poignet et de l’empêcher de m’abattre d’un coup de sabre.

Au bout de quelque temps, le djémadar Issa parut avec ses Béloutches et dispersa la foule. Je lui dis qu’ayant mis en prison celui de nos soldats qui avait frappé l’Arabe, j’attendais de lui qu’à son tour il arrêtât celui-ci. Le djémadar promit de faire droit à notre requête, et nous regagnâmes notre logement.

Peu de temps après, nous vîmes entrer notre propriétaire en grand émoi. Il nous dit que l’Arabe et ses amis avaient tout brisé dans sa boutique, menaçant de le tuer, s’il refusait de leur montrer le chemin qui conduisait à nos chambres, et n’avaient cédé qu’à l’intervention des Béloutches.

J’envoyai chercher le commandant Issa. « Le drapeau britannique, lui dis-je, a été insulté par l’attaque de la maison sur laquelle il flotte ; si le coupable n’est pas arrêté immédiatement, j’en référerai à l’amiral, qui est maintenant à Zanzibar. » En même temps, j’écrivis au djémadar Sebr pour le requérir de venir aider par sa présence au rétablissement de l’ordre.

IL y eut un moment de calme. Sur ces entrefaites, un orage nous ayant fourni beaucoup d’eau, nous profitâmes de l’occasion pour laver nos chiens. Comme nous étions engagés dans cette opération intéressante, vêtus simplement de nos pydjamas[21] et d’eau de savon, le turban du djémadar Sebr apparut en haut de notre échelle. D’un bond nous fûmes dans la pièce voisine, d’où nous revînmes suffisamment habillés pour recevoir notre visiteur d’une manière convenable.

Il se dit tout d’abord dans l’impossibilité de rien faire. Mais nous soutînmes nos droits, en qualité d’Anglais, et nous continuâmes à demander que l’homme qui avait insulté notre drapeau et qui avait menacé nos personnes fût mis en prison, ou bien que nous porterions l’affaire à Zanzibar, ajoutant qu’en pareil cas — le djémadar devait le savoir — ni son emploi, ni celui du commandant Issa n’aurait une durée de cinq minutes.

Les deux officiers n’en essayèrent pas moins de courir avec le lièvre ; mais, nous voyant résolus à ne pas reculer, ils promirent de faire droit à notre demande, et nous apprîmes dans la soirée que l’homme était en prison.

Il y eut ensuite, à propos du fait, deux journées de palabres. Nous voulions que le prisonnier reconnût ses torts, ou qu’il fût envoyé à Sa Hautesse. Les deux djémadars et les notables de la ville désiraient que l’affaire n’allât pas plus loin ; nous ne pouvions pas nous entendre.

Le troisième jour, nous eûmes la visite du père de l’offenseur, un bel Arabe, à barbe grise, à l’air plein de noblesse, qui me rendit confus en s’agenouillant devant moi et en me baisant les mains. Son fils était malade, me dit-il ; mais lui et quelques-uns des principaux habitants se rendaient responsables de ses actes.

L’humiliation de ce vieillard fondit ma résistance, et je consentis sur-le-champ à la libération du coupable. Toutefois, j’ajoutai qu’à l’avenir nous porterions des pistolets, et recommandai à l’Arabe de dire à son fils que, s’il menaçait de nouveau quelqu’un des nôtres ou s’il tirait son sabre en face de nous, il recevrait une balle.

Ainsi fut terminée cette désagréable affaire, qui en somme tourna à notre avantage : elle prouva que, si nous savions nous faire respecter, nous n’étions pas des gens vindicatifs.

Nous partîmes bientôt pour Chammba Gonéra, où nos tentes furent plantées à l’ombre de manguiers énormes, sur une pente herbue, dont un ruisseau arrose la base, ruisseau qui va rejoindre le Kinngani.

Le soir, nos vingt-quatre ânes étaient mis au piquet, sur deux lignes ; pendant le jour, on les entravait dans un endroit où l’herbe était bonne et l’ombre suffisante. Les ânes de selle, en outre de ce qu’ils mangeaient au pâturage, avaient une mesure de grain.

Beaucoup d’opposition nous étant faite à Bagamoyo au sujet du recrutement des porteurs, et ceux qui devaient nous aider profitant de notre besoin de partir pour nous exploiter d’une manière révoltante, j’écrivis au docteur Kirk. Bien qu’il fût très occupé, il vint immédiatement et usa en notre faveur de toute son influence, qui est plus grande à Zanzibar que celle d’aucun autre personnage. Accompagné du capitaine Bateman, commandant du Daphné, et de quelques-uns des officiers de ce vaisseau, le docteur Kirk visita notre camp. Il nous dit, le soir, qu’il avait été très satisfait de tout ce qu’il avait vu dans cette visite ; l’approbation d’un voyageur aussi expérimenté nous fit grand plaisir.


Camp à Chammba Gonéra.

Les choses allèrent un peu mieux pendant quelques jours, puis elles reprirent l’ancienne allure. À les entendre, le djémadar Issa et Abdallah Dina faisaient tout leur possible pour nous venir en aide ; mais en réalité ils nous contrecarraient de tout leur pouvoir ; car plus notre départ serait retardé, plus ils nous soutireraient d’argent.

En allant camper à Chammba Gonéra, nous avions cru pouvoir établir dans notre bande une certaine discipline ; sous ce rapport le camp ne servait à rien : dès qu’ils avaient reçu leurs rations, nos engagés couraient à la ville. J’avais pensé à les envoyer à Réhennko avec Dillon et Murphy, en attendant que j’eusse complété la caravane ; mais ce ne fut pas possible : Murphy, s’étant beaucoup trop exposé au soleil et à la rosée, n’était pas dans le cas de se mettre en marche. Je pris un moyen terme en faisant conduire par Dillon à Kikoka, dernier poste de Sa Hautesse au-delà du Kinngani, tous les hommes que nous pourrions réunir et la plupart des ânes.

Presque aussitôt que Dillon nous eût quittés, Murphy et moi nous fûmes saisis par la fièvre. Pour tous les deux, l’attaque fut violente ; mais j’eus la chance de m’en débarrasser au bout de trois jours, tandis que chez Murphy elle parut vouloir être tenace. En conséquence, je rappelai Dillon, pour que le malade eût les secours de la médecine.

Le même jour, une lettre du docteur Kirk m’annonça l’arrivée de sir Bartle Frere et de son état-major, qui venaient à Bagamoyo, sur le Daphné ; le consul me priait d’en informer la Mission française.

Je fis seller mon âne et courus à Bagamoyo. Après m’être acquitté de mon message, je parlai aux missionnaires de l’état de Murphy ; sur quoi le P. Germain insista pour venir à Chammba Gonéra prendre le malade et le faire transporter à l’infirmerie de la Mission.

Sir Bartle Frere arriva le lendemain. En débarquant, il fut salué par tous les Hindis que renfermait la ville, un groupe de sycophantes, qui depuis notre arrivée agissaient contre nous, parce qu’ils nous supposaient attachés à la légation chargée de supprimer la traite, et qui maintenant faisaient leurs salaams au chef de la légation maudite, l’assurant de leur loyalisme : « Jamais ils n’avaient participé au commerce d’esclaves. »

Sir Bartle passa toute la journée à Bagamoyo ; mais son état-major se rendit au Kinngani pour chasser l’hippopotame, qui pullule dans cette rivière.

Ce même jour, un nouveau compagnon nous était venu par le Daphné : Robert Moffat, petit-fils du missionnaire et neveu de Livingstone.

À la première nouvelle de l’expédition, — il habitait le Natal, — il avait vendu ses champs de canne à sucre, et avait gagné Zanzibar[22] en toute hâte, résolu à consacrer toutes ses forces et jusqu’à son dernier penny à la cause que nous avions embrassée : recherche de son oncle et découvertes en Afrique.

Je pouvais dès lors, profitant de l’avantage que nous donnait cette venue, partir avec Dillon pour Réhennko, laissant à Moffat et à Murphy le soin d’amener l’arrière-garde de la caravane, ce qui leur donnerait le temps, à l’un de se guérir, à l’autre de s’équiper. Avec l’assistance de Moffat, un rude travailleur, je réunis le plus possible de nos hommes ; porteurs et baudets furent chargés, et nous nous dirigeâmes vers Kikoka.

Ayant fait l’imprudence de sortir du camp avec des pantoufles, j’avais eu les pieds coupés par de grandes herbes vénéneuses ; ils étaient couverts de petites plaies, qui m’empêchaient de mettre des bottes et de faire un pas sans souffrir. Je montai à âne et j’ouvris la marche.

Nous cheminions sur un terrain herbeux ; tout le monde était gai comme un carillon de noce, tout allait bien. Cela dura ainsi jusqu’au fameux pont que Stanley a jeté sur une crique fangeuse[23]. Arrivée là, mon ânesse, appelée Jenny Lind, refusa d’avancer. Je descendis pour la mener par la bride ; elle m’échappa, s’enfuit et retourna au camp, me laissant traverser la crique pieds nus, puis me traîner à grand’peine dans une bourbe noire et tenace jusqu’à la fin de l’étape, qui se termina au Kinngani.

La marche n’avait tellement enflammé les pieds, qu’en arrivant il me fut impossible de mettre mes pantoufles. Nous procédâmes sans délai au passage de la cargaison et à celui de nos personnes ; mais il était trop tard pour faire passer les ânes.

Ni la tente ni le cuisinier n’arrivèrent ; il nous fallut coucher à la belle étoile et souper du maïs qu’un Béloutche, qui était censé garder le bac, alla chercher dans son jardin, maïs que nous fîmes griller. Heureusement la nuit fut belle, et chacun de nous dormit profondément au long d’un grand feu. Robert était de la partie.

Dès le matin, avant que le passeur fût prêt à remorquer nos bêtes, nous nous amusions à tirer sur les nombreux hippopotames de la rivière. Un énorme crocodile, se laissant aller au fil de l’eau, vint faire diversion à ce plaisir. Je réussis à lui loger deux balles dans l’échine : balle conique et balle explosible ; il bondit de toute sa longueur à six pieds en l’air ; puis il enfonça, et on ne le revit plus.

Enfin les ânes nous rejoignirent sur la rive nord du Kinngani, la tente et le cuisinier également, et nous partîmes pour Kikoka. À onze heures, nous avions gagné ce village, que nous pensions quitter le jour même. Je renvoyai Moffat, qui nous avait accompagnés jusque-là ; il allait retrouver Murphy, auquel il portait mes derniers ordres. Après son départ, nous essayâmes de rassembler nos gens pour les mettre en marche. Ce n’était pas facile : les charmes circéens de Bagamoyo avaient tant de force que nous avions une quarantaine d’absents. Il en fut de même le lendemain matin. Je promis aux gardes du bac de les payer, si aucun de mes hommes ne passait la rivière sans un écrit signé de moi ; promesse inefficace. J’envoyai Bombay avec une escouade à Bagamoyo pour en chasser les déserteurs ; je lui donnai l’ordre de les ramener chargés de vivres.

Au bout de quatre jours, dépensés en flânerie dans le voisinage d’Abdallah Dina, à ce que j’ai su plus tard, Bombay et son escouade reparurent sans ramener personne,

Pendant ces quatre jours, un appelé Issa, natif des Comores, qui avait servi interprète à bord du Glascow et montrait d’excellents certificats, offrit de se joindre à l’expédition. J’avais besoin d’un indigène pour conduire la bande que devait amener Murphy ; cet homme servirait de guide. Il savait lire et écrire ; à l’occasion il remplirait les fonctions d’interprète, celles de garde-magasin ; et comme il était allé jusqu’au Manyéma et en d’autres lieux peu connus des gens de la côte, je pensai qu’il pourrait nous être utile par son expérience ; je l’engageai donc immédiatement.

Pendant notre séjour à Kikoka, il passa deux caravanes chargées d’ivoire, caravanes descendantes ; mais pas un des Vouanyamouési qui les composaient ne voulut venir avec nous, pas un ne se laissa tenter par nos offres : avant de rentrer dans leurs foyers, ils voulaient s’amuser à Bagamoyo.

CHAPITRE III


Départ de Kikoka. — Établissement du camp. — À la recherche des provisions. — Chemin de traverse. — Course inutile. — Levée du tribut. — Msouhouah. — Villages fortifiés. — Une caravane arabe. — Offrande aux esprits. — Baobabs. — Kisémo. — Le Lougérengéri. — Les Monts Koungoua. — Simmbaouéni. — Sa reine. — Rapports terrifiants sur le marais de la Makata. — Paresse. — Désertion et point d’honneur.


Le 28 mars, ennuyé d’attendre, je me décidai à partir, laissant aux Béloutches du fort de Kikoka les ballots que je ne pouvais pas emporter, et dont se chargeraient les hommes qui viendraient avec Murphy.

J’appelai mes gens à cinq heures et demie du matin ; il y avait eu dans la nuit sept nouvelles désertions, qui portaient à vingt-cinq le chiffre des absents. Un plus grand nombre encore étaient cachés dans le village, dans l’herbe, dans la jungle ; de sorte qu’il nous fut impossible d’être en marche avant dix heures.

La maladresse se joignait à l’indolence ; il n’y avait pas moyen d’apprendre aux askaris à charger les ânes d’une manière convenable ; nous étions obligés de faire leur besogne, tandis qu’ils se croisaient les bras. Livrés à eux-mêmes, ils essayaient d’attacher la croupière autour du cou ; et plaçaient le coussinet de façon à le rendre complètement inutile.

Enfin la caravane s’ébranla. Pendant plus de deux heures, la marche fut agréable : un pays charmant, un sol ondulé, revêtu d’herbe, entrecoupé de lisières de haute futaie. Çà et là, des buttes couronnées d’arbres et de massifs de verdure ; tandis qu’au loin s’élevait, à notre droite, la chaîne de monticules où est situé Rosako, et où les nids de pillards qui l’avoisinent sont échelonnés sur la route qu’a suivie Stanley ; dans sa recherche de Livingstone.

Nous nous arrêtâmes pour la nuit au sommet d’un tertre. Les cabanes des hommes furent disposées de manière à former une enceinte. On dressa nos tentes au milieu du cercle, où l’on éleva une grande hutte, qui servit de magasin et de corps de garde. Avant le coucher du soleil, on attacha les ânes dans l’intérieur du camp, et l’entrée de celui-ci fut close : précaution prise à la fois contre les bêtes féroces et les voleurs.

À l’arrivée de la caravane au lieu du bivouac, les hommes se divisaient par kammbis ou chambrées de trois à sept individus. Dans chaque groupe, l’un des membres était choisi pour faire la cuisine, tandis que les autres bâtissaient les abris.

Par l’effet de cette division du travail, dans tous les endroits où l’herbe est abondante et le bois convenable, le camp s’établit avec une rapidité merveilleuse. L’un des ouvriers apporte une perche qui formera l’arête de la toiture, et prend la direction de la bâtisse. Les autres préparent les fourches qui soutiendront la poutrelle, coupent des baguettes pour en faire des solives, fournissent l’écorce avec laquelle seront liées les pièces de la charpente, et l’herbe dont on fera la couverture et la literie.

À l’intérieur de la hutte, chaque brin d’herbe est soigneusement arraché ; une couche d’herbe, couche épaisse, est étendue par terre, et constitue une espèce de sommier sur lequel sont posées les nattes. Quelques individus plus délicats se font, avec des branchages, une petite couchette qui les préserve de l’humidité du sol.

En moins de deux heures l’aménagement est complet. Chaque groupe se met à diner, puis va dormir jusqu’au repas du soir, qui a lieu au coucher du soleil. Après le souper on fume, on jase, et à huit ou neuf heures, à peu d’exceptions près, tout le monde rentre dans les cabanes et s’endort. Parfois un éveillé, pensant avoir quelque chose d’important à dire à son tchoum (son ami), qui gîte de l’autre côté du bivouac, interpelle son camarade à pleins poumons et continue ses hurlements jusqu’à ce qu’il ait obtenu une réponse ; généralement ses cris lui ont fait oublier ce qu’il voulait dire, et il a mis tout le camp en émoi pour rien.

Après deux jours de marche en même pays, les guides nous conseillèrent de faire halte pour nous ravitailler. Je partis donc avec Bombay et un certain nombre d’hommes pour un village que l’on disait être voisin, laissant à Dillon la surveillance du camp. Afin de paraître aux yeux des naturels en tenue convenable, j’avais pris une tunique blanche, un pantalon d’égale blancheur et mis un voile vert à mon casque ; tenue qui, d’après Dillon, me faisait ressembler à un paysan de théâtre, au jour de ses noces.

Dans tous les cas, j’étais mal équipé pour une après-midi pluvieuse, comme me l’apprit bientôt une averse diluvienne qui, en quelques minutes, me trempa jusqu’à la moelle, fit du sentier un ruisseau, et d’un noullah[24], que j’avais passé le matin à pied sec, un torrent considérable ; mais croyant à la proximité du village, je continuai ma route.

Une marche de sept milles nous conduisit à un petit groupe de cases en formes de ruches ; c’était la capitale du district. Le chef n’était pas là ; et son fils, un élégant infatué de sa personne, ne voulut rien vendre en l’absence du maître. Après beaucoup de marchandage, j’obtins de l’un des villageois une chèvre et quelques œufs, mais ne trouvai rien pour mes hommes.

Poursuivant nos recherches, nous traversâmes un affluent du Kinngani, où l’eau nous monta jusqu’aux aisselles, Nous découvrîmes ensuite quelques misérables huttes, d’où mes gens ne purent tirer qu’une ou deux racines de manioc.

L’heure était avancée ; il fallait revenir. Bombay nous dit qu’il connaissait un chemin de traverse ; nous le prenons pour guide ; et nous voilà plongés dans un fouillis de grandes herbes ruisselantes. Le jour s’en va ; nous sommes toujours dans l’herbe, en pleines ténèbres, et complètement perdus.

Javais bien cru m’apercevoir que Bombay faisait fausse route ; mais lui et tous les autres avaient prétendu le contraire, et je n’avais pas insisté. J’ignorais alors que l’Africain, bien qu’il se rappelle les moindres détails du sentier qu’il a suivi une fois, est inhabile à s’ouvrir un nouveau chemin. Vers neuf heures, nous trouvant dans un marécage boisé, et nos coups de fusil n’obtenant pas de réponse, je cherchai un endroit relativement sec, où l’on pût allumer du feu, s’établir le moins mal possible et faire rôtir la chèvre.

L’endroit fut découvert et la chèvre mise à la broche. Assis près de la flamme, le dos appuyé contre un arbre, j’essayai de manger un peu de viande ; mais la fatigue empêcha les morceaux de passer. Quant à mes compagnons, ils eurent bientôt expédié la bête.

Aux premières lueurs de l’aube, nous étions en marche. Bientôt nous rencontrâmes des gens que Dillon avait envoyés à notre recherche. Une heure après j’avais gagné le camp, où je me traînai vers mon lit ; car cette nuit passée en plein air, et dans un endroit insalubre, m’avait donné la fièvre.

Pour ajouter à mon ennui, j’avais découvert que si, au lieu d’écouter Bombay, j’avais suivi la direction que je voulais prendre, nous aurions été de retour le soir même.

En arrivant j’étais loin d’avoir le même aspect qu’au départ. Jaquette et pantalon étaient mouillés, déchirés, couverts de boue ; mon voile avait déteint ; et la figure, le casque et les épaules étaient d’un vert pois uniforme.

Une escouade avait été envoyée au sud du Kinngani pour chercher des vivres ; elle revint au bout de trois jours, n’ayant trouvé que du manioc et seulement pour une journée.

Pendant que nous étions là, Robert Moffat nous apporta des lettres du docteur Kirk et d’autres personnes de Zanzibar, ainsi que nos dépêches d’Europe. Il nous donna en même temps des nouvelles de Murphy. Ce dernier était presque entièrement rétabli ; il avait fait abandonner le camp de Chammba Gonéra, et tout le monde était avec lui à Bagamoyo.

Robert n’en pouvait plus ; cette course l’avait exténué. Je lui fis prendre un âne pour retourner auprès de Murphy ; il nous quilla et nous repartîmes.

À nos trois jours de repos succédèrent trois jours de marche dans une contrée qui ressemblait à un parc : un ensemble de prairies avec des bouquets d’arbres, çà et là de petits étangs, de petits bassins où croissaient de beaux nénuphars à grandes fleurs blanches, d’autres à fleurs bleues ; et, dans l’herbe, des lis blancs de toute beauté.

J’avais toujours la fièvre ; tant que durait la marche, je parvenais à rester sur mon âne et à me conserver les idées nettes ; mais arrivé au camp j’étais pris de délire et ne pouvais pas rester debout.

Pendant ce temps-là, Dillon avait toute la peine ; il était seul pour mener la caravane ; néanmoins, grâce à sa vigilance, tout marcha sans encombre.

Le troisième jour, on nous parla d’un village qui se trouvait sur la route ; nous y envoyâmes des messagers pour prévenir le chef de notre approche. Il nous fut rapporté des bruits étonnants : le chef ne voulait pas nous laisser passer ; mais chacun de nos hommes donnant une version différente, nous pensâmes que le rapport était faux.

Toutefois, comme il y avait eu récemment de grandes difficultés entre le chef de ce village et des bandes de pillards venues de Vhouinndé[25], nous fîmes halte pour attendre une réponse à notre message.

Le 7 avril, la réponse n’étant pas arrivée, nous partîmes de grand matin. À midi, nous avions gagné la frontière du district de Msouhouah : de tout côté, des jardins et des champs, du maïs, des patates, des citrouilles, mais pas d’autre signe d’habitations que les spirales de fumée bleuâtre qui s’élevaient du plus épais des jungles.

Sur la route, nos hommes avaient été pris de panique. Quelques-uns d’entre eux, qui formaient l’avant-garde, étaient revenus à toutes jambes, la terreur peinte sur le visage, déclarant qu’ils avaient vu des gens armés (comme si en Afrique on sortait sans armes), qu’il fallait retourner à Bagamoyo, que ce serait folie d’aller plus loin. Nous parvînmes à calmer l’agitation et à persuader aux moins lâches de la bande d’aller parler à ces hommes redoutables. L’un de ceux-ci, qui avait l’armement complet, une lance, un arc, des flèches, etc., revint avec nos braves et voulut bien nous servir de guide. On dressa le camp de bonne heure. J’étais si malade de fièvre et de fatigue, que je me couchai immédiatement.

Le lendemain, le chef vint nous voir. Il nous permit de nous établir près de son village ; puis il m’annonça que par suite d’un arrangement qu’il avait fait avec les gens de Vhouinndé nous avions à lui payer le mhonngo, c’est-à-dire le tribut.

Les deux peuplades s’étaient fait longtemps la guerre sans que, de part et d’autre, la victoire fût décisive ; et ne pouvant pas se dominer, elles avaient fini par s’entendre. Notre chef s’était engagé à livrer à ses anciens adversaires un certain nombre d’esclaves ; il avait reçu en échange l’autorisation de frapper un droit sur toutes les caravanes qui passeraient chez lui, caravanes parties de n’importe quel point de la côte, excepté de Vhouinndé.

Cet incident montre combien le sultan de Zanzibar a peu d’influence sur ses sujets de la terre ferme, et combien il lui est difficile, même avec les meilleures intentions du monde, de supprimer la traite de l’homme dans ses provinces continentales.

Dillon, à son tour, alla voir le chef, qui fut très-courtois et fixa le mhonngo à trente dotis (soixante brasses de cotonnade).

Le jour suivant, après une marche d’une heure et demie, nous nous arrêtâmes à la porte de Msouhouah. Six ou huit grandes huttes bien construites et bien tenues formaient tout le village mais il y avait une autre bourgade dans la jungle voisine.

Tous ces hameaux, bâtis en pleine jungle, n’ont d’autre accès qu’un chemin tortueux, sentier fort étroit d’une fermeture facile, et en cas de guerre ils deviennent imprenables avec les faibles moyens dont l’ennemi dispose. Grâce à leurs forteresses, les gens de Msouhouah peuvent chasser l’esclave sur les terres du voisinage sans crainte de représailles, et les marchés de la côte leur assurent le placement des victimes.

La famine, disait-on, sévissait en face de nous ; il fallait acheter des vivres. L’aimable chef, assurant qu’il serait dangereux pour nos hommes d’aller à la recherche des provisions, offrit d’y envoyer ses propres sujets ; il ne demandait en échange de ce service, qu’à toucher d’avance le prix des denrées. Quand l’obligeant personnage eut reçu l’étoffe, il trouva de nombreuses excuses pour ne pas tenir sa promesse ; et après cinq jours d’attente il nous fallut partir, n’ayant de vivres que pour quatre repas.

Quelques chefs du voisinage profitèrent de ce délai pour venir réclamer le tribut. Je fus assez fou pour donner à l’un d’eux qui s’appelait Mtonnga, soixante brasses de cotonnade (méricani et kaniki) et sept brasses d’étoffe de couleur ; Bombay n’avait persuadé que ce chef demeurait sur notre passage et nous susciterait de grands embarras, si nous refusions de le satisfaire. Je découvris plus tard que le village de ce fourbe n’était pas sur la route que nous suivions, mais au nord de celle-ci, et un peu derrière nous. Un autre, un appelé Kasouhoua, ne demanda rien moins que deux balles d’étoffe ; je découvris heureusement que nous l’avions déjà passé.

La veille de notre départ, nous avions eu la visite des chefs d’une caravane qui avait quitté la côte avant nous, et que des difficultés avaient retenue sur la route de Stanley. Cette caravane, qui appartenait à un Arabe, comptait cependant sept cents hommes, dont la moitié avait des armes à feu.

Notre longue halte à Msouhouah ne fut pas tout à fait inutile ; elle nous donna le loisir d’améliorer les bâts de nos ânes, et me délivra de ma fièvre. Mais pendant ce temps-là un de nos pagazis mourut subitement, et il y eut cinq ou six désertions.


Camp à Msouhouah.

Le 14 avril, ce fut avec beaucoup de peine que la caravane se remit en route. Dès que le repos a excédé la mesure ordinaire, il est toujours difficile de partir.

Sur les huit heures nous rencontrâmes un camp d’Arabes, ou il y avait sept tentes appartenant aux propriétaires de différentes sections. Chacune de ces tentes avait une enceinte d’étoffe ou une palissade faite avec de grandes herbes, pour soustraire aux profanes les mystères du harem.

Les chefs de cette caravane étaient dans un extrême embarras, par suite de la désertion d’un grand nombre de leurs pagazis. J’appris alors combien j’avais à me féliciter de n’avoir perdu qu’une demi-douzaine de mes porteurs, pendant que nous étions à Msouhouah. Les jungles et les hameaux de ce canton fournissent tant de cachettes, qu’il est presque impossible de retrouver les fugitifs, et, pour les gens de la côte, Msouhouah est le lieu de désertion par excellence.

Ces Arabes exprimèrent le vœu de se joindre à nous. Sans les bruits de famine que l’on faisait courir, je n’aurais pas mieux demandé que de faire route avec eux ; mais se procurer des vivres pour tant de monde eût ralenti la marche, en supposant même que le ravitaillement fût moins difficile qu’on ne nous le faisait craindre, et je voulais gagner la plaine de la Makata le plus tôt possible ; chaque jour de retard augmentait le risque de la trouver inondée.

Ne nous arrêtant qu’une demi-heure, nous fîmes ce jour-là dix bons milles, traversant un plateau situé à quatre ou cinq cents pieds au-dessus de notre point de départ. Devant nous se dressait fièrement une chaîne de hautes collines, coiffées de nuages. Le pays était bien cultivé et de nombreux villages s’apercevaient dans les haies, faites de grands arbres, et dans les bouquets de bois. Où le sol n’était pas mis en culture ou couvert de jungles, l’herbe était excellente. La tsélé ne se voyant nulle part, je fus surpris de l’absence de bétail ; car ce pays, bien arrosé, ayant assez d’arbres pour donner de l’ombre pendant la chaleur du jour, semblait destiné à nourrir des troupeaux.

Chaque endroit cultivé renfermait une maisonnette, ou, pour mieux dire, un hangar. Sous cet abri minuscule était des offrandes, placées là pour apaiser les mauvais esprits et les empêcher de nuire aux récoltes.

Plusieurs tombes, couvertes de vaisselle de terre brisée, me furent signalées comme étant des sépultures de chefs. On y avait aussi érigé de petites cases, dont un arbrisseau, généralement de l’espèce des cactus, formait le pilier.

Dans cette marche, nous vîmes pour la première fois des baobabs, qu’on peut appeler les éléphants ou les hippopotames du monde végétal, leurs plus petites brindilles ayant deux ou trois pouces de circonférence, et leurs formes étant d’une laideur grotesque. Celle-ci, toutefois, est atténuée par la beauté de leurs fleurs blanches et le vert tendre de leur feuillage.

À Kisémo, le chef nous amena une de ses chèvres et demanda un tribut de cinquante dotis ; mais comme ce n’était qu’un « petit voleur », sa demande ne fut pas écoutée. Il reçut de nous quatre dotis (huit brasses de cotonnade) en payement de sa bête, quatre dotis comme présent ; et malgré la différence qu’il y avait entre ce chiffre et celui de ses prétentions, il se déclara très-satisfait.

Au départ, le sentier nous fit gravir une côte rapide et traverser un plateau qui, avec de légères ondulations, s’incline à l’ouest jusqu’à une pente abrupte, dont la descente nous conduisit dans la vallée du Lougérenngéri[26]. Des affleurements de grès et de quartz se faisaient souvent remarquer ; les cailloux, cristallins abondaient ; et le sous-sol, rougeâtre par endroits, ailleurs formé de sable pur, d’un blanc d’argent, était revêtu d’une couche épaisse d’humus.

Un grand nombre de belles fleurs réjouirent nos yeux pendant cette marche ; entre autres des lis tigrés, des convolvulus, des primules d’un jaune superbe, et une plante dont la fleur a un peu l’aspect de celle d’une digitale dont la corolle serait dressée. Jusque-là, nous avions rencontré des primevères blanches, ainsi que de grandes marguerites jaunes et de petites fleurs bleues ou rouges, qui ressemblaient beaucoup à nos myosotis.

Après avoir descendu la pente dont il vient d’être question, nous vîmes des arbustes épineux de la taille de l’osier, qui portaient de grandes fleurs violettes en forme de campanule.

Ici, le Lougérenngéri coule dans une large vallée à fond plat, où, quand des orages exceptionnels gonflent ses eaux, il cause de grands désastres. En 1872, par suite des pluies dont fut accompagné l’ouragan qui fit tant de dégâts à Zanzibar, il emporta en deux heures vingt bourgades[27] et noya un grand nombre de personnes ; le chiffre exact des morts n’a jamais été connu. En véritables fatalistes, les survivants n’en sont pas moins revenus occuper les mêmes sites ; quelques-uns seulement ont eu la sagesse de se mettre à l’abri de l’inondation en s’établissant sur des éminences. Nous plaçâmes le camp près de l’une des bourgades de ces gens avisés, et nous fûmes bien reçus par le chef qui mit à notre disposition une couple de huttes pour serrer nos ballots.


Fleurs de la vallée du Lougérenngéri.

En face de nous, de l’autre côté de la rivière, se dressaient les montagnes que nous voyions depuis deux jours.

À l’arrivée, Bombay nous avait dit : « Maître, Lougérenngéri tout près, sautez-le demain. » Mais le jour suivant, quand il fallut partir, s’éleva l’ancien cri de : « Maître, devant nous, pays de famine, » et je fus obligé de faire halte et d’envoyer aux provisions. La recherche d’ailleurs fut heureuse, elle nous valut pour trois ou quatre jours de vivres.

Vers midi, l’une des sections de la caravane qui voulait se joindre à la nôtre passa devant nous et alla camper sur la rive droite du Lougérenngéri ; les autres Arabes, compagnons de cette bande, se rendaient chez les Vouarori et chez les Vouabéna.

Le lendemain matin à cinq heures, nous étions prêts à partir. Au point du jour nous traversions le gué ; les Arabes n’avaient pas encore levé le camp ; leur chef, Hamis-Ibn-Sélim vint nous saluer au passage, et envoya son tambour battre devant nous jusqu’à une certaine distance.

À l’endroit où nous l’avons traversé, le Lougérenngéri, dont le canal a deux cent cinquante yards d’une rive à l’autre, et des berges de vingt-cinq pieds de hauteur, qui sont dépassées par les grandes eaux, avait alors seulement trente yards de large et ne nous monta que jusqu’au genou. Le fond du lit, à cette place, est formé de sable blanc, mêlé de galets de quartz et de granit, et jonché de gros blocs de granit, blocs erratiques fortement usés par les eaux. Dans le voisinage, beaucoup d’anciens champs étaient couverts de sable qu’y avait déposé l’inondation de 1872.

Nous avions fait sept milles dans un pays inhabité, revêtu de bois épais, lorsque nous fûmes rejoints par la caravane d’Hamis. J’avais pris de l’avance sur la nôtre, et m’étais assis pour me reposer : la fièvre m’avait laissé une grande faiblesse ; ce que voyant, Hamis eut l’obligeance de m’offrir son âne ; sur mon refus, il s’assit près de moi, et me tint compagnie jusqu’au moment où arriva ma monture.

La marche, après cela, fut très-rude : des collines escarpées, des fourrés de grandes herbes, des ravins de cinquante pieds de profondeur, aux flancs abrupts, qui chaque fois nous obligeaient à décharger les ânes, à faire descendre et remonter les bagages par les hommes, puis à recharger les baudets.

Toutefois, malgré l’excédent de travail que nous occasionnaient ces transbordements et les difficultés du chemin, rendues plus grandes par ma faiblesse, le pays avait tant de charmes qu’il me faisait presque oublier la fatigue. Les collines, formées de granit pour la plupart, et, en divers endroits, composées de quartz à peu près pur, étaient couvertes de bois épais sur tous les points où les inégalités du roc avaient retenu une couche de terre suffisante. La majeure partie des arbres étant des acacias, alors en pleine fleur, tous ces bouquets blancs, jaunes ou rouges, mêlés à ceux d’autres arbres fleuris, formaient des massifs d’un effet splendide.

Ce ne fut qu’à une heure avancée de l’après-midi que nous arrivâmes au lieu de halte : une passe rocheuse qui conduit à des nappes d’eau, renfermées dans des bassins de granit. Deux de ces étangs ont un canal de décharge ; l’un se dirige à l’ouest, l’autre au levant, et tous les deux vont rejoindre le Kinngani.

La route que nous suivions alors était la route directe ; elle nous faisait traverser les montagnes que nous avions en vue depuis Kisémo, et que Burton et Speke ont groupées avec d’autres chaînons sous le nom de montagnes du Douthoumi ; en la traversant, je me suis assuré du nom de cette partie de la chaîne, elle s’appelle Koungoua.

Par suite de la longueur et de la fatigue de la marche, la queue de la caravane était éparpillée sur la route, et beaucoup de nos traînards ne gagnèrent le bivouac qu’après le coucher du soleil.

Le lendemain nous vit en route de bonne heure, suivant un sentier qui longeait un cours d’eau, et qui n’était que l’indication d’une ligne où il fallait s’ouvrir un passage à travers un fourré d’herbes tranchantes et de bambous. Ceux-ci, les premiers que nous rencontrions, étaient couverts d’une plante grimpante ayant des fleurs géminées, dont quelques-unes étaient doubles ; cette plante ressemblait beaucoup à notre pois de senteur.

Cinq milles de ce travail nous conduisirent dans une vallée enclose par les monts Koungoua, et dans laquelle des buttes coniques, fort nombreuses, étaient couronnées de villages. La caravane d’Hamis campa dans l’une de ces bourgades, nommée Konngassa, tandis que nous faisions halte dans une autre, appelée Koungoua, du nom de la chaîne dont le pic le plus élevé nous dominait.

Des champs de maïs et de patates couvraient les flancs de ces monticules ; le fond de la vallée, fond humide, était en rizières ; dans le village, croissaient des ébéniers[28].

Une grande bâtisse, commencée par un Arabe avec l’intention de s’établir dans le pays, mais qui, non achevée, tombait en ruine, abrita la cargaison et donna asile à la majeure partie de la bande. Ceux de nos hommes qui ne trouvèrent pas à s’y caser partagèrent les huttes des habitants, afin d’échapper à la pluie qui tombait presque sans cesse, et qui le lendemain nous empêcha de partir de bonne heure. Elle nous arrêta, après une marche d’environ cinq milles, dans un village désert, où nos gens demandèrent à séjourner pour se procurer des vivres. Paresseux comme toujours, ils saisissaient tous les prétextes de repos ; et cet endroit, qui l’avant-veille était un pays de famine, nous était maintenant dépeint comme une terre de promission, tandis qu’en face de nous il n’y avait que stérilité.

Afin de passer le temps, Dillon et moi nous prîmes deux indigènes en qualité de guides, et nous partîmes pour la chasse ; mais bien qu’on trouvât des pistes d’antilopes et de cochons[29], les bêtes elles mêmes furent invisibles. Au bout d’une heure de recherché, nos guides entendant l’oiseau du miel[30], lui répondirent et firent un vacarme qui détruisit pour nous toute chance de succès.

Dans les fonds, le sol, gras et noir, avait été changé par les pluies en une boue tenace et glissante ; mais les éminences, étant sableuses, restaient comparativement sèches pendant les plus grandes averses.

Les Arabes qui avaient fait halte à Konngassa nous rejoignirent ; ils dressèrent leur camp près du nôtre et nous partîmes ensemble. La vallée était flanquée sur les deux rives d’une chaîne ininterrompue. Les bambous, les graminées à tige épaisse encombraient tellement le sentier, que l’on n’avançait qu’à grand’peine, et la hauteur de l’herbage nous dérobait la vue des collines, qui, dans les rares éclaircies où elle apparaissait, était ravissante. Ainsi, à la fatigue de s’ouvrir un chemin dans ce fourré, s’ajoutait la tantalisation de se savoir entouré d’une scénerie charmante et de ne pas pouvoir en jouir.

Ce jour-là, 30 avril, la couchée eut lieu à côté de Kiroka. Ayant pris de l’avance sur nous, les Arabes s’étaient approprié ce petit village, et nous fûmes obligés de camper extra-muros. Hamis était déjà établi quand j’arrivai. Je mourais de soif et de chaleur ; il eut pitié de moi, et me fit entrer dans sa lente pour me donner un sorbet ; celui-ci malheureusement était sucré au point que, au lieu de me désaltérer, il augmenta ma soif. Je n’en fus pas moins touché de la bonne intention.

En amont de Kiroka, les montagnes continuaient à enclore la vallée, d’où nous sortîmes à l’ouest, par une gorge située à quelque hauteur. Engagé dans la passe, le chemin suivit le bord d’un lit de torrent de plus de vingt pieds de profondeur, aux berges presque verticales, et où tomba l’un de nos ânes, qui était chargé d’une caisse de munitions du poids de cent quarante livres. Cette caisse précieuse — elle renfermait nos balles explosibles — fut heureusement repêchée saine et sauve. Le baudet lui-même n’eut aucun mal, bien qu’il fût tombé sur la tête ; une petite place du front, où le poil avait été enlevé, témoignait seule de la chute qu’il avait faite.

Dans la dernière partie de la gorge, le sentier se déroula sur des rochers de grès et de quartz, où il fut très glissant, et passa entre des falaises dont les sommets, qui nous dominaient de trois cents pieds, étaient couronnés d’arbres ; puis un versant rapide, revêtu d’une argile rouge et grasse, nous ramena dans la vallée du Longérenngéri.

Bornée au sud par les montagnes de Kigammboué, d’où se précipitent de nombreux torrents, qui vont grossir la rivière, la vallée était flanquée au nord d’une série de cônes détachés. Elle est extrêmement fertile et présente une heureuse alternance de jungles, de grands bois, d’herbages et de cultures ; mais les torrents des monts Kigammboué diminuent sérieusement ces avantages par leur menace permanente à la sécurité des habitants.

L’un de ces cours d’eau torrentiels, le Mohalé, doit avoir plus d’un mille de large dans la saison des crues ; même à l’époque où nous l’avons traversé, plusieurs ruisseaux de deux pieds de profondeur fuyaient entre les fourrés de bambous qui sillonnaient le lit du torrent.

Après avoir couché dans un village appelé aussi Mohalé, et qui est bâti près de la rivière, nous arrivâmes le lendemain matin à Simmbaouéni, l’ancienne résidence de Kisabenngo, qui fut la terreur de toutes les tribus voisines.

Mais la gloire de la Forteresse du Lion[31] est maintenant détruite et nous passâmes, bannières déployées, sans répondre aux réclamations du chef actuel, une fille de l’ancien forban, qui a bien la volonté, mais non le pouvoir d’être aussi nuisible que son père.

Ayant franchi le Mouéré, simple torrent, nous gagnâmes le Lougérenngéri, sur lequel nous trouvâmes un pont formé d’arbres tombés et dont nous nous servîmes. La rivière, en cet endroit, avait seulement soixante pieds de large, mais de quatre à six pieds de profondeur et des berges de quatorze pieds au-dessus de la surface de l’eau.

Nos gens, qui auraient voulu rester du côté de la ville, ne se prêtèrent pas volontiers au passage ; et plus de deux heures s’écoulèrent avant que le dernier paquet et le dernier âne eussent gagné l’autre bord. En somme, la traversée eut lieu et se fit sans autre accident qu’une alerte assez vive : un des porteurs ne voulant pas se fier au pont glissant dont se servaient les autres, essaya de passer à gué et fut emporté par le courant ; mais bien qu’il parut y avoir peu de chance de le sauver, on le retira, et le seul résultat fâcheux du plongeon fut le mouillage du ballot que portait le plongeur.

Sans y réfléchir, Hamis s’était établi au bord du Mouéré ; par suite de cette imprudence, il eut à payer dix-sept dotis à la fille de Kisabenngo, tribut dont nous exempta notre passage du Lougérenngéri.

Devant nous, était la plaine de la Makata, désert fangeux qui nous obligeait à nous procurer des vivres pour tout le temps de la traversée. Ce ravitaillement nous fit rester au bord de la rivière, et nous prit toute la journée suivante. Il s’exécuta sans peine ; les indigènes accoururent en foule pour nous vendre du grain, des courges, des œufs, du miel, des haricots, des citrouilles.


Grande plaine de la Makata.

Hamis vint nous voir dans l’après-midi, qui fut excessivement pluvieuse. Pour distraire notre visiteur et croyant l’étonner, Dillon fit des tours de cartes ; mais à notre grande surprise, il se trouva qu’Hamis était plus fort que lui.

Ma tente, sur laquelle tomba une branche d’arbre en eut une déchirure d’une longueur de deux mètres ; si je n’avais pas eu la précaution de la doubler, pendant que j’étais à Kikoka, j’aurais été forcé de demander à Dillon un gite dans sa tente abyssinienne.

Mille ennuis, mille tracas nous attendaient le lendemain, à l’heure du départ. Nos gens, qui s’étaient gorgés de façon à trouver pénible de se mettre en marche, auraient volontiers passé plusieurs jours dans ce pays de cocagne. Il fallut les faire sortir du camp l’un après l’autre ; et nous n’avions pas tourné le dos qu’ils rentraient dans l’enceinte, ou allaient se cacher dans l’herbe et dans les broussailles.


Retour d’un déserteur (voy. p. 43).

À force de persévérance, nous finîmes cependant par les mettre en route. Longeant alors l’extrémité de la chaîne du Kihônndo, chaîne qui, du fond de la plaine, s’élève brusquement à une hauteur de huit cents pieds, nous gagnâmes Simmbo[32].

Tous les endroits où l’on rencontre des puits, tous ceux où il suffit de creuser à peu de profondeur pour avoir de l’eau, et auxquels une bourgade voisine ne fournit pas de désignation particulière, portent ce nom, qui est moins un nom propre qu’un terme générique. Le Simmbo dont nous parlons ici est un lieu de halte, où l’on se repose une dernière fois avant de braver les fatigues de la traversée de la Makata. Il courait, à l’égard de cette plaine marécageuse, des bruits capables de faire reculer le plus intrépide, s’il n’avait pas connu la tendance des nègres à l’hyperbole.

Ayant passé en revue la cargaison, je vis qu’il manquait un ballot ; c’était celui d’un nommé Oulédi qui avait déserté avec armes et bagages. J’envoyai immédiatement à la poursuite du fugitif cinq de mes soldats, qui revinrent le soir avec le délinquant. On l’avait retrouvé à Simmbaouéni, où il était allé, croyant que notre refus de payer la taxe le ferait bien accueillir. Il se trompait : miss Kisabenngo le rendit au chef de mon escouade, avec la totalité de ses bagages, et ne préleva qu’une amende de sept dotis pour notre contravention.

Je fis donner à Oulédi un certain nombre de coups de fouet pour servir d’exemple ; tous ses camarades trouvèrent que le châtiment était juste. La désertion, sur cette partie de la route, n’est pas considérée comme déshonorante ; mais le fugitif se fait un point d’honneur de ne pas emporter sa charge.

CHAPITRE IV


Marais de la Makata. — Rivière du même nom. — Pont construit par les indigènes. — Passage des ânes. — Réhennko. — Grève dans la caravane. — Au bivouac. — Visiteurs. — Un bravache. — Nouvelles de Murphy. — Son arrivée. — Force de l’expédition. — Femmes et esclaves. — Perle d’hommes. — Armement. — Nos chiens et nos ânes.


Nous partîmes de Simmbo le 26 avril pour l’endroit redouté, vaste plaine qui s’étend des environs de Simmbaouéni jusqu’aux montagnes de l’Ousagara. Pendant la sécheresse, elle n’offre rien de particulier et ne présente aucun obstacle ; mais dans la saison des pluies, c’est une nappe fangeuse, trouée vers le couchant par deux ou trois marais d’un passage fort pénible.

Deux heures de route en pays boisé, pays agréable, au sol rouge et sableux, nous firent arriver à cette plaine qui nous apparut sous son plus triste jour. Les pas des éléphants, des girafes et des buffles avaient fait dans l’argile détrempée des puits nombreux, où l’eau nous montait jusqu’aux genoux et qui formaient pour nos ânes de véritables pièges. Une des pauvres bêtes fut presque étranglée par son conducteur, qui, pour la tirer de l’une de ces trappes, lui avait passé un nœud coulant autour du cou.

Cinq heures de marche pour faire cinq milles ; cinq heures sous une forte pluie, et durant lesquelles il fallut trainer les ânes, veiller à ce qu’ils fussent déchargés et rechargés, y mettre la main, et faire marcher les hommes qui voulaient s’arrêter en pleine fange, où ils n’auraient eu ni matériaux pour les huttes, ni combustible pour les feux. Coucher sans abri et dans la vase, sous une pluie froide, leur eût été fatal. Je continuai donc à les faire avancer jusqu’à trois heures de l’après-midi, alors que, sur un point relativement sec, nous trouvâmes ce qu’il fallait pour dresser le camp et alimenter les feux.

Il plut beaucoup toute la nuit ; mais, après le lever du soleil, le temps commença à s’éclaircir. À huit heures, nous reprîmes la marche sur un terrain plat, maigrement boisé, où s’élevaient quelques palmiers — des borassus flabelliformis — et où la fange était moins tenace que celle de la veille.

Une heure de route nous fit gagner un petit cours d’eau rapide, alimenté par l’égouttement du marais, et qui allait rejoindre la Makata ; il fut passé à gué. Après celui-ci, nous en trouvâmes un autre qui n’était pas guéable. Je donnai l’ordre de préparer le bateau de caoutchouc ; il n’était pas là : une partie de nos gens avaient pris en amont pour chercher un endroit où l’eau serait basse ; et à mon grand déplaisir, le porteur de la barque était du nombre. Je fis courir après lui ; l’attente nous parut longue. Nous nous jetâmes à l’eau, Dillon et moi, passant et repassant pour remorquer ceux qui ne savaient pas nager. À la fin, le bateau arriva ; la plupart de nos hommes étaient déjà sur l’autre rive. Nous nous servîmes du bateau pour transporter les bagages. Trouvant une de mes caisses, je me hâtai de changer de linge et de vêtements. Dillon, malheureusement, ne voulut pas suivre mon exemple, et resta mouillé jusqu’à ce qu’il fût transi.

Des bûchettes, des fragments d’herbe, accrochés aux branches des arbustes de la rive, à une dizaine de pieds au-dessus de la surface de l’eau, montraient à quelle hauteur l’inondation couvrait parfois le pays.

Une demi-heure de marche, et nous arrivâmes à la Makata, rivière tumultueuse, de cent vingt pieds de large sur huit ou neuf de profondeur. Des branchages et des troncs d’arbres attachés avec des lianes, troncs d’arbres soutenus par les maîtresses branches, allaient d’un bord à l’autre, où ils s’appuyaient sur des échafaudages de même nature.

Dans la pensée des indigènes, ce pont, qui se trouvait alors presque sous l’eau tourbillonnante, suffisait parfaitement pour les bipèdes ; mais il était impraticable pour nos malheureux ânes qu’il fallut soumettre à un genre de halage dont ils se montrèrent peu satisfaits. Chacun d’eux, à son tour, fut jeté dans la rivière du haut de la berge, et tiré de l’autre bord par vingt bras vigoureux, au moyen d’une corde passée autour du cou : ce qui n’empêchait pas le pauvre animal de plonger et de disparaître jusqu’au moment où il abordait.

Le camp fut dressé à quelque cent pas de la rive. Comme il faisait beau, nous nous empressâmes de faire sécher la cargaison ; mais dans la nuit vint une averse diluvienne qui transforma le bivouac en marais, fit monter l’eau bien au-dessus du pont et remouilla les bagages.

Il était fort heureux que la rivière eût été passée la veille ; un jour de retard, et il nous aurait fallu perdre une semaine à attendre la baisse des eaux ; le courant était trop rapide pour que notre bateau eût pu servir.

Dans l’étape suivante, le chemin se déroula sur une partie de la plaine qui, étant plus élevée, se trouvait à sec. De nombreux palmyras (borassus flabelliformis) en formaient le trait principal[33] ; le gonflement que ces grands palmiers présentent au milieu de leur tige a, pour les yeux qui n’y sont pas habitués, un étrange aspect.

Également remarquable était la quantité de pistes d’animaux sauvages qui couvraient le sol ; pistes frayées au point que, m’étant séparé de la caravane, il m’arriva de prendre l’une d’elles pour le véritable sentier, et de la suivre pendant la moitié d’un mille avant de reconnaître mon erreur.

Nous nous arrêtâmes près d’un village appelé Mkommbennga. C’est là que Dillon eut son premier accès de fièvre, qui, sans aucun doute, lui venait d’être resté dans l’eau trop longtemps, au passage qui avait précédé celui de la Makata. De mon côté, j’avais le pied droit tellement douloureux qu’il m’était impossible de le mouvoir.

Un jour de repos ne nous rétablit ni l’un ni l’autre ; mais ce qu’on nous avait dit de Réhenneko nous faisant supposer que l’air y était pur, nous pensâmes qu’il serait bon de gagner cet endroit salubre, et nous partîmes avec l’intention de diviser la course en deux étapes.

Je souffrais trop, non seulement pour marcher, mais pour rester en selle, et je me fis porter dans un hamac. Dillon prit sa monture, un vieux baudet nommé Philosophe, à cause de la placidité avec laquelle il endurait les vicissitudes du voyage, et nous allâmes jusqu’à un petit hameau appartenant à un chef appelé Kommbéhina. Nous y passâmes la nuit. Le lendemain, Dillon était trop malade pour monter à âne. Comme nous n’avions qu’une litière, il fut décidé que je partirais d’abord, et que je renverrais le hamac dès que j’aurais atteint Réhenneko.

Plusieurs grands villages furent croisés pendant la marche ; ils expliquaient l’état de culture du pays. À l’exception des points trop marécageux ou complètement inondés, tels que nous les trouvâmes en deux endroits, on ne voyait que des champs. Les deux espaces submergés avaient chacun une largeur de trois quarts de mille, et étaient couverts d’un à trois pieds d’eau.

Dès mon arrivée, je m’établis commodément sous la véranda du chef ; puis j’envoyai chercher Dillon.

Réhenneko est un village populeux, et je fus immédiatement entouré d’une foule ébahie, composée de gens bien vêtus, habillés comme les esclaves de Zanzibar. Ils avaient en outre pour collier un disque formé d’un enroulement de fil de laiton. Ce disque, projeté horizontalement à partir du cou, avait parfois deux pieds de diamètre et rappelait les tableaux où la tête de Jean-Baptiste est représentée dans un plat. Je n’ai vu cette parure, à la fois bizarre et gênante, qu’à Réhenneko ; mais j’ai entendu dire qu’elle était de mode dans tout le district.

Situé dans un fond, à l’entrée d’une gorge qui mène aux montagnes de l’Ousagara, le village ne me sembla pas être un séjour convenable. Je choisis donc, pour nous y établir, le sommet d’une colline, où je fis dresser ma tente. Cinq ou six de mes hommes seulement passèrent la nuit dans les cabanes qu’ils s’étaient construites. Les autres demeurèrent près des feux, n’osant pas se séparer, tant ils avaient peur des bêtes féroces. Cette peur était si grande, qu’ayant eu besoin d’eau, après le coucher du soleil, je ne pus jamais décider aucun de ces poltrons à m’en aller chercher au ruisseau, qui n’était pas à quatre cents mètres.

Dillon arriva le lendemain ; il était toujours fort malade, et je fis établir le camp avec tout le soin qu’on y met, lorsqu’il s’agit d’une longue halte. Les cabanes des porteurs formèrent un grand cercle. Au milieu de cette enceinte, une palissade enferma nos tentes, le corps de garde et les magasins. L’espace compris entre la palissade et les cabanes servait le soir de parc à nos ânes, qui y étaient mis au piquet. Dans le jour, ils allaient au pâturage, où ils étaient libres sous la surveillance de deux hommes préposés à leur garde.

En surcroît de sa fièvre, Dillon eut une attaque de dysenterie qui l’alita jusqu’au 20 mai — il était arrivé le 2 — et je continuais à boiter, l’enflure du cou-de-pied ayant abouti à un énorme abcès. Pour comble d’infortune, à peine le camp était-il dressé, que nos gens se mettaient en grève. Ils demandaient qu’on leur donnât de l’étoffe à la place des vivres qui leur étaient fournis, et parlaient de quantités extravagantes : une brasse de cotonnade par homme, tous les cinq jours. Or, avec une brasse de cotonnade j’achetais les rations de dix-huit journées. Il fallait résister, au risque de provoquer les désertions ; céder était impossible : la moindre faiblesse n’eût fait qu’augmenter les exigences ; et toute notre étoffe y eût bientôt passé.

Pendant que Dillon était malade, voici quelle était ma routine quotidienne. Le matin, après avoir pris mon cacao, je faisais ma ronde en me traînant ; j’allais visiter les ânes, je pansais avec de l’huile phéniquée ceux qui avaient des plaies et je veillais à ce que toute la bande fût menée au pâturage. Ensuite, je passais la revue des hommes, j’inspectais les armes, j’écoutais les plaintes. Je faisais nettoyer le camp, distribuer les rations ; j’envoyais des escouades dans les bourgades voisines acheter des vivres pour le lendemain. Arrivait le déjeuner ; le repas fini, j’écrivais ; puis je me mettais à l’ouvrage et de menus travaux m’occupaient jusqu’au dîner. Je prenais ensuite quelque vue, je fumais une pipe à côté de l’un des feux du camp, et la dernière bouffée dissipée, l’heure était venue de gagner mon lit.

Parfois, l’arrivée d’un visiteur rompait la monotonie de ce train-train. Un jour, un nommé Ferhann, qui était à la fois esclave d’un Arabe, et chef d’un gros village, vint nous présenter ses respects ; il nous fit cadeau d’une chèvre et de quelques volailles. Son maître, Saïd Soliman, avait été ministre des deux prédécesseurs du Sultan de Zanzibar, dont il était l’un des conseillers. Une autre fois, Séid Ibn Omar, un Omani établi à Mboumé, nous envoya son fils nous apporter son présent, et nous faire ses excuses de ce qu’il ne venait pas lui-même nous offrir ses hommages, étant retenu par la maladie.

Ces deux visites nous furent agréables ; mais la troisième fut celle d’un métis arrogant, un bravache qui entra la menace à la bouche, demandant qu’on lui livrât un de nos pagazis, lequel, disait-il, était son débiteur depuis deux ou trois ans. J’instruisis la cause. Le pagazi déclarant qu’il ne devait rien à ce métis, je refusai de le laisser prendre ; sur quoi notre matamore bondit hors du camp, sans répondre à mon adieu.

Pendant cette halte, je remis en état tous les bâts des ânes et j’inventai un coussinet du meilleur modèle, coussinet qui aurait traversé l’Afrique, si j’avais eu pour le faire des matériaux plus solides. Chacun des bâts fut pourvu de deux sous-ventrières, d’une courroie passant sur le poitrail, d’un reculement, d’une croupière neuve ; puis au sommet du bât furent placés des cramponnets et des chevillots, afin qu’on pût enlever la charge et la replacer presque instantanément.


Porteurs et ballots.

Sept ânes avaient des paniers dans lesquels on mettait les munitions, tous les accessoires des fusils, et qui auraient parfaitement fait leur service s’ils avaient été plus forts. Mais nous leur faisions porter des charges trop lourdes ; et cela, joint aux coups perpétuels qu’ils recevaient en se heurtant contre les arbres, diminua tellement la durée normale de leur existence que pas un n’alla plus loin que le Tanganyika.

Je commençais à m’inquiéter de Murphy. J’avais envoyé plusieurs fois à sa rencontre et l’on ne m’avait pas rapporté de nouvelles. Enfin je reçus une lettre datée du 16. Murphy me disait qu’il était à Maholé, qu’il avait eu de nouveau la fièvre, qu’elle lui revenait de temps à autre, que Moffat l’avait prise et était fort malade.

Plusieurs jours s’écoulèrent ; tous mes efforts pour communiquer avec Murphy n’avaient pu aboutir ; je savais seulement qu’il était sur le point de traverser la Makata.

Mais le 26 apparut une caravane. Un visage blanc se détachait de la foule des sombres figures, un seul !

« Où est l’autre ? » fut le cri simultané qui s’échappa de nos lèvres. « Quel est celui qui manque ? »

La bande approchait ; notre anxiété allait croissant. N’y pouvant plus tenir, je me traînai au bas de la colline, où je reconnus Murphy.

« Et Moffat ? lui criai-je.

— Mort ! » me fut-il répondu.

Le triste récit commença. J’appris que Robert était tombé victime du climat, à deux heures de Simmbo.

Il repose sous un palmier, à l’entrée du marais de la Makata. Son nom s’ajoute maintenant à la liste glorieuse des martyrs de l’exploration de l’Afrique. Mackenzie, Tinné, Mungo-Park, Van der Decken, Thornton, sont quelques-uns de ceux qui composent ce martyrologe. J’ignorais alors que Livingstone eût pris place sur cette liste funèbre.

Pauvre Moffat ! il était venu à Bagamoyo si plein d’espoir, d’aspirations, de foi en l’avenir ! Il me disait que le jour où il avait su qu’il lui était permis de se joindre à nous, avait été le plus heureux de sa vie.

La dernière section de la bande de Marphy n’arriva que le lendemain. Aussitôt que le déchargement fut terminé, je fis l’examen des ballots et pris note de leur contenu, afin de pouvoir trouver sur-le-champ l’objet dont on aurait besoin.

Murphy, qui avait négligé de prendre de la quinine, avait toujours la fièvre, et il n’était pas facile de l’emmener. D’un poids considérable, il lui fallait trois relais de quatre porteurs. Nos moyens de transport étaient déjà trop faibles ; des six ânes revenus la veille, pas un ne pouvait servir, tant leur fatigue était grande ; et notre ingéniosité — celle d’Issa et la mienne — était soumise à une rude épreuve.

À cette époque, la caravane, toutes sections réunies, comptait deux cent quarante-quatre membres ;

Dillon, Murphy et moi ;

Issa, le chef de notre matériel ;

35 soldats, y compris Bombay, qui était censé les commander ;

192 porteurs, 6 domestiques, et 3 jeunes garçons.

Nous avions, en outre, vingt-deux ânes et 3 chiens. Plusieurs de nos hommes étaient accompagnés d’esclaves des deux sexes, et numériquement la bande était imposante.


Montures de MM. Cameron, Dillon et Murphy.

Elle avait été plus nombreuse : un soldat et un pagazi étaient morts ; trente-huit porteurs avaient déserté. Nous avions perdu un âne à Chammba Gonéra ; et un autre ayant reçu un coup de pied de l’un de ses camarades, coup de pied qui l’avait rendu boiteux, avait été laissé à Bagamoyo.

Comme armement, nous avions chacun, Dillon et moi, outre des révolvers, un raïfle à deux coups no 12, un fusil de chasse du même calibre, tous les deux faits par Lang, et qui étaient des armes excellentes. Murphy avait un fusil à deux coups no 10, et un no 12 de Lang, que le pauvre Robert avait acheté à Zanzibar.

Nos askaris étaient pourvus de trente-deux sniders et de six fusils de marine. Issa, Bombay et Bilàl avaient des révolvers. Enfin, beaucoup de porteurs avaient des mousquets, fusils à pierre de fabrique française et anglaise, vieux fusils de munition. Ceux qui ne possédaient pas d’arme à feu avaient une lance ou un arc et des flèches.

Avant le départ, tous les ânes avaient reçu des noms soigneusement choisis ; mais les deux nôtres, celui de Dillon et le mien Philosophe et Jenny Lind, étaient les seuls qui eussent gardé leur appellation.

Les trois chiens — nos délices — se nommaient Léo, Mabel, et Rixie. Léo, mon ami particulier, celui qui m’appartenait, avait été acheté à Zanzibar. C’était une grande bête, de race commune et non décrite, dont la taille et l’aspect faisaient l’étonnement des indigènes.

Mabel ou May, un bull-terrier, avait été donné à Dillon par M. Schultze, consul d’Allemagne à Zanzibar ; Rixie était un fort joli terrier de renard, un griffon tacheté que Murphy s’était procuré à Aden.

Le 20 mai, tous les préparatifs étaient achevés, et nous espérions nous mettre en route le lendemain. Murphy n’était pas remis de sa fièvre ; j’étais toujours boiteux ; mais Dillon était parfaitement rétabli, et nous partions pleins d’espoir.

CHAPITRE V


Amour-propre des pagazis. — Une passe rocheuse. — Bivouaqués sur une pente. — Mendicité. — Mirammbo. — Arbres monstrueux. — Femme battue par son mari. — Une méprise et ses conséquences. — Chercheurs de fortune. — Rejoints par plusieurs caravanes. — Un chasseur d’éléphants. — Vue poignante. — Tirikésa ou marche forcée. — Pays aride. — Mort d’épuisement. — Étrange doctrine d’un vrai croyant. — Temmbés. — Les Vouadirigo. — Une race belliqueuse. — Moisson. — Eaux amères. — Le Marennga Mkali. — Vouagogo.


Le matin du 30 mai, au moment du départ, un certain nombre d’hommes manquaient à l’appel, cinq avaient déserté. Parmi ces derniers, était l’individu que j’avais refusé de livrer au métis qui le réclamait pour dette.

Après avoir nourri des gens pendant un mois à ne rien faire, il était vexant de les perdre à l’heure du travail, et quand ils avaient reçu leurs rations pour la route.

Autre sujet d’impatience : malgré le soin que j’avais eu d’assigner à chacun le ballot qu’il devait prendre, tous se précipitèrent vers les charges favorites, moins pour en avoir une plus légère que pour s’emparer de celles qui conféraient dans la caravane une position plus élevée, l’ordre de la marche se réglant ainsi : les tentes en première ligne, puis le fil métallique, ensuite l’étoffe, les grains de verre, enfin les caisses, les ustensiles de cuisine et autres objets.

Avec beaucoup d’efforts et de persévérance, toutes les difficultés s’aplanirent ; mais il était dix heures quand nous partîmes.

La route serpenta dans une gorge rocailleuse ; puis elle escalada le versant abrupt d’une montagne, escalade rendue plus difficile par de nombreux lits de torrents creusés dans le granit, et dont la roche, complètement polie par la chute des eaux, était glissante. En plusieurs endroits, pour faire passer les ânes, il fut nécessaire de leur bander les yeux.

L’inaction prolongée avait rendu nos porteurs incapables d’une longue marche, et nous nous arrêtâmes au bout d’une heure et demie. Le camp fut établi sur une pente à peu près aussi rapide que celle d’un toit, — c’était la moins raide que nous eussions pu trouver, — d’où l’obligation de caler notre bagage, pour l’empêcher de retourner à la Makata, dont l’altitude était de quelque huit cents pieds inférieure à la nôtre.

Plusieurs de nos gens se dirent malades, trop faibles pour porter leurs charges ; ce qui nous obligea à remanier les fardeaux, occupation qui dura jusqu’au soir. Comme nous achevions cette besogne, les askaris que j’avais envoyés à la poursuite des déserteurs revinrent sans avoir eu de nouvelles des fugitifs.

Une longue étape, commencée le lendemain sans difficulté, nous fit arriver, par monts et par vaux, sur la rive gauche de la Moukonndokoua, principal affluent de la Makata[34]. Nous avions rencontré en route une nombreuse caravane qui portait de l’ivoire à la côte. Le chef de la bande, un homme d’aspect misérable, m’avait demandé avec assurance un ballot d’étoffe. Cette modeste requête lui ayant été refusée, il abaissa le chiffre de ses prétentions et en arriva à mendier un simple doti.

J’appris de cet homme que Mirammbo, chef indigène qui demeurait à l’ouest de l’Ounyanyemmbé, et qui depuis trois ou quatre ans était en guerre avec les Arabes, tenait toujours la campagne, malgré les efforts des traitants et de leurs nombreux alliés, et que passer dans le voisinage de Taborah était regardé comme une chose dangereuse.

La route que nous avions suivie depuis le matin n’avait été qu’une succession de montées et de descentes rapides, sur des escarpements rongés en maint endroit de manière à former des marches de quartz et de granit : corniches glissantes ou blocs détachés et branlants ; et il était presque miraculeux qu’avec leurs fardeaux les porteurs et les ânes fussent arrivés sains et saufs.

Nous dressâmes le camp sur une pente encore plus raide que celle de la veille. Chaque objet paraissait enclin à obéir à la loi de gravité, et juste à nos pieds coulait la Moukonndokoua, large rivière peu profonde, mais d’un courant très rapide.

Toutes les collines, jusqu’au sommet, étaient couvertes d’acacias produisant, ainsi que Burton l’a dit avec beaucoup d’exactitude, l’effet d’une foule munie d’ombrelles. Dans les fonds, où l’eau était abondante, le mparamousi élevait sa tête altière.

Le mparamousi (taxus elongatus) est l’un des plus nobles spécimens de la beauté arboréale. Que l’on se représente une colonne de quinze pieds de diamètre et de cent quarante de hauteur, revêtue d’une écorce d’un vert jaunâtre de nuance claire et couronnée d’une large cime d’un vert foncé.

Malheureusement cet arbre superbe, dont le bois tendre se travaille sans peine, est souvent sacrifié pour faire la moindre chose — une porte ou un escabeau, — et comme il est de peu de durée, à moins d’être employé tout à fait sec, l’œuvre de destruction se renouvelle constamment.

Le lendemain, au moment où le dernier de nos hommes quittait le bivouac, un léopard, tenant un singe entre ses griffes, tomba d’un arbre situé à moins de quinze pas de l’endroit où nos tentes avaient été dressées.

Après avoir suivi la rivière pendant une couple d’heures, nous la passâmes en aval d’un brusque détour de son lit, d’où, traversant en plaine des champs de sorgho, dont les tiges avaient plus de vingt pieds de hauteur, le sentier nous conduisit au village de Mouinyi Ouségara.

À l’endroit où nous l’avions passée, la Moukonndokoua avait cinquante yards de large, deux pieds et demi d’eau, et une vitesse de deux nœuds à l’heure. La place du gué était signalée par le plus beau mparamousi que j’aie jamais vu ; cet arbre splendide était double, et ces deux tiges, sorties de la même souche, s’élevaient au moins à cent soixante-dix pieds de hauteur avant de se ramifier en une cime magnifique.

Près de là se trouvait l’ancien village de Kadétamaré[35]. Dévasté par l’inondation et l’ouragan de l’année précédente, il n’avait plus pour habitants que quelques-uns des esclaves du chef ; ces esclaves étaient sous la garde d’un homme chargé de la surveillance des champs.

Kadétamaré, instruit par l’expérience, avait établi sa nouvelle demeure au sommet d’un monticule.

À peine étions-nous installés près du village de Mouinyi Ouségara, que nous fûmes témoins d’une coutume curieuse, que l’on dit être universelle dans l’Afrique orientale. Donc, à peine étions-nous installés, qu’une femme se précipita dans le bivouac, et fit un nœud à la coiffure d’Issa, se mettant, par ce moyen, sous la protection de notre intendant, afin qu’il la vengeât de son mari : celui-ci l’avait battue parce qu’elle avait mal accommodé le poisson. Le mari vint la réclamer ; on la lui rendit, mais après lui avoir imposé une rançon d’un bœuf et de trois chèvres, et lui avoir fait promettre devant le chef de son village qu’il ne la battrait plus.

Un esclave peut aussi changer de maître en faisant un nœud à une partie quelconque du vêtement de l’homme auquel il se livre, ou bien en brisant un arc où une lance appartenant à ce même individu. Son ancien propriétaire ne peut le ravoir qu’en le payant toute sa valeur et en promettant, d’une manière formelle, de ne plus lui infliger de mauvais traitements.

De l’endroit où nous étions alors, j’envoyai à Mboumé quarante hommes pour acheter des vivres, qui devaient nous conduire jusqu’à Mpouapoua. Le lendemain, quelques-uns de ces hommes revenaient tout effarés, et nous faisaient un récit lamentable. La chose, tirée au clair, se trouva moins affreuse qu’on nous la représentait, mais cependant elle était fort grave. Notre bande, paraissait-il, avait fait la route sans encombre et terminé ses achats, quand la nouvelle se répandit que les tribus des montagnes voisines allaient attaquer le village. Cette nouvelle causa naturellement une vive alerte. Dans le tumulte qui en résulta, le fusil de l’un de nos hommes se déchargea par hasard et tua l’un des indigènes. Toute la population tomba sur nos gens, dont la plupart furent arrêtés ; les autres n’échappèrent à la prison que par la fuite ; et le grain qu’ils avaient recueilli fut perdu.

Saïd Ibn Omar, l’Arabe qui nous avait envoyé son fils à Réhenneko, et dont la résidence était voisine de Mboumé, nous écrivit immédiatement à cette occasion ; il vint ensuite nous voir, et fit tout son possible pour nous tirer de ce mauvais pas. Malgré cela, cette malheureuse affaire nous arrêta pendant trois jours, et nous coûta trois balles d’étoffe. Je dus encore m’estimer heureux d’en être quitte à si bon marché ; maints traitants ont payé beaucoup plus cher leurs conflits avec les Vouaségara, et ces conflits n’avaient pas pour motif la mort d’un homme.

Par une caravane, arrivant de l’Ounyanyemmbé, caravane qui se rendait à la côte, j’envoyai nos dépêches, ainsi que la Bible et la montre de Moffat, plus un vieux raïfle qui avait appartenu au grand-père de celui-ci. De Zanzibar, ces objets devaient être expédiés à la mère de notre pauvre ami, qui habitait Durban.

Trois caravanes montantes arrivèrent aussi pendant notre séjour à Mouinyi Ouségara ; elles se joignirent à nous, afin de profiter de l’avantage que donne le nombre, dans la traversée de l’Ougogo. L’une était composée de Vouanyamouési, rapportant chez eux le prix de l’ivoire qu’ils avaient été vendre à Bagamoyo. À Réhenneko, où ils avaient passé après nous, le chef de l’endroit les avait attaqués ; et d’après leur récit, dont il faut, je crois, beaucoup rabattre, ils avaient perdu huit ou dix des leurs et cinquante ou soixante charges de marchandises.

La seconde bande, formée d’une vingtaine d’individus, appartenait à un forgeron qui nourrissait l’espoir de faire fortune dans l’Ounyanyemmbé, en y réparant les mousquets employés contre Mirammbo.

Enfin, la troisième de ces caravanes, et la plus nombreuse, était un assemblage hétérogène de petits groupes ayant pour chefs des serviteurs d’Arabes ou appartenant à des hommes libres, qui n’employaient que deux ou trois porteurs, leurs propres esclaves ; petites gens, mais qui, pleins d’espoir, avaient mis le cap sur des pays d’une richesse fabuleuse, « où les dents d’éléphant servaient à faire des clôtures et des jambages de porte[36]. »

Bref, le 11 juin, quand nous partîmes, nos bandes réunies constituaient une force de plus de cinq cents hommes.

Le chemin était rocailleux et raviné ; et en différents endroits, qui surplombaient la rivière, il était percé de trous, cachés par des broussailles ; d’où la nécessité de faire la plus grande attention : le moindre faux pas vous aurait envoyé, à travers les buissons et les épines, dans la Moukonndokoua.

Celle-ci fut de nouveau passée à gué ; puis, remontant sa vallée, nous la traversâmes une troisième et dernière fois près d’un petit village appelé Madété, où le camp fut établi.

Un chasseur d’éléphants, natif de Mombas, attendait dans cette bourgade le retour des hommes qu’il avait envoyés à la côte porter son ivoire. Il était armé d’un arc dont les flèches étaient si fortement empoisonnées qu’il suffisait d’une seule pour tuer un éléphant, quand la blessure était profonde, et d’une couple si la blessure était légère.

Des morceaux de feuilles de bananier couvraient le fer de ces dards, enveloppés avec soin, pour prévenir les accidents ; le poison qui devait servir à recharger les flèches était porté dans une gourde.

À peu de distance du gué où nous l’avons passée pour la troisième fois, la Moukonndokoua est rejointe par l’Ougommbo. Celui-ci, canal de décharge d’un lac du même nom, coule dans une vallée flanquée sur les deux rives de montagnes altières, aux pentes abruptes, parmi lesquelles se remarquent des pics, composés, selon toute apparence, d’une seule masse de syénite, et qui forment d’excellents points de repère.

Ayant suivi la vallée nous atteignîmes le lac[37], dont l’étendue varie, suivant la saison, d’un à trois milles de longueur, sur un demi-mille à un mille de large, et qui s’alimente principalement de l’eau du ciel.

Le lac Ougommbo donne asile à un grand nombre d’hippopotames, et son miroir est généralement émaillé d’oiseaux aquatiques d’espèces diverses, tandis que la pintade abonde sur les collines environnantes.

Bien qu’on m’eût assuré que tous les ânes étaient convenablement entravés, dans l’intérieur de la palissade, j’entendis crier l’un d’eux pendant la nuit, à une certaine distance du bivouac, crier évidemment par suite d’une horrible douleur ou d’un grand effroi. L’obscurité empêchait de lui porter secours ; et le matin la pauvre bête fut trouvée tellement déchirée et mutilée, sans doute par une hyène, qu’il fallut lui donner le coup de grâce.

Peu de temps après, un tableau poignant s’offrit à nos regards : une multitude, composée d’hommes, de femmes et d’enfants, portant des articles de ménage, poussant devant eux des vaches et des chèvres, passa devant nous, comme des gens qui s’enfuient. C’étaient des habitants de plusieurs villages des environs de Mpouapoua, chassés de leurs demeures par les Vouadirigo, dont nous parlerons plus loin.

Deux longues étapes, dans une contrée absolument aride, nous séparaient de Mpouapoua ; ce qui nous fit connaître la tirikésa, ou marche forcée, l’une des épreuves les plus pénibles qu’on ait à subir en Afrique.

La tirikésa est combinée de telle façon qu’en partant dans l’après-midi, d’un endroit où il y a de l’eau, en prolongeant la marche longtemps après la chute du jour, et en repartant d’aussi bonne heure que possible, la caravane ne soit pas plus de vingt heures sans trouver à boire, au lieu de trente, ainsi qu’il arriverait si l’on partait le matin.

Le camp fut donc levé, chacune des tentes pliée à onze heures, nous laissant pendant deux heures, et sans le moindre abri, sous un soleil dévorant. Puis, jusqu’à la nuit close, on fut en marche sur une terre calcinée et poudreuse, que déchiraient des affleurements de granit et de quartz, blanchis et délités par le soleil et les pluies de la zone torride. Quelques baobabs, quelques euphorbes, une herbe sèche et rare, incendiée en maint endroit par les étincelles tombées des pipes des caravanes, formaient toute la végétation.

Arrivés à Matamonndo, nous fîmes halte. La rivière était complètement tarie : en aucun endroit le sable n’était humide. Cependant Issa avait entendu dire à Ougommbo qu’on trouvait de l’eau dans le voisinage ; et après de longues et pénibles recherches dans l’obscurité, une mare fut découverte à une distance d’environ deux milles. Les hommes s’y rendirent immédiatement pour étancher leur soif ; mais il fut impossible, vu l’état de la route, d’y envoyer nos malheureux ânes.

Le lendemain nous nous traînions depuis cinq heures du matin parmi des broussailles couvertes de poussière, montant et descendant des collines escarpées, franchissant des noullahs rocailleux, lorsque, vers deux heures de l’après-midi, nous approchâmes des pentes sur lesquelles est situé Mpouapoua. Une verte feuillée, des champs de sorgho, de maïs, de patates, une eau cristalline, ruisselant en filets dans un large canal sableux, réjouirent nos regards.

Il faut avoir traversé un pays stérile et brûlant tel que celui d’où nous sortions, pour comprendre à quel point nos yeux furent rafraîchis, nos membres endoloris furent reposés, pour se figurer la joie et le bien-être que nous ressentîmes quand ce paysage éclata devant nous.

Je courus au ruisseau et j’envoyai à boire à ceux qui étaient restés en arrière. Malgré cette précaution, un de nos porteurs, ainsi qu’un de nos ânes, mourut d’épuisement avant d’avoir vu Mpouapoua.

Remontant la rivière, où l’eau devenait plus abondante et coulait entre deux rangs de grands arbres, nous nous établîmes sous la coupole d’un énorme acacia, dont la moitié abrita largement nos trois tentes.

À peine étions-nous installés, que nous eûmes la visite d’un Arabe qui, n’ayant pas fait fortune dans l’intérieur, retournait à la côte en compagnie d’une caravane appartenant à un riche traitant de l’Ounyanyemmbé ; cette caravane était conduite par un esclave.

Notre visiteur paraissait à moitié fou ; c’était bien, dans tous les cas, l’homme le plus impudent que j’eusse jamais vu ; sans hésitation aucune il m’ôta la pipe de la bouche, et après en avoir tiré une ou deux bouffées, la passa noblement au cercle d’indigènes crasseux, qui nous regardaient d’un air ébahi, comme seuls des nègres peuvent le faire.

Au bout de quelque temps l’Arabe se retira. Bientôt après, un vacarme effroyable retentit dans le camp des Vouanyamouési qui nous accompagnaient. J’allai voir quelle en était la cause, et trouvai notre visiteur qui, avec des esclaves de sa caravane, entreprenait de chasser les Vouanyamouési de leur bivouac, sous prétexte que des païens n’avaient pas le droit de posséder n’importe quelle valeur, et que le reste de la cargaison, qui avait échappé aux griffes du potentat de Réhenneko, devait appartenir à un vrai croyant.

J’arrêtai ce lunatique dans l’application de ses principes religieux, en le renvoyant à son chef ; et la paix rétablie, les Vouanyamouési reprirent leurs travaux si brusquement interrompus.

Afin de réparer nos forces pour la traversée du Marennga Mkali, autre lande embrasée de trente milles de large, nous passâmes deux jours à Mpouapoua. Je connaissais maintenant les angoisses de la soif ; je résolus de nous prémunir contre elles, en emplissant d’eau, pour la route, quatre coussins en caoutchouc contenant chacun trois gallons (ou quatorze litres). Il fallut un peu d’ingéniosité pour remplir ces coussins ; mais en relevant le bouchon du tuyau par lequel on les gonflait, et en se servant du tube d’un filtre de poche, en guise de siphon, nous finîmes par réussir.

C’est à Mpouapoua que, pour la première fois, nous avons vu le temmbé, qui, ensuite, fut rencontré dans tout l’Ougogo, où les indigènes n’ont pas d’autre demeure.


Temmbé.

Ce genre d’habitation consiste simplement en deux murailles parallèles, formant une galerie divisée par des cloisons. Un toit plat, légèrement incliné du côté de la façade, couvre la galerie, dont chaque division constitue le logement d’une famille. En général, les deux murs du couloir se prolongent, à angle droit, sur les quatre faces d’une cour rectangulaire, dans laquelle le gros bétail est enfermé pendant la nuit. C’est bien la forme architecturale la plus incommode qui soit jamais sortie du cerveau de l’homme ; outre cela, les chambres de cette maison commune, partagées par les chèvres et par les volailles, sont d’une saleté dont rien n’approche, et regorgent de vermine.

En fait d’armes, les gens du district de Mpouapoua ont des arcs et des flèches, et un bâton à grosse tête, qui est pour eux une arme de jet, ou qui leur sert de massue.

Leur parure se compose de boucles d’oreilles et de colliers en fil de laiton.

Par suite de leurs nombreux rapports avec les gens de la côte ils s’habillent maintenant comme les esclaves des Arabes.

Entre eux et les quelques Vouadirigo qui vinrent nous regarder, il y avait un contraste frappant. Les Vouadirigo sont de grande taille, gens de race virile, méprisant toutes les délicatesses de la civilisation, telles que les habits ; la plupart des femmes elles-mêmes n’ont pour vêtement qu’un fil de perle en collier ou en bracelet.

Les hommes portent de grands boucliers en cuir, de cinq pieds de long sur trois de large, bordés d’une baguette qui les empêchent de se gauchir, et maintenus par une barre de bois posée intérieurement ; cette pièce longitudinale est arquée au milieu pour servir de poignée. À droite de ce raidisseur, le bouclier a deux attaches où sont placées une forte lance pour combattre de près, et six ou huit minces javelines, dont la hampe, décorée de fil de laiton, porte à sa base une boule du même métal qui, en augmentant le poids de l’arme, donne à celle-ci plus de portée.

Ces javelines, d’un fini précieux, sont jetées à plus de cinquante mètres avec force et précision.

Telle est la réputation des Vouadirigo, réputation de courage, et d’adresse dans le maniement des armes, que pas une des tribus chez lesquelles il vont habituellement faire des razzias n’essaye de leur résister.

Après trois jours de repos, la caravane se remit en marche et atteignit Kisokoueh. Chemin faisant, nous vîmes beaucoup de femmes de Mpouapoua, qui rentraient la moisson dans de larges corbeilles portées sur la tête. Plusieurs d’entre elles avaient sur le dos un enfant, suspendu dans une peau de chèvre ; et comme tablier, d’innombrables lanières de cuir, portant chacune un talisman pour préserver le bébé du mauvais œil et de tous les genres de maléfices.

Kisokoueh était occupé par les Vouadirigo, qui se montrèrent bien disposés en notre faveur ; et comme le bien acquis sans peine est d’une facile dépense, ils nous cédèrent une couple de bœufs, six chèvres et du beurre fondu pour une très faible somme de fil de laiton et de verroterie.

Une route d’une heure et demie nous conduisit ensuite à Khounyo, qui passe pour avoir des eaux saumâtres fatales aux bêtes qui s’y abreuvent. Mais ayant trouvé bonne cette eau mal famée — celle qui emplissait les coussins était réservée pour le Marennga Mkali, — nous laissâmes nos baudets boire à leur soif, pensant que ce qui était bon pour l’homme ne saurait être mauvais pour l’âne, et le résultat nous donna raison[38].

Le 20 juin, nous nous dirigions vers la plaine ardente. La marche se fit aisément dans une plaine horizontale et sableuse, où des monticules de granit s’élevaient sur différents points. Bien que, dans la première partie de la route, la végétation ne fût pas abondante, — seulement une herbe menue, petite et rare, entremêlée de broussailles, — elle semblait suffire à l’entretien de grands troupeaux de zèbres et d’antilopes.

La halte eut lieu, ce jour-là, à neuf heures du soir, dans un bouquet d’acacias rabougris : il y avait douze heures que nous étions en route. Au coucher du soleil, nous avions passé devant une caravane descendante, qui s’établissait pour la nuit ; nos hommes, déjà très fatigués, auraient voulu bivouaquer avec cette caravane ; mais sachant que l’étape du lendemain était la plus rude du trajet, nous voulions la raccourcir le plus possible, et nous continuâmes à cheminer.

Le tableau que présenta la couchée fut saisissant. On ne déplia pas les tentes, on ne fit pas d’abris, tout le monde dormit à découvert. Au dessus de nous, le ciel étendait son voile de velours noir, émaillé d’innombrables étoiles d’or, tandis que la fumée du bivouac suspendait à la cime des arbres ses traînes, pareilles à de l’argent damasquiné, et que de sombres figures, allant et venant parmi les feux, composaient un premier plan d’un aspect fantastique.

Le lendemain, après une marche épuisante de cinq heures à travers un pays coupé de noullahs, qui ne renferment d’eau que pendant la saison pluvieuse, nous aperçûmes la limite où commençaient les cultures.

Quelques-uns de nos gens, incapables de résister plus longtemps aux angoisses de la soif, cueillirent des melons d’eau amers, tout ce qu’il y a de plus inférieur.


Vue prise dans l’Ougogo.

Les yeux perçants de quelques indigènes les découvrirent, et il nous fut demandé vingt fois la valeur de ce qui avait été pris.

Enfin, à midi, nous nous arrêtâmes pour dresser le bivouac ; on ne put faire boire nos ânes qu’après avoir obtenu la permission, qu’il fallut payer : nous étions dans l’Ougogo.

CHAPITRE VI


Caractère des Vouagogo. — Légitimité du droit de passage. — Ruine complète d’une expédition arabe. — L’Ougogo. — Désertion. — Les Vouagogo. — Boucles d’oreilles extraordinaires. — Coiffures bizarres. — Ornements. — Lutte pour la préséance. — Arbres anguleux. — Chausse-trapes naturelles. — Étonnement des indigènes. — Père adoptif. — Tribu de voleurs. — Affolement de Bombay. — Froide matinée. — Fabrique de sel. — Petite vérole.


On nous avait raconté sur les Vouagogo et sur leurs exactions tant d’histoires surprenantes, que je m’attendais bien à ne pas franchir leur pays sans difficulté. C’étaient, disait-on, de grands voleurs, et d’un caractère si impérieux, que toute avanie de leur part devait être acceptée sans mot dire, tandis que la moindre injure faite à un Mgogo, fût-elle imaginaire, était punie d’une amende qu’il fallait acquitter sur-le-champ ; sinon l’attaque et le pillage de la caravane étaient certains, les Vouagogo ayant non moins de courage que de violence.

Nous les trouvâmes, en effet, d’humeur brutale et cupide, mais aussi poltrons que bravaches : ce sont bien les hommes les plus couards que l’on puisse imaginer. Si tous les gens qui fréquentent cette route, Arabes, Vouanyamouési et autres, n’approchent de l’Ougogo qu’avec effroi, craignant d’y perdre la moitié de leurs marchandises, c’est parce qu’ils y dépendent des habitants pour le pain de chaque jour, et que les Vouagogo, comme tous les lâches, oppriment ceux qui sont à leur merci.

Au fond, le prélèvement d’un droit de passage n’a rien que de naturel, et serait parfaitement juste s’il était perçu avec moins d’arbitraire ; car il faut le reconnaître : si le pays n’était pas habité par des gens actifs, qui entretiennent les citernes et cultivent le sol, on ne pourrait pas le franchir pendant la saison sèche, qui est la meilleure pour les voyages.

En fouillant dans le lit desséché des noullahs, on peut souvent trouver de l’eau. Il y a aussi dans la contrée quelques étangs ; mais cette ressource manque en beaucoup d’endroits, Les indigènes creusent alors des fosses où l’eau de pluie s’emmagasine en quantité suffisante pour qu’il y en ait jusqu’au retour de la saison pluvieuse. Le terrain, qui renferme beaucoup de sel, la rend souvent saumâtre ; dans tous les cas, l’eau de ces réservoirs devient avec le temps d’un nauséabond indescriptible ; mais sans elle on ne vivrait pas.

Un Arabe, plus courageux et moins prudent que les autres, résolut, il y a de cela quelques années, de traverser l’Ougogo sans payer aucun droit. Dans ce but, il réunit près de neuf cents hommes et déclara ses intentions.

Les Vouagogo n’attendirent pas le combat ; ils se retirèrent avec leurs femmes, leurs enfants, leur bétail, dans les jungles. Seulement, avant de partir, ils avaient comblé les citernes, brûlé leurs cases et tous les vivres qu’ils ne pouvaient pas emporter.

Prêts à braver des forces humaines, l’Arabe et ses gens étaient sans armes contre la faim et la soif. Quelques-uns, venus de l’Ounyamouési, y retournèrent ; quelques autres atteignirent le Mpouapoua : six ou huit au plus. L’armée presque tout entière fut détruite ; on dit que sept cents hommes périrent dans cette entreprise.

L’Ougogo a près de cent milles carrés. Il est divisé en beaucoup de chefferies indépendantes, qui exigent chacune un droit de transit ; et dans chacun de ces capitanats on subit des arrêts plus ou moins longs.

Pendant la saison sèche, le pays est aride ; mais du mois de novembre jusqu’en mai, époque des pluies, il est bien arrosé, et l’on y fait d’abondantes récoltes de sorgho, dont la maturité a lieu au mois de juin. Le chaume de ces moissons forme, durant la sécheresse, la nourriture du bétail, et malgré son manque apparent de matière nutritive, les animaux du pays, qui n’ont guère d’autre pâture, sont en bonne condition.

Chaque tribu possède un troupeau de vaches, qui st soigné à tour de rôle par tous les hommes de la commune, sans en excepter le chef.

Le 22 juin, ayant gagné Mvoumé, chef-lieu du premier district de l’Ougogo, nous fûmes initiés aux vexations que fait naître la demande du mhonngo, c’est-à-dire du droit de passage, et à la manière d’en discuter le montant.

Lors de notre arrivée, on célébrait les funérailles de l’une des sœurs du chef, morte dans la semaine précédente ; conséquemment tout le village, chef et ministres compris, était en état d’ivresse. Il en résulta pour nous trois jours d’arrêt, pendant lesquels tous les porteurs que Murphy avait loués à Bagamoyo prirent la fuite. Abdallah Dinah, chargé par Murphy de leur payement, les avait soldés avec de si mauvaise colonnade, qu’en voyant l’étoffe supérieure qu’avaient reçue les autres, ils s’étaient considérés comme dégagés de leur parole, ayant été trompés. Non contents de partir, ils volèrent à l’une des petites bandes qui nous accompagnaient, une charge d’étoffe que je fus obligé de remplacer, étant responsable de mes hommes.

Ces déserteurs allèrent rejoindre les Vouanyamouési que nous avions défendus à Mpouapoua, et qui, en aidant leurs compatriotes à nous quitter et à nous voler commençaient à montrer leur ingratitude.


Pot de terre de l’Ougogo.

Les Vouagogo se font aisément reconnaître, par l’habitude qu’ils ont de se passer dans le bout de l’oreille des chevilles de bois de plus en plus fortes, des anneaux de cuivre, des rouleaux de fil métallique, de petites gourdes leur servant de tabatières, etc. ; bref, d’y fourrer tous les menus objets qu’ils mettraient dans leur poche s’ils avaient un habit.

Il en résulte une distension démesurée du lobe, qui atteint parfois l’épaule, et qui, chez les vieillards, est souvent déchiré. Les boucles d’oreilles sont alors suspendues à un cordon, posé sur le crâne ; ou bien un des lambeaux de l’oreille est percé d’un nouveau trou, qui finit par devenir aussi grand que le premier.

Un couteau à double tranchant, une forte lance, un arc et des flèches, une espèce de casse-tête, constituent les armes des Vouagogo. Quelques-uns portent des boucliers en cuir, pareils de forme à ceux du Mpouapoua, mais dont le pelage a été enlevé et remplacé par des dessins rouges, noirs, blancs et jaunes.

Comme parure, les Vouagogo ont des bracelets très usés, de cuivre ou d’airain, venant de Zanzibar, et des kitinndis, spirales en fil de fer ou de laiton, qu’ils portent au-dessus et au-dessous du genou, ainsi qu’en haut du bras. Un ornement particulier, taillé dans une corne, double chevron couvert de fil métallique, ayant ses extrémités garnies de boulons de cuivre, et les deux sommets armés de pointes saillantes, décore également le haut du bras gauche.


Armes et objets de parure des Vouagogo.
1. Bouclier. — 2. Dague et fourreau. — 3. Serpe. — 4. Collier. — 5. Bracelet.
6. Bracelet de cuivre.

Mais c’est dans leur coiffure que les Vouagogo montrent surtout leurs facultés inventives : rien n’est trop laid ou trop absurde pour leur plaire. Quelques-uns font de leurs mèches laineuses d’innombrables tortillons, prolongés artificiellement par l’insertion de fibres de baobab ; ces tortillons pointent dans tous les sens, ou retombent sur la nuque, entourent la tête, et sont coupés sur le front au niveau des sourcils. De petites balles de cuivre et des grains de verre de nuances diverses décorent le bout de ces mèches tortillées.

D’autres se mettent une calotte de picés, petite monnaie de billon de Zanzibar qu’ils ont frottée de manière à la faire reluire ; ou bien ils se rasent la majeure partie de la chevelure, et se font, avec le reste, de petites cornes souvent enroulées de fil de cuivre jaune ou rouge, tandis qu’ils se couvrent les sourcils d’une bandelette en peau de vache de couleur blanche.

Les Vouagogo sont plus ou moins vêtus d’étoffe qu’ils obtiennent des caravanes. Quand l’étoffe est blanche, ils la colorent en jaune sale avec une espèce d’argile. Souvent ils se barbouillent d’une terre rouge, dont ils se font des taches plus ou moins larges, et que parfois ils s’étendent sur tout le corps d’une manière uniforme.


Coiffures des Vouagogo.

Si nous ajoutons qu’habituellement les Vouagogo sont enduits de beurre rance ou d’huile de ricin, et qu’ils ne se lavent jamais, on se fera une idée du peu d’agrément de leur aspect et de leur odeur.

Ayant enfin payé le tribut, nous quittâmes Mvoumé le 25 juin.

Dans l’après-midi, nous étions campés au bord d’un petit zihoua, jolie pièce d’eau entourée de beaux arbres et d’une herbe fine et courte pareille à celle des pelouses ; un endroit charmant, véritable oasis dans un pays stérile.

De nombreux oiseaux d’eau couvraient ce bassin, long de quatre cents yards sur deux cents de large. Dillon et Murphy prirent le batelet et rapportèrent des oiseaux qui ressemblaient à des sarcelles. Je n’avais pas pu les accompagner : ma botte m’avait écorché le cou-de-pied, à l’endroit où je venais d’avoir un abcès, et j’étais redevenu complètement boiteux.

À part un temps d’arrêt causé par nos porteurs d’étoffe, qui avaient voulu prendre le pas sur les porteurs de fil métallique, gens d’une aristocratie plus haute, la marche n’avait offert aucun incident. Des Vouagogo, réclamant le tribut, avaient bien essayé de nous barrer le passage ; mais leur commune appartenant au district de Mboumé, où nous avions déjà payé, leur demande était plus qu’impudente. Malgré mes hommes, qui s’efforçaient d’obtenir de moi que je voulusse bien être pris pour dupe, je répondis à ces Vouagogo qu’ils n’auraient, comme tribut, que le plomb de nos fusils ; et voyant trois raïfles aux mains d’hommes blancs décidés à ne subir aucune extorsion, ils pensèrent qu’il valait mieux rentrer leurs cornes et laisser passer la caravane.


Au bord d’un zihoua, dans l’Ougogo.

Le pays, cultivé seulement par places, avait des localités si arides que l’on n’y voyait que des acacias rabougris et une sorte d’épine que je baptisai du nom d’arbre anguleux : pas une inflexion des branches qui ne fût à angle droit, pas une seule courbe dans toute la ramée.

Sous les acacias, le sol était couvert de chausse-trapes naturelles, formées par une sorte d’excroissances venues sur les arbres, et d’où sortaient quatre épines acérées, de trois pouces de long chacune. En se desséchant, ces excroissances se détachent de l’arbre qui les porte, et deviennent un sérieux obstacle pour des gens qui marchent pieds nus.

Dans une portion de la route, de nombreuses déchirures du sol paraissaient provenir d’un tremblement de terre récent ; mais je n’ai pu faire comprendre à aucun indigène les questions que j’adressais à cet égard.

Arrivés au chef-lieu du district de Mapalatta, nous reçûmes la demande d’un nouveau tribut ; et le ministre étant complètement ivre, l’affaire dut se remettre au lendemain. Le chef, toutefois, se montra fort aimable, et nous autorisa à prendre tout le chaume qui nous serait nécessaire, tant pour construire nos abris que pour alimenter nos ânes.

Beaucoup de visiteurs vinrent regarder nos merveilles : fusils, pistolets, montres, boussoles, etc. Un vieillard, oncle du chef, après avoir longuement contemplé en silence tous ces prodiges de notre industrie, s’écria avec admiration :

« Oh ! ces hommes blancs ! ils font ces choses surprenantes et ils savent en faire usage. Des hommes qui ont tant de connaissances ne doivent certainement pas mourir : ils sont assez habiles pour fabriquer une médecine qui leur conserve la jeunesse et la force, et qui les fait vivre toujours ! »

Ce vieux gentleman nous donnait, je suppose, quelques milliers d’années ; et je pense qu’il nous attribuait la création des armes, des boussoles, des montres, de tout ce qui l’émerveillait.

D’humeur très communicative, il nous fit remarquer les six anneaux de cuir d’éléphant dont son poignet gauche était couvert ; il ajouta qu’ils indiquaient le nombre d’éléphants qu’il avait tués. Je lui demandai si les bracelets jaunes qui décoraient son poignet droit provenaient des lions qu’il avait abattus.

« Non, dit-il ; c’est de la peau de chèvre, portée comme médecine » (un talisman).

Les ruches abondaient dans le pays ; mais une bande de Vouadirigo était, disait-on, cachée dans la jungle ; et je ne pus décider personne à nous aller chercher du miel.

Le lendemain, la question du tribut fut réglée d’une manière très satisfaisante pour les deux parties. J’eus le plaisir d’avoir beaucoup moins à payer que je ne m’y attendais, et le chef fut très content de ce qui lui fut donné. Un cadeau fait la veille à son père adoptif, notre chaleureux admirateur, ne fut probablement pas étranger à la modicité de la demande.

Cette qualification de père adoptif, donnée à l’oncle du souverain de Mapalatta, vient de ce qu’à la mort d’un chef, il est d’usage de supposer que le fils du défunt regarde l’aîné de ses oncles comme un nouveau père ; mais seulement en particulier, jamais en public.

Le 29, au moment de partir, on ne trouva pas nos chèvres, celles que nous avions achetées aux Vouadirigo. Issa et quelques askaris furent laissés pour faire la recherche des absentes, et nous nous dirigeâmes vers Mpannga Sannga, une clairière de trois milles de diamètre, où s’élevaient cinq ou six temmbés, et qui était le séjour d’un autre chef indépendant.

Nous traversâmes des cultures appartenant à ces villages ; et nous nous établîmes près de la case du chef, au bord d’un lac partiellement tari.

En l’absence d’Issa, le payement du tribut fut confié à Bombay. Celui-ci embrouilla tellement l’affaire qu’elle se termina par une querelle entre le chef et moi. La demande me parut déraisonnable ; je défendis à Bombay d’y accéder. J’avais en outre recommandé de n’ouvrir les ballots que dans ma tente, afin d’empêcher qu’on en vit le contenu.

Il était certain que si les indigènes apercevaient de l’étoffe de prix, ils en parleraient au chef, qui baserait sa demande sur ces informations, au lieu de le faire d’après le nombre des paquets. Bombay, à qui la frayeur faisait perdre la tête, oublia mes ordres, et ouvrit plusieurs charges en présence d’une quantité de Vouagogo. Ceux-ci rapportèrent immédiatement qu’ils avaient vu deux magnifiques choukkas (draperies d’une brasse chacune) ; et ces choukkas en étoffe de l’Inde, étoffe précieuse que je réservais pour les Arabes, me furent aussitôt demandées.

Je reprochai naturellement à Bombay d’avoir agi de la sorte, et l’envoyai dire au chef qu’il n’aurait pas la fameuse étoffe.

Bombay n’en fut que plus affolé ; il partit, laissant ouvert un ballot de cotonnade. Cette négligence, dans un pays où les doigts de chacun sont des hameçons, eut pour résultat le vol de deux pièces de calicot ; et il ne m’en fallut pas moins livrer une de mes précieuses étoffes de l’Inde.

Bien que le chef de Mapalatta l’eût aidé de tout son pouvoir dans la recherche de nos bêtes, Issa ne ramena qu’une de nos chèvres. Les cinq autres avaient été prises par une bande de Vouadirigo, que l’on supposait affiliée à ceux qui nous avaient vendu les bêtes ressaisies ; de sorte que notre encouragement au pillage porta avec lui sa peine.


Zihoua, près de Mpannga Sannga.

Peut-être, au point de vue d’une morale rigoureuse, n’était-il pas très honnête de s’être fait acquéreur de bétail volé ; mais il y avait des circonstances atténuantes ; je crois que nous pouvions d’autant mieux accepter l’offre qui nous était faite, que les propriétaires dépouillés par nos vendeurs — les fugitifs que nous avions rencontrés en chemin — n’auraient nullement profité de notre refus.

De Mpannga Sannga, d’où nous partîmes le 1er juillet, quelques heures de marche, à travers une jungle entrecoupée de zihouas et de clairières, nous fit arriver au dernier étang ; nous nous y arrêtâmes pour le repos de midi.

Ce zihoua, d’une étendue considérable, était peuplé de sauvagine. À l’aide de notre bateau, nous réussîmes à nous procurer quatre ou cinq canards.

Lieu de campement favori pour les caravanes, cet endroit est décoré de massacres de buffles et d’antilopes que les chasseurs ont obtenus en se mettant à l’affût des animaux qui venaient boire, et dont ils ont fait des trophées.

Dans l’après-midi, une marche pénible à travers jungle et forêt, sur une terre rocailleuse, fut continuée jusqu’à ce que la nuit close et la fatigue de nos hommes nous fissent perdre l’espoir d’atteindre l’eau ce soir-là.

Le lendemain, nous étions en route au point du jour, par un air glacial ; c’était le premier froid que nous ressentions en Afrique.

On s’arrêta au bord d’un étang à peu près à sec. Nous y trouvâmes une caravane descendante qui allait se mettre en marche ; elle répondit à nos questions que Mirammbo tenait toujours la campagne. Ses chefs avaient entendu dire que Livingstone allait bien, qu’il était en bonne passe ; mais leurs renseignements étaient si vagues qu’ils ne nous inspirèrent aucune confiance.

Nous étions alors sur les confins du Kanyényé, le plus ancien et le plus grand des districts de l’Ougogo, dont il occupe le centre.

Magommba en était toujours le chef suprême. Un petit-fils de celui-ci vint nous voir, et nous apporta un généreux présent de lait et de miel. Il y avait longtemps, nous dit-il, qu’on entendait parler de nous ; et son grand-père l’envoyait pour nous conseiller de prendre la route qui menait directement chez lui. Sans cela, un fils du vieux chef nous attirerait dans son village, avec l’intention de nous extorquer des présents, auxquels il n’avait aucun droit.

En effet, dans l’après-midi, arrivèrent des messagers qui venaient, de la part de ce fils, nous inviter à lui rendre visite. Nous exprimâmes poliment nos regrets de ne pouvoir répondre à cette demande.

Le Kanyényé est une vaste dépression, remarquable par sa manufacture de sel, qui non seulement approvisionne le district, mais encore les pays voisins.

Aux divers endroits où la contrée présente des efflorescences salines, les habitants grattent la terre et la mêlent avec de l’eau, qu’ils font bouillir jusqu’à évaporation complète. Le sel est alors recueilli et mis en cônes de dix-huit pouces de hauteur.

Le lendemain, traversant une plaine émaillée de baobabs, où était un zihoua auquel s’abreuvait un beau troupeau de bêtes bovines, nous entrâmes dans le Kanyényé. Cinq heures de marche nous firent gagner un ancien camp, situé près de la résidence de Magommba.

Presque tout le pays était en culture. Nous avions croisé de nombreux villages — toujours des temmbés — et vu à l’entrée de l’un d’eux beaucoup de gens atteints de la petite vérole. C’était, depuis la côte, le premier exemple que nous rencontrions de cette cruelle maladie, qui parfois s’étend comme une flamme dévorante sur de vastes portions de l’Afrique.

CHAPITRE VII


Le Kanyényé. — Chacun pour soi. — Mal embouchés. — Payement du tribut. — Paresse de nos porteurs. — Caprice d’un ministre. Un petit gentleman. — Accident. — Dureté d’un crâne. — Justice distributive. — Amende pour le sang versé. — Hyène. — Histoire invraisemblable. — Tir au pigeon. — Sorcellerie. — Sorciers brûlés à petit feu. — Ousékhé. — Funérailles d’un chef. — Les Vouahoumba. — Prix des denrées. — Visiteurs. — Énormes dents d’éléphant. — Détresse d’un sujet de l’Angleterre. — Total du mhonngo.


Notre bivouac faisait partie d’un groupe d’une demi-douzaine de camps, bâtis par différentes caravanes. Au moment de l’atteindre il y avait eu une course effrénée de tous nos pagazis, qui s’étaient précipités pour avoir les meilleures cases ; jamais je n’ai vu mettre plus lestement en pratique le « Chacun pour soi et au diable les attardés. »

Pendant ce temps-là nous étions livrés à nos propres forces ; et il nous fut très difficile de faire nettoyer une place pour y dresser les tentes. Une fois arrivés, nos gens déposaient leurs fardeaux, s’occupaient d’eux-mêmes, et croyaient n’avoir plus autre chose à faire qu’à manger et à dormir.

Plus tard, en voyageant avec les Arabes, je découvris que nous avions eu pour nos hommes trop de considération : nous voyant sensibles à leurs maux, ils essayaient de nous en imposer et grognaient et geignaient sans cesse. Leurs charges pesaient dix livres de moins que celles des porteurs des traitants ; et les Arabes n’ayant pas de soldats, leurs pagazis, en surcroît du portage, dressaient les tentes, faisaient les hangars, construisaient les cases, élevaient les palissades qui entouraient le harem ; si bien qu’il se passait deux ou trois heures avant qu’ils pussent songer à eux. Chez nous, les tentes étaient dressées par les soldats ; et la tâche d’y placer les lits et les caisses revenait à nos domestiques.

Bombay, qui en sa qualité de capitaine devait maintenir la discipline, au moins dans sa compagnie, était jaloux d’Issa. Pour se faire bien venir de ses hommes, il leur permettait de faire tout ce qu’ils voulaient ; et ses gens ayant fini par l’insulter, il n’osait plus leur communiquer mes ordres. Si, par exemple, ne voyant pas arriver le bois que j’avais dit d’aller chercher, je demandais pourquoi on ne l’apportait pas : « On n’a pas voulu y aller », répondait le capitaine. Je m’enquérais de celui qui avait refusé d’obéir : « Je l’ai commandé à tous, reprenait Bombay, et tous ont répondu non. » Dès que l’ordre n’était pas nominatif, chacun pensait que le devoir de tout le monde n’était celui de personne ; et finalement j’étais obligé de donner l’ordre moi-même.

Magommba, qui lors du passage de Burton, en 1857, gouvernait déjà depuis longtemps le Kanyényé, avait, au dire de ses sujets, plus de trois cents ans, et en était à sa quatrième dentition. Toujours d’après les mêmes dires, il avait perdu ses troisièmes dents, sept années avant notre visite ; depuis cette époque, ne pouvant plus manger de viande, seule nourriture qui fût digne d’un homme de son rang, il ne vivait que de bière. Pour moi, il n’est pas douteux que Magommba n’eût alors beaucoup plus d’un siècle : ses petits-fils étaient des vieillards à cheveux blancs et couverts de rides.

Un autre exemple de l’extraordinaire longévité des races africaines est rapporté par Livingstone. Le grand voyageur trouva chez Cazemmbé, en 1871, un homme dont les fils avaient plus de trente ans en 1796, lors de la visite du Dr Lacerda. Cet homme, qui s’appelait Pemmbéré, vivait encore en 1874, à ce que disent les Arabes ; il devait avoir au moins cent trente ans.

Nul obstacle ne fut mis à nos relations avec les indigènes, et pendant toute la journée le camp fut rempli d’une foule hurlante et gesticulante. Bande de voleurs, mais bande joyeuse, où s’échangeaient les plaisanteries et les rires à la vue de chaque objet nouveau. Les voix de ces gens-là, toujours désagréables, toujours discordantes, qui même dans la conversation ordinaire ressemblent à des grognements entrecoupés de clappements, et qui alors étaient surexcitées, auraient pu nous faire croire qu’une centaine de chiens sauvages se disputaient leur proie.

Le grand chancelier, ou ministre des finances, ou chef de la douane, l’agent quelconque de Magommba chargé de percevoir le tribut, était si occupé de la réparation de sa demeure, qu’il nous fit dire d’attendre la fin de ses travaux ; puis les travaux finis, il célébra l’événement par une orgie de pommhé, et fut ivre pendant trois jours.

Enfin, assez dégrisé pour reprendre ses fonctions, il nous fixa le chiffre extravagant de cent dotis (deux cents brasses de cotonnade). Par bonheur, une vieille paire de lunettes sans valeur aucune, lunettes bleues entourées d’étoffe de même nuance, frappa les regards, et lui parut si séduisante qu’il insista pour l’avoir. Nous déclarâmes naturellement que cet objet, d’un prix inestimable, nous était nécessaire ; et notre répugnance apparente à le lui céder aiguillonna tellement son désir, qu’il proposa d’abaisser le mhonngo à vingt dotis, si nous voulions y ajouter les lunettes : ce que nous fîmes avec joie.

Simple caprice, irrité par le refus ; car si nous avions offert ces lunettes en payement d’une partie du mhonngo, notre homme se serait moqué de nous. Je ne conseille pas aux voyageurs futurs de mettre cet article dans leur pacotille ; ils le trouveraient peu profitable. Mais il en est généralement ainsi avec les non-civivilisés : tout objet nouveau excite leur convoitise ; ils veulent l’avoir coûte que coûte ; puis, comme des enfants lassés d’un joujou neuf, au bout de quelques jours ils le jettent de côté.

Des caravanes descendantes arrivèrent pendant que nous étions là. L’un des traitants auxquels appartenaient ces caravanes me dit qu’après avoir quitté l’Ounyanyemmbé avec les gens que lui avait envoyés Stanley, Livingstone, n’ayant pas assez de monde, était revenu ; puis qu’il était reparti en février. Je ne pus découvrir à cette histoire aucun fondement ; d’où je présumai que mon informateur n’avait fait que traverser l’Ounyanyemmbé, en revenant du Karagoué, et que les nouvelles qu’il rapportait n’avait rien de certain.

Le lendemain de notre arrivée, nous avions eu la visite du petit-fils de Magommba, petit-fils qui devait hériter du pouvoir. Ce personnage était mieux vêtu que les gens ordinaires ; et comme insigne du haut rang qu’il occupait, il avait les ongles de la main gauche d’une énorme longueur, d’où la preuve qu’il ne s’était jamais livré à aucun travail manuel. Il y trouvait en outre le moyen de déchirer la viande, qui formait sa nourriture quotidienne, tandis qu’elle n’entre dans le menu du peuple que de loin en loin, et comme simple assaisonnement du potage.

Par suite de la croissance anormale de ses ongles à la Nabuchodonosor, la main gauche du prince, réduite à l’inaction, était beaucoup moins grande que l’autre.

Après la visite de l’héritier présomptif, j’eus celle d’un petit Arabe de sept ans, dont le père était mort en se battant contre Mirammbo, et que sa mère envoyait à la côte pour y faire son éducation. Parfaitement élevé, ce petit gentleman se comporta à merveille. Je lui montrai les gravures d’un livre d’histoire naturelle ; il en fut ravi ; ce que voyant, j’exhibai de vieux journaux illustrés, qui fixèrent également son attention ; mais je sus plus tard qu’il avait beaucoup de chagrin à la pensée que des gens aussi bons que les Anglais perdaient leur âme, en faisant des images de l’homme.

Juste au moment où le petit gentleman sortait de ma tente, un bruit d’arme à feu retentit dans notre camp et me fit accourir. Un de mes pistolets Derringer, que mon serviteur Mohammed Mélim avait nettoyé, puis rechargé, et qu’il rapportait chez moi, avait blessé notre cuisinier à la tête.

Il paraît que Sammbo, qui était brave et qui aimait à se colleter, avait saisi Mélim au passage, et que dans la lutte le pistolet était parti. Sammbo avait été frappé à l’angle extérieur de l’œil ; mais il avait le crâne si épais, que la balle avait passé entre la boîte osseuse et le cuir chevelu, pour s’arrêter derrière la tête, d’où il fut aisé de l’extraire par une incision à la peau. La balle enlevée, il suffit d’un peu de diachylon pour remettre le blessé en bon état.

Avant de procéder à l’instruction de la cause, j’avais fait arrêter mon domestique ; mais d’impudents coquins vinrent demander qu’il fût mis aux fers, ajoutant qu’ils le tueraient, si je ne l’enchaînais pas sur l’heure. Tant d’impudence me révolta ; et puisqu’ils avaient un si grand désir de voir quelqu’un à la chaîne, je répondis à leur vœu en les y mettant eux-mêmes.

Cet incident nous prit encore un jour ; je voulais connaître le fond de l’affaire ; et jamais, je veux l’espérer, autant de mensonges et de faux témoignages ne se sont produits en aussi peu de temps. Le chef, ou plutôt ses conseillers, nous demandèrent quatre dotis d’amende pour le sang répandu sur leur territoire. J’inclinais à refuser ; mais bien qu’avec répugnance, je donnai l’étoffe, craignant des complications, et, par suite, de nouveaux retards.

Toutes les nuits des hyènes venaient rôder et crier autour du camp. Désireux de leur envoyer un coup de fusil, nous nous servîmes comme appât du cadavre d’un âne, qui était mort de fièvre lente. Cette amorce attira une grande bête tachetée, dont la mâchoire était assez forte pour briser la jambe de derrière d’un cheval ; elle fut tuée par Dillon.

Nos chiens étaient mis dans une telle fureur par les cris des hyènes, que nous étions obligés de les tenir à l’attache pour les empêcher de sortir du camp et d’aller se faire dévorer.


Manière d’enchaîner les esclaves.

Pendant cette halte, je relevai quelques observations lunaires, qui furent d’accord avec mon estime ; et bien que ma longitude diffère un peu de celle de Speke, les latitudes de celui-ci coïncident exactement avec les miennes.

Ayant pardonné aux insolents que j’avais fait enchaîner, et reçu d’eux la promesse qu’à l’avenir ils se conduiraient d’une manière plus décente, je partis le 9 juillet.

Deux heures de marche, d’abord en terrain plat, nous firent gagner une pente abrupte et rocheuse, dont l’escalade nous prit une heure.

Parvenus au sommet, nous nous trouvâmes sur un plateau uni et bien boisé, plateau herbu, où se voyaient de nombreux zihouas, desséchés en partie, et des pistes fraîches de grands animaux — éléphants et autres — dans toutes les directions.

Quand la nuit fut arrivée, nous mîmes du papier blanc à nos raïfles pour nous servir de point de mire, et nous allâmes nous embusquer au bord de l’un des étangs. Cachés dans les buissons, nous attendîmes pendant deux ou trois heures qu’un gibier digne de notre plomb se rendit à l’abreuvoir. Il ne se présenta que des hyènes, sur lesquelles nous ne voulûmes pas tirer de peur d’effrayer l’éléphant qui pouvait venir.

L’étape suivante nous conduisit à Ousékhé, village d’un autre chef indépendant, et conséquemment lieu d’un nouveau tribut. Mais inutile de revenir sur les ennuis qui, à chaque demeure de ces tyranneaux vous sont infligés par l’état d’ivresse du maître ou celui de ses ministres.

Pour atteindre Ousékhé, nous avions d’abord traversé une jungle, qui peu à peu avait cédé la place à de grands blocs de granit, dispersés parmi les arbres. Une rangée de collines avait ensuite apparu : amas de blocs granitiques, aux formes les plus étranges, et amoncelés de la manière la plus confuse.

Après avoir passé par une brèche de cette chaîne, le sentier s’était déroulé dans une plaine découverte, où des cultures se voyaient çà et là, et où s’élevaient des piles de rochers et d’énormes blocs solitaires, d’un aspect saisissant.

Près du bivouac où cette marche nous avait conduits, se dressait une de ces piles rocheuses. Sur la plate-forme qui la couronnait, il y avait une mare aux berges abruptes, et dans laquelle, disait-on, un éléphant qui avait été là pour boire s’était noyé. Le fâcheux de l’histoire, c’est qu’il est absolument impossible qu’un éléphant ait pu atteindre le bassin en question : les parois de l’amas qui le supporte sont tellement glissantes et d’une escalade si difficile que, pour visiter la scène où aurait eu lieu cet événement tragique, il fallut quitter mes chaussures et ne conserver que mes bas.

En regagnant le bivouac, je passai dans un endroit où l’on va faire des incantations, pour obtenir de la pluie dans les années trop sèches. Un tas de cendre et un poteau carbonisé marquaient la place où un malheureux avait payé de la vie son impuissance à faire pleuvoir.

La foi à la sorcellerie est une des plaies de cette région. Il n’est pas de maladie, pas de malheur qui ne soit attribué à des sortilèges ou à l’action d’esprits malfaisants, et l’on a recours au magicien dans l’espoir d’être soustrait à la malignité qui produit tous les-maux.

En exploitant tour à tour les espérances et les craintes de ses dupes, le sorcier ne tarde pas à se créer une existence confortable. Mais arrive le jour des revers : un personnage important, le chef ou quelqu’un de sa famille tombe malade ; le magicien est soupçonné, ou accusé par un rival d’avoir jeté un sort à l’affligé ; et à moins qu’il ne prenne la fuite, ou ne parvienne à tourner le flot populaire contre son accusateur, il est saisi, attaché à un poteau et brûlé à petit feu jusqu’à ce qu’il avoue son crime. Alors on entasse les brandons sur lui, et son agonie est promptement terminée.


Collines rocheuses, près d’Ousékhé.

Souvent, pendant le supplice, le magicien, pris d’une sorte de délire, maintient sa réputation et se vante des maux qu’il prétend avoir causés :

« J’ai appelé la mort sur un tel. — J’ai empêché de pleuvoir. — C’est moi qui ai poussé les Vouahoumba à enlever le bétail. »

En mainte circonstance, il croit lui-même au pouvoir qu’on lui prête ; dans tous les cas, il est cru et redouté de ceux qu’il trompe.

La magie blanche, telle que la prédiction de l’avenir, la cure des fièvres, des furoncles, etc., au moyen de talismans et d’incantations, est regardée comme innocente et compte beaucoup d’adeptes. Elle est principalement exercée par des femmes, tandis que les praticiens de la magie noire sont presque tous des hommes.

Il n’est pas rare que la profession soit héréditaire ; mais quand le sorcier est accusé d’avoir agi contre la santé ou la fortune d’un chef, sa famille tout entière est détruite avec lui, afin de prévenir chez ses membres toute idée de vengeance contre l’auteur du supplice.


Rochers près du camp d’Ousékhé.

À Ousékhé, pour nous distraire des ennuis du mhonngo, nous nous amusions à tirer des pigeons, qui, vers le coucher du soleil, venaient boire à peu de distance du camp. Dans ces parties, qui nous permettaient de varier notre menu, le perdant avait pour punition d’emplir un certain nombre de cartouches.

Nous trouvions aussi, dans les fentes des rochers, certains rongeurs dont la chair, ayant le goût de celle du lapin, faisait un fort bon plat. Grâce à la conformation particulière de leurs pieds, ces animaux peuvent s’attacher à la face perpendiculaire des rocs, et y rester comme des mouches accrochées à un mur[39].

Le district d’Ousékhé fut pendant longtemps le plus prospère de l’Ougogo ; mais beaucoup des membres de la caravane, dont nous avons raconté l’extinction, y moururent, et la pluie ne tomba pas dans les deux années suivantes. Ce cas exceptionnel fut attribué par les habitants à une malédiction ; un grand nombre d’entre eux émigrèrent ; et les autres, n’ayant pas de récoltes, furent obligés de tuer la majeure partie de leur bétail. Aujourd’hui, la population revient en foule et recommence à prospérer ; mais les troupeaux sont loin d’avoir repris leur ancienne importance.


Camp d’Ousékhé.

Mes courses dans les environs enflammèrent de nouveau mon malheureux pied, ce qui me condamna à rester immobile pendant plusieurs jours. Murphy, d’autre part, eut un accès de fièvre. Quant à Dillon, il ne s’était jamais mieux porté, et se sentait de force, disait-il, à continuer cette vie sauvage jusqu’à la fin du monde.

Ayant payé le tribut, nous nous remîmes en marche ; et traversant une jungle, nous arrivâmes à l’établissement de Khoko, dont le chef, appelé Mignou-Méfoupi ou Courtes-Jambes, avait la réputation d’être le plus mauvais des tyrans de la contrée. Toutefois le tyran se faisait vieux et n’avait plus la force d’imposer ses exigences ; d’où il résulta que le mhonngo fut réglé sans peine.

Khoko était l’endroit le plus populeux que nous eussions rencontré jusqu’alors. Il consistait principalement en une réunion de temmbés, demeures des indigènes ; mais il y avait, à l’un des bouts de l’établissement, beaucoup de maisons construites par des gens de Bagamoyo, qui avaient fait de cette place leur quartier général. Les grands toits de chaume de ces habitations, bâties comme celles de la côte, donnaient à l’établissement un air à demi civilisé.

Trois énormes figuiers sycomores, situés près du bourg, formaient un point de repère qu’on voyait de plusieurs milles à la ronde. Notre camp fut établi sous la puissante ramée de l’un de ces colosses ; plus de cinq cents hommes y furent largement abrités.

L’un des Vouamrima fixés dans le pays n’apporta une grande boîte à musique qu’il désirait me vendre : ce serait, disait-il, de l’argent bien placé. Mais après avoir joué quelques mesures d’une valse, sur le rythme d’une marche funèbre, la serinette fit entendre un couac et s’arrêta d’une manière définitive : l’axe du volant s’était brisé.

Pendant cette halte, j’eus l’occasion de recueillir quelques détails sur les funérailles des chefs ; voici les renseignements qui m’ont été donnés. On commence par laver le défunt ; je suis étonné de ce qu’une pratique aussi étrangère à ses habitudes ne le rappelle pas à la vie. Il est ensuite placé debout, dans le creux d’un arbre. Chaque jour, les habitants viennent devant cet arbre faire des lamentations, et répandre sur le trépassé de la bière et des cendres jusqu’au moment où le corps se décompose. Ils se livrent en même temps à une sorte d’orgie funéraire.

Le commencement de décomposition arrivé, on met le cadavre sur une plate-forme, où il subit les effets du soleil, de la rosée ou de la pluie, suivant la saison, et où il demeure jusqu’à ce qu’il ne reste plus que les os, qu’alors on enterre.

Autrefois ces funérailles donnaient lieu au sacrifice d’un certain nombre d’esclaves ; mais on m’a affirmé que, depuis longtemps, cette coutume n’existe plus.

Les cadavres des gens ordinaires sont tout simplement jetés dans le fourré voisin pour y être dévorés par les bêtes de proie.

Beaucoup de Vouahoumba, qui ont à peu près renoncé aux habitudes nomades de leur race, sont établis dans les environs de Khoko ; ils y soignent le bétail des indigènes, qui s’occupent plus particulièrement d’agriculture.


Figuiers sycomores près de Khoko.

La tribu à laquelle ils appartiennent forme une branche de la grande nation des Masaïs, et habite immédiatement au nord de l’Ougogo.

Les Vouahoumba possèdent de nombreux troupeaux et n’ont pas d’habitations fixes. Ils vont d’un lieu à un autre, à la recherche des pâturages, et se font pour la nuit des cabanes formées d’un clayonnage de menues branches, qu’ils recouvrent d’une ou deux peaux de vaches dépouillées de leur poil et assouplies.

Leur régime se compose entièrement de laitage et de viande : lait mélangé avec du sang, viande qu’ils dévorent à peu près crue.

Les seules armes qu’ils emploient sont des lances à la fois courtes et massives, impropres au jet, et des épées à deux tranchants pareilles au glaive des légions romaines. Ils ont avec cela un énorme bouclier, le même que celui des Vouadirigo.

Ainsi que le fait pressentir la nature de leurs armes, les Vouahoumba sont plus braves que leurs voisins, et se font très redouter comme voleurs de bétail. Ils ne reconnaissent qu’à eux seuls, et aux autres membres de la famille des Masaïs, le droit de posséder des bêtes bovines ; d’où il résulte que, pour eux, la prise de toutes celles qu’ils rencontrent est légitime.

Deux milles seulement séparent le territoire de Khoko de celui du Mdabourou, district ainsi nommé d’un large et profond noullah, où, même par les temps les plus secs, on trouve de grandes auges remplies d’eau. À l’époque des pluies, c’est une rivière impétueuse qui se précipite vers le Loufidji, dont elle est un des principaux tributaires.

Un indigène, qui me parut plus intelligent que les autres, m’a dit avoir descendu le Mdabourou jusqu’à sa jonction avec le Rouaha, comme on appelle le Loufidji dans sa partie supérieure. Il ajouta que le Rouaha n’était lui-même qu’une simple chaîne d’étangs pendant la saison sèche ; mais que dans la saison pluvieuse il devenait une grande rivière. Les questions que je posai à cet homme au sujet de ces cours d’eau, et la netteté de ses réponses, me donnent tout lieu de croire à sa véracité.

Sur la route que nous suivions, les champs étaient séparés les uns des autres, ainsi que du sentier, par de grossières palissades ; la culture paraissait faite avec beaucoup plus de soin que dans les autres provinces.

Pendant cette marche, un de nos porteurs déserta avec sa charge : affaire pour nous très sérieuse, car le haut prix des denrées et le payement du tribut faisait fondre rapidement notre étoffe.

Les temps étaient bien changés depuis le passage de Burton. À cette époque, on avait dans l’Ougogo soixante-quatre rations pour un doti ; avec la même somme, je n’ai jamais pu en obtenir au delà d’une vingtaine, et rarement plus de dix. Les œufs étaient un luxe inabordable ; le beurre, le lait et le miel, d’un prix exorbitant. En n’évaluant le doti qu’au chiffre de Zanzibar, ces denrées étaient plus chères qu’en Angleterre ; et la plus stricte économie devenait indispensable. Perdre un ballot était donc une chose grave. J’envoyai Bilâl avec six soldats à la poursuite du déserteur, et fis requérir le chef du Mdabourou de nous seconder dans notre recherche ; mais efforts stériles : nous ne retrouvâmes ni le voleur ni l’étoffe.

Dans l’après-midi, un chef, accompagné de sa suite, vint nous voir et demeura pendant deux heures accroupi dans ma tente, ce qui n’eut rien d’agréable, le personnage étant couvert des pieds à la tête d’un enduit de beurre rance.

Il me dit qu’ayant été à Zanzibar, il avait déjà vu des blancs et connaissait quelques-uns de leurs usages ; que néanmoins, puisqu’il en était venu dans son pays, il désirait faire avec eux plus ample connaissance et regarder tout ce qu’ils possédaient. Je le mis à même de contenter son désir. Les objets qu’il avait déjà eu l’occasion de voir attirèrent peu son attention ; mais il examina chaque nouveauté avec soin et jusque dans les plus petits détails.

Je lui montrai des images d’animaux ; il en reconnut quelques-uns, et regarda invariablement au dos de la gravure, pour voir ce qui s’y trouvait ; il me dit alors qu’il ne considérait pas ces images comme étant finies, puisqu’elles ne donnaient la ressemblance que d’un côté de la bête.

Il n’en fut pas moins enchanté de sa visite, et décida que nous devions rester dans le pays trois ou quatre jours de plus, afin que ceux qui n’avaient jamais vu d’hommes blancs, et qui désiraient les connaître, pussent venir nous regarder.

Si agréable que fût cette idée pour les indigènes, elle nous parut peu flatteuse. Passer à l’état de ménagerie ambulante, pour le plaisir des Vouagogo, ne nous allait pas du tout. L’entrée n’était pas seulement libre ; elle se faisait à nos dépens, obligés que nous étions par les spectateurs, d’acheter la permission de nous laisser voir.

Comme nous entrions dans le Mdabourou, il y arrivait une caravane appartenant à Séïd Ibn Sélim el Lammki, gouverneur de l’Ounyanyemmbé ; elle portait de l’ivoire à la côte pour en acheter de la poudre destinée à servir contre Mirammbo. Quelques-unes des dents de la cargaison étaient si grosses, qu’il fallait deux pagazis pour chacune d’elles. On se figurera leur pesanteur en se disant que la charge d’ivoire d’un Mnyamouési est de cent vingt livres.

Ceux qui portent ces poids énormes se contentent du salaire des autres ; mais ils requièrent double et triple ration, et ils obligent le chef de la caravane à s’arrêter quand ils le demandent.

Parmi les voyageurs qui s’étaient mis à la remorque des gens d’Ibn Sélim, était Abdoul Kader, le tailleur hindou qui avait accompagné Stanley. Il se rendait à la côte avec l’espoir de retourner dans son pays. Depuis qu’il avait quitté son maître, il avait toujours été malade, disait-il, et avait bien juste assez de force pour marcher. Sans les Arabes qui l’avaient assisté pendant tout le temps de sa maladie, il serait mort de faim ; et comme il ne pouvait pas travailler, qu’il était dans la misère et sujet de la Grande-Bretagne ; je lui donnai quatre dotis (huit brasses d’étoffe), pour l’aider dans son voyage.

Nous apprîmes, par les indigènes, que les Vouanyamouési qui nous avaient quittés à Mvoumé, et qui, après avoir été sous notre protection, avaient donné leur concours à nos déserteurs, répandaient le bruit que nous les avions volés et cherchaient à soulever le pays contre nous, prouvant ainsi pour la seconde fois qu’ils n’avaient aucun soupçon de la gratitude. Plus tard, un de leurs chefs n’en eut pas moins l’audace de se présenter dans notre maison, et de demander un cadeau sous prétexte que nous étions d’anciennes connaissances.

Tout d’abord les Vouagogo n’avaient pas une très haute opinion de nos armes. « Vous vous fiez, disaient-ils à des fusils qui, une fois déchargés, ne servent plus à rien ; les gens qui ont des lances peuvent alors vous anéantir. » Mais quand ils furent initiés au mystère des fusils se chargeant par la culasse, et des baïonnettes fixées au bout des sniders, ils baissèrent de ton et reconnurent qu’il serait dangereux de nous attaquer, à moins d’être en nombre considérable.

Nous profitâmes de la caravane d’Ibn Sélim pour expédier nos lettres ; puis, ayant acquitté le mhonngo, nous nous dirigeâmes vers le Mgounda Mkali ; c’était le 18 juillet. La traversée de l’Ougogo, seulement pour le tribut, nous avait coûté soixante-dix-sept brasses d’étoffe de couleur[40], plus de quatre cents brasses d’étoffe ordinaire (kaniki et méricani), un rouleau de fil de cuivre et trois livres de perles : ce qui, évalué au prix de la côte, montait à cinq cents dollars, et dans l’Ougogo valait près du double. Mais le pays du tribut était maintenant derrière nous.

CHAPITRE VIII


Le Mgounda Mkali. — Un malentendu. — Rétablissement de la paix. — Réjouissances — Le Maboungourou. — Poursuite inattendue. — Agriculture. — Peuplade intelligente et laborieuse. — Djihoué la Sinnga. — Mendiants complimenteurs. — Salves à la nouvelle lune. — Haine des serpents. — Trappes. — Marche en pays aride. — Pays incendié. — Un paradis de chasse. — Village bien fortifié et chef bien habillé. — Découverte d’un repaire de voleurs. — Une source hantée. — Attaque des rougas-rougas.


Lorsque, en 1857, Burton et Speke arrivèrent dans le Mgounda Mkali — nom qui signifie Plaine ardente, — le défrichement n’était qu’au début ; l’eau était rare, et de Mdabourou à Kazeh on ne trouvait de provisions qu’à une seule place. Les caravanes ne passaient qu’à force de tirikésas ; et il n’était pas une d’entre elles qui pût franchir ce lieu embrasé sans y perdre beaucoup de porteurs.

C’est maintenant tout autre chose. Les Vouakimmbou, gens de l’un des districts de l’Ounyamouési, chassés de leur territoire par la guerre, ont attaqué la jungle, trouvé de l’eau, défriché de grands espaces qu’ils ont mis en culture, et aujourd’hui, sous la domination de l’homme, cette plaine brûlante est fertile. Quelques-uns des champs les plus féconds, des lieux les plus paisibles de l’Afrique, se rencontrent là, où naguère on ne trouvait qu’un hallier n’abritant que des animaux sauvages.

Après avoir traversé deux ou trois défrichements, croisé quelques nappes d’eau couvertes de nénufars jaunes, nous nous arrêtâmes près de deux bourgades, situées en pleine jungle, à trois mille neuf cent trente-huit pieds (onze cent quatre-vingt-dix-sept mètres) au-dessus du niveau de la mer ; le pays continuait à s’élever rapidement.

Le lendemain, nous eûmes bientôt gagné Pourourou, village construit dans une vallée pittoresque, et où notre intention était de ne passer que le temps nécessaire pour acheter des vivres. Mais il n’y avait pas un quart d’heure que nous étions arrivés, lorsque je vis nos hommes saisir leurs fusils, en criant qu’on allait se battre.


Un village de l’Ounyamouési.

Prenant nos raïfles, nous courûmes au village, que nous trouvâmes en état de défense : les portes étaient closes et des canons de fusil, mêlés à des lances, traversaient l’estacade. Une seule balle, partie accidentellement, eût fait naître un combat dont les conséquences auraient été désastreuses ; car les villageois, abrités par leur enceinte, tiraient sur nous à coup sûr, et au premier de nos gens qu’ils auraient blessés, tout le reste des nôtres aurait pris la fuite.

Afin de prévenir ce malheur, je fis repartir nos hommes pour l’endroit où ils se trouvaient le matin ; puis j’envoyai Issa demander au chef quelle était la cause de la mesure qu’il avait prise. Le chef répondit que l’un de nos guides (celui qui était venu de Bagamoyo avec Murphy) avait emporté de son village une certaine quantité d’ivoire, qu’on lui avait remise pour être échangée contre de la poudre, et qu’il n’avait pas fait la commission.

Ce n’était pas la faute du guide. Défense avait été faite à Zanzibar de livrer de la poudre aux gens de l’Ounyamouési, tant que les Arabes seraient en guerre avec Mirammbo ; et, en raison de sa nationalité, notre homme n’avait pas pu remplir son engagement. Il reconnaissait la dette, et avait offert de la payer en cotonnade ; mais la valeur de ses offres n’avait pas semblé équivalente à celle de l’ivoire qu’il avait reçue. Le chef et le conseil avaient voulu discuter l’affaire avec lui ; l’explication avait été vive ; les camarades y avaient pris part, il y avait eu insulte : d’où les préparatifs de combat.

Sur ma promesse d’instruire l’affaire et de donner gain de cause à qui de droit, la paix fut immédiatement rétablie, et le chef nous introduisit dans son village, qui était parfaitement tenu. L’enceinte, forte palissade entourant l’ensemble des cases — de longues bâtisses rectangulaires à toit plat, — n’avait que deux entrées. Sur chacune des portes s’élevait un fort muni d’une provision de grosses pierres, destinées, en cas d’attaque, à être jetées sur les assaillants.

Après un instant de conversation, le chef nous parla d’envoyer chercher du pommbé, que nous refusâmes, voulant regagner nos tentes le plus tôt possible ; il était trop tard pour continuer la route, et on avait dressé le camp.

Le chef nous laissa partir ; mais à peine étions-nous rentrés, que nous le vîmes apparaître avec une demi-douzaine d’individus chargés d’énormes pots de bière, qu’ils placèrent devant nous, après y avoir porté les lèvres pour nous montrer qu’il n’y avait pas de poison et que nous pouvions boire sans crainte.

Ayant découvert que notre Kiranngosi, qui plaidait la pauvreté, avait assez d’étoffe pour satisfaire à la requête du village, requête dont il connaissait le bien fondé, je lui fis payer sa dette.

Cette conclusion mit tout le monde en liesse ; et la tambourinade, les chants, la danse et l’orgie durèrent jusqu’au matin.

Le lendemain, à sept heures, nous étions en marche dans un pays boisé, où les blocs et les affleurements de granit en large nappe étaient nombreux, et dont les pentes, gravies par la route, portaient de petites collines rocheuses.

Vers dix heures, nous rencontrâmes un charmant zihoua, où nous fîmes halte pour déjeuner. Les papillons, qui dans une contrée aride, ainsi que je l’ai toujours observé, indiquent le voisinage de l’eau, étaient en fort grand nombre autour de ce joli étang ; je comptai parmi eux dix espèces différentes.

À deux heures la route fut reprise ; et continuant à cheminer en pays rocailleux, nous atteignîmes le Maboungourou vers la fin du jour. Même alors, en temps de sécheresse, c’était presque une rivière : de longues sections d’un ou deux milles étaient remplies d’eau, et seulement séparées les unes des autres par des bancs de sable ou des barres rocheuses de cinquante à cent yards. Ces canaux avaient une largeur de quatre-vingt-dix pieds, et la trace des crues s’étendait à deux cents pas de chaque côté de leurs bords.

Néanmoins, je ne crois pas que le Maboungourou, même à l’époque des pluies, soit un cours d’eau permanent : traversant un pays de roche qui n’absorbe qu’une faible quantité d’eau, il ne doit avoir que des flux torrentiels, rapidement écoulés. C’est l’affluent le plus occidental du Rouaha ou Roufidji supérieur[41].

Nous échangeâmes sur la route quelques paroles avec une caravane descendante, et j’acquis la certitude que Livingstone n’était pas revenu à Kouihara. L’individu qui nous avait donné la nouvelle de son retour avait été mal informé.

Des pistes nombreuses de grands animaux furent rencontrées dans cette marche, ainsi que les os de bêtes sauvages, notamment le crâne d’un rhinocéros de grande taille, animal qu’on voit fréquemment dans cette région.

La marche du jour suivant — également double étape — eut lieu dans un pays très cultivé et dont la population, au dire des indigènes, avait été beaucoup plus dense. On rapportait qu’une bande de brigands de l’Ounyamouési avait saccagé ce district, il y avait de cela deux ou trois ans, et avait détruit un grand nombre de bourgades.

Nos gens semblaient heureux d’approcher du terme de la première partie du voyage ; pendant toute la marche du soir, les Kiranngosis chantèrent une espèce de récitatif, dont le refrain était repris en chœur par toute la caravane et de manière à produire un effet agréable.

Dillon et moi nous prîmes les devants avec l’espoir de nous mettre en chasse ; mais les gens du voisinage avaient fait une battue, et bien qu’on vit partout des pistes fraîches de buffles et d’antilopes, il ne restait plus de gibier.

Nous fîmes dresser le camp au bord d’un petit zihoua, niché dans l’herbe et couvert de nénufars blancs, rouges et jaunes.

Comme les bœufs n’étaient pas chers, j’en achetai un pour nos hommes. La bête échappa à ceux qui l’amenaient, prit le galop et s’enfuit d’une course furieuse ; il fallut la chasser et la tuer à coups de fusil.

C’était vers le Djihoué la Sinnga, la Roche à l’herbe molle, que nous nous dirigions le lendemain. La route traversait un défrichement qui s’étendait à perte de vue et dans lequel se trouvaient des villages populeux, de nombreux troupeaux, de grands espaces cultivés.

Tous les villages étaient pourvus d’estacade, tous les champs entourés de fossés profonds et de levées bien faites ; à un endroit, nous avons même vu des essais d’irrigation.

La culture de ces champs, soigneusement labourés, doit exiger beaucoup de travail et de persévérance. Tout le sol est d’abord remué à la pioche et mis en larges billons avec la houe, billons qui, pour la prochaine récolte, seront retournés complètement, de telle manière que les ados de l’année deviennent le sillon de l’année suivante.

Pas un des villages dans lesquels nous entrâmes qui ne fût d’une propreté et d’une tenue remarquables. Partout nous vîmes des cases bien faites et d’une construction surprenante, si l’on considère l’insuffisance des matériaux et des moyens dont les ouvriers disposent. En vérité, à part leur ignorance du livre, les habitants de ce district ne sauraient être regardés comme occupant une place inférieure dans l’échelle de la civilisation.

Nous traversions alors la ligne de faîte qui sépare le bassin de Roufidji de ceux du Nil et du Congo.

Retardés par un Kiranngosi stupide, qui nous fit longer les deux côtés d’un triangle, nous n’arrivâmes qu’à deux heures, tandis que ceux de nos hommes qui avaient pris la route directe avaient gagné le camp à midi.

Djihoué la Sinnga est un endroit prospère, où des Vouamrima de Bagamoyo se sont établis comme marchands. Plusieurs de ces derniers vinrent nous voir. Ils nous exprimèrent la haute estime qu’ils avaient pour nous : leur respect nous mettait au niveau de Saïd Burgash, leur propre sultan. C’est pourquoi ils insinuèrent que nous ne pouvions pas leur refuser le papier, la poudre, le fil, les aiguilles dont ils avaient besoin, et que, sans nul doute, ils pensaient nous avoir honnêtement payés avec leurs flatteries.

L’un de ces hommes nous dit qu’il était allé au Katannga, et que les Portugais avaient établi en cet endroit un commerce régulier d’ivoire, de sel et de cuivre.

Nous passâmes deux jours à Djihoué la Sinnga pour acheter du grain, qui, nous l’espérions, nous conduirait jusqu’à l’Ounyanyemmbé ; et dans cette halte, l’apparition de la nouvelle lune nous causa quelque ennui.

Pour célébrer cet événement selon la coutume mahométane, nos askaris commencèrent une fusillade qu’ils refusèrent de cesser quand on le leur commanda. L’un d’eux, auquel je m’étais personnellement adressé, déchargea son fusil malgré ma défense. Je le fis désarmer et lui annonçai qu’il serait puni le lendemain. Un autre me dit alors que je ferais mieux de les punir tous ; car c’était leur coutume de saluer la nouvelle lune, et qu’ils entendaient la suivre. Je le fis également désarmer.

Ce n’était pas seulement au point de vue de l’économie des munitions que je défendais cette fusillade : elle était fort dangereuse ; pas un des tireurs ne s’inquiétait de la direction du coup ; les fusils étaient déchargés à l’aventure, et les balles sifflaient d’un bout à l’autre du bivouac. J’étais donc bien décidé à mettre un terme à cette pratique pleine de péril.

Le 26 juillet, quand il fallut partir, il se trouva que les askaris que j’avais fait désarmer avaient pris la fuite ; quelques porteurs avaient également disparu. L’un de ceux-ci était d’une probité exceptionnelle ; car il avait eu la délicatesse de louer un homme pour le mettre à sa place.

Ce jour-là nous traversâmes deux petites rangées de collines rocheuses, ensuite une forêt, puis une jungle où s’élevaient beaucoup de palmiers (des borassus flabelliformis) ; et ne fut qu’au coucher du soleil que nous nous arrêtâmes : nous n’avions pas gagné l’eau.

Plusieurs antilopes, ainsi qu’un lémur, avaient été aperçus pendant la marche ; Issa et Bombay avaient vu passer douze éléphants.

Tout à coup on entendit crier qu’un serpent était dans le bivouac. L’excitation fut extrême ; chacun tomba à coups de bâton sur le reptile, et quand j’arrivai, l’écrasement était si complet qu’il ne fut pas possible de découvrir si l’animal était d’espèce dangereuse où non.

D’après nos hommes, la morsure de ce serpent était mortelle ; mais l’idée que tout reptile est venimeux prévaut ici, comme parmi les Européens de classe ignorante, et, à cet égard, l’assertion de nos hommes n’est d’aucune valeur.

Kipéreh, l’endroit que nous aurions voulu atteindre pour jouir de son eau limpide, fut gagné le lendemain, après deux heures de marche. Là, une dispute s’éleva entre nous et nos gens. Il était encore de bonne heure ; les naturels nous assuraient qu’il y avait de l’eau à peu de distance, et nous voulions continuer la route. Le Kiranngosi affirmait, au contraire, que nous ne trouverions pas d’eau ce jour-là. Comme je le soupçonnais de paresse, et que les dispositions des indigènes ne me semblaient pas nous être favorables, je fis reprendre la marche ; mais au bout d’un mille nos gens arrêtèrent. Il fallut accorder la halte.

Je pensai que l’occasion était bonne pour appeler devant moi tous nos askaris, et pour les chapitrer sur leurs devoirs, dans l’espérance de les faire rentrer en eux-mêmes et se mieux comporter à l’avenir.

La halte devant être longue, j’allai avec mon chien faire un tour dans le voisinage. Des palissades bien construites et des trappes à gibier attirèrent mon attention. L’une de ces fosses, placée dans la brèche d’une palissade, était si habilement dissimulée, que bien que je fusse sur mes gardes, je ne vis là qu’un passage vers lequel j’allai tout droit. Par bonheur, au moment où j’arrivais à la brèche, Léo sauta devant moi et découvrit le piège en y tombant, me sauvant ainsi d’une très mauvaise chute. La fosse était si profonde que j’eus beaucoup de peine à en retirer mon pauvre chien ; et quand il fut dehors, je ne fus pas moins surpris que joyeux de le retrouver sain et sauf.

Remis en marche après la méridienne, nous traversâmes péniblement une alternance de jungle et de prairie, dont l’herbe avait été brûlée par places, et où le charbon en poudre et la cendre nous emplissaient la bouche, le nez, les oreilles, la gorge, rendant mille fois plus pénibles les tortures de la soif.

Le soleil disparut, et il était près de huit heures quand nous découvrîmes le reste d’un étang fangeux, boue liquide dont il fallut nous contenter.

Nous avions évidemment été trompés par les indigènes, qui l’avaient fait à plaisir, et notre guide avait eu raison d’insister pour s’arrêter près du village ; nous étions obligés de le reconnaître.

Le lendemain matin, peu de temps après le départ, une eau passablement claire fut aperçue dans l’une des cavités d’un lit de granit. À l’instant même, les pagazis jetèrent leurs charges ; et en un clin d’œil une masse confuse de créatures humaines, de chiens et d’ânes, couvrit l’abreuvoir, tous buvant à la fois.

On peut se faire une idée de notre vie quotidienne par ces quelques pages de mon journal :

« 28 juillet 1873. — Partis à sept heures pour Ki Sira-Sara, où nous sommes arrivés à onze heures et quart.

« Toujours le même pays : çà et là de grands rochers sur un fond sableux ou sur un terreau noir qui, l’un et l’autre, reposent sur le granit. Des bois sans fourré ; de temps en temps de petites plaines découvertes. Beaucoup de pistes ; aucun gibier visible.

« En sortant du bivouac, nous avons trouvé de l’eau dans une nappe de granit. Quel bienfait si nous avions connu plus tôt ce bassin ! L’eau que nous avons bue hier était si épaisse que nos gens, par dérision, l’appelaient du pommbé.

« Presque plus d’herbe dans la forêt ; elle a été brûlée ; tous les camps ont subi le même sort. Les caravanes se remettent en marche sans éteindre leurs feux, la moindre brise transporte les étincelles, et jusqu’au loin l’herbe est en flammes. On traverse des milles et des milles sur un lit de cendre aussi noir que le — je ne peux pas dire que mon chapeau ou mes bottes : l’un est blanc, les autres sont brunes.

« Un de nos baudets est mort cette nuit d’une fièvre lente, qui semble particulière aux ânes de la côte. Ceux de l’Ounyamouési vont à merveille.

On supposait qu’à l’endroit où nous sommes l’eau était rare ; mais en creusant aux environs des tentes, nous en avons trouvé a deux pieds de profondeur. J’imagine que, dans ce pays-ci, elle repose de tous côtés sur le granit, qui partout est près de la surface du sol ; la quantité d’eau du ciel que n’enlève pas l’évaporation est nécessairement absorbée, puisqu’il n’y a pas de drainage.

« Un autre porteur a déserté cette nuit ; c’est fort bien de sa part ; il nous fait gagner l’étoffe qu’il aurait reçue dans quelques jours.

« Des voyageurs venant de l’Ounyanyemmbé nous ont dit qu’il y avait beaucoup de brigands sur la route, et que pour ne pas être volé il fallait faire bonne garde.

« Ces gens nous ont parlé d’un chemin qui gagne l’Oudjidji en vingt-cinq marches ; mais il y a quatorze de ces étapes en pleine solitude. L’ennui serait d’avoir à porter des vivres pour toute la durée de ce trajet solitaire ; autrement, il serait beau de gagner le lac en cinq semaines. Je pense que j’essayerai ; je me procurerai des ânes ; et avec eux, où le pâturage et l’eau ne manquent pas, tout va bien. »

« 29 juillet. — Une nouvelle désertion nous à retenus jusqu’à huit heures passées.

« Vers midi, nous avons trouvé des mares, qui, dans la saison pluvieuse, feraient partie d’une rivière, à ce que prétendent les indigènes ; mais comme toutes les indications du terrain annoncent que, dans ladite saison, tout le pays est inondé, et qu’on ne voit pas de canal, je pense que les mares en question ne constituent jamais qu’un étang de forme étroite et longue.

« L’un de nos porteurs a tué un zèbre ; il ne l’a eu qu’après une longue rampée.

« Dillon et moi nous nous sommes mis en chasse. Nous avons vu plusieurs bandes d’antilopes ; entre autres une harde de mimmbas, c’est-à-dire de gnous, sur laquelle nous avons déchargé nos raïfles. Bien que ce fût de très loin, je crois que nos deux coups ont porté, car les deux balles ont fait explosion et n’ont pas fait jaillir de sable. Toujours est-il que les gnous ont pris la fuite et disparu avec la rapidité de l’éclair.

« Non seulement le gibier abonde, mais il est d’une grande variété ; on voit des pistes et des laissées d’animaux de toute sorte. Pour un homme qui aurait des loisirs, ce pays serait un paradis de chasse.

« De retour au camp, nous y avons trouvé le chef d’une caravane dont on nous a parlé à Ki Sara-Sara. C’est un magnifique Arabe, un vieillard à barbe tout à fait blanche, mais qui est solide sur ses jambes et aussi vif qu’un chaton. Il nous a dit que tous les traitants sont à la poursuite de Mirammbo, qui a perdu son dernier village et qui est maintenant traqué dans la forêt. Taborah est désert ; nous n’y trouverons qu’un infirme.

« Marche de sept milles au nord-ouest. »

« 30 juillet. — Partis à un peu plus de sept heures. Je me suis jeté dans le bois avec Issa, cherchant du gibier, tout en longeant la route ; mais nous étions sous le vent, et nous n’avons vu que des singes et deux antilopes : celles-ci hors de portée.

« Trois ou quatre heures de vaine recherche m’ont paru suffisantes ; j’ai regagné le sentier, pris mon fusil de chasse, au lieu du pesant raïfle que j’avais eu jusque-là, et j’ai tué deux ou trois oiseaux.

« Peu de temps après, j’ai vu accourir plusieurs de nos askaris, tout en émoi : ils pensaient que mes coups de feu étaient dus à la rencontre de Vouatouta, gens fort redoutés, ou bien à celle d’une bande de rougas-rougas, brigands de races diverses.

« Je m’empressai de rejoindre la caravane, qui était dans le plus grand trouble. Explication donnée, elle s’est remise en marche ; et à une heure nous avions atteint le premier village de l’Ourgourou, près duquel nous sommes établis.

« À peine avait-on dressé les tentes qu’un homme est venu, de la part du chef du district, nous dire que son maître, à qui les Arabes de Taborah avaient recommandé de nous faire bon accueil, voulait savoir pourquoi je m’étais arrêté juste au moment d’atteindre sa capitale, qui n’était qu’à une demi-heure plus loin. J’ai fait répondre au chef que nous étions trop fatigués pour repartir ; mais qu’ayant besoin de vivres, j’irai demain à son village pour en acheter.

« Le pays semble très fertile. En creusant dans les dépressions à deux ou trois pieds de profondeur, on trouve toujours de l’eau, qui, partout, est voisine de la surface du sol. »

« 31 juillet. — Ce matin, à sept heures et demie, nous nous mettons en marche ; à huit heures nous étions arrivés. Le village est grand, bien tenu et entouré d’une estacade. Entre la résidence du chef et les autres demeures il y a une séparation, ainsi qu’entre les cases et les ouvertures de l’enceinte. De pesants madriers, taillés à la hache dans le tronc d’un gros arbre, ferment les portes du bourg, qui ne laissent passer qu’une personne à la fois et qui s’ouvrent au fond d’un couloir ayant la forme d’un grand U allongé. Les flancs de ce goulet sont percés de meurtrières, à l’usage des lances et des flèches ; et il serait dangereux pour l’ennemi de vouloir forcer le passage.

« D’autres portes (celles du mur extérieur des cases faisant partie de l’enceinte) ont pour fermeture des espèces de herses, solidement construites : de lourdes poutrelles ont, à leur extrémité supérieure, des trous dans lesquels est passé le linteau de la porte. Quand celle-ci est ouverte, les poutrelles sont relevées et tournées à l’opposé du chemin ; quand elle est close, la partie inférieure de la herse s’abute contre une pièce de bois transversale, solidement fixée, et contre laquelle elle est maintenue par un étai mobile placé intérieurement.

« Le chef, qui nous a paru d’une teinte moins foncée que la plupart de ses sujets, était en grande toilette ; je n’ai pas encore vu d’indigène aussi richement vêtu. Il portait un élégant diouli[42] indien et un sohari de Mascate[43]. Ses jambes étaient chargées de lourds anneaux de cuivre et de spirales de fil de laiton ; des bracelets d’ivoire ornaient ses bras et ses poignets ; et à son collier de poil d’éléphant, artistement entouré de fil métallique, pendait, en guise de médaillon, le fond d’un coquillage apporté de la côte et limé jusqu’à être parfaitement lisse et blanc. Ce dernier bijou s’appelle kionngoua ou vionngoua[44].

« Ici, le grain n’est pas cher ; nous l’avons payé une choukka les dix koubabas[45]. Les gens élèvent beaucoup de pigeons ; ils ont des moutons et des poules, mais en petit nombre.

« Des visiteurs se sont pressés toute la journée dans nos tentes ; ils y ont laissé des témoignages vivants de leur présence. »

Le 1er août, nous nous remettions en marche ; et après une longue étape dans une forêt très giboyeuse, nous arrivions à Simmbo.

Murphy avait rencontré une girafe ; dans son étonnement, il n’avait pensé à faire usage de son raïfle qu’au moment où l’animal était hors d’atteinte.

D’autre part, en traversant une clairière couverte d’herbe, Dillon et moi nous avions vu des buffles ; mais le troupeau avait flairé la caravane et pris la fuite, avant que nous l’eussions rejoint d’assez près pour le tirer.

Nous étions alors entrés sous bois, chacun d’un côté de la route. Les antilopes étaient en grand nombre. J’en frappai une, qui alla mourir dans un fourré d’épines, un hallier inextricable où elle fut perdue pour nous.

Les perdrix et autre gibier plume des jungles abondante ; à un endroit je fis partir une bande de pintades si nombreuse que le ciel en fut obscurci ; malheureusement je n’avais que des balles explosibles et des cartouches à balle.

Tout en vaguant de la sorte, battant le fourré, j’arrivai à une estacade ayant des parties couvertes — une espèce de blockhaus. L’idée me vint tout à coup que ce pouvait être un lieu de halte d’une bande de rougas-rougas, qui parcourait le pays, bande contre laquelle on nous avait mis en garde. Je n’avançai donc qu’avec la plus grande précaution ; et rien n’annonçant que l’endroit fût habité, j’allai jusqu’à la porte. Un coup d’œil jeté dans l’enceinte me fit voir une quantité de marmites et d’ustensiles de cuisine, près d’un foyer dont les tisons fumaient encore et autour duquel gisaient les débris d’un repas récent.

Cette vue confirmant mes soupçons, je m’éloignai aussi furtivement que je m’étais approché. Inutile de dire que je ne chassai plus, craignant d’attirer l’attention des bandits par mes coups de feu et d’être chassé à mon tour.

C’était bien un repaire de rougas-rougas, j’en ai eu plus tard la certitude. Si les brigands avaient été au gîte, rien n’aurait pu me sauver ; et ils n’étaient partis que pour aller s’embusquer sur la route que nous devions suivre.

Sortis du fourré, j’eus bientôt rejoint mes hommes. Peu de temps après, nous étions à Maroua, lieu où s’arrêtent les caravanes et qui est l’objet de curieuses superstitions. La place du camp se trouve au milieu d’énormes rochers. Pour avoir de l’eau — on ne pourrait pas en obtenir ailleurs — il faut creuser au pied de l’un des plus gros de ces rocs. Celui-là couvre, dit-on, le site d’un village sur lequel il est tombé, écrasant toute la population ; depuis lors la place est hantée par les spectres des victimes.

Si l’on parle de la source avec peu de respect, si, au lieu de la qualifier de maroua, qui est le titre des boissons enivrantes — pommbé, vin de palme, etc., — on la traite simplement de madji, comme on appelle l’eau ordinaire ; si l’on passe auprès d’elle avec des bottes, ou si un coup de feu est tiré dans son voisinage immédiat, les esprits l’arrêtent subitement.

Ceux qui prennent de l’eau à cet endroit ont coutume de jeter dans le puits qu’ils viennent de faire un peu de verroterie ou de cotonnade, offrande propitiatoire aux esprits gardiens de la source. Comme je refusais de me conformer à cette règle, le vieux Bombay, craignant quelque désastre, si les rites n’étaient pas accomplis, fit lui-même les frais du sacrifice.

Dans la soirée, nous fûmes rejoints par des Vouanyamouési chargés d’ivoire et de miel et qui retournaient chez eux.

Une longue étape se trouvant en face de nous, je réveillai le camp à trois heures du matin. Mais pour ne pas avoir à prendre leurs charges dans l’obscurité, nos gens allèrent se cacher dans la jungle ; et il était plus de cinq heures lorsque nous partîmes.

Quand on fut bien en marche, nous quittâmes le sentier, Dillon et moi, avec l’espoir de remplir la marmite. Notre espoir fut déçu : quelques antilopes, beaucoup trop éloignées, et deux lions qui, à six cents pas de nous, regagnaient tranquillement leur retraite, furent les seules bêtes que nous aperçûmes.

Ne pouvant rien tuer, nous rejoignîmes la caravane. Elle s’arrêta pour déjeuner au bord d’un petit zihoua, que l’on nous avait dit complètement à sec, et où il y avait encore de l’eau.

Pendant que nous nous reposions, les Vouanyamouési nous quittèrent. Bientôt, à notre grande surprise, nous les vîmes revenir en toute hâte et à la débandade, rapportant que des rougas-rougas les avaient attaqués, leur avaient pris leur ivoire, leur miel, blessé un homme et enlevé deux femmes. Ils ajoutèrent que les bandits nous guettaient au passage et qu’il fallait être sur nos gardes.

Cet avis nous fit resserrer la caravane, distribuer les soldats à intervalles égaux sur les flancs de la colonne ; enfin prendre les mesures nécessaires pour résister à l’ennemi.

À cinq heures, trouvant un zihoua d’une certaine étendue, nous nous arrêtâmes. Le camp fut entouré d’une fortification d’épines et adossé au bord même du zihoua pour n’être pas séparé de l’eau, en cas d’attaque.

Peu de temps après le coucher du soleil, quelque flèches tombèrent dans notre enceinte ; nous leur répondîmes par deux ou trois coups de feu envoyés à des formes sombres qu’on apercevait au dehors, et notre repos ne fut plus troublé.

Remis en marche au point du jour, nous traversâmes le lit desséché d’une rivière qui sépare nominalement l’Ourgourou de l’Ounyanyemmbé. Aussitôt nous vîmes des champs ; puis des villages ayant triple ceinture : estacade, fossé, talus planté d’euphorbes.

Le camp fut dressé à Itourou ; encore un jour, et nous serions à Kouiharah, où se terminerait la première section de la traversée de l’Afrique. J’envoyai le jour même des messagers au gouverneur de la province pour l’informer de notre arrivée, l’étiquette exigeant qu’il en soit ainsi avant d’entrer dans un établissement arabe.

CHAPITRE IX


L’Ounyanyemmbé. — Visites. — Extrême hospitalité. — Mirammbo. — Origine de la guerre. — Garnison de l’Ounyanyemmbé. — Atrocités. — Enlèvement de nos pagazis. — Une lettre de Baker. — Communication avec Mtésa. — Obstacle à sa conversion au mahométisme. — Outrage fait à un pagazi. — Mutinerie des soldats. — Désagréments de la situation. — Embarras. — Fièvre et cécité. — Désertion des porteurs. — Dépense qui en résulte. — Bonté des Arabes. — Vente à l’enchère. — Vente d’esclaves. — Nouvelle de la mort de Livingstone.


En réponse à la notification de notre arrivée, je reçus, le lendemain matin, une lettre du gouverneur, Séid Ibn Sélim, qui nous invitait à déjeuner avec lui, et mettait à notre disposition, pour tout le temps de notre séjour dans l’Ounyanyemmbé, la demeure qu’il avait déjà prêtée à Stanley et à Livingstone.

Il nous attendait à sa résidence de Kouikourouh, dont nous prîmes immédiatement le chemin. Nous y trouvâmes un chaleureux accueil et un déjeuner splendide : volaille au cari, gâteaux de froment, du beurre, du lait, du thé, du café ; excellent repas auquel nous fîmes si largement honneur que notre hôte a dû en être surpris.

Quand notre appétit fut calmé, Ibn Sélim, accompagné de beaucoup d’Arabes qui étaient venus nous saluer, nous conduisit à la maison de Kouiharah, celle qui devait être la nôtre, et après nous l’avoir montrée en détail, il nous laissa nous installer à notre guise.

La maison était un grand bâtiment rectangulaire, à toit plat, et solidement construit en briques séchées au soleil ; le plan ci-joint en fera connaître la distribution, ainsi que les dépendances.

Notre premier acte fut de payer et de libérer nos pagazis, dont l’engagement venait de finir. Après cela, il ne nous resta plus que treize ballots d’étoffe.

Dans la soirée, nous revîmes le gouverneur ; il venait nous dire que le lendemain nous aurions à faire des visites chez les principaux Arabes de l’endroit, et que l’arrangement le plus convenable pour nous serait de commencer la journée par déjeuner avec lui.


Plan de la maison de Kouiharah.

Ibn Sélim avait accompagné Burton et Speke dans le célèbre voyage où ils découvrirent le Tanganyika et le Victoria Nyanza ; c’était le sultan Saïd Médjid qui le leur avait désigné. Plus tard, il était reparti avec Speke et Grant pour le lac Victoria, avait été retenu dans l’Ounyanyemmbé pour cause de maladie, et depuis lors y était toujours resté. Il conservait de ses anciens maîtres le plus affectueux souvenir, et eut pour nous mille bontés, par vénération pour eux. Non seulement il nous prêta sa maison, mais il nous envoya, matin et soir, une jarre de lait, et sans cesse des œufs, des chèvres, des volailles dont il nous faisait présent.


Kouiharah

La corvée du lendemain fut plus rude que nous ne l’avions imaginé. Si nous avions su ce qu’elle devait être, nous nous serions moins pressés de l’entreprendre ; mais en tout pays il faut se conformer à l’usage.

Après nous avoir fait somptueusement déjeuner, Ibn Sélim nous conduisit en grande pompe chez les notables, qui attendaient notre visite. Selon la coutume, il fallut boire et manger dans toutes les maisons ; et bien que nous nous soyons efforcés de reconnaître les attentions dont nous étions l’objet, la capacité de nos estomacs ayant des bornes, je crains que nous n’ayons pas fait à l’hospitalité de nos hôtes tout l’honneur voulu.

Ces Arabes mènent dans l’Ounyanyemmbé une vie très confortable. Ils y possèdent de grandes maisons bien bâties, des jardins et des champs où ils récoltent du blé, des oignons, des concombres et autres légumes, des fruits de différentes sortes qu’ils ont apportés de la côte ; et, par les caravanes qui les mettent constamment en relation avec Zanzibar, ils se procurent du thé, du café, des épices, des conserves, de la bougie, du savon et autres objets de luxe.

Mais, à l’époque de notre visite, leur existence était gravement troublée par Mirammbo, avec qui ils guerroyaient depuis longtemps, sans que rien annonçât que les hostilités fussent près de finir.

Je n’ai pas pu savoir la véritable cause de cette guerre pendant que j’étais dans l’Ounyanyemmbé ; plus tard j’ai eu à ce sujet quelques détails. IL paraîtrait que, dans l’origine, Mirammbo était le chef d’un petit district de l’Ounyamouési ; que pendant longtemps il avait témoigné aux Arabes une grande amitié, et avait eu d’excellentes relations avec beaucoup d’entre eux. Plusieurs traitants avaient des maisons tout près de son village, et il avait souvent donné à la fois cinquante têtes de gros bétail à ceux qui lui inspiraient de l’estime.

Un filou profita de ces bonnes dispositions pour obtenir à crédit une quantité considérable d’ivoire ; puis, le jour de l’échéance, il railla Mirammbo d’avoir été si confiant. Mirambo s’adressa, aux Arabes de l’Ounyanyemmbé, les priant de le soutenir dans sa réclamation ; on ne répondit pas à sa demande ; il résolut dès lors de régler l’affaire à sa guise.

Peu de temps après, il vit arriver à sa frontière une caravane dont le chef était l’associé de l’individu qui l’avait trompé ; il déclara à cette caravane qu’elle ne passerait que quand il aurait touché le prix de son ivoire. Contraint de céder, l’Arabe offrit une portion de ce qui était dû ; mais Mirammbo n’était pas l’homme des compromis ; il décida qu’il se payerait lui-même, attaqua l’Arabe et fit main basse sur toute la cargaison[46].

Depuis cette époque la guerre continue, au grand détriment du commerce ; une guerre de détail, source de misères sans nombre ; car Mirammbo est toujours en course et porte la destruction dans tous les endroits où l’on refuse d’être avec lui. Il a envahi plus d’une fois les établissements arabes et emmené les troupeaux, à la barbe des propriétaires, pendant que ceux-ci barricadés dans leurs demeures, craignaient de lui résister.

Il se trouvait alors dans l’Ounyanyemmbé une garnison de mille Béloutches, qui, pendant notre séjour, s’augmenta de deux mille hommes envoyés de la côte. Les Arabes avaient en outre des alliés parmi les indigènes, et s’ils avaient pu s’entendre, ils auraient facilement écrasé Mirammbo ; mais il y avait parmi eux tant de coteries se jalousant, que pas un seul plan n’était suivi.

Des deux côtés, la guerre se faisait d’une manière révoltante. Ni les uns ni les autres n’avaient la moindre idée d’un combat loyal. Brûler des villages inoffensifs, attaquer des gens sans défense, les pousser dans une embuscade et les assassiner, paraissait être pour eux le comble de la gloire.

Cette barbarie était entretenue par les Arabes, qui donnaient deux esclaves — mâle et femelle — à quiconque apportait un lambeau de l’ennemi qu’il avait tué.

Naturellement, pareille conduite provoquait les représailles, et la lutte s’envenimait de plus en plus. Pour ma part, je ne peux qu’admirer la bravoure et la détermination dont Mirammbo faisait preuve.

Le surlendemain de notre tournée de visites, je fus pris de la fièvre. Dillon et Murphy ne tardèrent pas à l’avoir.

Les porteurs qui avaient formé notre première bande étant partis, ceux que nous avions loués en arrivant, et dont la solde était mensuelle, pensèrent que le moment était favorable pour se mettre en grève et demander qu’on leur payât deux mois d’avance. Je résistai aussi longtemps que possible ; puis ; voyant qu’une désertion en masse était imminente, j’avançai le gage d’un mois ; cinquante ou soixante de ceux qui venaient d’obtenir cette concession n’en prirent pas moins la fuite.

Il faut dire que, si les Arabes les mieux posés nous témoignaient de la bienveillance et nous rendaient service, les menus traitants semaient sur nos pas tous les obstacles possibles. Non seulement ils poussaient nos porteurs à la désertion, mais ils les prenaient malgré eux.

L’un de ces détournements, entre autres, fut d’une amertume particulière. Plusieurs de nos gens, après avoir bu, se laissèrent emmener par un chef de caravane qui était sur le point de partir, et qui savait fort bien que ces gens nous appartenaient.

J’envoyai chercher mes hommes et reçus, en réponse à ma demande, la déclaration que mes porteurs seraient retenus, à moins que je ne consentisse à donner trois dotis pour chacun d’eux, sous prétexte qu’on leur avait avancé pareil aunage.

Ne voulant pas me soumettre à cette extorsion, je m’adressai au gouverneur, qui instruisit la cause et ordonna que les pagazis me fussent renvoyés purement et simplement. Mais la fièvre me reprit avant la conclusion de l’affaire, et Dillon, ne connaissant pas les détails du procès, livra l’étoffe.

Quand je fus sur pied, je découvris avec douleur que non seulement l’étoffe était partie, mais qu’on avait gardé mes hommes et qu’on les avait emmenés la chaîne au cou.

Peu de temps après, une caravane envoyée par Mtésa, chef de l’Ougannda, apporta une lettre de sir Samuel Baker, à l’adresse de Livingstone. Je pensai qu’il m’était permis d’ouvrir cette lettre, qui pouvait me donner des nouvelles du docteur. Elle était datée de Fort-Fatiko, et mentionnait l’affaire qu’avait eue sir Samuel avec Kabba Regga (Kammrasi), chef de l’Ounyoro, affaire dans laquelle le voyageur avait perdu beaucoup de monde. Sir Samuel avait été secouru par Mtésa, et, dès lors, avait passé sans difficulté.

Les gens de la caravane devaient, disaient-ils, repartir immédiatement. Je leur confiai une lettre pour sir Samuel Baker et deux pour Mtésa. À ces dernières, j’ajoutai un présent de deux draperies de belle étoffe ; car, à cette époque, je croyais encore à la possibilité d’être envoyé par Livingstone au Victoria Nyanza. L’une des deux lettres, écrite en anglais, était simplement pour la forme ; l’autre, qui était en arabe, devait avoir pour interprète un missionnaire musulman, établi chez Mtésa depuis quelques années.

J’appris à ce sujet que le seul obstacle qui s’opposât à la conversion de Mtésa au mahométisme, était la difficulté de trouver quelqu’un d’assez hardi pour accomplir le rite de la circoncision : on craignait que la peine de mort ne fût appliquée à celui qui causerait au chef une douleur.

Vers la fin d’août, Cheikh et Abdallah Ibn Nassib, deux frères qui commandaient les troupes du sultan, revinrent d’un combat qui avait eu lieu avec Mirammbo. C’étaient deux superbes types de gentlemen arabes. Nous fûmes bientôt grands amis ; leur établissement n’étant éloigné de notre maison que de quelques centaines de pas, il y eut entre nous un fréquent échange de visites, et lors d’une équipée de nos askaris, coup de tête qui mit l’expédition à deux doigts de sa perte, ils nous rendirent le plus grand service.

Voici ce qui était arrivé : un de nos soldats avait été volé de deux brasses d’étoffe par un des pagazis ; au lieu de porter plainte contre le coupable, il imagina de le punir lui-même ; avec l’aide de trois camarades, il attacha le voleur par les talons et le pendit la tête en bas.

Issa heureusement vint à passer, et accourut à moi en criant que quatre askaris pendaient un homme. Courant à mon tour, je vis en effet le malheureux qui, les talons en l’air, perdait le sang par le nez, la bouche, les oreilles, et ne laissait pas douter de sa fin prochaine.

J’ordonnai à Bombay de mettre aux fers les quatre bandits qui avaient fait cette pendaison. Il revint immédiatement, apportant la foudroyante nouvelle que les soldats refusaient d’obéir.

Comme j’étais toujours occupé du moribond, qui commençait à reprendre ses sens, je dis à Bombay de signifier aux askaris que s’ils n’obéissaient pas, ils perdraient leur qualité de soldats, seraient désarmés, dépouillés de leur uniforme et congédiés sur l’heure.

Bombay me quitta ; mais au lieu de répéter l’ordre que j’avais donné et de tâcher de se faire obéir, il dit simplement à ses hommes : « Maître n’a plus besoin de vous ; mettez bas vos jaquettes, laissez vos fusils et partez. »

Excepté quelques malades, toute la compagnie s’en alla sur-le-champ, et les quatre criminels prirent la fuite.

J’eus recours aux deux Ibn Nassib, qui envoyèrent aussitôt prévenir le gouverneur et lui demander l’autorisation d’agir. Grâce à eux, le lendemain matin les quatre coupables étaient enchaînés, et les autres faisaient leur très humble soumission.

Sur la demande de Cheikh et d’Abdallah, je réintégrai les askaris dans leur service ; toutefois les instigateurs de la rébellion furent mis aux fers pendant quinze jours. Quant à Bombay, qui avait agi stupidement et qui depuis notre arrivée n’avait guère cessé d’être ivre, il promit de réformer sa conduite ; et pensant qu’il était sincère, je lui pardonnai se maladresse.

Plusieurs fois nous avions essayé de partir ; mais les désertions nous en avaient empêchés. Les porteurs, payés d’avance suivant la coutume, ne faisaient que paraître et disparaître. Pour nous, dans la plupart des cas, tout se réduisait à ceci : louer un homme, le payer, le nourrir pendant quelques jours, et ne plus le revoir.

On peut juger de la situation par les extraits suivants des lettres qué nous écrivions alors en Angleterre. Dillon, qui ordinairement avait l’esprit joyeux, disait le 23 août :

« … Et maintenant le récit de malheur. Le 13 août, ou à peu près (aucun de nous ne sait exactement le quantième), Cameron fut pris de faiblesse. Je ne m’étais jamais mieux porté ; Murphy allait bien. Le soir, nous nous sentons faibles. Je ne voulais pas être malade. « Je dinerai et ne me coucherai pas ! » m’affirmais-je à moi-même. Murphy était déjà dans ses couvertures.

Je commençai à manger ; mais le frisson — un tremblement à faire crouler une muraille — me saisit tout à coup, et il fallut se mettre au lit. Pendant quatre ou cinq jours, du lait coupé fut notre seul régime. Pas une âme pour nous secourir. Nos serviteurs ne savaient que faire. Nous nous levions de temps à autre, pris de vertige et nous traînant à peine. J’allais voir Cameron, qui venait me voir à son tour : besoin de se plaindre.

« Une fois il me dit : « Ces gens-là m’ont bloqué ; je ne peux pas faire un mouvement ; je n’ai pas de place. Le pis est que l’un des pieds du grand piano est sur ma tête et que leur charivari ne cesse pas. C’est avec les meubles du salon qu’ils n’ont barricadé. »

« Moi je sentais vaciller ma couche en haut d’un tas de paniers de munitions. Je quittais Cameron et j’allais dire à Murphy que j’étais désolé de n’être pas venu le voir plus tôt ; mais que j’avais eu la visite du roi d’Ougannda, qui m’avait retenu, et avec lequel il fallait être en bons rapports, puisque avant peu nous devions aller chez lui.

« Murphy passait le temps à dormir ; moi, du commencement à la fin, je n’ai pas pu fermer l’œil.

« Nous nous sommes retrouvés sur pied tous les trois le même jour — le cinquième de la fièvre, à ce que je présume — et nous avons bien ri de nos mutuelles confidences.

« 8 septembre. — Nous avons eu une nouvelle dose de cette chienne de fièvre — pardonnez-moi l’expression. — Le troisième jour de l’attaque, le septième pour Cameron, j’ai vu Murphy chercher à sortir de la chambre — une pièce sans porte, n’ayant que trois côtés — et ne pas pouvoir gagner l’ouverture. Il s’appliquait, marchait à petits pas, s’efforçant d’éviter les obstacles, et alla tomber en gémissant sur un tas de cartouches. Cette vue me parut si drôle — ne pas pouvoir sortir d’une chambre dont un côté n’a pas de muraille — que je me mis à rire aussi fort que le permettait mon abattement. Cela eut pour effet de rappeler Murphy à lui-même ; il finit par se relever, et par sortir en chancelant, ses bras lui servant de balancier.

« Pour comprendre qu’un homme aussi vigoureux puisse arriver à ce degré de faiblesse, il faut se trouver dans le même état que cet infortuné. Vous ne pouvez pas vous figurer à quel point cette fièvre vous anéantit. Cela commence par un léger mal de tête ; on va se coucher, bien qu’on ne se croie pas malade. Le lendemain, on essaye de traverser la chambre : il faut aller où les pieds vous mènent ; et le pauvre corps suit une ligne des plus excentriques. À boire ! à boire ! à boire ! de l’eau, du thé, du lait : n’importe quoi ; et l’on boit à même le seau et par le goulot de la théière[47]. »

Moi-même j’écrivais le 15 septembre à M. Clements Markham :

« Depuis que nous sommes ici, nous avons presque toujours eu la fièvre. C’est très fâcheux ; cela m’a empêché de prendre mes observations de lune. Dès que j’ai cru pouvoir m’y appliquer, j’ai essayé ; mais la faiblesse et le vertige me l’ont rendu absolument impossible.

« Je vais mieux ; nous attendons des porteurs et nous réparons les bâts des ânes, avant de partir pour l’Oudjidji, que l’on peut, dit-on, gagner en vingt-deux marches : environ trente jours.

« Dillon devient aveugle ; je crains qu’il ne soit obligé de nous quitter ; il ne voit plus assez pour lire, même pour écrire. Un œil s’est pris d’abord ; maintenant l’autre est malade. Décidément il faut qu’il s’en aille ; c’est mon opinion, et je le lui conseille. »

J’ajoutais, à la date du 20 septembre :

« Je suis furieux ; voilà deux jours que je m’efforce de réunir assez d’hommes pour former un camp extra muros, afin de les préparer à la marche ; il n’y a pas moyen : ils ont peur et le disent sans honte.

« J’espère être quitte de la fièvre ; j’ai eu six accès, et le dernier a été moins fort que les autres. C’est mon œil droit qui me tourmente ; il est très enflammé ; cependant je crois que le mal diminue. J’attribue cette ophtalmie à la poussière et à l’éclat éblouissant du terrain. »

J’écrivais à la même date :

« Ce retard est quelque chose d’affreux. Encore ici le 20 septembre, et je manque toujours de porteurs. Si je n’avais pas été malade, il y a des semaines que nous serions partis. Mais j’ai eu un accès de fièvre de huit jours, un de sept, un autre de cinq ; trois autres encore. Je suis à peine remis d’un violent mal de tête qui a duré cinq jours ; je ne suis pas vaillant. Sur près de sept semaines, je n’ai eu que seize jours sans maladie — seize jours de faiblesse.

« Dillon va beaucoup mieux, il est décidé à continuer le voyage ; cependant il n’est pas guéri.

« 27 septembre. — Toujours retenu par le manque de porteurs, j’espère néanmoins partir dans une dizaine de jours.

« Je viens encore d’avoir la fièvre ; c’est la première fois, depuis l’accès, que je peux faire quelque chose. Dillon paraît avoir une fièvre tierce, elle n’est pas très violente. Mais je suis fort inquiet de ses yeux ; l’œil gauche est tout à fait hors d’usage, et l’œil droit présente les mêmes symptômes c’est une atonie du nerf optique. Si, en route, il devient aveugle tout à fait, comment le renverrai-je ? Ce sera complètement impossible ; et il dit lui-même que le retour à un climat tempéré est la seule chose qui puisse lui faire du bien.

« 29 septembre. — Hier, à force de travail, j’étais parvenu, dans l’après-midi, à réunir seize porteurs. Aujourd’hui, ils ne veulent plus partir ; et je suis là, ma tente pliée, sans un homme pour porter les bagages. Si cela continue, je deviendrai fou.

« J’ai envoyé à Taborah, pour essayer d’avoir des pagazis. Si je ne peux pas avoir assez d’hommes, je réduirai la cargaison, et je partirai seul. Oh ! tout au monde pour quitter ce pays de fièvre et pour faire quelque chose ! Je serais heureux comme un roi, trop heureux si nous pouvions partir, dussé-je marcher pieds nus jusqu’au bout de la route.

« Si je dois m’en aller seul, je prendrai neuf askaris, j’armerai six des porteurs les plus sûrs, je leur donnerai des raïfles ; et pourvu qu’ils me restent, je serai tranquille. Il faut que je parte, coûte que coûte ; rien ne justifie une plus longue attente.

« 30 septembre. — De mes cent trente pagazis, je n’ai pu en rassembler qu’une douzaine. Que faire avec cela ? Je souffre toujours beaucoup d’un œil ; et si je me sers longtemps de l’autre, il devient douloureux.

« 14 octobre. — À peine si je peux écrire ; j’ai été complètement aveugle, et très mal depuis mes dernières lignes. Cet accès m’a mis beaucoup plus bas que les autres.

« J’espère que nous partirons bientôt. Dillon va mieux et grogne de ne pas être en route. Je vous écris tout cela à bâtons rompus, comme mes yeux me le permettent. Ne vous étonnez donc pas du décousu et du peu de sens de l’épître.

« La lune a passé, et naturellement je n’ai pas pu faire d’observation. »

Ces extraits suffisent pour montrer à quel point nous étions malades. Nos gens en profitaient, les uns pour déserter, les autres pour réclamer un supplément de vivres qu’ils n’auraient pas eu sans notre fièvre, ils le savaient bien. Pendant que j’avais le délire, ils s’adressaient à Dillon et à Murphy, malades eux-mêmes ; et à force de persistance, ils obtenaient doubles rations.

En somme, il fallut racheter de l’étoffe et la payer quatre fois plus cher qu’à Zanzibar ; au fond cela était juste ; car il y avait longtemps qu’il n’était venu de caravanes de la côte, et les magasins étaient vides. Je suis loin de me plaindre des Arabes de l’Ounyanyemmbé, de ceux de la classe supérieure ; je ne saurais, au contraire, faire assez d’éloges de leur conduite à notre égard.
Esclave domestique.
Tout le temps que nous avons été malades, ils sont venus nous voir, ont fait prendre chaque jour de nos nouvelles, nous ont envoyé des citrons, des grenades, des tamarins, des anones, des mangues et des plats préparés bien autrement que n’aurait pu le faire notre cordon bleu. Pendant notre convalescence, non seulement ils reçurent nos visites de la façon la plus cordiale, mais ils nous firent des présents considérables, tels qu’une douzaine de volailles, une chèvre, un panier d’œufs, voire un bœuf.

Ayant appris qu’une vente à l’enchère devait avoir lieu à Taborah, par suite du décès d’un Arabe qui avait trouvé la mort en combattant les Vouarori[48], je me rendis à cette vente pour voir la manière dont elle était conduite.

Près de cent cinquante traitants, Arabes, Vouasouahili et Vouamrima, étaient réunis dans deux grandes pièces ; trois individus remplissaient les fonctions de commissaires-priseurs.

La première partie de la vente se composa de literie, d’ustensiles de cuisine : chaudrons, cafetières, etc., et d’une petite quantité d’objets de commerce. Chaque article était soumis à l’assemblée par les commissaires-priseurs, qui les portaient à la ronde, gesticulant et affirmant que c’était le meilleur objet de ce genre qu’on eût jamais vu dans l’Ounyanyemmbé, et demandant à chacun le prix qu’il voulait y mettre. Après deux ou trois tours, l’article était adjugé au plus offrant, dont on inscrivait le nom, avec le prix d’achat, sur l’inventaire qui avait été préalablement dressé.

Vint ensuite la vente des esclaves. Chacun de ceux-ci fut mené également à la ronde ; on exhiba leurs dents, on les fit marcher, tousser, courir ; on leur fit lever des poids, et, dans certains cas, montrer leur adresse à manier le mousquet.

Tous ces esclaves étaient demi-domestiques et atteignirent des prix élevés. Beaucoup d’hommes se vendirent quatre-vingts dollars ; une femme, qui avait la réputation d’être bonne cuisinière, monta jusqu’à deux cents ; le plus bas prix fut de quarante.

Le lendemain, 20 octobre, affaibli par les assauts répétés de la fièvre, j’étais couché, en proie à une sorte de rêve où tourbillonnaient les souvenirs du pays, la pensée des absents, les regrets, les aspirations, quand mon domestique Mohammed Mélim accourut, tenant une lettre à la main.

« D’où vient-elle ? demandai-je en la lui arrachant.

— C’est un homme qui l’apporte. »

J’ouvris cette lettre ; elle était de Jacob Wainwright ; nous en donnons le fac-similé.

À demi aveugle, j’eus quelque peine à déchiffrer l’écriture ; puis, n’y attachant aucun sens, j’allai trouver Dillon. La fièvre n’avait pas moins troublé son cerveau que le mien ; et après avoir lu la lettre ensemble, à plusieurs reprises, nous eûmes tous les deux cette vague idée que notre père était mort.

Ce ne fut que lorsque Chouma, le porteur de la lettre, fut introduit que nous comprîmes la dépêche : on avait dit à l’écrivain que le fils du docteur faisait partie de l’expédition.

J’envoyai aussitôt des vivres aux compagnons de Chouma ; en même temps, j’expédiai un homme à la côte pour annoncer la mort de Livingstone.


Lettre de Jacob Wainwright racontant la mort du Dr Livingstone.
MÊME PAGE MAIS AVEC LA LETTRE OUVERTE SUR : Page:Cameron - A travers l'Afrique, 1881.pdf/141.

CHAPITRE X


Arrivée et réception du corps de Livingstone. — À propos de la mort du docteur. — Avenir de l’expédition. — Démission de Murphy. — Départ forcé de Dillon. — Mon personnel. — Difficultés du transport. — Argument des indigènes en faveur de l’esclavage. — Coup affreux. — Kasékérah. — Dignité offensée d’un askari. — Travail éludé. — Déserteurs. — Marche agréable. — Clubs de village. — Une visite à Murphy. — Transport de la dépouille de Livingstone. — Capture d’un voleur. — Réduction de l’équipement. — Saleté et ivresse d’un chef. — Ânes de Mascate. — Fermeture de la route.


Quelques jours après arriva le convoi funèbre. Séid Ibn Sélim, Cheik Ibn Nassib, son frère Abdallah, tous les notables de la colonie, témoignèrent de leur respect pour la mémoire de Livingstone en voulant assister à la réception du corps.

Celle-ci eut lieu avec toute la solennité que nous pouvions y mettre. Les askaris furent rangés sur deux lignes entre lesquelles passa la dépouille de l’illustre voyageur ; et quand elle entra dans la maison, le drapeau, qui ce jour-là n’avait pas été déployé, fut hissé à moitié du mât.

Souzi, le chef de la caravane, rapportait tout ce qui avait appartenu à Livingstone : les armes, les instruments, les papiers, les effets, et nous apprit qu’en outre il y avait dans l’Oudjidji une caisse de livres que son maître y avait laissée. Il ajouta que peu de temps avant sa mort, le docteur s’était préoccupé de cette caisse et avait exprimé le désir qu’elle fût envoyée à la côte.

La mort de Livingstone, autant que j’ai pu m’en assurer par le rapport que m’ont fait Souzi, Chouma et leurs camarades, s’est produite un peu à d’ouest de l’endroit où elle est marquée sur la carte.

Le grand voyageur souffrait depuis quelque temps d’une dyssenterie aiguë ; malheureusement l’activité de son esprit ne lui permettait pas de se reposer. S’il se fût arrêté pendant une semaine ou deux, il aurait probablement guéri ; c’était l’avis de Dillon, à qui cette pensée était venue en lisant les dernières pages de son journal.

Il ne n’appartient pas de parler ici de Livingstone, de sa vie et de sa mort. L’appréciation de tout un peuple, bien plus, celle du monde civilisé tout entier, apprendra aux générations à venir qu’il fut un héros. Jamais ce titre n’a été conquis par plus de persévérance, de désintéressement, de véritable courage que n’en montra David Livingstone.

Maintenant que celui qui devait nous guider avait cessé de vivre, quel parti allions-nous prendre ?

Murphy pensa que l’expédition n’avait plus de raison d’être, et annonça qu’il retournait à Zanzibar. Mais il fut décidé, entre Dillon et moi, que nous irions chercher la caisse de Livingstone, qu’après l’avoir expédiée par quelqu’un digne de confiance, nous pousserions jusqu’au Manyéma, et que nous ferions tous nos efforts pour continuer les explorations du docteur.

Cette décision nous fit redoubler de zèle, et équiper en toute hâte Souzi et ses compagnons pour leur retour à la côte. Malheureusement, nous n’étions pas destinés à faire route ensemble. Quelques jours avant l’époque fixée pour notre départ, Dillon fut attaqué d’une inflammation d’entrailles, et, bien à contre-cœur, il se vit obligé de reprendre le chemin de Bagamoyo.

Renonçant alors à ses projets de retour, Murphy me proposa de m’accompagner ; mais les difficultés du portage, et ma conviction que le seul moyen de réussir était de restreindre la caravane le plus possible, me firent refuser cette offre généreuse.

Il fallut également me séparer d’Issa. Bombay et lui étaient, toujours en querelle, au point qu’il devenait impossible de les garder tous les deux ; et apprenant que son frère, interprète à bord de l’un des croiseurs de la reine d’Angleterre, venait d’être tué à Quiloa, Issa voulut retourner à Zanzibar, où sa mère était seule. Je le regrettai vivement ; il était plein d’activité, avait beaucoup d’ordre, l’esprit méthodique, il tenait bien ses comptes, et avait pris sur mes gens une très grande influence.

Certes Bombay était fidèle et ferme dans son attachement ; il me rappelait ce vieux serviteur écossais qui, renvoyé par son maître, lui répondait : « Nenni, nenni ; je ne m’en vais pas, quand vous avez un bon domestique, si vous ne savez pas le reconnaître, moi je sais quand j’ai une bonne place. » Quelquefois il travaillait bien et me rendait réellement service ; mais il ne savait pas commander, il avait peur de ses hommes, et l’ivrognerie était son grand défaut.

L’expédition fut alors composée du susdit Bombay, chef de la troupe ; de Bilâl son lieutenant, d’Asmani, l’ancien guide de Stanley, et de Livingstone (il remplissait auprès de moi les mêmes fonctions) ; de Mabrouki, l’inséparable d’Asmani ; de Mohammed-Mélim, mon domestique, bon interprète et bon tailleur ; d’Hamis, porteur de mes armes, récemment engagé ; de Djacko, jeune garçon libéré par Ibn Sélim pour qu’il vînt avec nous, de Sammbo, mon cuisinier, qui n’avait d’autre droit à ce titre que d’avoir été marmiton à bord d’un navire anglais, bâtiment de commerce ; de Kommbo, son aide de cuisine ; enfin de soldats et de porteurs au nombre d’une centaine, chiffre que les désertions et les nouveaux engagements faisaient varier tous les jours.

La caravane de Livingstone se mit en marche le 9 novembre, accompagnée de Dillon et de Murphy. J’étais parti avant elle ; mais l’absence de beaucoup de mes porteurs, au moment du départ, m’avait contraint de laisser derrière moi un certain nombre de ballots, sous la garde de Bombay, et il fallut m’arrêter à peu de distance, dans un endroit appelé Mkouemmkoué.

La dernière soirée que nous avions passée à Kouiharah, Dillon et moi, avait été pour tous les deux un moment solennel. Nous avions parlé de notre pays, de nos foyers, de l’époque où nous nous reverrions en Angleterre ; mais je ne sais pas si réellement nous espérions nous revoir : de graves pressentiments devaient nous agiter.

Pour ma part, je voyais l’avenir très sombre ; la santé me manquait, et devant moi tout n’était qu’incertitude. Par suite d’une chute que j’avais faite sur une pointe de granit, où mon âne m’avait jeté violemment et où j’étais tombé sur les reins, chute qui m’avait alité pendant plusieurs jours, je pouvais à peine marcher ; j’étais presque aveugle ; la fièvre, qui persistait, m’avait réduit à l’état de squelette : je ne pesais plus que sept stones et quatre livres (cinquante et un kilos), et la probabilité de revoir l’Angleterre me paraissait beaucoup plus grande pour Dillon que pour moi.

Mais quelle que fût l’angoisse de la séparation, ni l’un ni l’autre n’exprima ses craintes : « Je me fiais à la bonté divine ; elle me donnerait la force d’achever mon entreprise ; jamais je n’avais été plus résolu, etc. ; » et lui, il parlait gaiement de son départ : « Le changement de climat lui rendrait la santé ; ses yeux allaient être guéris. » Je prévoyais bien peu que notre séparation définitive ici-bas dût être si prochaine.

De Mkouemmkoué, mes gens continuèrent à se rendre à Taborah ou à Kouiharah, et à ne pas revenir. J’eus recours de nouveau à Ibn Sélim et aux deux frères, Cheikh et Abdallah ; ils promirent de me renvoyer mes hommes, si toutefois c’était possible.

En revenant de cette visite au gouverneur et aux deux fils de Nassib, je fus étonné de voir Murphy dans ma tente. Il venait chercher des médicaments pour le pauvre Dillon, qui, en surcroît de la fièvre, avait une attaque de dysenterie. Néanmoins, leur intention, me dit-il, était de partir sans délai, des mesures ayant été prises pour que le malade fût porté en litière.

Je lui recommandai de me faire prévenir immédiatement, si Dillon allait plus mal, afin que je pusse me rendre auprès de lui ; mais le lendemain, des gens de Livingstone m’apportèrent de bonnes nouvelles, et me dirent qu’ils partiraient le jour suivant.

À force de persévérance, étant parvenu à faire venir mes bagages, je levai le camp et gagnai Itoumvi, gros bourg situé sur la route directe d’Oudjidji, et où je subis de nouveaux délais, par suite du nombre insuffisant de mes porteurs.

Sur le papier, ainsi que d’après le compte des rations, le chiffre des hommes dépassait d’une vingtaine celui des ballots ; mais au moment de partir, il y avait toujours beaucoup d’absents. J’envoyai à leur recherche : on m’en ramenait six ; pendant ce temps-là, vingt autres de mes gens disparaissaient.

Cette conduite exaspérante des porteurs me fit rester à Itoumvi jusqu’au 20 novembre, époque où, réduisant le nombre des charges, en jetant une partie des conserves destinées à mon propre usage, je repris enfin ma route.

J’avais essayé de m’attirer la sympathie du chef et d’acquérir son assistance en lui disant que l’Angleterre était l’amie des noirs, qu’elle désirait que tous les hommes fussent libres et qu’elle faisait les plus grands efforts pour supprimer le commerce d’esclaves.

« Que feront alors les pauvres Arabes, dit-il, si vous arrêtez leur commerce ? » Et tout en reconnaissant que l’esclavage était une mauvaise chose, tout en disant qu’il n’avait jamais vendu d’esclaves, il avouait qu’il en achetait quelquefois.

Comme nous sortions du village, un envoyé de Murphy m’apporta l’affreuse nouvelle de la mort de Dillon, arrivée le 18. Mon pauvre ami avait eu la fièvre ; malheureusement on lui avait laissé des armes, et dans son délire il s’était brûlé la cervelle.

Personne, à moins de l’avoir éprouvé, ne peut se faire une idée des extravagances qui, pendant cette fièvre, s’emparent de votre esprit. Parfois, bien qu’ayant encore une partie de ma raison, je me suis imaginé que j’avais une seconde tête. Le poids était si lourd, l’impression tellement vive, que j’étais tenté de recourir à n’importe quel moyen pour me délivrer de cette tête si pesante, et sans avoir aucune envie de me tuer.


Routes suivies par Murphy et par Cameron.

L’heure où j’ai appris la mort de Dillon a été la plus cruelle de ma vie. Je perdais l’un de mes plus anciens camarades, de mes amis les plus dévoués, les plus chers ; celui qui m’avait soutenu dans les heures de fatigue et de souffrance, si nombreuses depuis le commencement du voyage, l’ami dont la société amoindrissait les difficultés quotidiennes, les vexations sans cesse renaissantes.

Le coup fut si terrible que pendant plusieurs jours ma pensée en fut suspendue. J’ai vécu pendant ce temps-là comme en rêve, ne gardant nul souvenir de la route d’Itoumvi à Kononngo, et laissant mon journal en blanc.

Peut-être ne comprend-on pas comment il arriva qu’après avoir quitté Dillon et Murphy depuis plusieurs jours, et marché dans la direction contraire à celle qu’ils devaient prendre, nous fussions restés dans leur voisinage. C’est pourquoi je donne le tracé des routes que nos deux bandes avaient suivies.

Le manque de porteurs continuait à m’arrêter ; et finalement je dus renoncer au projet de gagner l’Oudjidji par la voie directe, personne ne voulant m’accompagner si je persistais à suivre cette ligne. Je résolus donc de faire le tour par l’Ougounda, essayant de me frayer un passage entre le chemin des caravanes et celui qu’a ouvert Stanley.

Excepté une boîte de bouillon, une de poisson et deux de plum-pouding, que je réservais pour la possibilité d’un repas de Noël, tout le reste des conserves fut abandonné. Si imprévoyant que cela paraisse, et quel que fût mon regret de laisser derrière moi ce qui, plus tard, pouvait être pour nous d’une importance vitale, je devais m’y résigner : notre seule chance d’atteindre le port était d’alléger le navire.

Le sacrifice accompli, il me resta cent dix charges, dix de plus que je n’avais de porteurs. Je n’en partis pas moins le 27 novembre pour Témé, laissant à Bombay le soin de me faire apporter les dix ballots restants.

Dans les quatre milles qui nous séparaient de Témé, nous vîmes de gros villages, près desquels nous passâmes drapeaux au vent, et au son d’un tambour que je m’étais procuré, dans l’espoir qu’un peu de bruit donnerait du cœur à mes hommes. Parade inutile : les pluies ayant commencé, toute la population était dans les champs, préparant le sol pour la prochaine récolte, et les villages étaient déserts.

Bombay n’apparut que le lendemain ; un certain nombre de mes gens en profitèrent pour retourner à Kouiharah ; et quand arrivèrent les dix ballots, la situation était pire que la veille.

Nous trouvâmes à Témé des soldats faisant partie de la troupe commandée par l’un des Ibn Nassib, et qui étaient là avec mission d’acheter du grain pour les Béloutchis de Kouiharah. Je fus très surpris de voir un Turc au milieu d’eux. Né à Constantinople, il avait fait partie de l’armée turque, avait assisté à l’ouverture du canal de Suez, avait déserté pendant qu’il était en Égypte ; et sans trop savoir comment, il était arrivé à Zanzibar, où, n’ayant aucune ressource, il avait pris du service dans l’armée de Saïd Bargash. Il paraissait fort content de sa position ; néanmoins il regrettait Constantinople, et me disait qu’il espérait bien y retourner un jour.

Des porteurs étant venus s’offrir, j’entrevis la possibilité de me mettre en route le lendemain matin ; mais pendant la nuit il en déserta plus d’une vingtaine, et ce ne fut qu’après de nouveaux délais que je pus enfin partir.

Trois heures de marche dans un pays ondulé, où des champs et des villages étaient disséminés dans la jungle, nous conduisirent à Kasékérah, théâtre de la mort du pauvre Dillon. J’aurais voulu visiter son dernier asile, marquer d’une pierre l’endroit où il repose, mais personne n’a pu me dire où il est enterré. Craignant que les indigènes (crainte peu fondée) ne vinssent à profaner son tombeau, Murphy l’avait inhumé dans la jungle.

J’appris également ce jour-là que, peu d’instants avant sa mort, il avait déchiré les lettres que je l’avais prié de porter à la côte. Je fis donc un nouveau récit des actes de l’expédition, de nos projets et de nos espérances.

Le surlendemain, arrivèrent des hommes de Murphy ; ce dernier avait été volé d’une certaine quantité d’étoffe et envoyait demander à Séid Ibn Sélim de lui céder de la cotonnade, afin qu’il pût continuer son voyage.

Kasékérah est un gros village bien tenu, composé de huttes à toits plats et entouré d’une estacade. À l’intérieur, une palissade enferme une énorme case circulaire, qui est la résidence du chef. Celui-ci était alors une femme, la fille de Mkasihoua, chef indigène de tout l’Ounyanyemmbé. Un grand nombre de cases avaient de larges vérandas, et plusieurs d’entre elles étaient crépies avec de l’argile de teintes diverses, dont les couleurs étaient distribuées de manière à former des dessins.

Je fus obligé de nouveau d’attendre Bombay ; puis le jour de son arrivée, une pluie torrentielle nous empêcha de partir. Enfin, le 22 décembre, je quittai Kasékérah, après la somme des ennuis habituels : neuf de mes gens avaient encore déserté, le jour même où ils avaient reçu leurs rations.

Mes askaris s’étaient plaints d’avoir à porter les drapeaux et le tambour : ce n’était pas, disaient-ils, l’affaire des soldats ; c’était l’ouvrage des pagazis. Bombay avait soutenu ses hommes dans leurs prétentions ridicules ; il n’avait pas fallu moins de quatre heures d’un rude travail pour mettre la caravane en marche et sans le tambour.

Une courte promenade dans un pays boisé nous fit gagner Kiganndah.

Entre ce village, qui dans cette direction est le dernier de l’Ounyanyemmbé, et l’Ougounda, province suivante de l’Ounyamouési, il y avait six heures de route en forêt vierge. Pour prévenir les désertions, je posai des sentinelles à l’entrée du village. Le lendemain, vingt-cinq de mes hommes manquaient à l’appel : des lambeaux de leurs maigres vêtements, restés aux pieux de l’enceinte, montraient le chemin qu’ils avaient pris.

Attendre les fugitifs n’aurait fait que nous retarder et probablement causer de nouvelles pertes. Faisant donc contre fortune bon cœur, je louai vingt-cinq hommes pour aller jusqu’au premier village de l’Ougounda, où l’on m’assurait qu’il était facile d’avoir du monde.

En même temps, j’envoyai aux Arabes de Kouiharah et de Taborah la liste de mes déserteurs, dont la plupart étaient des hommes de la côte, et je me mis en marche.

La jeune feuillée couvrait les branches, l’herbe nouvelle tapissait les clairières, que le feu avait noircies ; toute la forêt semblait renaître : partout de la fraîcheur, un air printanier. Je me sentais mieux que je ne l’avais été depuis longtemps, et, à ma grande surprise, je suivais la route ombreuse sans éprouver de fatigue.

Nous fîmes halte auprès d’une série d’étangs, remplis d’une eau transparente et douce. Un âne de somme, appréciant les avantages du bain, entra dans l’une de ces mares limpides, se coucha, et commença à se rouler, au grand détriment de sa charge, composée de papier botanique, et autres objets craignant l’humidité.

Remis en chemin, nous atteignîmes en quelques heures un gros bourg entouré de vastes cultures, et qui, résidence de Mrima Ngommbé, chef de l’Ougounda, s’appelait Kouikourouh, ainsi que dans l’Ounyamouési on nomme invariablement tout village où demeure un chef de district.

Les hommes qui portaient ma tente n’arrivant pas, je me réfugiai dans la maison commune ; j’y fus bientôt le point de mire d’une foule étonnée.

Dans presque tous les bourgs de l’Ounyamouési, il y a deux de ces maisons publiques, ou pour mieux dire de ces clubs, les deux sexes ayant chacun la leur. Ces cases sont généralement plus grandes et mieux construites que les autres ; une sorte de couchette, espèce de lit de camp, y tient une place considérable. Dès qu’un garçon atteint sa huitième année, même la septième, il échappe à l’autorité maternelle et va au club ; il y reste une grande partie du jour, y prend généralement ses repas, et souvent y passe la nuit. Le club des femmes n’est pas ouvert aux étrangers ; mais, dans celui des hommes, tout voyageur de distinction est fort bien reçu.

Le lendemain j’allai voir Murphy, qui était campé dans les environs, et le trouvai beaucoup mieux que je ne l’avais vu depuis son arrivée à Bagamoyo. Il fut pour moi d’une bonté parfaite, me donna son waterproof et sa couverture de caoutchouc, qui, plus tard, me rendirent les plus grands services.

D’après l’avis d’Issa, les gens de Livingstone avaient mis la précieuse dépouille dans un étui d’écorce, et avaient enveloppé l’étui de façon à lui donner l’aspect d’un ballot de cotonnade, afin de le soustraire aux yeux perçants des Vouagogo. Si ces derniers avaient pu soupçonner la nature du contenu de cette enveloppe d’apparence ordinaire, ils n’auraient jamais permis à la caravane de traverser leur territoire avec son précieux fardeau[49].

J’avais envoyé notre guide à la recherche de pagazis ; le bruit courut qu’il avait été attaqué par des rougas-rougas, dépouillé de ses vêtements, et laissé nu dans la jungle, ce qui l’empêchait de revenir. Je fis porter à ce malheureux un morceau d’étoffe par quelques-uns de mes hommes, qui, au lieu d’Asmani, ramenèrent un déserteur, précisément l’individu qui avait volé Murphy ; lui-même en fit l’aveu. Il avait été poussé à commettre ce vol par un métis arabe fixé dans le village. Ce métis avait jeté une drogue aux chiens de Murphy pour les empêcher d’aboyer, quand le voleur s’introduirait dans la tente où était la cotonnade, et avait reçu en payement de cette drogue magique la plus grosse part de l’étoffe. On a vu que, en essayant de gagner Taborah, le pauvre instrument du vol avait été dépouillé, non seulement de sa part de prise, mais de ses habits.

Une enquête minutieuse m’ayant fait considérer l’homme qui avait eu l’idée et le bénéfice de l’affaire comme le vrai coupable, j’ordonnai au métis de payer à Murphy la valeur de l’étoffe qu’il lui avait fait perdre, et cela immédiatement, sous peine d’être mis aux fers et livré à Saïd Ibn Sélim.

Après quelque résistance, le métis aima mieux payer que d’être envoyé au gouverneur, qui probablement l’aurait fait fusiller, ou tout au moins conduire à la côte pour être puni par le sultan.

J’ai su plus tard qu’Ibn Sélim et Abdallah Ibn Nassib avaient agi à diverses reprises pour empêcher les gens déshonnêtes de Taborah de nous enlever nos porteurs. Ils auraient, sans nul doute, pris des mesures énergiques s’ils n’avaient pas craint de faire naître des divisions dans la colonie pendant que Mirammbo tenait la campagne.

Malgré tous les efforts de Mrima Ngommbé, le chef de l’Ougounda, qui me témoignait beaucoup d’affection, me rendant de fréquentes visites et m’apportant de la bière, il me fut impossible de trouver des pagazis : personne ne voulait partir pendant la saison des semailles.

Je réduisis de nouveau mon bagage personnel, faisant de tous mes effets une seule charge. Il me resta encore plus de ballots que de porteurs ; et ne pouvant pas trouver d’hommes, même à la journée, je laissai douze balles de verroterie sous la garde du chef. J’écrivis à Ibn Sélim de me les faire expédier par la première occasion ; et le 8 décembre, après avoir souhaité bon voyage à Murphy, je partis de Kouikourouh. Une longue marche nous fit gagner Mapalatta.

À notre approche, les habitants fermèrent les portes ; ils avaient eu récemment à se plaindre des marchands d’esclaves, et se défiaient de tous les étrangers. Mais nos allures pacifiques les eurent bientôt rassurés ; et ils nous laissèrent entrer chez eux.

Suivant Asmani, qui nous avait rejoints à la station précédente, nous devions être plusieurs jours sans rencontrer de villages, d’où la nécessité de se procurer des vivres. Il était probable que cette assertion n’était pas plus exacte que celles du même genre dont nous avions reconnu la fausseté ; toutefois il était prudent de ne pas se risquer dans la jungle sans provisions, et je décidai qu’il y aurait séjour pour acheter et pour nettoyer le grain nécessaire.

Le chef du village était un vieillard repoussant, affecté de delirium tremens, seul exemple de cette maladie que j’aie rencontré en Afrique, où cependant l’ivrognerie est commune. Un achat de vivres, pour cinq jours, conclu avec les femmes de cet affreux vieillard, ne s’en fit pas moins d’une manière satisfaisante ; et le 10 septembre nous étions repartis.

Le pays était charmant : des bois d’un vert tendre, des clairières tapissées d’herbe émaillée de fleurs. On se serait cru dans la partie boisée de l’un des grands parcs d’Angleterre, si les antilopes qui bondissaient au loin, et les crânes d’un lion et d’un éléphant, vus sur la route, n’avaient rappelé qu’on était en Afrique.

Une marche de huit milles nous conduisit à un défrichement au centre duquel était un grand village neuf, appelé Hissinéné. Asmani, avec son éternel sourire, nous montra ce village de l’air enchanté d’un homme qui croit vous faire une surprise agréable. J’étais au contraire fort mécontent, en voyant que j’aurais pu me dispenser de faire halte la veille ; en outre, chaque village était pour quelques-uns de mes gens l’occasion de déserter. Toutefois le lendemain, au moment du départ, j’eus la satisfaction de n’avoir perdu qu’un de mes hommes.

La bande se mit en marche ; je suivis l’arrière-garde, monté sur Jasmin, un âne de Mascate, à robe blanche, que j’avais acheté dans l’Ounyanyemmbé et qui avait pour moi presque l’attachement d’un chien.

Ces ânes de l’Oman sont très estimés, étant de race pure et possédant beaucoup de fonds. Ils ont de douze à treize palmes de hauteur, leurs allures égalent celles des chevaux et ils sont fort agréables à monter, en raison de la douceur de leur amble ; mais ils demandent plus de soin et une meilleure nourriture que les ânes du pays.

Tout à coup je vis la caravane s’arrêter et mes hommes déposer leurs fardeaux, tandis qu’Asmani et quelques autres paraissaient avoir une vive altercation avec des indigènes.

Ceux-ci étaient des messagers de Taka, chef de l’Ougara oriental, qui les envoyait dans l’Ounyanyemmbé au sujet d’un événement grave. Une querelle avait eu lieu entre les gens d’un Arabe et les habitants d’un village ; dans le conflit, l’Arabe avait tué le chef de ladite bourgade. Taka s’adressait à Ibn Sélim pour qu’il arrangeât l’affaire ; mais en attendant, la route qui traversait l’Ougara était fermée.

Tous mes efforts pour persuader à l’ambassade de me conduire auprès de Taka furent inutiles ; et il fallut revenir à Hissinéné, avec la perspective d’une détention plus ou moins longue.

CHAPITRE XI


À Hissinéné. — Misérable fête de Noël. — Superstition à l’égard des serpents. — Coutumes des indigènes. — Danse. — Cuisine. — Magasinage du grain. — Habitations. — Aliments. — Conservation de la viande. — Provisions. — Étoffe. — Mouture du grain. — Marques nationales. — Coiffures. — Avertissement. — Espion fusillé. — Remis en marche. — Hospitalité d’une vieille femme. — Égaré. — Évasion. — État désordonné du pays. — Le Ngommbé méridional. — Journée de chasse. — Histoire d’un chasseur.


Dès que nous fûmes de retour à Hissinéné, j’appelai Bombay et Asmani et les consultai sur le meilleur parti à prendre, en face des difficultés qui nous barraient le chemin.

Tourner l’Ougara allongeait le voyage de près d’un mois et nous faisait traverser un pays où l’on ne trouvait pas de denrées.

Les ambassadeurs de Taka m’assuraient, d’autre part, qu’aussitôt l’affaire arrangée la route serait libre, et qu’ils me conduiraient au village de leur maître, où ils me garantissaient un chaleureux accueil, Cela me décida à leur adjoindre Asmani, que je chargeai d’expliquer à Ibn Sélim combien il était urgent que l’affaire s’arrangeât vite.

Le chef d’Hissinéné était l’allié des Arabes dans la guerre de ceux-ci avec Mirambo ; peu de temps après notre retour, les guerriers furent appelés sous les armes et partirent pour le lieu du combat.

Au bout de dix jours, n’ayant pas de nouvelles d’Asmani, j’envoyai Mohammed Mélim avec six soldats pour savoir ce qui était arrivé. Je lui donnai mes deux ânes de selle, afin que sa marche fût plus rapide.

Les inquiétudes, les ennuis de l’attente, joints à l’insalubrité de la place, me rendirent malade. Je fus repris de la fièvre et j’eus une attaque de dysenterie ; puis je souffrais tellement dans les reins, par suite de mon ancienne chute, que pendant plusieurs jours il me fut impossible de dormir.

Bien portant, j’aurais eu une belle chasse. Dès que je me remettais un peu, j’allais dans une rizière située à cinquante pas du village, et d’où je rapportais des bécassines.

Mes hommes chassaient constamment ; un jour ils tuèrent un zèbre, le lendemain deux antilopes. Le zèbre fournit la meilleure viande de cette partie de l’Afrique ; les Arabes la mangent avec plaisir, eux qui ne toucheraient pas à un morceau de cheval ou d’âne, même au péril de leur vie.


Zèbres.

Je passai la fête de Noël très misérablement. La journée débuta par une averse qui inonda le village ; il y eut six pouces d’eau sous ma tente. Pas une chose qui ne fût mouillée, trempée, à l’état d’éponge.

Mon diner, pour lequel j’avais gardé mes trois boîtes de conserves, manqua totalement. Sammbo renversa le potage dans les cendres ; un chien emporta le poisson ; le plum-pouding ne fut pas cuit ; et je dus me contenter d’une volaille étique et d’une bouchée de crêpe de sorgho.

Il y a ici une curieuse superstition à l’égard des serpents, au moins de ceux de grande espèce.

L’un de mes hommes vint, en courant, me dire qu’il y avait un gros serpent dans une case. Naturellement je pris mon fusil avec l’intention de tirer la bête ; mais les indigènes ne voulurent pas permettre que le reptile — un boa de dix pieds de long — fût blessé. Ils se contentèrent de le pousser doucement hors du village avec de longues baguettes. Je demandai la raison de ce traitement si doux ; il me fut répondu que c’était un pépo, c’est-à-dire un esprit, et que si on l’irritait, il arriverait malheur au village.

Ma longue détention eut du moins un bon côté : elle me permit d’observer les coutumes des indigènes. Sitôt qu’il faisait jour, les villageois sortaient de leurs cases, allaient s’asseoir autour de grands feux et fumaient leur pipe. La dernière bouffée évanouie, tous, à l’exception des vieilles femmes, des petits enfants, du chef et de deux ou trois anciens, allaient travailler à la terre. Ceux dont les champs étaient voisins revenaient à midi manger chez eux, tandis que les autres faisaient leur bouillie et l’avalaient sur place.


Tambours.

Ils rentraient tous au coucher du soleil, prenaient le repas du soir ; puis ils dansaient, fumaient et chantaient.

Quand le grain est abondant, l’orgie de bière s’ajoute à la danse. Dans tous les cas, on apporte les tambours que l’on bat vigoureusement avec les mains ; et les hommes tournent, tournent pendant des heures, en poussant des hurlements, entre-mêlés de grands cris.

Jamais les femmes ne prennent part à la ronde masculine ; mais quelquefois elles dansent entre elles ; et souvent leurs pas et leurs gestes sont plus obscènes que ceux des hommes, qui le sont cependant d’une manière suffisante. Hommes et femmes se laissent regarder pendant qu’ils se livrent à ces exercices et acceptent les spectateurs des deux sexes.

Presque toutes les cases ont leur mur en colombage ; la toiture est plate, légèrement inclinée vers la façade, et couverte soit avec des feuillets d’écorce, soit avec des broussailles et de l’herbe, sur lesquelles on étend une couche épaisse d’argile. Des patates coupées par tranches, des citrouilles, des courges, sont souvent mises sur les toits, où on les fait sécher comme provisions d’hiver.


Foyer chez les Vouanyamouési.

L’intérieur des cases est ordinairement divisée en deux ou trois parties :

La première de ces divisions contient de petites couchettes, garnies de peaux en guise de matelas. On y trouve également le foyer : trois cônes d’argile qui portent la marmite et qui parfois sont creux ; ils servent alors de fours. Presque tous les mets étant bouillis, les seuls ustensiles de cuisine sont des pots de terre.

La seconde pièce est une bergerie à l’usage des agneaux et des chevreaux, qu’on y enferme le soir.

Dans la troisième, se trouvent les linndos, boîtes d’écorce de forme ronde, où l’on serre le grain. Ces caisses, toujours très grandes, souvent énormes, peuvent contenir jusqu’à douze sacs (douze hectolitres). De petits linndos servent souvent de caisses de voyage.

C’est par la porte, qui en est la seule ouverture, que le jour pénètre dans les cases et que la fumée trouve une issue. Il résulte de cette absence de cheminée que tout l’intérieur est d’un noir brillant et que les toiles d’araignée qui festonnent la muraille et les chevrons sont chargées de suie. Des arcs, des lances, des cannes, des massues, des flèches sont placées dans la charpente pour y être séchées par la fumée.

Comme on peut s’y attendre, ces demeures sont infestées par la vermine, notamment par un énorme tiquet, dont les Arabes croient la morsure venimeuse.

Une bouillie de sorgho très épaisse, qu’on appelle ougali, forme, ainsi que dans toute l’Afrique, la base de l’alimentation des indigènes. Pour faire ce potage, la farine est mise dans l’eau bouillante, tournée rapidement et ajoutée peu à peu jusqu’à former une pâte massive. Quand le degré de cuisson nécessaire est obtenu, on renverse la marmite, qu’on enlève, et on laisse égoutter la pâte.

Les gens du pays ont si rarement de la viande, que quand ils parviennent à s’en procurer, ils la mangent avec une voracité excessive. Toutefois, lorsque le gibier est abondant, ils font preuve d’une certaine prévoyance, en conservant un peu de venaison par le boucanage.

La plupart des Vouanyamouési ont pour vêtement de la cotonnade étrangère — celle qu’apportent les caravanes ; mais les pauvres sont vêtus d’étoffe indigène, faite avec le liber d’une espèce de figuier. Pendant la saison pluvieuse, l’arbre est dépouillé de son écorce extérieure, et enveloppé de feuilles de bananier, jusqu’à ce que le liber s’amollisse suffisamment pour être employé à la fabrication de l’étoffe. Quand elle est amollie, on enlève cette écorce intérieure et on la met dans l’eau, où elle subit une sorte de rouissage ; elle est ensuite posée sur une planche, et doucement battue avec des maillets, faits en général d’une corne de rhinocéros, cannelée sur la face battante. À chaque coup de maillet, l’écorce s’élargit ; et après le battage, elle ressemble un peu à du velours de coton à côte, velours qui serait feutré.

Aussitôt après la récolte, le sorgho est mis sur une aire d’argile, et battu avec de grands bâtons courbes. Quelquefois ces fléaux sont terminés par une planchette, pareille à la pelle d’une rame.

Après ce battage, qui l’a séparé de la portion la plus grossière de la balle, le grain est serré dans le linndo. Quand on veut s’en servir, on le bat dans un mortier, ce qui le dépouille de la dernière partie de la glume et le concasse ; puis on le réduit en farine au moyen de deux pierres, de grandeur inégale. La plus large est fixée dans le sol ; l’autre, beaucoup plus petite, est mise en œuvre par une femme agenouillée, qui la fait mouvoir sur la meule où est déposé le grain : système primitif qui a pour effet de mêler à la farine une forte proportion de gravier.

Pendant ce pénible travail, les meunières ont souvent des bébés attachés sur le dos ; et à chaque mouvement du corps, leurs mamelles pendantes et flasques se balancent dans le tas de farine, qui s’accroît avec lenteur.

Une ligne verticale au milieu du front et une sur chaque tempe, faites au moyen du tatouage ; un vide triangulaire à la mâchoire supérieure (ablation de l’angle interne des incisives médianes), et un petit morceau d’ivoire d’hippopotame où un fragment de coquillage, l’un ou l’autre en forme d’équerre, constituent les marques nationales.

Ainsi que dans les tribus voisines, la verroterie et le fil métallique sont les principaux éléments de la parure. Les chefs de tout grade y ajoutent deux brassards d’ivoire, sortes d’étuis dont l’avant-bras est revêtu du coude au poignet, et que, dans le combat, ils frappent l’un contre l’autre pour rallier leurs guerriers ; le bruit s’en entend de très loin.

Généralement les hommes se rasent le dessus de la tête et divisent le reste de leur chevelure en d’innombrables torsades, qu’ils allongent avec de fines lanières de leur feutre d’écorce, et qui, par ce moyen, descendent quelquefois jusqu’au bas de la taille. En voyage, ces nombreux tortillons sont réunis et forment catogan.

Des merveilleux ont toute la chevelure coupée très ras, afin de pouvoir porter perruque dans les grands jours. La perruque de ces dandys est un assemblage de cordelettes.

Chez la plupart des femmes, la toison est abandonnée à sa frisure naturelle et sert de pelote, où sont fourrés le couteau, la pipe, les menus objets ayant tigelle ou pointe. Chez les autres, la laine est divisée en tresses nombreuses, et les nattes, appliquées sur la tête, représentent les billons d’un champ ; ou bien la masse est répartie en grosses touffes, que l’on bourre avec des fibres d’écorce. Ces dernières coiffures exigent plusieurs journées de travail ; mais l’œuvre d’art, une fois achevée, demeure intacte pendant six mois et plus.

Mrima Ngommbé, alors en tournée royale, passa à Hissinéné et vint me faire une visite. Il était paré d’un burnous écarlate, brodé d’or, s’ouvrant sur un gilet crasseux, et formant avec. celui-ci un contraste d’autant plus frappant que ledit gilet complétait le costume.

Mrima fut très mécontent du chef d’Hissinéné, qui n’avait pas eu pour moi des attentions suffisantes ; et il le gronda très fort de ne pas m’avoir approvisionné de bière.

Enfin, le 18 décembre, arriva Asmani, apportant la bonne nouvelle que l’affaire était arrangée, et que je pouvais traverser l’Ougara sans avoir rien à craindre. Toutefois les ambassadeurs de Taka retenus par les plaisirs de l’Ounyanyemmbé, n’étant pas partis avec mes gens, on me conseillait de faire un détour, afin d’éviter leur village, parce qu’autrement on pourrait croire que nous les avions tués.

Avec Asmani arrivaient des soldats d’Ibn Sélim. Celui-ci me renvoyait quelques-uns de mes déserteurs et me faisait dire de prendre garde à Mirammbo, auquel on avait indiqué la route que je devais suivre. L’homme qui avait donné le renseignement — un des Vouatosi établis comme pasteurs dans l’Ounyanyemmbé — avait été découvert ; et les gens de Sélim ne doutaient pas du plaisir qu’ils me feraient en m’apprenant que cet homme avait été fusillé : c’était un acte de courtoisie à mon égard, mais dont j’aurais volontiers dispensé l’auteur.

Rien n’avait été fait contre Mirammbo ; aucun plan n’avait été suivi, les intéressés n’ayant pas pu s’entendre sur le choix du commandant, l’officier qui avait amené les renforts de la côte aurait voulu prendre le commandement en chef, commandement civil et militaire ; mais Saïd Ibn Sélim et Abdallah Ibn Nassib, depuis plus longtemps que lui au service du sultan, n’avaient pas voulu le permettre. Les nouvelles troupes s’étaient mises du côté de leur chef ; tandis que les autres, qui avaient été sous les ordres d’Ibn Sélim et d’Abdallah, ne voulaient pas reconnaître l’arrivant.

Pendant ces discussions, qui les divisaient de plus en plus, les Arabes perdaient leurs alliés indigènes, et Mirammbo acquérait de nouvelles forces.

Asmani n’avait pas vu mon domestique ; il n’en avait pas même entendu parler. Mais ayant confiance en Mélim, et sachant qu’il me suivrait, je me disposai à partir.

Les askaris refusèrent de se mettre en marche. Au lieu de me venir en aide, Bombay soutint les récalcitrants, sous prétexte qu’il fallait leur laisser le temps de nettoyer le grain qu’ils devaient emporter. L’excuse n’était rien moins que valable ; et le 30 décembre, après beaucoup de tracas, je me dirigeai vers un autre Kouikourouh, village populeux qui avait pour chef la mère de Mrima Ngommbé.

Cette vieille dame, remarquablement polie, m’envoya immédiatement de la bière et des œufs, et refusa tout ce que je pus lui offrir en retour, disant que j’étais l’ami de son fils ; que, dès lors, tout ce qu’elle avait était à ma disposition.

Le lendemain matin, au départ, Asmani voulut prendre un chemin de traverse dont il avait entendu parler ; il s’arrangea de manière à le manquer, et nous conduisit en peu de temps au nord-est, au sud-ouest, au levant, au couchant, au midi et au nord.

Une plaie au talon m’empêcha de gagner l’avant-garde et de remettre la caravane en bonne voie. Mon âne, que j’avais prêté à Mohammed, n’était pas arrivé, et Jenny Lind, mon ancienne monture avec laquelle j’étais venu de Bagamoyo, était restée à Hissinéné, car elle était malade. Pour comble de misère, la pluie tomba presque tout le temps ; les chemins étaient détrempés ; en beaucoup d’endroits on enfonçait jusqu’au genou.

Ce fut avec une joie bien grande que j’aperçus le défrichement qui entourait un village. L’instant d’après, j’étais sous la véranda du chef, et tous mes vêtements, à l’exception de ce qu’exigeait la décence, étaient en train de sécher. Comme toujours, une caisse renfermant du linge et des habits de rechange arrivait derrière moi. Enfin un bon feu et une tasse de café brûlant, que m’apporta Sammbo, me remirent à l’état normal.

Dans la soirée, j’essayai de faire quelques relèvements astronomiques pour établir la latitude ; mes mauvais yeux m’en empêchèrent.

La marche avait été si pénible que je résolus d’attendre Mohammed, qui me ramènerait Jasmin. Il arriva le lendemain soir, ramenant en effet mon âne, mais avec une plaie sur le dos qui ne permettait pas de le monter.

Ce jour-là, j’avais eu l’occasion de voir un indigène confectionner un sac pour transporter du grain. Ayant retiré de l’eau, où elle trempait depuis plusieurs jours, une forte perche d’environ quatorze pieds de longueur, mon homme en enleva l’écorce en la frappant avec un petit maillet, Il mit ensuite un lien solide autour de la perche, à trois pieds de l’un des bouts, détacha et retourna le liber en commençant par l’autre extrémité, se servant pour cette double opération d’une espèce de doloire faite d’une branche courbe, dont la partie supérieure, en forme de lame, avait été taillée de manière à la rendre tranchante.

Ceci terminé, l’homme coupa la perche au-dessus du lien qui l’entourait ; puis il retourna l’écorce de nouveau, et l’élargit en la battant avec le maillet dont se servent les indigènes pour faire leur étoffe, battage qui rendit l’écorce plus souple.

L’ouvrier eut alors un sac, dans lequel il mit du grain, qu’il pressa le plus possible. Le sac étant rempli, il le ferma avec un morceau de liane et l’entoura de larges bandes d’écorce. Quand il eut achevé ce bandage, le ballot ressembla à un traversin très dur, de six à sept pieds de long — l’expansion latérale ayant raccourci l’étoffe du sac, — traversin pourvu d’une tige de trois pieds de hauteur. Cet appendice a pour objet de préserver le ballot de l’humidité du sol, chaque fois que le porteur se décharge.

Des sacs du même genre, mais beaucoup plus grands, plantés dans le village et soigneusement couverts d’un toit de chaume, font l’office de greniers.

Pendant notre séjour dans l’Ounyanyemmbé, un de nos ânes avait pris la fuite ; j’avais envoyé à sa recherche Oumbari et Manoua Séra, l’un des gens de Livingstone ; ils étaient revenus sans la bête, ne l’ayant pas retrouvée, disaient-ils. J’acquis ici la certitude qu’ils l’avaient vendue. Sur cette découverte, je chassai Oumbari de la caravane ; ce n’était pas seulement un fripon, mais un être maussade, toujours grognant et semant le mécontentement parmi les autres.

Cette exécution faite, je levai le camp de Chikourouh — qui, par parenthèse, est le Kouikourouh de Stanley —, et je partis le 2 janvier 1874, après un retard causé par quelques-uns de mes hommes qui étaient allés prendre la chair d’un buffle qu’ils avaient tué.

Le lendemain, notre guide paraissant douter du chemin, je me mis à la tête de la caravane, que je dirigeai au moyen de la boussole ; et après cinq heures de marche à travers une jungle très giboyeuse, mais dépourvue de sentier, nous nous établîmes près de quelques étangs, situés dans une clairière.

Je pris mon fusil et j’allai faire un tour aux environs du bivouac ; les pistes de girafe et d’autres grands animaux étaient nombreuses. J’avisai une belle antilope, et, me mettant à la rampée, je m’efforçai de la rejoindre ; mais je n’étais pas encore à bonne distance, lorsque Léo, que j’avais laissé au camp, m’ayant retrouvé, exprima sa joie d’une manière si bruyante que l’antilope s’effraya, et toute chance de l’atteindre fut perdue.

Revenu au bivouac, j’y trouvai des gens de Séid Ibn Sélim qui étaient à la recherche de trois femmes appartenant à leur maître ; ces femmes avaient, disait-on, accompagné les hommes que j’avais envoyés dans l’Ounyanyemmbé avec Mohammed Mélim. On les découvrit, en effet, sur quoi je donnai l’ordre de les rendre immédiatement.

Pendant la nuit, deux autres de mes porteurs prirent la fuite ; mais un chasseur que j’avais rencontré dans les bois vint m’offrir ses services et la perte fut à moitié réparée.

Toujours guidés par la boussole, nous poursuivîmes notre marche à travers la jungle. Léo fit partir une harde d’antilopes ; mes gens découvrirent une litée de marcassins ; je tuai l’un de ces petits criards ; et au bout de quelques heures, nous nous trouvâmes entourés d’arbres, qui, dépouillés de leur écorce, annonçaient des habitants.

Peu de temps après, nous tombions sur un sentier qui nous faisait traverser des défrichements de date récente, où les souches des arbres abattus, s’élevant à quatre pieds du sol, produisaient l’effet le plus curieux. Ce sentier nous conduisit au dernier village de l’Ougounda. Bien qu’il fût encore de bonne heure, je me décidai à faire halte ; trois grandes étapes nous séparaient de la première bourgade que nous devions rencontrer, il fallait acheter des provisions.

Les vivres abondaient ; je me procurai facilement du grain pour quatre jours, et donnai l’ordre de le nettoyer tout de suite, au lieu de permettre aux hommes d’y passer la journée suivante.

Le village était grand, fortement construit, et datait évidemment de différentes époques. La partie la plus ancienne, qui renfermait la résidence du chef, était bâtie presque tout entière sous un énorme figuier banian.

En surplus de l’estacade, il y avait un fossé avec contrescarpe, où étaient percées des meurtrières pour la mousquetade ; et l’on n’entrait dans la place que par des couloirs ayant chacun deux ou trois portes.

Quel changement dans la contrée depuis le passage de Burton ! En 1857, un mousquet était l’héritage d’un chef, et les heureux possesseurs de cette arme précieuse ne se rencontraient que de loin en loin. Lors de ma visite, presque tous les villages pouvaient montrer au moins la moitié de leurs guerriers munis d’armes à feu.

Par suite de la guerre qui avait éclaté entre Mirammbo et les Arabes, tout le pays était troublé. Les gens sans frein des villages profitaient de cet état de désordre pour former des bandes de quarante à cinquante individus, qui allaient mettre à sac les bourgades voisines, et attaquaient les faibles sans distinction, se disant alliés de Mirammbo ou des Arabes, selon le parti auquel appartenaient ceux qu’ils voulaient piller.

Comme il y avait à craindre de ne pas trouver d’eau en suivant les indications de la boussole, je pris la route que désignait Asmani. Bientôt sortis des jungles, nous entrâmes dans une plaine qui paraissait illimitée ; nous y dressâmes le camp, près d’un étang fangeux, sur une des éminences couvertes d’arbres qui s’y trouvaient en grand nombre.

Cette plaine était singulièrement giboyeuse ; nous y vîmes des cailles, des secrétaires, de grandes hardes d’antilopes, et j’y traversai une piste de buffles d’environ vingt mètres de large, énorme sillon creusé en droite ligne du nord au sud.

Le lendemain, nous dirigeant vers le Ngommbé méridional, nous passâmes auprès d’étangs marécageux entourés d’arbres et de broussailles. J’étais en avant de la caravane, malheureusement sans mon fusil, quand un énorme rhinocéros blanc sortit du hallier à quelques pas de moi. Je me glissai derrière un arbre sans qu’il m’eût aperçu. Il continua à flâner en grognant jusqu’à l’arrivée des porteurs, dont les cris le firent rentrer dans la jungle. Aussitôt que j’eus mon raïfle, je me mis sur les traces de la bêle, et les suivis assez loin ; mais elles me conduisirent à une fondrière qui termina la poursuite.

Le reste de l’étape se fit sur un terrain marécageux auquel succéda la plus charmante scénerie de plaine : des bouquets d’arbres magnifiques, groupés de manière à produire un effet que l’art du plus habile paysagiste n’aurait pu surpasser ; des buttes couvertes de bois, des pelouses d’une merveilleuse fraîcheur, et un fond de haute futaie, suivant les courbes du noullah.


Camp au désert.

Ce Ngommbé, qu’il ne faut pas confondre avec celui qui passe au nord de Taborah, est l’un des affluents méridionaux du Malagaradzi ; il est rejoint par le Voualé, autre noullah qui prend sa source à quelques milles au couchant d’Itoumvi. Près de l’endroit où nous l’avons passé, il contenait des auges remplies d’eau de quatre à cinq milles de long, et qui n’avaient entre elles que des bancs de sable de cinquante mètres de large. Ces canaux hébergent un grand nombre d’hippopotames et de crocodiles et sont couverts d’une profusion de nénufars.

À l’époque des crues, le Ngommbé s’étend sur une largeur de trois milles de chaque côté de ses bords, et porte au Malagaradzi une immense quantité d’eau.

Notre camp fut établi sur la rive gauche, dans une clairière gazonnée, entourée d’arbres gigantesques dont les branches, jusqu’aux plus hautes, étaient festonnées d’énormes lianes.

Fatigués par les deux longues marches précédentes, mes gens avaient besoin de repos ; je leur accordai un jour de halte, avec la permission de chasser. Le gibier était fort abondant, mais si farouche, effrayé qu’il était par mes hommes, ainsi que par des bandes de Vouagara alors en chasse, que je ne tuai qu’un sanglier ; et celui-ci étant un animal impur, aucun de mes chasseurs ne voulut le rapporter au camp.

Dans ma promenade, je vis les restes d’un lion, d’un buffle et d’un crocodile étroitement unis ; j’appris à leur sujet une curieuse histoire. Tandis que le buffle s’abreuvait, un lion s’élança sur lui, et tous les deux tombant dans l’eau, furent saisis par un crocodile. À son tour, celui-ci fut tiré du canal par les deux lutteurs, et traîné à vingt pas de la rive, où le trio périt dans un enlacement inextricable.

Je vis également, dans cette course, une grue dont le plumage était d’un gris bleuâtre et qui paraissait être l’une des reines de la gent ailée, car elle était beaucoup plus grande que pas un des oiseaux que je connaisse, à l’exception de l’autruche.

CHAPITRE XII


L’Ougara. — Téhouéré. — Quartier général de Mirammbo. — Destruction et désolation. — Ravages du commerce d’esclaves. — Étonnement des indigènes au sujet de Léo. — Ornements. — Liohoua. — Mes favoris. — Brigands. — Fortes pluies. Ruches. — Fuite devant un buffle. — Perdu dans la jungle. — Une panique. — Résidences rocheuses. — Tentative d’extorsion. — Sermon sur l’hospitalité. — Ses bons effets. — Rien à manger. — Mort de Jasmin. — Familiarité de ma chèvre. — Villages hostiles. — Charge d’un buffle.


Remis en marche le 8 janvier, nous rencontrâmes bientôt les envoyés de Taka, chef du district oriental de l’Ougara[50]. Ces gens étaient chargés de savoir pourquoi j’étais entré chez leur maître sans l’avoir averti de notre approche. Je leur expliquai l’affaire ; ils revinrent avec nous et me montrèrent l’endroit où nous devions camper ; mais il ne nous fut pas permis de nous établir dans Téhouéré, où finissait l’étape.

Ce dernier village ne paraissait être qu’une masse de végétation ; les arbres y étaient si serrés et si touffus qu’on n’apercevait rien des cases ; les palissades elles-mêmes, construites avec des branches du figuier à étoffe, avaient pris racine, émis des rejets et des feuilles, et ressemblaient aux fortifications de Robinson Crusoé.

La résidence de Taka, située à quelque sept milles de nous, vers le nord, se serait trouvée sur notre chemin, si on nous eût permis de suivre la route que nous avions prise à notre premier départ d’Hissinéné.

À peine étions-nous installés, que d’autres gens de Taka vinrent nous demander, comme tribut, quarante brasses d’étoffe et deux fusils. Je n’avais pas de fusils à donner, et me tirai d’affaire en ajoutant deux dotis (quatre brasses de cotonnade) à ceux qu’on me demandait. Un cadeau pour la mère de Taka fut ensuite réclamé. Je répondis que Taka était assez riche pour entretenir sa mère, et je refusai le cadeau.

Les messagers me dirent alors que si j’allais voir leur maître, il me donnerait des vivres ; mais cette visite m’aurait pris deux ou trois jours ; je déclinai l’invitation.

L’étape du lendemain se fit tout entière dans une plaine parfaitement horizontale. Arrivés à la fin de la marche, nous nous trouvâmes en face d’une petite colline, située près d’un village appelé Kouatosi, colline au sommet de laquelle notre camp fut dressé.

Nous avions eu pour guides des indigènes que Taka avait mis à notre disposition ; l’un d’eux m’avait beaucoup amusé par l’orgueil que lui inspirait la possession d’un parapluie. Toute la journée, il avait tenu ouvert le précieux objet, le faisant tourner, tourner sans cesse de la façon la plus risible. Au moment d’entrer dans une jungle, notre homme se dépouilla de la draperie qui formait son unique vêtement, et se la posa sur la tête, après l’avoir soigneusement pliée. La vue de ce nègre complètement nu, marchant sous un parapluie, triompha de ma gravité, et je ne pus m’empêcher d’éclater de rire.

De l’éminence où était placé notre camp, on n’apercevait qu’une plaine, n’ayant à l’horizon lointain que deux petites collines situées au nord-nord-ouest. C’était là, disait-on, que Mirammbo avait son quartier général, quartier que les Arabes n’avaient jamais attaqué, la position en étant si forte, que vouloir l’assaillir eût été courtiser la défaite.

Repartis, nous vîmes les sites de beaucoup de villages récemment détruits par la guerre ; et après une nuit passée dans la jungle, nous atteignîmes la capitale de l’Outenndé, qui est le district central de l’Ougara.

Le chef fut d’abord raisonnable, à l’égard du tribut ; il se serait contenté de douze brasses d’étoffe, si l’un des fils de Taka, malheureusement arrivé pendant l’affaire, ne lui avait dit : « Ne soyez pas si bête ; mon père a eu vingt-deux dotis (quarante-quatre brasses), demandez-en autant » Ce fut la cause d’un débat prolongé qui se termina par la défense du chef à ses sujets de nous apporter des vivres, tant que les vingt-deux dotis ne seraient pas payés.

Dans le village se trouvaient beaucoup de gens de Mirammbo ; ils me dirent gracieusement qu’ils nous auraient attaqués, si nous avions été des Arabes, mais qu’en ma qualité d’Anglais je n’avais rien à craindre : ils savaient que je ne venais pas pour faire des esclaves. Je soupçonne très fort que ce n’était pas là le motif de leur réserve ; car Mirammbo n’était pas moins esclavagiste que les Arabes. Je suppose qu’ils avaient entendu parler de nos fusils et que, n’étant pas assez forts pour nous piller, ils avaient trouvé convenable de faire les généreux.

Le chef se montra un curieux personnage, tantôt nous donnant la permission d’acheter des vivres, tantôt nous la retirant, pour nous la rendre l’instant d’après. Au bout de deux jours, ayant mis à profit les moments où la permission nous était accordée, nous avions du grain en quantité suffisante et nous nous remîmes en route.

La pluie était alors d’une extrême abondance ; elle tombait. parfois avec un tel bruit de cataracte qu’il devenait impossible de dormir. C’est évidemment pendant une de ces averses que la note suivante fut écrite dans mon journal : « Éclairs et tonnerre. Je suis éveillé, écoutant la pluie. Si le vieux Tanganyika reçoit tout ce déluge, il doit nécessairement crever quelque part. »

La dernière marche s’était faite dans une contrée absolument plate ; celle du jour suivant qui nous conduisit au village de Liohoua, chef de l’Ougara occidental, fut toute différente ; d’abord quelques plis de terrain, puis un pays ondulé, où chaque dépression renfermait un marais qui, sauf l’étendue, excédait par sa fange noire, profonde et tenace, toutes les horreurs de la Makata.

Sur la route, toujours des ruines. Voir les débris de tant de villages, naguère habités par des gens heureux, me jetait dans une tristesse inexprimable. Où étaient ceux qui avaient bâti ces cases, cultivé ces champs ? Ils avaient été saisis comme esclaves, massacrés par des bandits engagés dans une lutte à laquelle ces malheureux n’avaient pris aucune part, ou morts de faim et de fatigue dans les jungles.

L’Afrique perd son sang par tous les pores. Un pays fertile qui ne demande que du travail pour devenir l’un des plus grands producteurs du monde voit ses habitants, déjà trop rares, décimés par la traite de l’homme et par les guerres intestines. Qu’on laisse se prolonger cet état de choses, et tout ce pays retombé dans la solitude, repris par le hallier, redeviendra impraticable au commerçant et au voyageur.

La seule possibilité d’un pareil événement est une souillure pour notre civilisation trop vantée. Si l’Angleterre, avec ses usines qui chôment la moitié du temps, négligeait de s’ouvrir un marché pouvant donner de l’emploi à ses milliers d’hommes en détresse, ce serait inexplicable.

Espérons que la race anglo-saxonne ne permettra à aucune autre de la distancer dans les efforts qui doivent être faits pour racheter des millions de créatures humaines de la misère et de la dégradation où elles tomberaient infailliblement, si on n’allait pas à leur secours.

Tous les habitants du village de Liohoua se pressèrent pour nous regarder ; mais ils furent bien moins étonnés de ma vue que de celle de Léo ; et leur surprise grandit encore lorsque mes gens leur affirmèrent qu’à lui seul mon chien pouvait lutter contre deux lions.

Ces villageois, de race virile et guerrière, étaient de beaux hommes, bien armés de fusils et de lances dont les fers, d’une longueur de deux pieds, avaient au centre plus de quatre pouces de large.

Deux parures, qui jusque-là ne s’étaient vues qu’accidentellement, étaient communes chez eux. Le sammbo, formé de cercles très menus de poil d’éléphant, ou d’une ficelle de cuir, l’un ou l’autre entouré d’un fil métallique d’une extrême finesse, leur couvrait les jambes. Si grande était la masse de cette décoration, qu’elle donnait aux gens riches, seuls capables de se la procurer, l’air d’être affectés d’éléphantiasis. Je n’ai pas pu m’assurer du nombre exact de ces anneaux ; mais j’affirme, sans crainte d’erreur, qu’en portant leur chiffre à trois cents pour chaque jambe, chez certains individus, je reste au-dessous de la vérité.

L’autre ornement consistait en franges de poil de chèvre, qui se portent également à la jambe et qui l’entourent depuis le jarret jusqu’à la cheville. À ces franges, ainsi qu’au sammbo, sont souvent appendues de petites clochettes, ainsi que des lamelles de fer ou de cuivre, et l’heureux possesseur de ce supplément de parure ne manque pas de le faire valoir en frappant du pied, et en lançant les jambes à droite et à gauche, afin de signale son approche par le tintement de ses bijoux.

Le père de Liohoua, qui portait le même nom, avait été chef de tout l’Ougara. Un jour, après s’être querellé avec des Arabes, il était parti pour Bagamoyo, qu’il voulait détruire de fond en comble ; mais il était mort pendant le voyage, ainsi que la plupart de ses compagnons. Son fils lui avait succédé ; profitant de la jeunesse de celui-ci, les gouverneurs des deux autres provinces de l’Ougara s’étaient déclarés indépendants, et le Liohoua actuel avait perdu de la sorte les deux tiers de son patrimoine.

Je reçus de lui une petite chèvre qui se montra si affectueuse que je n’eus pas le courage de la faire tuer. Elle me connut bientôt et répondit à mon appel ; je la nommais Dinah. Elle et mon chien étaient deux inséparables ; en route, ils me suivaient côte à côte, ne s’éloignant pas de mes talons.

Pendant que nous étions chez Liohoua, arrivèrent des hommes de Mrima Ngommbé, qui se rendaient chez Simmba. Ce dernier l’un des chefs de l’Ourori, ayant pris récemment une quantité considérable d’ivoire à des gens de son voisinage, avait envoyé des messagers dans toutes les directions annoncer qu’il avait en magasin un stock énorme de dents d’éléphant de qualité supérieure. Sur le point de partir, il voulait se débarrasser de ce magnifique ivoire, et déclarait que, pour cela, il ferait un sacrifice ruineux. C’était pourquoi les gens de Ngommbé allaient chez Simmba. Le lendemain matin ils étaient en route.

Sur-ces entrefaites, le bruit courut que de nombreux esclaves mis sur le pied de guerre par les Arabes pour combattre Mirammbo avaient pris la fuite et rejoint les bandits qui infestaient les environs de l’Ounyanyemmbé. Ces esclaves, qui avaient tourné leurs armes contre leurs anciens maîtres, attaquaient indistinctement quiconque pouvait leur fournir une occasion de pillage, et fermaient, disait-on, la route qui conduisait au bac du Malagaradzi. Beaucoup des atrocités que l’on attribuait à Mirammbo devaient être portées à l’actif de ces brigands, qui, n’étant retenus par aucune loi humaine ou divine, ne mettaient pas de borne à leur scélératesse.

Le 17 janvier, comme nous venions de quitter le village de Liohoua, nous rencontrâmes les gens de Mrima, qui, partis la veille, revenaient se mettre sous notre protection, n’osant pas voyager seuls.

Trois milles en descendant toujours, et un demi-mille à travers un marais, fut tout ce que la pluie nous permit de faire. Ce fut, après cela, une chute d’eau venant à nous, muraille liquide et mouvante, qui produisait le bruit d’une cataracte ; nous eûmes beaucoup de peine à rassembler les hommes, à réunir les ânes et à leur faire gagner un endroit relativement sec. Les tentes heureusement furent dressées avec promptitude, et les bagages mis à l’abri avant d’avoir souffert. Je fus moi-même préservé par l’excellent waterproof que m’avait donné Murphy ; mais tous mes hommes qui, en face de l’averse, s’étaient mis en costume d’Adam, aux premiers jours de l’Éden, furent mouillés jusqu’aux os.

Quand la pluie eut cessé, quelques-uns de mes pagazis prirent un nid d’abeilles qu’ils avaient découvert dans un arbre dont les branches s’avançaient au-dessus du bivouac. Je suivis l’opération avec un vif intérêt ; je ne pouvais pas croire qu’il fût possible à des hommes nus d’élargir à coups de hache le trou qui renfermait cette ruche, haut placée dans l’arbre, et que défendait une légion d’abeilles furieuses. Cependant ils ne s’arrêtaient que de temps à autre, pour chasser les essaims qui se formaient sur leurs visages, ou pour arracher un aiguillon. Leur peau devait avoir quelque chose de celle de l’indicateur, qui est impénétrable au dard des abeilles. Dans tous les cas, ils ne furent nullement récompensés de la peine qu’ils avaient prise : l’arbre ne renfermait que des rayons délabrés, et totalement dépourvus de miel.

Remis en marche, nous traversâmes une haute futaie n’ayant pas de sous-bois, et dans laquelle je tuai une grande antilope. Vint ensuite un profond ravin, où de nombreux ruisseaux bouillonnaient le long de ses flancs rocheux, les uns cachés sous des broussailles, les autres formant des cascatelles. L’extrémité méridionale de la crevasse fut doublée, et nous gagnâmes le Mtammbo. Cette rivière, qui occupe le fond d’une vallée rocailleuse, avait alors deux ou trois pieds de profondeur et n’était là qu’une série de rapides. Son lit était si plein de rochers que nous le traversâmes facilement au moyen de ces marches ; toute la difficulté fut d’amener les ânes sur l’autre bord.

Le lendemain, il y avait à peine deux heures que nous étions en route, lorsqu’on aperçut des buffles. Aussitôt mes gens de déposer leurs charges, les uns pour s’enfuir, les autres pour se mettre en chasse. Peu de temps après, les fuyards étaient de retour, mais non les sportsmen, et il fallut dresser le camp.

Ce ne fut que dans la soirée que mes chasseurs reparurent. Ils n’avaient pas rejoint les buffles, mais Asmani avait tué un élan et un rhinocéros. Personne ne voulut partir avant qu’on eût dépecé les bêtes, transporté la viande au bivouac ; toute la journée suivante y fut employée.

Pour ajouter à l’ennui de ce nouveau délai, nous perdîmes la route le lendemain, presque au sortir du camp. J’étais boiteux, par suite d’une plaie à la jambe, provenant, je suppose, d’une morsure de scolopendre, qui, la veille, m’avait déjà empêché de prendre part à la chasse. Cette plaie, devenue très douloureuse, ne me permettait pas de me mettre à la tête de la caravane et de la guider au moyen de la boussole. La route ne fut pas retrouvée, et, pendant trois jours, nous errâmes à l’aventure, suivant une piste, la voyant finir au bout d’une demi-heure, rebroussant chemin, et tournant dans le même cercle. Les hommes que j’envoyais à la découverte ne rencontraient, disaient-ils, dans la direction que je voulais prendre, que des marais infranchissables.

Nous nous traînions ainsi dans la jungle, ne sachant pas si le lendemain nous serions plus heureux, trouvant des cours d’eau parfois si profonds qu’il fallait se servir du bateau de caoutchouc, et remorquer les ânes jusqu’au moment où l’un de ceux qui attendaient sur la berge, plus hardi que ses camarades, sautait dans la rivière et la passait à la nage, suivi de tous les autres.

Le soir du troisième jour, le camp venait d’être achevé, lorsque des coups de feu se succédèrent dans plusieurs directions. Je sortis de ma tente et vis un homme qui, les cheveux hérissés autant que le permettait leur nature laineuse, me cria d’une voix étranglée par la peur : « Maître, maître ! les rougas-rougas, prenez votre fusil. »

Je n’avais plus que vingt hommes ; les autres, n’écoutant que leur première impulsion, ce qu’ils faisaient toujours, avaient pris la fuite. Où était l’ennemi ? Personne ne pouvait le dire.

À la fin, je découvris qu’un de mes gens, qui battait le fourré dans l’espoir d’y trouver un chemin, ayant aperçu un vieillard, avait déchargé son fusil à diverses reprises pour nous annoncer qu’un village était proche. Ma bande, qui ne rêvait que d’esclaves marrons et de brigands, s’était figuré qu’on nous attaquait : d’où la fuite de tous mes braves.

Le vieil indigène que mon éclaireur avait trouvé dans les bois me fut amené. Il était en train de couper de l’écorce pour faire un vêtement à sa femme ainsi qu’à lui, ce qui me paraissait urgent, lorsque la rencontre avait eu lieu. Ce vieillard m’apprit que le village de Mânn Komo ; chef d’une section de Kakouenndi, était peu éloigné ; il me proposa d’y conduire sur-le-champ quelques-uns de mes hommes, qui reviendraient le lendemain matin et nous montreraient la route. Je reconnus cette offre obligeante par un cadeau d’une brasse de cotonnade ; et, ravi de ce présent, le vieil indigène partit aussitôt.

Ceux de mes hommes qui l’accompagnaient ne revinrent, le lendemain, que dans l’après-midi. Quelques autres étaient allés à la chasse ; ils avaient rapporté un zèbre ; le festin qui en fut la conséquence détruisit tout espoir de marche pour la journée.

Nous n’arrivâmes donc que le jour suivant au village de Mânn Komo. Ce village était défendu, à l’arrivée, par un cours d’eau qui avait alors vingt-cinq pieds de large et huit de profondeur ; il s’échelonnait, en majeure partie, sur le flanc d’une colline escarpée et rocheuse qui le protégeait par derrière. Un grand nombre des cavernes de la falaise servaient d’habitations ; et la place était à la fois d’un accès tellement difficile et d’une défense si aisée, que Mirammbo lui-même n’avait jamais pu s’y introduire.

Bientôt se présentèrent des agents de Mânn Komo, avec la mission de me réclamer cinquante dotis (cent brasses de cotonnade), sous prétexte de tribut. Leur maître avait entendu dire aux gens de Mrima Ngommbé que pareille somme avait été donnée dans l’Ougara.

Sachant qu’on n’avait jamais payé le droit de passage à Mânn Komo, et que sa demande n’était qu’un essai d’extorsion, je répondis à son message par un refus positif, auquel je joignis une leçon d’hospitalité. Je dis à ceux qui le représentaient que nous avions erré longtemps dans le jungle, où nous nous étions égarés, que leur maître ne l’ignorait pas, que par conséquent il aurait dû nous envoyer des vivres ; que s’il en avait été ainsi, j’aurais fait à Mânn Komo un présent en rapport avec sa générosité, mais que dans le cas actuel je ne lui donnerais rien, pas même un pouce d’étoffe.

Deux villageois m’ayant offert de nous conduire à la prochaine station, qui était la capitale de l’Ouvinnza, et les denrées étant communes sur la route, à ce que me disaient ces guides, je partis le lendemain matin de bonne heure.

Ma jambe allait de mal en pis et, le pauvre Jasmin étant d’une extrême faiblesse, par suite du manque de nourriture convenable, je suspendis ma chaise de fer à une perche et me fis porter par deux soldats.

Ce prompt départ, joint à la remontrance que j’avais adressée au chef, produisit un certain effet : à peine étions-nous en route, que l’un des fils de Mânn Komo nous rejoignit, et me promit au nom de son père que, si je voulais revenir, je recevrais une chèvre, du grain et du pommbé. Mais je refusai de rebrousser chemin.

Le sentier qui se déroulait à plat, entre la rivière et le pied de la colline, tourna celle-ci, et nous mit en face d’un autre escarpement si abrupt que, pour me monter, le port de ma chaise n’étant pas possible, il fallut me traîner par les bras.

Nous avions pris cette pente si raide comme étant le seul point accessible de la chaîne, sur la route que nous suivions ; et, en maint endroit, la muraille était si près de la verticale, que les énormes pierres qui se détachaient sous nos pieds tombaient à plomb sur les branches des arbres sortis des crevasses du roc, et ne touchaient la terre qu’en arrivant en bas.

Du sommet de la côte, le regard embrassait une immense étendue de prairies, de bois, de vallées, entourés de montagnes de toute grandeur, offrant toutes les variétés de lignes, et dont les plus lointaines, à ce qu’il me fut dit, bordaient le Tanganyika.

Une pluie aveuglante, qui nous mouilla jusqu’à la moelle et trempa les bagages, couvrit toutes les pentes de ruisseaux, à notre grand déconfort. Ce fut donc avec joie que, dans l’après-midi, nous rencontrâmes un petit groupe de cases ayant une douzaine d’habitants.

Il n’y avait pas là de ravitaillement possible ; au lieu de partir dès que la pluie cessa, mes gens organisèrent une maraude qui dura trois jours et n’eut aucun succès.

La douleur que je ressentais dans ma jambe, et les averses qui nous tenaient continuellement dans l’eau, m’avaient tellement affaibli que je n’éprouvais pas le besoin de manger. C’était bien heureux, car, excepté le plum-pouding que je réservais pour la prochaine fête de Noël, en supposant que je dusse y être, je n’avais rien à mettre sous la dent.

Le pauvre Jasmin était plus bas que jamais. Par un suprême effort, il se traîna jusqu’à la porte de ma tente, où il se coucha totalement épuisé ; c’était manque de grain. Ne pouvant lui donner aucune nourriture, je pensai qu’il était charitable d’abréger ses souffrances, et, prenant mon pistolet, je lui mis une balle dans la tête.

Le seul âne de selle qui me restât était un demi-sang, qui montrait également des symptômes d’inanition.

J’avais toujours Dinah ; extrêmement apprivoisée, elle couchait au pied de mon lit ; si on l’attachait ailleurs, elle empêchait tout le camp de dormir par ses bêlements continuels, jusqu’à ce qu’on lui permit de revenir auprès de son maître.

Mes gens vivaient de racines et de champignons ; peut-être avaient-ils trouvé un peu de grain. Quant à moi, je n’eus à manger que le soir du troisième jour.

Le 31 janvier, nous quittâmes enfin cette place inhospitalière et nous descendîmes dans une étroite vallée où serpentait un cours d’eau ; sur les deux bords, il y avait des champs nombreux, entourés de palissades.

Les villages étaient perchés parmi les rocs, et les habitants, enfermés dans leurs enceintes, refusèrent d’entrer en rapport avec nous : ils avaient trop souffert de la traite pour ne pas se défier des caravanes.

Aucun lien, aucune amitié ne réunit ces communes. Chaque hameau — un groupe de cinq ou six familles — se proclame indépendant. Il en résulte que, trop faibles pour se défendre, les habitants de ces bourgades sont chassés par les tribus voisines, qui les vendent aux Arabes.

En sortant de cette vallée, nous entrâmes dans une forêt dépourvue de sous-bois et qui couvrait le flanc d’une colline. Tout à coup je fus lâché par mes porteurs, qui se sauvèrent sans plus de cérémonie ; puis tous les autres jetèrent leurs fusils, leurs ballots, et allèrent se cacher derrière les arbres les plus voisins.

« Qu’y a-t-il ? m’écriai-je de ma chaise, où j’étais barricadé par la perche et dans l’impossibilité de me mouvoir. Qu’y a-t-il ? Bête féroce ou brigands ? Mon fusil ! mon fusil ! »

La seule réponse que je reçus me fut donnée par l’auteur même de la panique : un buffle solitaire, qui, noir et féroce, arrivait tête baissée. Il passa près de moi à fond de train, heureusement sans m’apercevoir, car autrement il est plus que probable que la chaise, l’homme et la perche, auraient été pris et jetés en l’air.


Déroute devant un buffle.

Nous dressâmes le camp dans un large ravin qui déchirait la colline ; mauvais emplacement, s’il en fût ; dans la nuit, une averse diluvienne transforma nos quartiers en un cours d’eau

rapide de deux pieds de profondeur, où tout le chargement fut à flot : caisses de livres et de cartouches, provisions, etc.

Le lendemain, nous étions au bord du Sinndi, tributaire important du Malagaradzi. Pour y arriver, nous avions eu à franchir sur une large étendue un pays couvert d’un à trois pieds d’eau, où, dans les endroits profonds, mon chien et ma chèvre nageaient de compagnie, à côté de ma chaise.

CHAPITRE XIII


Îles flottantes. — Leur origine et leur développement. — Traversée du Sinndi. — L’Ouvinnza. — Réception cordiale. — Économie bizarre. — Un jeune chef. — Visiteurs. — Saluts cérémonieux. — Tatouage. — Ougaga. — Approche de Mirammbo. — Sur la défensive. — Destruction de plusieurs villages. — Traversée du Malagaradzi. — Cuisine de Sammbo. — Fabrication et commerce de sel. — Tabac liquide. — Mort de Léo. — Bête féroce dans le camp. — Vue du Tanganyika. — Arrivée à Kahouélé.


Le Sinndi fut traversé, le 2 février, sur une nappe de cette végétation flottante qui est l’une des particularités de l’Afrique tropicale. Beaucoup de rivières, dans cette région, présentent des îlots mouvants, qui les couvrent sur une largeur plus ou moins grande et forment une chaussée naturelle, dont se servent les hommes et les bêtes pour aller d’un bord à l’autre.

Ces îlots, de stabilité et d’épaisseur variables, doivent leur origine aux débris que charrie la rivière, et qui, arrêtés par les grandes herbes surgies du fond, se décomposent et forment une première couche d’humus. Ce premier sol ne tarde pas à se couvrir de plantes qui entrelacent leurs racines : d’où il résulte une masse compacte. L’amas continue à s’accroître pendant six années ; puis l’îlot commence à dépérir et disparaît au bout de quatre ans.

Celui sur lequel nous franchîmes le Sinndi ne laissait de chaque côté, entre lui et la rive, qu’un chenal de deux pieds ; il avait cent yards de large (quatre-vingt-onze mètres) et couvrait la rivière en aval, sur une étendue de trois quarts de mille.

Marcher sur ces îles flottantes vous fait éprouver la même sensation que lorsqu’on traverse une fondrière couverte d’herbe et de roseaux.

En introduisant une perche dans ce lacis végétal mêlé d’humus, on lui reconnaît une épaisseur d’environ trois pieds ; sous cette couche épaisse se trouve la rivière et nagent les hippopotames.

Les caravanes passent quelquefois sur ces radeaux au moment où ils se décomposent, et plus d’une s’est perdue corps et biens dans ces traversées. Ce ne fut donc pas sans de graves appréhensions que mes hommes s’aventurèrent sur l’îlot mouvant. Mais chacun aborda sain et sauf, puis, marchant au milieu d’habitations et de terrains cultivés, nous gagnâmes bientôt le village d’Itammbara, capitale de l’Ouvinnza.

Je jetai un regard en arrière ; le pays que nous venions de franchir me représenta un archipel. Les collines, avec leurs promontoires, leurs baies, leurs falaises, collines séparées les unes des autres par des gorges étroites, figuraient des îles nombreuses. Beaucoup d’entre elles avaient les flancs tellement abrupts que leurs sommets paraissaient inaccessibles ; mais les spirales d’un bleu pâle qui surmontaient leurs faîtes trahissaient la présence de villages, nichés sous les saillies du roc. Prise dans son ensemble la scène était d’une merveilleuse beauté[51].

L’Ouvinnza est une contrée fertile ; le maïs, le sorgho, les patates, le tabac, y abondaient, ainsi que des haricots poussant sur des arbustes.

Nous fûmes cordialement accueillis par le ministre du chef, qui mit des cases à notre disposition, et qui, pensant que nous devions avoir faim, m’envoya une chèvre et des volailles pour ma table, de la farine pour mes hommes.

À Itammbara, un mhonngo est réclamé comme droit de passage du Malagaradzi. Le chiffre de ce tribut fut élevé ; mais il me libérait, disait-on, vis-à-vis du moutoualé[52] d’Ougaga, endroit où l’on prend le bac, et où je ne devais avoir à payer que les rameurs.

La conclusion de cette affaire et le séchage des ballots, qui avaient eu beaucoup à souffrir des dernières averses, nous prirent un jour entier. Une autre journée fut perdue par l’entêtement de Bombay à ne pas réunir les hommes pour le départ, sous prétexte que les vivres étaient à bas prix :

« Nourriture bon marché, maître ; mieux vaut rester un jour de plus. »

Ma pauvre jambe ne me permettait pas de courir après mes hommes, de les rassembler, de les faire partir ; et nous restâmes, bien que je n’aie jamais pu comprendre l’avantage qu’il y avait à perdre un jour pour économiser un quart de la dépense quotidienne.

Le chef, un petit garçon de huit ou neuf ans, me fut amené par le ministre. Il avait une peur effroyable de l’homme blanc ; ma vue le fit pleurer à chaudes larmes. Mais je l’eus bientôt calmé ; je lui montrai les images de l’histoire naturelle de Dallas, qui l’amusèrent beaucoup ; et il s’en alla enchanté de sa visite, emportant quelques pages des Illustrated London News, qui avaient empaqueté un objet quelconque, et dont il était ravi.

Partis le 5 février pour Ougaga, nous y arrivâmes par un chemin qui nous fit traverser une jungle, ranger de nombreux villages entourés de cultures, puis descendre obliquement la tranche d’une falaise qui sépare les hautes terres de la plaine du Malagaradzi.

Bien loin s’étendait la plaine verte, longuement et largement. À l’horizon, du côté du nord, étaient les collines bleuissantes de l’Ouhha, tandis qu’au pied même de la falaise se trouvait Ougaga, où nous nous arrêtâmes.

Je croyais être affranchi de tout droit par le mhonngo payé à Itammbara, ainsi qu’on me l’avait assuré ; mais il n’en était rien. Je n’avais, paraissait-il, acheté que la permission de passer la rivière, et je devais payer le moutoualé, maître du bac, payer le chef des bateliers, payer différents fonctionnaires, payer pour la corde, sinon pas un canot ne serait mis à mon service.

Le moutoualé, un beau jeune homme de vingt-cinq ans, fut très courtois, mais ne voulut pas parler d’affaires le jour de mon arrivée, et se montra d’une fermeté polie sur la question du mhonngo, dont on m’avait posé le chiffre, qu’il ne voulait pas discuter.

Quand il vint me faire sa visite, j’étais sur mon lit, attendant mon bain, et j’avais les pieds nus. Je lui montrai mes armes, mes livres et autres curiosités, qu’il semblait regarder avec intérêt ; tout à coup il me prit les orteils et, après les avoir examinés avec le plus grand soin, il dit que mes pieds étaient beaucoup trop blancs et trop mous pour la marche. Son attention se porta ensuite sur mes mains, que l’on ne pouvait certes pas qualifier de blanches : tannées par le soleil, elles étaient alors de la nuance d’un gant de peau de chien très sale ; mais une inspection minutieuse des doigts et de la paume de chacune d’elles fit arriver le chef à cette conclusion : que j’avais fort peu travaillé, et que je devais être un personnage important dans mon pays.

Le mode de salut est ici très cérémonieux ; il varie d’après le rang de ceux qui l’exécutent.

Quand deux notables se rencontrent, le plus jeune se penche en avant, plie les genoux et met la paume de ses mains par terre, de chaque côté de ses pieds. Pendant ce temps-là, le plus âgé frappe dans ses mains cinq ou six fois. Ils changent ensuite de rôle ; l’aîné s’incline à son tour, et le plus jeune se frappe sous l’aisselle gauche, puis sous la droite.

Si la rencontre a lieu entre des gens de condition différente, le supérieur frappe seulement dans ses mains, et ne rend pas la première partie du salut.

Les gens ordinaires, quand ils s’abordent, se donnent à eux-mêmes de petits coups dans l’estomac ; ils se frappent ensuite dans les mains l’un de l’autre, puis ils finissent par une poignée de main.

Ces politesses, d’une observance rigoureuse, n’ont pas de limites ; le bruit du battement des mains retentit sans cesse.

Les habitants ont pour le tatouage un goût très vif et sont couverts de petites incisions formant des spirales, des cercles, des lignes droites.

Ils portent leurs cheveux par plaques, sur un front rasé, ou sont tondus complètement et près de la tête.

Des bracelets de fil métallique, de la verroterie, de petites clochettes de fer et des sammbos, ces anneaux de jambe dont nous avons parlé dans les pages précédentes, constituent leur parure.

En général ils sont vêtus de peaux de bêtes ou de feutre d’écorce ; on voit chez eux très peu d’étoffe du commerce.

Le lendemain arrivèrent des fugitifs dont le village avait été détruit par Mirammbo, qui, au rapport des arrivants, n’était pas à une distance de plus de huit milles. Il y avait eu cinq morts, et beaucoup de bétail saisi, beaucoup de gens capturés.

Cette nouvelle préoccupa tellement le chef que la discussion relative au payement de notre passage de la rivière ne commença que dans l’après-midi. À peine avions-nous entamé les débats, que le bruit de la venue de Mirammbo se répandit dans le village. Celui qui apportait l’information était, disait-il, le seul survivant des habitants d’un gros bourg, situé à cinq milles d’Ougaga.

La conférence naturellement fut rompue, et l’on se prépara à recevoir l’ennemi. Sorti de l’enceinte, je vis des colonnes de fumée s’élever à l’est et au sud-est ; puis de nouveaux fugitifs accoururent, disant que les bandes de Mirammbo incendiaient et pillaient dans toutes les directions.

Je retrouvai Ougaga en état de défense, et dis au moutoualé que, puisque nous étions ses hôtes, il pouvait compter sur nous pour l’aider à repousser l’agresseur. IL me répondit, avec un sourire, que Mirammbo avait attaqué le village quatre ans auparavant, qu’il avait été battu, qu’il avait perdu beaucoup d’hommes, entre autres son fils et son frère, et que probablement il ne recommencerait pas.

Le moutoualé avait raison ; Mirammbo s’éloigna pendant la nuit, après avoir brûlé et pillé sept villages.

Le calme étant rétabli, nous revînmes à la question épineuse du passage de la rivière ; épineuse en effet, car un point n’était pas plus tôt réglé qu’une autre demande était mise en avant. Je payais le maître du bac, je payais les canots, je payais les passeurs ; et il me fallait, sous forme de présent, repayer le moutoualé, payer le ministre, payer le mouari ou premier batelier, payer la femme du moutoualé, celle du ministre, celle du mouari ; puis les parents du chef, puis les gens qui avaient assisté à la discussion de l’affaire, puis enfin acheter la corde.

Je n’ai jamais pu savoir à quel moment on avait eu besoin de cette corde, et à quoi elle avait pu servir. Dans tous les cas, elle avait été spécialement désignée à Itammbara, où je l’avais payée une première fois, et je refusai positivement de la payer de nouveau, ainsi que les épouses et les parents du chef et de ses fonctionnaires.

La discussion recommença. « Si nous continuons de la sorte, m’écriai-je exaspéré, nous resterons ici jusqu’à la fin du monde ; » et je quittai la séance.

Rappelés à eux-mêmes par mon brusque départ, le moutoualé et son ministre vinrent n’offrir un arrangement de beaucoup inférieur à celui que j’avais déjà consenti, me promettant des canots pour le lendemain.

À l’heure dite, j’étais au bord de la rivière : une eau brune et tourbillonnante de trente mètres de large, ayant un courant de quatre à cinq nœuds à l’heure.

Rien en vue. Faisant appel à ma patience, déjà si éprouvée, je m’assis sur la berge. Une tête et des épaules glissèrent enfin au-dessus des herbes ; puis une autre, puis une autre. Les canots arrivaient, six en tout : quatre pirogues (dix-huit pieds de long sur deux de large) et deux bateaux d’écorce, un peu plus longs et plus étroits que les pirogues, bateaux d’une seule pièce, fermés aux deux extrémités par une couture. Chacune de ces embarcations était manœuvrée par deux hommes ; l’un des deux était accroupi et se servait d’une pagaie ; l’autre était debout et employait la perche.

Quand tous mes gens furent déposés sur l’autre rive, les canotiers refusèrent de remorquer les ânes avant que le féticheur eût donné le talisman nécessaire au salut de mes bêtes. Nouvel impôt ; mais le refus n’était guère possible, Bombay affirmant que c’était pour avoir négligé cette précaution que Stanley avait perdu un de ses baudets, en traversant la même rivière.

Tout cela fut tellement long qu’il fallut s’arrêter à Mpéta, résidence d’un autre chef du bac, qui rançonnait les voyageurs venant de l’Oudjidji, comme les arrivants de l’Ounyanyemmbé l’étaient par son confrère.

Ce moutoualé, encore enfant, était malade et ne put venir me voir, ce qui me dispensa de lui faire un cadeau.

À Mpéta, je fis des relèvements pour établir ma latitude, qui ne s’éloigne que d’une quinzaine de secondes de celle du capitaine Speke. Il est possible que notre position n’ait pas été absolument pareille, d’où viendrait la différence ; c’est pourquoi, dans la pratique, on peut regarder nos calculs comme ayant donné le même résultat.

Remis en marche, nous traversâmes une contrée plate, juste en amont de beaucoup de vallées et de ravins courant vers le Malagaradzi, qui passait à peu de distance, du côté du sud, et beaucoup plus bas que nous, en raison de la descente rapide de son lit. Plus loin, en dehors de la vallée du fleuve, se dressaient de hautes collines rocheuses, pareilles à celles que nous avions franchies sur l’autre rive.

Nous passâmes toute la journée du lendemain à Itaga, et par un double motif : la nécessité d’acheter des vivres, et l’état de faiblesse où m’avaient mis non seulement la fièvre, mais les effets de la cuisine de Sammbo, qui, dans la pâte des galettes de mon déjeuner, avait remplacé le beurre par de l’huile de ricin.

Pendant cette halle, nous apprîmes que Mirammbo avait encore détruit deux villages. Cependant, d’après tous les rapports, il n’avait pas avec lui plus de cent cinquante hommes. Si tous les gens du pays avaient voulu s’entendre, ils l’auraient facilement battu ; mais chaque village était en querelle avec ses voisins, et, dans leur isolement, tous devenaient la proie de l’ennemi l’un après l’autre.

Nous allâmes ensuite à Longohoua. Pour nous y conduire, le chemin nous fit traverser des marais d’où l’on extrait du sel de la manière suivante : une certaine quantité de boue salifère est placée dans une auge, ayant au fond un trou carré, bouché en partie avec des morceaux d’écorce. Sous cette auge, qui seule contient la fange saline, s’échelonnent une demi-douzaine de vaisseaux exactement pareils. On verse de l’eau chaude dans le premier vase, pour dissoudre le sel dont la boue est imprégnée ; le liquide se filtre en passant dans les paquets d’écorce, qui ferment les trous des récipients, et sort du dernier vase à peu près clair. On le fait ensuite bouillir jusqu’à évaporation complète, et l’on a un très bon sel blanc, le meilleur que j’aie rencontré en Afrique.

Si la première ébullition ne donne pas un sel d’une qualité suffisante, le produit est dissous de nouveau et refiltré jusqu’à ce qu’il ait acquis la pureté voulue.

Toute la région du lac Victoria, tout le pays qui borde la moitié méridionale du Tanganyika, une grande partie du Manyéma, et jusqu’au sud du Rouaha, sont approvisionnés par les salines de l’Ouvinnza.

Il y a dans ces contrées des salines que l’on exploite ; mais le sel de l’Ouvinnza est tellement supérieur qu’il y est toujours d’une vente facile.

Au moment du départ, le vieux chef me fit don d’une charge de sel, générosité que je reconnus par un présent dont il parut satisfait.

C’est à Lougohoua que je fus témoin, pour la première fois, d’une façon très curieuse de priser, et qui est fort répandue dans l’Oudjidji. Au lieu de prendre le tabac en poudre, suivant la méthode ordinaire, les priseurs s’en administrent l’infusion.

La petite gourde qui leur sert de tabatière contient des fragments de feuilles de tabac ; quand l’amateur éprouve le besoin d’éternuer, il met de l’eau dans la gourde, attend que la feuille soit imbibée, puis en exprime le jus qu’il renifle et qu’il garde le plus longtemps possible. Pour arriver à ce résultat, il se serre les narines avec les doigts, ou avec de petites pinces de métal. Ce qui arrive ensuite ne supporte pas la description.


Traversée du Malagaradzi.

Rien n’est plus drôle que de voir une demi-douzaine d’individus assis gravement autour d’un feu, et essayant de faire la conversation avec ces pinces sur le nez.

Un nouvel accès de fièvre me prit à Lougohoua ; je n’en partis pas moins le jour suivant, et bien que ma jambe, toujours très malade, me permit à peine de marcher, ce qui pour moi était horriblement grave à tous les points de vue.

À peine avions-nous fait quatre milles, que l’un de mes gens, appelé Soungoro, déclara qu’il était trop malade pour aller plus loin. Je le laissai donc dans un village de sauniers, chez un nègre de la côte qui s’était fixé là, et que je payai pour avoir soin du malade, avec ordre de l’envoyer à Oudjidji, par une caravane, dès qu’il serait convalescent.

La pluie tombant avec force, je m’arrêtai de bonne heure. Pendant qu’on dressait ma tente, j’appelai Léo ; il ne vint pas. J’envoyai à sa recherche ; on me le rapporta presque immédiatement. Il n’eut que la force de me lécher la main, essaya de remuer la queue, retomba et mourut à mes pieds.

Il fallait qu’un serpent l’eût mordu, car peu de temps avant il était plein de vie et courait gaiement sur la route.

Peu de personnes comprendront ce que, dans ma solitude, la perte de mon chien fut pour moi, et quel vide douloureux sa mort fit dans ma vie quotidienne.

Cinq heures de marche nous conduisirent ensuite au Roussoudji, qui arrose une vallée flanquée de collines rocheuses et qui va rejoindre le Malagaradzi. Il offre cette particularité que, bien que traversant des terres imprégnées de sel, ses eaux n’en sont pas moins parfaitement douces. Sur ses deux rives se voyaient des villages déserts, des foyers, des tessons de poterie en nombre incalculable, de petites fosses où l’on avait fait du sel ; ces villages, habités dans la saison où s’exploitent les salines, étaient maintenant abandonnés.

Pendant la nuit, nous fûmes réveillés par les ânes qui faisaient un bruit épouvantable ; ayant été voir ce qui les mettait dans cet émoi, nous vîmes que l’un d’eux avait été mordu au nez par quelque bête sauvage ; mais c’était peu de chose : l’aliboron avait eu plus de peur que de mal.

Les trois étapes suivantes nous firent traverser un mélange de broussailles et de grandes herbes, où de temps à autre se rencontraient des affleurements de granit. Dans la première de ces marches nous passâmes dix grands ruisseaux, en outre du Rougouvou, qui avait alors vingt pieds de large et quatre pieds et demi de profondeur. Le second jour, nous en traversâmes douze ; le troisième nous franchîmes le Massoungoué.

Il y avait sur la route beaucoup de traces de buffles et d’éléphants ; plusieurs fois même nous entendîmes ces derniers sonner de la trompe dans la jungle.

En quelques endroits, l’herbe s’élevait de beaucoup au-dessus de nos têtes ; et par ce temps de pluies diluviennes, s’ouvrir un chemin dans cette masse ruisselante n’était rien moins qu’agréable.


Traversée du Roussoudji.

Arrivé au camp, je fis l’inspection des ballots qui appartenaient à mes hommes, et trouvai que dix des propriétaires de ces ballots m’avaient pris des perles. Je le soupçonnais depuis longtemps, bien que Bombay affirmât le contraire. Je suis même intimement persuadé que toute la caravane me volait systématiquement, et que les voleurs qui furent découverts ce jour-là n’étaient pas plus coupables que les autres ; ils eurent moins de chance, voilà tout. Je repris possession de mes perles et fis mettre les voleurs aux fers.

De cette place, j’envoyai deux hommes dans l’Oudjidji porter les lettres de recommandation que m’avait données le gouverneur de l’Ounyanyemmbé, Séid Ibn Sélim, et demander qu’il y eût des bateaux à l’embouchure du Routché pour nous transporter à Kahouélé, chef-lieu de l’Oudjidji.

Près du bivouac, je vis plusieurs muscadiers et ramassai de très bonnes muscades. Le pays environnant était fort accidenté : beaucoup de petits ruisseaux, de petites rivières, et des fourrés de bambous.

Le lendemain matin, je me rendis à Niammtaga, village important et palissadé de l’Oukarannga, ayant à sa porte de nombreux crânes humains, plantés chacun au bout d’une perche. Des champs soigneusement enclos entouraient ce village, dont les habitants nous refusèrent l’entrée. Nous allâmes bivouaquer dans les bambous, qui nous fournirent d’excellents matériaux pour la construction des huttes.

Quelque désireux que je fusse d’atteindre l’Oudjidji, maintenant si voisin, il me fut impossible de faire partir ma bande. J’essayai de tous les moyens, j’abattis même les cabanes, mais inutilement ; Bombay et les askaris ne furent pas moins rebelles que les autres.

Néanmoins, le 18 février, seize ans et cinq jours après Burton, je reposais mes yeux sur le Tanganyika.

Tout d’abord, je ne voulus pas y croire : au bas d’une pente rapide se voyait un espace brillant et azuré d’une longueur d’un mille ; puis des arbres, et, au delà, une vaste étendue grise, ayant l’aspect d’un ciel couvert de nuages.

« Cela le Tanganyika ! dis-je avec mépris, en regardant la petite nappe bleue qui se trouvait à mes pieds.

— C’est bien lui, » répétèrent mes hommes.

Je compris alors que l’immense étendue grise était le lac. Ce que j’avais pris pour des nuages, c’était la chaîne lointaine de l’Ougoma ; et le petit coin d’azur, une baie éclairée par un rayon de soleil.

Descendant la pente en courant, traversant une plaine que drapait un fourré de bambous et de roseaux, déchiré par des pistes d’hippopotames, nous atteignîmes le rivage, où nous attendaient deux grandes pirogues, envoyées par les Arabes ; elles furent promptement remplies d’hommes et de ballots. Une heure après, nous arrivions à Kahouélé, où j’étais chaleureusement accueilli par tous les traitants, venus à notre rencontre.

En attendant que la demeure qu’ils avaient mise à ma disposition fût prête à me recevoir, les Arabes me conduisirent sous la véranda de Mohammed Ibn Sélib. Chacun d’eux était pressé d’avoir des nouvelles de la côte, ainsi que de l’Ounyanyemmbé, dont ils n’entendaient pas parler depuis fort longtemps. Ils étaient surtout impatients d’apprendre ce que devenait Mirammbo, et furent consternés quand ils surent que celui-ci tenait toujours la campagne.

Le sentiment qui dominait chez eux ne me sembla pas être la peur d’être attaqués par l’ennemi, dans leur voyage de retour, mais bien la crainte d’être contraints par Ibn Sélim de rester à Taborah, pour accroître les forces qu’on opposait à Mirammbo. Toutefois, notre arrivée leur prouvait que le voyage n’était pas impossible ; ils s’en réjouirent, et commencèrent immédiatement à discuter les moyens d’envoyer une caravane nombreuse dans l’Ounyanyemmbé.

J’étais à jeun, fatigué de la route, mouillé par la traversée d’un marais, qu’il avait fallu franchir pour gagner les canots, et cette longue conversation me fit l’effet du purgatoire. Mais ma patience fut récompensée, car, après m’être donné la jouissance de prendre un bain et de changer de vêtements, je trouvai un repas préparé à mon intention, et tel que je n’en avais pas vu depuis que j’avais été l’hôte de Séid Ibn Sélim.

CHAPITRE XIV


Papiers de Livingstone. — Examen de la cargaison. — Punition d’un voleur. — Difficulté d’envoyer à la côte. — Traitants de Kahouélé. — Costume des indigènes. — Marché de Kahouélé. — Produits du district. — Sorte de numéraire. Location d’un bateau. — Curieux mode de payement. — Équipement d’une barque. — Malchance. — Désertion des guides. — Nègres musiciens. — Sur le Tanganyika. — Demeures d’esprits malins. — Sacrifices propitiatoires. — Chasseurs d’esclaves.


Il ne me fut pas possible de rester dans la maison que m’avaient prêtée les Arabes ; elle tombait en ruine, et le seul endroit où je pusse dresser mon lit était la véranda, qui, ouvrant sur la place du marché, m’exposait aux regards de la foule. J’en louai donc une autre que je payai deux dotis par mois. Bien qu’elle fût moins grande que celle que j’avais dans l’Ounyanyemmbé, j’y étais plus commodément ; et avec une table, posée sous la véranda, on y travaillait à l’aise.

Je profitai de mon déménagement pour inspecter mes ballots : trente-deux frasilahs de verroterie m’avaient été volées — la frasilah est de trente-cinq livres. Une seule charge était restée intacte, celle d’un nommé Soliman, un très honnête homme. Je congédiai tous ceux qui avaient entre les mains le corps du délit ; mais je suis persuadé que ceux-là étaient seulement plus malheureux que les autres, et que, dans toute la bande, il n’y en avait pas une demi-douzaine qui ne m’eussent rien enlevé.

À peine avais-je fait cette exécution, que Bombay, avec sa négligence habituelle, ayant laissé la porte ouverte, je vis un homme sortir du magasin ; cet homme avait plusieurs rangs de mes perles les plus précieuses et trois brasses d’étoffe de couleur mal cachés sous sa jupette. Je le fis immédiatement saisir et fouetter, ainsi que je l’avais promis à quiconque serait pris en flagrant délit de vol ; et le renvoyant sur l’heure, je lui dis que, si on le retrouvait près de mon habitation, il serait arrêté et fouetté de nouveau.

Mon premier soin avait été de m’enquérir des papiers de Livingstone ; j’avais appris avec joie qu’ils étaient sous la garde de Mohammed Ibn Sélim, qui, bien que n’ayant pas de titre officiel, était considéré comme chef de la colonie, où il remplissait bénévolement les fonctions d’arbitre, je pourrais dire de juge.

Par contre, le résultat des informations que je pris, relativement à la suite de mon voyage et à l’envoi des papiers de Livingstone à la côte, fut loin d’être encourageant. On m’affirmait qu’à l’ouest du Tanganyika le pays ne serait pas praticable avant trois mois, au plus tôt ; on me disait, d’autre part, que rien n’était moins sûr que l’arrivée à la côte d’un parti peu nombreux, en raison des troubles qu’il y avait sur la route ; et l’on me conseillait de placer mes envoyés sous la protection d’une caravane imposante.

Je résolus donc, en attendant pour les papiers une occasion favorable, pour moi le moment du départ, d’explorer la partie sud du Tanganyika ; et je fis sur-le-champ les préparatifs de cette croisière.

Mais avant d’aller plus loin, parlons un peu de Kahouélé et de ceux qui l’habitent. La situation est admirable, la vue du lac est splendide : à l’ouest, les montagnes de l’Ougoma ; sur la rive orientale, une végétation épaisse d’un vert éclatant, avec çà et là des clairières, où apparaissent des grèves au sable jaune et de petites falaises d’un rouge vif. Des bouquets de palmiers, des villages entourés de verdure, descendent jusqu’au bord de l’eau, et des mouettes, des plongeons, des anhinngas, des martins-pêcheurs, de nombreuses pirogues, des îles flottantes, qui, de loin, ressemblent à des bateaux sous voiles, animent la scène.

Devant ce magnifique décor, sur la place de Kahouélé qui touche au rivage, se tiennent tous les jours deux marchés : l’un de sept heures et demie à dix heures, l’autre dans l’après-midi.

Celui du matin, qui est le plus considérable, offre un tableau à la fois plein de vie et d’intérêt. Il est fréquenté par les gens de l’Ougouhha, de l’Ouvira, de l’Ouroundi et autres lieux des bords du lac. Les femmes de Kahouélé et celles des environs y apportent de la farine, des patates, des ignames, des fruits de l’élaïs, que l’on voit ici pour la première fois, des bananes, du tabac, des tomates, des concombres et autres végétaux, de la poterie ainsi que d’énormes gourdes remplies de bière et d’huile de palme.

Les hommes vendent du poisson, de la viande, des chèvres, de la canne à sucre, des filets, des paniers, des lances, des arcs, des bâtons, de l’étoffe d’écorce.


Marché de Kakouélé.

Les Vouaroundi arrivent principalement avec du grain et des pagaies. Il vient de l’île d’Oubouari[53] une espèce de chanvre dont on fait des filets de pêche, tandis que l’Ouvira fournit de la poterie et des objets en fer, l’Ouvinnza du sel, et différents endroits de l’huile de palme.

Au milieu de la foule circulent des gens venus de loin pour placer de l’ivoire et des esclaves ; et le marchandage se faisant sur un ton très élevé, le bruit est assourdissant.

Tous les objets mis en vente sont évalués en sofis, perles cylindriques d’un blanc mat, ayant l’aspect de fragments de tuyaux de pipe. Il en résulte une industrie curieuse : au commencement du marché, des hommes, porteurs de valises remplies de la monnaie courante, échangent leurs sofis contre des perles d’autres sortes, que leur donnent ceux qui se proposent de faire des achats. À la fin de la séance, ils placent ces mêmes perles aux vendeurs, en retour des sofis que ceux-ci leur rendent : double transaction qui leur procure double bénéfice.


Poteries de l’Oudjidji.

Chaque vendeur a sa place, et beaucoup de marchands se construisent de petits hangars avec des feuilles de palmier.

Les Vouagouhha se distinguent facilement à leur coiffure, très compliquée chez les deux sexes ; caractère auquel s’ajoute, pour les femmes, un tatouage fantaisiste, largement employé.

On reconnait les Vouaroundi à leur couleur de bronze florentin, couleur qu’ils se donnent en s’enduisant d’argile rutilante délayée avec de l’huile ; ce qui les fait désigner par les Arabes sous le nom de gens à peau rouge, c’est-à-dire d’une nuance claire.

Les habitants de la ville et du district, les Vouadjidji, sont d’une assez belle race ; mais ils passent pour être à la fois ivrognes et voleurs. Je ne crois pas, néanmoins, que, sous ces deux rapports, ils égalent les gens des basses classes de la côte, Ils sont du reste bons forgerons, bons porteurs, pêcheurs habiles, excellents canotiers.

Leur vêtement se compose, en général, d’une simple draperie de feutre d’écorce, qui, d’un côté, passe sous l’aisselle, de l’autre va se nouer sur l’épaule. Cette draperie laisse une moitié du corps tout à fait nue, et flotte au vent de manière à ne pas toujours répondre aux exigences de la pudeur la moins farouche.

Les Vouadjidji ont pour ornement particulier un croissant d’ivoire d’hippopotame, merveilleusement poli, et de la dimension d’une faucille, croissant qui leur entoure le cou. Ils sont en outre parés d’une profusion de sammbos, de clochettes et de bracelets de fil de fer et de cuivre. Les hommes portent généralement une lance.

Rien de plus varié que leur coiffure. Ils se coupent les cheveux de manière à former des spirales, des zigzags, des touffes, des crêtes, des rubans sur un crâne soigneusement rasé d’ailleurs ; ils se font des couronnes en se dénudant le sommet de la tête, et réalisent toutes les bizarreries que leur imagination peut concevoir.

Le grand chef ou Mtémé de l’Oudjidji habite un village situé dans la montagne, à quelque distance du lac ; mais il y a dans chaque commune un moutoualé, souvent héréditaire, qui, assisté d’un conseil de trois ou quatre anciens, nommés vouakéto, rend la justice, règle les différends et perçoit le tribut, qu’il remet au mtémé, après en avoir réduit une certaine portion pour lui et pour son conseil.

Ces chefs ont le même costume que le plus pauvre de leurs villageois ; seulement, au lieu d’être en feutre d’écorce, en tissu du pays ou en peau de chèvre, leur manteau est fait d’étoffe dite de couleur, apportée par les caravanes. À cette distinction, ils ajoutent, comme insigne de leur dignité, de lourds bracelets armés d’une pointe.

Lors de mon arrivée, la colonie se composait de Mohammed Ibn Sélib, vieux métis arabe de noble prestance qui, depuis trente-cinq ans, n’avait pas mis le pied à l’est de l’Oudjidji.

En 1842, il était allé chez Casemmbé où il avait été détenu plus de vingt ans, et avait passé la plus grande partie de sa détention avec la chaîne ou la fourche au cou. Maintenant il ne quitte plus Kahouélé.

Après lui, comme importance, venaient Mouinyi Héri, natif de la Mrima et riche traitant, qui pendant mon séjour épousa la fille du mtémé ; puis Hassani et son frère, Mohammed Ibn Ghérib, un ami de Livingstone, auquel il avait rendu maint service et dont il avait reçu un fusil en témoignage d’affection.

Ceux-ci étaient les notables. Il y avait ensuite Abdallah Ibn Habid ; Saïd Mézroui, un métis qui avait fait banqueroute, et les agents de divers Arabes ; enfin des charpentiers, des forgerons, des fabricants de sandales.

Mais revenons à mon projet de croisière. Il fallait d’abord me procurer un bateau ; les propriétaires d’embarcations dont m’avait parlé Ibn Sélim, le gouverneur de l’Ounyanyemmbé, étaient absents, il fallait chercher ailleurs ; je trouvai une barque chez Saïd Ibn Habid, qui lui-même était en voyage ; et ce fut avec son agent que je traitai l’affaire, celle-ci fut assez amusante.

L’homme de Saïd voulait être payé en ivoire, je n’en avais pas. On vint me dire que Mohammed Ibn Sélib avait de l’ivoire et désirait de l’étoffe ; comme je n’avais ni l’un ni l’autre, cela ne m’avançait pas beaucoup. Mais Ibn Ghérib, qui avait de l’étoffe, manquait de fil métallique, dont j’étais largement pourvu. Je donnai à Ibn Ghérib le montant de la somme en fil de cuivre ; il me paya en étoffe, que je passai à Ibn Sélib ; celui-ci en donna l’équivalent en ivoire à l’agent de Saïd, et j’eus la barque.

D’après nos conventions, elle devait m’être livrée prête à partir ; elle prenait l’eau, il fallut la calfater, ce qui est une besogne ennuyeuse.

Une voile m’avait été promise ; je l’attendais, et ne vis apparaître que deux loques, prétendues suffisantes pour toute espèce de navigation. Non content d’avoir reçu pour loyer le prix de deux ou trois canots en bon état, l’agent cherchait à me duper sur tous les accessoires.

À l’impudence de qualifier ses guenilles du nom de voile, le fourbe ajouta l’affirmation que les rames n’étaient pas comprises dans le marché, et que je devais payer pour les avoir.

J’en appelai à Mohammed ; il décida en ma faveur dans la question des rames, et contre moi dans celle de la voilure.

Dès lors, je me mis à tailler et à coudre une voile latine qui effraya tout le monde par ses dimensions : on les disait énormes ; mais la barque était lourde, elle avait besoin d’une grande voile, et je ne diminuai pas la mienne.

Sur ces entrefaites, j’appris par hasard que la femme de l’un des propriétaires de bateaux dont m’avait parlé Ibn Sélim était à Kahouélé. Je lui fis aussitôt ma demande ; elle y répondit par l’envoi immédiat d’un canot en bonne condition, mais n’ayant pas de voile. Je l’acceptai comme tender de ma barque que j’appelais Betsy ; et je lui donnai le nom de Pickle.

Ma première course fut pour me rendre à Banngoué, un îlot qui est le point le plus septentrional qu’on aperçoive de Kahouélé, sur la rive orientale, bien que par l’inclinaison du lac il soit au nord-ouest trois quarts ouest de la ville. J’y fis de nombreux relèvements qui, avec des calculs soigneusement faits de la distance à un autre lieu d’observation, calculs pris à Kahouélé, devaient me fournir une base certaine pour dresser la carte du Tanganyika.

Restait à me procurer des hommes qui pussent me servir d’interprètes, me dire les noms des différents points du rivage et m’indiquer les lieux de repos nocturne.

On m’en présenta deux qui avaient accompagné Livingstone et Stanley, dans leur excursion au nord du lac. Le prix de leur engagement fut débattu par le moutoualé et son conseil, qui demandèrent, pour la commission, plus que ne devaient recevoir les deux hommes. Je donnai ce qu’on me demandait ; ce fut une affaire conclue. Mais le lendemain j’eus un accès de fièvre qui dura deux ou trois jours ; mes interprètes pensèrent que je n’avais pas de chance, que le voyage pourrait bien être mauvais, et ils refusèrent de m’accompagner.

On me renvoya l’argent qu’ils avaient touché, ainsi que les honoraires des anciens. Trois jours après, le conseil me fournit deux autres individus très convenables : Parla et Régoué ; celui-ci était le principal des deux, mais non le meilleur. Les anciens me procuraient ces gens au prix de dix-sept dollars par tête, pour les deux mois du voyage, et demandèrent trente-quatre dollars de commission, qu’il fallut leur donner.

C’était payer un peu cher les services de deux hommes tout nus, pour une couple de mois ; mais dans les pays non civilisés, toute chose est fort coûteuse pour le voyageur, alors même qu’il n’en est pas ainsi pour le colon.

Pendant toute la durée de mon séjour, les traitants furent pour moi d’une extrême politesse ; ils m’envoyèrent fréquemment de très bonne cuisine, et Mohammed Ibn Sélib me donna un bœuf et six moutons. Il va sans dire qu’à mon tour je leur fis des présents, et d’autant plus volontiers qu’ils avaient été remplis de soins et d’attentions pour Livingstone.


Carte du Tanganyika méridional, d’après le lieutenant Cameron.

Je ne saurais passer sous silence une visite de trois ménestrels, qui battaient le pays à la façon des joueurs d’orgue italiens qu’on voit en Angleterre chercher les gens dont ils pourront blesser les oreilles. Ceux de Kahouélé étaient pourvus d’énormes grelots faits avec des gourdes remplies de cailloux, grelots rendant un son de crécelle, et dont ils accompagnent leurs chants et leurs danses.

Quand les trois baladins secouaient leurs gourdes tous ensemble, on était assourdi, car leurs instruments ont bien autrement de puissance que les claquettes de nos chanteurs de noëls.

Ils me régalèrent de break-dowms et de walk-rounds d’un style qui pourrait bien être l’original de celui de notre musique de taverne. Les chants — solos avec chœurs — avaient les yah ! yah ! qui précisément accompagnent chez nous ce genre de musique, et étaient poussés de la même manière que les émet le nègre des théâtres de nos halles.

Je fis en sorte de partir enfin le 13 mars avec Bombay et trente-sept de mes hommes, laissant le reste de la bande, ainsi que la cargaison, sous la surveillance de Bilâl. Mon intention était d’embarquer de bonne heure ; mais ayant reçu les perles destinées à leur procurer les vivres de cinq jours, mes compagnons s’enivrèrent dès le matin, et ce ne fut que dans l’après-midi que je pus les réunir et les rappeler à eux-mêmes.

Je choisis la Betsy pour y planter mon pavillon, et j’étendis au-dessus de l’espèce de poupe qu’elle se vantait d’avoir une couverture de grosse toile — un tendelet de charrette — espérant que cela pourrait m’abriter ; mais cette couverture n’étant rien moins qu’imperméable, je fus très heureux d’avoir pris ma tente.

Une jolie brise nous permit de déployer notre voile. L’établissement de Djoumah Méricani[54], dans l’Oukarannga, fut passé, et nous allâmes camper à la pointe de Mfonndo.

Le lendemain, après avoir rangé une scénerie charmante, — de petites falaises, des pentes boisées qui me rappelaient beaucoup le Mont Edgcumbe, — il fallut, à peu de distance du point de départ, échouer la Betsy, afin de boucher une voie d’eau considérable qu’elle avait à l’arrière et qui endommageait la cargaison. L’avarie fut réparée, la route fut reprise, et la couchée eut lieu près d’Ougounyia.


Monts Rawlinson (lac Tanganyika).

Pour croire à toute la beauté des rives du Tanganyika, il faut les avoir vues. Le vert éclatant et varié du feuillage, le rouge vif du grès des falaises, le bleu des eaux, forment un ensemble de couleurs qui, à la description, paraît criard, mais qui dans la réalité est d’une harmonie suprême. Des oiseaux d’espèces diverses rasent la surface du lac ; mouettes blanches et grises à bec rouge, anhinngas au long cou, au manteau noir, alcyons gris et blancs, balbusards bruns à tête blanche, étaient les plus nombreux ; et de temps à autre le ronflement d’un hippopotame, une longue échine de crocodile, ressemblant à la crête d’un roc à demi découvert par le reflux, ou le saut d’un poisson, annonçaient que les eaux, de même que l’air, étaient abondamment peuplées.

Pendant la nuit, je fus pris d’un nouvel accès de fièvre. Je voulus néanmoins partir ; mais ma tête et la boussole tournaient à l’inverse l’une de l’autre ; il fallut m’arrêter un peu au sud du Malagaradzi, à Kabonngo, où je restai deux jours avant d’être capable de faire un relèvement.

J’éprouvai pendant cette fièvre de très curieuses sensations. Une nuit, il me sembla que je formais un groupe d’au moins vingt personnes, qui toutes étaient malades, et ressentaient chacune la même douleur, le même effet que les autres.

La nuit suivante je n’étais plus que deux ; mais la perception était beaucoup plus distincte ; j’avais de ma dualité un sentiment très net. Je m’imaginais qu’un second moi-même était couché de l’autre côté du bateau, et j’éprouvais toutes les secousses du frisson, tous les élancements du mal de tête qu’il subissait. J’étais persuadé que la théière, pleine de thé froid, que je voyais à côté de lui, était à son intention ; et lorsqu’en m’agitant je roulais de ce côté-là, je m’emparais de la théière, je buvais comme une baleine, et je riais tout bas à l’idée de cet autre qui mourait de soif et dont j’avalais le breuvage.

Toutefois, si incohérentes que fussent mes idées quand j’étais seul, dès que je voyais approcher mon domestique, je m’efforçais de rappeler mes esprits, et malgré le vertige qui me troublait le cerveau, je parvenais à donner un peu de sens à mes paroles.

Dès que j’allai mieux nous repartîmes. Ce jour-là, nous devions passer la nuit au cap Kéboué. Mais les gens de mes bateaux étaient loin d’être braves ; un orage, accompagné d’une petite bourrasque, les effraya tellement qu’ils refusèrent de bouger tant que durerait cette menue tempête.

Une heure de rame nous fit ensuite gagner une entrée profonde appelée Matchatchézi, où mes pilotes, montrant le bout de l’oreille, m’obligèrent à camper, ne voulant pas atteindre le Kabogo à la chute du jour.

Il y a au Kabogo un double promontoire, résidence du diable et de son épouse, ce qui rend la place doublement dangereuse. Cet endroit redoutable fut gagné le jour suivant, et bien que le terrible couple demeurât invisible, mes pilotes, debout à l’avant de la Betsy, lui firent leur offrande.

L’un d’eux avait à la main une pagaie tendue, sur laquelle étaient quelques grains de verre, d’espèce commune, et l’un et l’autre dirent en même temps une invocation que l’on peut traduire ainsi :

« Ô vous qui êtes puissant, vous, noble diable, vous, grand roi, vous qui prenez tous les hommes, vous qui les tuez tous, laissez-nous passer. »

Puis après quelques saluts, quelques gestes, les perles furent jetées dans le lac, et le mauvais esprit fut rendu propice.

Ayant doublé le Kabogo, nous longeâmes le fond d’une baie qui s’étend de ce cap terrible au cap Koungoué, point le plus méridional que l’on aperçoive de Kahouélé. Rasant ensuite de belles collines, dont les pentes descendaient jusqu’au rivage, nous nous arrêtâmes dans un petit havre splendide où tombaient deux rivières.

L’appétit me revenait ; je commandai à Sammbo de tuer une poule et de me la faire cuire. À ma grande surprise, il n’en avait pas, bien que je lui eusse donné des grains de verre et de l’étoffe pour faire provision de volaille. Afin de s’éviter de la peine, il avait acheté à la place une couple de chèvres, qu’il était facile d’avoir au marché, tandis que les poules ne s’obtenaient qu’en allant de maison en maison.

« Eh bien ! donnez-moi de la chèvre. »

Mon cuisinier me dit alors qu’une des deux bêtes avait été abattue le jour où la fièvre m’avait pris, que la viande s’était gâtée, qu’il avait tué l’autre pour avoir quelque chose à me donner quand j’irais mieux et que la viande de celle-ci avait fait comme la première. Il en résultait que des deux chèvres, remplaçant la volaille, il ne restait pas un morceau.

Heureusement que les Vouadjidji que nous avions rencontrés la veille, et qui suivaient la même route que nous, voulurent bien me céder une bonne chèvre laitière dont le lait, pour un convalescent, n’était pas moins bon que la viande.

Pendant les deux jours suivants, nous continuâmes à longer le bord de la baie. Le premier soir, le camp fut dressé à embouchure d’une rivière, tout près de l’endroit où Stanley débarqua avec Livingstone pour reprendre le chemin de l’Ounyanyemmbé.

Là, nous trouvâmes de malheureux indigènes, extrêmement effrayés d’une bande de Vouanyamouési qui venait de s’établir au bord du lac et allait à la chasse des habitants. Le lendemain, j’eus la visite du chef de cette bande ; il parut très contrarié de ce que je n’avais pas apporté de grain et de chèvres, qu’il m’aurait payés en esclaves. À la vue de ses canots, tous ceux des naturels qui étaient dans notre camp furent saisis de terreur et prirent la fuite, malgré l’assurance que je leur donnai qu’ils n’avaient rien à craindre, tant que je serais là.



Sammbo.

Je ne parle pas des nombreux cours d’eau que nous avons rencontrés dans cette marche, la liste en serait trop longue. Ils charriaient au lac une masse d’eau énorme et une quantité d’îlots flottants, principalement composés des mêmes plantes que ceux qui couvraient le Sinndi ; en surplus de ces herbes, quelques-uns portaient des buissons, même des arbres.

L’aspect de ces îlots mouvants est des plus singuliers ; parfois plus de cinquante sont en vue, et, de loin, ils ressemblent d’une manière frappante à des navires sous voile.

Le cap Koungoué, qui forme l’autre pointe de la baie, ainsi que nous l’avons dit plus haut, fut doublé le 23 ; nous entrâmes alors dans la partie du Tanganyika que pas un blanc n’avait encore explorée.

CHAPITRE XV


Le cap Koungoué. — Commerce rémunérateur. — Acrobates. — Peinture de guerre. — Mauvaise nuit. — Lâcheté de l’équipage. — Kabogo. — Divertissement public. — Crainte d’un chef de se voir enlever son peu d’intelligence. — Houille. — Miel protégé par un esprit. — Grenouilles assourdissantes. — Accroissement du lac. — Massé Kammbé. — Illusion d’optique. — Démons nombreux. — Avis différents. — Curieux cosmétique. — Le chef de Makoukira. — Son costume. — Ses femmes. — Poupées. — Goût de la bière sucée avec le lait. — Cotonnade indigène. — Extension du commerce d’esclaves. — Vonatouta. — Leurs coutumes, leurs vêtements. — Jumeaux.


C’est dans la partie la plus étroite du Tanganyika, près de l’endroit où celui-ci n’a pas plus de quinze milles de large, que s’avance le cap Koungoué.

Après avoir doublé cette pointe, nous passâmes devant de grands monts couverts de bois, et où des torrents et des cascades étincelaient sur les pentes. Au pied de ces montagnes, surtout près de la bouche des torrents, se trouvaient de petites plages, les unes revêtues de sable fin, les autres de cailloux anguleux : fragments de quartz, de granit et de minerai de fer.

Des champs épars dans le fourré indiquaient la retraite de malheureux qui avaient fui devant les chasseurs d’hommes ; pauvres gens condamnés à une misérable existence par les habitants de quelques villages fortifiés, qui saisissent leurs voisins plus faibles et les livrent aux marchands de l’Oudjidji, en échange des denrées qu’ils sont trop paresseux pour produire.

Le soir nous nous arrêtâmes dans la rivière de Lououlouga, près de Kinyari, où les Vouadjidji, qui suivaient la côte avec nous, vendirent leur grain, leur huile, leurs chèvres pour des esclaves, seul objet de troque de la place. Le prix de l’homme y était de quatre à six dotis, ou de deux chèvres ; et comme dans l’Oudjidji l’esclave valait alors jusqu’à vingt dolis, — quarante fois le prix d’une chèvre — les bénéfices de nos compagnons ont dû être énormes.

Je profitai de l’occasion pour visiter le village ; il était de grandeur moyenne, composé de huttes coniques et entouré d’une forte estacade. Un large fossé, n’ayant qu’une planche glissante pour passerelle, précédait cette enceinte qui, doublée de troncs d’arbres placés horizontalement, était à l’épreuve du mousquet. Au-dessus de la porte et à chaque coin de l’estacade, s’élevaient des forts bien approvisionnés de lourdes pierres, toutes prêtes à être lancées sur l’ennemi.

Du tabac, en très petite quantité, formait la seule culture. Les hommes allaient à la pêche, quand la fantaisie leur en prenait, comme simple divertissement. Pour subvenir à ses besoins — alimentation et le reste — la place n’avait que son commerce d’esclaves.

Lors de mon arrivée, une danse entrecoupée de pantomime, variée de sauts et de culbutes, était exécutée par deux hommes, dont les efforts manquaient d’énergie et d’entrain. Quand les danseurs crurent avoir assez fait pour l’amusement du public, ils se traînèrent comme entièrement épuisés, se dirent mourants de faim et se jetèrent aux pieds des personnes dont ils attendaient une ou deux poignées de sorgho ; puis, la collecte achevée, ils reprirent leurs exercices.

L’orchestre se composait de six tambours et d’un chanteur qui bourdonnait une sorte de récitatif.

Ensuite, un homme obligeant alla se mettre en costume de guerre à mon intention. Il revint coiffé d’un bonnet de peau de zèbre et avec un masque de la même peau, masque hideux. Ses armes consistaient en une couple de lances et en un bouclier de cinq pieds et demi de long sur dix pouces de large. Bien qu’il affirmât que ce bouclier, fait en bois de palmier, était à l’épreuve de tout, notre homme refusa de le soumettre à l’essai d’une balle de mon raïfle.

Dans la nuit, il y eut de si fortes rafales, accompagnées de tonnerre, que je sortis de ma cabine pour aller voir si la barque était solidement amarrée. Tous mes gens, excepté Bombay, étaient campés sur la rive ; en outre, ils avaient pris les rames pour faire la charpente de leurs cabanes. Que serait devenu le bateau, s’il avait été poussé au large par une semblable nuit, sans équipage et sans rames ?

Tandis que je faisais mon inspection, la pluie tombait avec une telle violence qu’en un instant les bateaux furent remplis. Je réveillai mes hommes et regagnai mon gîte, à l’arrière de la Betsy, où m’attendait un douloureux spectacle : la couverture de la cabine avait été emportée ; mon lit, mes cartes, mes livres, mes fusils étaient dans l’eau.

Après avoir fait la revue de ces ruines, je réunis sous mon waterproof tout ce que je pus y mettre, je plaçai ma tête entre mes genoux et restai là comme une poule sur sa couvée de poussins.

L’orage était effrayant. Un éclair frappa l’eau à côté de moi et fut si promptement suivi du coup que l’un et l’autre me parurent simultanés. La commotion fut telle que je crus avoir été touché par la foudre ; l’éclat m’avait ébloui au point qu’il se passa une demi-heure avant que j’eusse recouvré la vue.

Le jour parut, il nous trouva dans une situation peu confortable. Mes gens refusaient de partir sous prétexte d’une petite houle. Toutefois, dans l’après-midi, la nage fut reprise, et côtoyant des montagnes d’où tombaient de nombreux torrents, nous gagnâmes le Loubougoué, rivière où nous fîmes halte.

Repartis de bonne heure, et passant devant l’île de Kililo, puis croisant l’embouchure du Loufoungou, nous atteignîmes le cap Katimmba, où je m’arrêtai avec l’intention de reprendre la marche dans l’après-midi, si le temps s’éclaircissait. Mais une légère houle effraya de nouveau mes loups de mer : « Lac méchant, canots brisés, » s’écriaient-ils ; et il n’y eut pas moyen de leur persuader de reprendre les rames. Même les Vouadjidji, nés au bord du Tanganyika, me rapportèrent la paye qu’ils avaient reçue, me disant : « Laissez-nous nous en aller, nous ne voulons pas mourir. »

Que n’aurais-je pas donné pour avoir la chaloupe d’un vaisseau de guerre et son équipage ! Au lieu de me traîner d’une baie à l’autre en en suivant les rives, j’aurais pu traverser le lac, en explorer le centre, faire quelque chose de satisfaisant. Tous les dangers que nous courions venaient justement de cette habitude de longer la côte, au point d’en effleurer les rocs Venaient-ils à se rapprocher du large, mes gens regagnaient vite le rivage. C’est leur pusillanimité qui les met en péril ; l’observation le prouve : les lâches courent plus de risques et ont plus de malheur que ceux qui affrontent virilement le danger.

Le 28, nous passâmes entre la terre ferme et l’île de Kabogo, où nous nous arrêtâmes. Les habitants nous donnèrent du poisson en échange d’huile de palme, qu’ils aiment beaucoup.

Cette île, dont le sol est fécond, a une population nombreuse ; elle est bien cultivée, et l’éparpillement de ses cases, bâties au milieu des champs qui en dépendent, chacune à l’ombre d’un figuier-sycomore ou de quelque autre géant de la forêt, donne à la scène un caractère paisible que nous n’avions pas rencontré depuis notre départ de l’Oudjidji.

En face de Kabogo était la résidence du chef. Les montagnes s’abaissaient, elles s’éloignaient du lac, et sur le rivage, ainsi que dans l’île, abondaient les palmyras (borassus flabelliformis).

Il y avait là beaucoup d’oiseaux de mainte espèce ; entre autres un élégant coureur à manteau brun, à tête et à cou blancs, qui se promenait sur les feuilles de nénuphar et cherchait des insectes parmi les fleurs.

Le détroit qui sépare l’île de la côte a un mille et demi de large au centre et deux milles de long. À son extrémité, une pointe sableuse joint presque l’île au rivage. C’était au milieu de cette chaussée, parmi les roseaux, que se trouvait le débarcadère. Le chef se nommait Ponnda, sa résidence s’appelait Karyânn Gouina.

Fils du grand chef de l’Oukahouenndi, Ponnda s’était vu disputer par son frère l’héritage paternel. Se trouvant le plus faible il avait abandonné la partie, puis était venu fonder ce village, qui était grand et défendu par une forte enceinte de fossés et de palissades.

L’entrée en était généralement interdite aux étrangers. Des Vouanyamouési, chargés par Mkasihouah, chef de l’Ounyanyemmbé, d’y conduire un troupeau de vaches qu’il envoyait à sa fille, épouse de Ponnda, durent eux-mêmes camper extramuros. Il est vrai que le présent qu’ils devaient remettre au chef leur avait été volé en route par des Vouarori et qu’ils arrivaient les mains vides.

Plus heureux, j’obtins la permission de franchir l’enceinte. Je trouvai un village bien tenu, divisé en plusieurs quartiers par des palissades rayonnant d’une place centrale. De chaque côté de la porte menant à la demeure du chef, étaient deux pièces de bois servant de siège aux personnes qui attendaient leur tour d’audience. Ces divans rustiques étaient surmontés d’une quarantaine de crânes humains et de cinq ou six de bêtes sauvages.

Sur la place, une foule nombreuse regardait deux horribles vieilles qui dansaient au son de grands tambours battus par des hommes. Cette danse, répugnante à voir, consistait en une sorte de tremblement convulsif et de mouvements du corps et des jambes, lancés brusquement, d’où il résultait que les longues mamelles ridées et pendantes étaient secouées comme des outres vides.

Tout en s’agitant ainsi, les hideuses sorcières hurlaient un chant auquel, à chaque secousse plus violente des danseuses, les femmes du cercle répondaient en chœur.

Une bande d’étoffe d’écorce, des moins larges, formait le piètre costume des deux vieilles, qui, pour ornements, portaient des touffes de poils de zèbre (longs poils du bout de la queue) attachées aux genoux et aux coudes, et avaient un cercle de clochettes autour des chevilles.

Le chef m’envoya un peu de lait aigre et de farine, je lui fis en retour un léger cadeau, lui exprimant le désir que j’avais de le voir, soit qu’il voulût bien me faire une visite, soit qu’il m’autorisât à me présenter devant lui ; mais il refusa toute espèce d’entrevue, persuadé qu’il était que, par suite de ma puissance magique, il suffirait d’un de mes regards pour lui enlever le peu d’esprit qu’il avait.

Je rencontrai dans son village un Msahouili que j’avais connu dans l’Ounyanyemmbé. Il venait là pour faire du commerce, l’ivoire n’étant pas cher : douze dotis la frasilah (vingt-quatre brasses de calicot les trente-cinq livres), prix courant. À force de marchander, il avait même eu deux frasilahs pour dix-huit dotis ; mais il se plaignait avec amertume du prix élevé de l’esclave : douze dotis pour une jeune fille, cinq ou six pour un enfant.

Ne voulant pas rester chez Ponnda jusqu’à ce qu’il eût épuisé ses marchandises, il éprouvait le besoin de me céder ce qu’il avait d’étoffe et d’autres articles ; il désirait en outre que je le prisse à bord pour le ramener dans l’Oudjidji, ses hommes redoutant les voleurs qui infestaient le chemin de l’Ounyanyemmbé. Je refusai ses marchandises et lui accordai le passage ; mais au moment du départ, ses Vouanyamouési furent plus effrayés des tempêtes du lac que des brigands de la route, et je partis seul avec mes gens.

Sortis des roseaux, nous passâmes au-dessous de Karyânn Gouina, longeant la grève, où les villageois se pressaient en foule, les uns se baignant, les autres remplissant d’eau leurs grands vases, relevant leurs nasses, visitant leurs filets ou regardant passer nos bateaux.

Nous arrivâmes ensuite à de petites falaises composées de granit, de porphyre, de grès et d’argile délitée, falaises où le battement des vagues avait produit de nombreux éboulements, creusé de nombreuses cavernes ; puis nous entrâmes dans le Lougouvou. Nos barques y furent amarrées à l’abri d’autres falaises plus rocailleuses, formées par une ligne de grandes montagnes.

La crainte qu’avaient mes rameurs d’affronter un peu de vent et de houle nous fit rester là tout un jour. Les hippopotames, les crocodiles, les singes étaient nombreux, et si j’avais pu marcher, cette halle n’aurait pas été ennuyeuse ; mais j’avais les pieds et les jambes couverts de furoncles, ce qui m’empêchait de quitter le bateau.

En sortant du Lougouvou, nous longeâmes des murailles presque verticales, formées de grès et de marbre noir rayé de blanc ; puis, sur une longue étendue, de grands lits qui nous parurent être de la houille ; quand mes gens de Bagamoyo virent ce point de la falaise, ils s’écrièrent tous : Makoa marikébou (charbon de vaisseau). Le filon principal, situé au sommet de courbes rocheuses de même inclinaison, tandis que les courbes d’inclinaison contraires avaient disparu, offrait une épaisseur de quinze à dix-huit pieds.

Il me fut impossible d’avoir un fragment de cette houille, mais plus tard on me fit présent d’un échantillon qui venait d’Itahoua, province située sous la même latitude, à peu de distance du bord occidental du lac. Ce charbon, sans nul doute, est légèrement bitumineux.

Après avoir croisé plusieurs cours d’eau, plusieurs torrents, nous atteignîmes l’embouchure du Makanyadzi, où se terminent les falaises dont il vient d’être question. Mes guides m’apprirent qu’il y avait là du miel en quantité considérable, mais qu’il était sous la protection d’un méchant esprit, d’où il résultait qu’on ne pouvait pas en prendre sans s’exposer à quelque malheur, et aucun de mes gens ne voulut en aller recueillir.

Au moment où nous abordions, je remarquai dans l’herbe le dos écailleux d’un crocodile. Saisissant mon raïfle, j’envoyai au monstre deux balles qui le tuèrent sur le coup ; ce n’était qu’un jeune d’une longueur d’environ quatre pieds.

Les hippopotames nous tinrent éveillés toute la nuit par leurs ronflements, mais nos feux les empêchèrent de pénétrer dans le bivouac. À en juger d’après le nombre de leurs empreintes, nous étions campés sur une de leurs escales favorites, d’où leurs pistes conduisaient en ligne droite au sommet d’une montagne abrupte que l’on n’aurait jamais crue accessible à des animaux d’allure aussi pesante.

Aux renâclements de ces ronfleurs se joignait le fracas des grenouilles, qui ne cessaient pas de se faire entendre. Le bruit des unes ressemblait à celui que font les calfats et les riveurs ; d’autres, plus volumineuses ou plus rapprochées, martelaient comme des forgerons, tandis que certains coassements produisaient l’effet d’une machine à forer ; si bien qu’avec un peu d’imagination on pouvait se croire dans un chantier de construction navale.

Nous passâmes le lendemain devant la résidence du frère de Ponnda ; et voyant approcher une rafale qui venait de l’arrière, nous courûmes nous mettre à l’abri d’une petite pointe sableuse où s’apercevaient une demi-douzaine de cases.

Nous prenant pour des chasseurs d’esclaves au service des Arabes, les habitants s’enfuirent avec leurs bêtes et tout ce qu’ils purent emporter ; car si une forte palissade les protégeait du côté du rivage, ils étaient sans défense contre l’ennemi arrivant du large.

Après la bourrasque, vint une pluie continue qui nous fit dresser le camp. Plusieurs de mes hommes se rendirent au village dans l’espoir d’y trouver des vivres ; mais rien ne put être obtenu. Les jours suivants nous ne fûmes pas plus heureux ; et le grain que nous avions apporté de l’Oudjidji ayant été avarié par les pluies quotidiennes, la faim commença à se faire sentir.

Nous nous arrêtâmes ensuite au milieu d’un groupe d’îles sableuses et couvertes d’herbe, situées à l’embouchure du Mousammouira, qui verse au Tanganyika les eaux du Likoua[55]. À notre approche, quelques pêcheurs essayèrent de prendre la fuite, croyant voir en nous des gens de Mirammbo, dont le nom redouté avait pénétré jusque-là.

Peu d’années avant, ces îles faisaient partie d’une vaste plaine largement cultivée ; et pendant toute la course du jour, nos barques nagèrent sur les sites d’anciens champs, d’anciens villages.

D’après les rapports de nos guides, le Tanganyika empiéterait constamment sur ses rives et accroîtrait son étendue. J’ai remarqué moi-même à Kakouélé que, depuis la venue de Burton (1858), une bande de terre de plus de six cents yards de large (près de six cents mètres) paraissait avoir été emportée par les eaux sur une longueur de trois ou quatre milles.

Bien qu’autour de nous il y eût beaucoup de pêcheries, les îlots étaient déserts. Les quelques individus que notre approche avait effrayés nous dirent que les habitants étaient partis à cause de l’érosion incessante des rives du lac. Eux-mèmes n’étaient revenus que pour réunir les engins de pêche qu’on avait laissés dans les îles.


Camp au bord du lac Tanganyika.

Une nouvelle demeure diabolique fut rencontrée le lendemain. Nos pilotes firent l’offrande et l’oraison ordinaires ; en outre, ils se mirent du sel sur la tête et en mêlèrent aux perles du sacrifice.

Le démon du lieu s’appelait Mousammouira. Je demandai pourquoi il n’habitait pas la rivière qui porte son nom ; il me fut répondu qu’il y allait quelquefois, mais qu’il demeurait habituellement derrière la montagne au pied de laquelle l’offrande avait été faite.

Le lendemain nous nous dirigeâmes vers Massé Kammbé, où nous voulions acheter des vivres. Quelques rafales rendirent mes hommes si nerveux que je dus leur permettre de baisser la voile ; puis ils persistèrent à serrer la côte et finirent par marcher vent debout, au lieu de croiser avec belle brise.

Arrivés à Massé Kammbé, nous trouvâmes toutes les portes closes, tous les forts en état de défense ; et nous allâmes nous établir sur un petit banc de sable, où quelques huttes de pécheurs étaient construites sur pilotis ; mais le vent et la vague grandirent tellement qu’il nous fallut gagner la côte. Nous y passâmes toute la journée suivante, cherchant à nous procurer des vivres. Quelques patates et une petite quantité de haricots furent tout ce que nous pûmes recueillir. Dans l’après-midi, je tuai un lépidosirène, que les naturels appellent sinnga ; l’aspect en était si répugnant que personne ne voulut en goûter ; les gens du pays disent même que la chair de ce poisson est vénéneuse.

Partis de Massé Kammbé, nous doublâmes le cap Mpimmboué, promontoire composé de masses énormes de granit confusément amoncelées, entassement prodigieux qu’on eût pris pour le commencement d’un brise-lames fait par quelque race de titans.


Homme de Massé Kammbé.

Le lendemain matin de bonne heure, comme nous venions de mettre à la voile, les montagnes situées au couchant du lac me parurent avoir le sommet couvert de neige. Tandis que je les regardais fixement avec ma lunette, leur blancheur s’évanouit et je reconnus la cause de mon illusion : les rayons presque horizontaux du soleil levant avaient été réfléchis par le bord inférieur des nuages, qui reposaient à la cime des monts, et avaient formé à ceux-ci une coiffe lumineuse que l’ombre des pentes, encore obscures, avait fait paraître d’une blancheur étincelante. Il est possible que maint rapport, au sujet de la couronne neigeuse de certaines montagnes, n’ait pas d’autre fondement que cet effet d’optique.

Au large du cap Mpimmboué, se trouvaient de nombreux récifs, qui, à demi hors de l’eau, rendaient la navigation dangereuse.

Vers midi, nous nous arrêtâmes sur la côte septentrionale de la pointe de Kammbemmba, où le bivouac fut dressé. Peu de temps après, des cris jetés par mes hommes me firent prendre mon raïfle et sortir de ma tente : un buffle s’était approché du camp ; mais, effarouché par le bruit qu’il avait fait naître, il s’enfuyait à toute vitesse.

En remettant mon raïfle à sa place, contre le pilier de ma tente, je fis partir mon fusil qui était suspendu à la même perche. J’avais la tête près de la bouche du canon ; instinctivement je fis un bond en arrière et tombai sur le coin de mon lit, où je fus pris d’étourdissement.

Je crus d’abord m’être blessé avec le fusil ; mais en entendant mon domestique crier : « Bouana amepigoua ! » — Maître est tué ! — je repris mes sens et ne me trouvai qu’une déchirure à la peau du crâne, résultat de ma chute, déchirure moins fâcheuse que le trou fait par le coup de feu au sommet de ma tente, à l’endroit où la charge était sortie. Le terrain, à la pointe de Kammbemmba, est formé de grandes masses de granit et de grès durcis, encastrées principalement dans un grès rouge très tendre ; celui-ci, facilement désagrégé, est entraîné par les eaux et abandonne à eux-mêmes les rocs de nature plus résistante, qui alors sont détachés.

Le Tanganyika paraît avoir plus que son compte d’esprits infernaux ; Kamassannga, où nous passâmes le lendemain, est encore une retraite de démon. Comme toujours en pareil cas, mes Vouadjidji présentèrent leurs respects au malin, en s’écriant :

« Ô diable ! donne-nous un beau lac, peu de vent, peu de pluie, laisse passer nos canots, fais qu’ils passent vite et sans danger. »


Poissons du Tanganyika.

Beaucoup d’îlots mouvants étaient apportés par les rivières, îlots qui ressemblaient plus à ceux du Mississipi qu’aux amas de végétation habituels. Un de ces radeaux herbeux, d’une largeur d’un quart de mille, portait de petits arbres.

Des traces de cultures récentes, des marques d’emplacements de huttes se voyaient à l’endroit où nous étions campés. Qu’étaient devenus les cultivateurs de ces champs, les habitants de ces cases ? « Tués, esclaves ou fugitifs, » me répondirent tous ceux que j’interrogeai à leur égard.

Après le cap Katannké et le village de Massannga, les deux rives du lac se rapprochent ; c’est, je le suppose, le rétrécissement du lac Liemmba de Livingstone[56].

Comme je faisais marcher le bateau en face d’un orage, afin de gagner Tchékoualé avant la pluie, mes hommes furent pris de panique, et à leur tour jetèrent l’effroi parmi les indigènes, dont la plupart s’enfuirent dans la jungle ; les autres se disposèrent au combat. Toutefois la confiance ne tarda pas à se rétablir ; les habitants reparurent et consentirent à nous vendre du poisson.


Baie de l’île de Kivira (bords du lac Tanganyika).

Nos pilotes demandèrent alors ce qu’ils appelaient un présent de coutume, présent d’étoffe : « pour s’habiller, » disaient-ils, Bien qu’ils eussent déjà touché leur salaire, je fis droit à leur demande ; car c’étaient de braves gens, qui nous rendaient de grands services.

Près du cap Tchékoualé, qui fut doublé le 9 avril, les roches sont composées d’une sorte de poudingue, qui a l’air d’avoir été primitivement une argile fluide à laquelle se sont mêlées de petites pierres.

Nous passâmes ensuite devant l’embouchure de la Tchékoualé et devant des îles que nos pilotes se rappelaient avoir vues faire partie de la côte. Ces îles, que l’on appelle Makakomo, étaient gouvernées par Kapôpia, chef d’une certaine importance.

Au cap Makouroungoué, le rivage est composé de masses de granit, dont les flancs perpendiculaires ont de soixante-dix à quatre-vingts pieds de hauteur. À l’île de Kohouennga, où nous nous arrêtâmes, d’énormes blocs gisent, çà et là, dans la plus grande confusion.

Notre arrivée jeta l’effroi parmi les indigènes ; les femmes et les enfants se réfugièrent dans la jungle, et les hommes se mirent en état de défense. Chacun d’eux avait à la main un arc et une demi-douzaine de flèches ; il y en avait en outre une vingtaine dans le carquois.

Le mauvais aspect de la matinée suivante retarda notre départ. Vers dix heures, comme on arrimait les bagages, un de mes soldats, en mettant le pied dans le bateau, fit partir son fusil et se blessa. La balle lui entra sous le bras droit et sortit au bas du coin interne de l’omoplate ; il était tellement gras qu’il serait difficile de déterminer la direction que le projectile avait suivie ; mais le poumon n’était pas attaqué.

Après avoir fait deux compresses avec un mouchoir de baliste, je pansai mon homme de manière à l’empêcher de mouvoir le bras, et, bien que l’hémorragie fût considérable, le sang, n’étant pas artériel, s’arrêta facilement. Enfin je donnai au blessé un peu de morphine pour le faire dormir, et je partis rassuré sur son compte ; mais dès que je l’eus quitté, ses camarades lui firent boire de l’eau chaude, pour lui faire rejeter le mauvais sang qu’il avait dans l’estomac, et les efforts qu’il fit pour vomir eurent bientôt ramené l’hémorragie.

Je leur recommandais sans cesse de ne pas avoir leur fusil chargé ; non seulement celui-ci, pauvre fou, n’en avait pas tenu compte, mais il s’était servi de son raïfle comme d’une gaffe, le tenant par la gueule, et l’agrafant au plat-bord avec le chien.

Aucune étoffe d’importation étrangère ne se voit dans le village de Kitata, où nous arrivâmes ensuite ; les habitants sont vêtus de peaux de bêtes, de feutre d’écorce ou de cotonnade de leur propre fabrique. Ils suspendent la draperie qui leur sert de jupe à une ceinture formée d’une corde de la grosseur du petit doigt et soigneusement recouverte de fil de laiton.

Parfois leur chevelure est enduite d’une pommade faite avec de l’ocre rouge et de l’huile, ce qui leur donne l’air d’avoir trempé leur tête dans le sang.


Village de Kitata (bords du lac Tanganyika).

De Kitata, nous allâmes nous établir à Makoukira, grand village avec estacade, fossé et contrescarpe, situé sur la rivière du même nom, et dont le chef avait un costume compliqué : d’abord un tatouage au noir de fumée, et deux plaques du même noir, une sur le front, l’autre sur la poitrine ; puis une couche de graisse des pieds à la tête ; pour coiffure, une tiare composée de griffes de léopard. Quelques anneaux d’herbe jaune au-dessus du genou, un rang de sofis autour de la cheville, à la main un chasse-mouches, dont la poignée était couverte de perles, complétaient la toilette. Dehors, une grande canne à pomme volumineuse fait partie des atours ; elle est également à l’usage des épouses du prince.

Lorsque je fis ma visite à ce chef élégant, ses femmes lui préparaient du pommbé. L’une d’elles, qui était fort jolie, mit de cette bière dans une calebasse, y ajouta de l’eau chaude, alla s’asseoir sur un tabouret, posa la calebasse sur ses genoux, et l’y maintint pendant que le maître en aspirait le contenu au moyen d’un roseau. Je trouvai en rentrant une grande gourde de cette boisson que m’avait envoyée le chef ; mais j’étais trop malade pour y faire honneur.

Dans cette région, les enfants sont allaités jusqu’à l’âge de deux ou trois ans ; j’en ai vu un qui appliquait alternativement ses lèvres au sein maternel et au roseau de la calebasse ; de telle sorte qu’on pouvait dire à la lettre qu’il suçait le goût du pommbé avec le lait de sa mère.

Les petites filles se font une poupée d’une calebasse ornée de perles, et se la mettent sur le dos, où elles la suspendent de la même manière que les enfants sont portés dans le pays.

De Makoukira, nous nous rendîmes à Kirammba sur le Mivito, village où il se fait beaucoup de cotonnade. Près du tiers de la population a pour vêtement le tissu du pays, grosse toile à carreaux, bordée de raies noires et qui a toujours une frange.

Apercevant la terre en face de nous, j’espérais qu’un jour de rame nous suffirait pour gagner le fond du lac ; mais il fallait se procurer des vivres. Les petits villages que nous avions rencontrés récemment n’avaient pas pu nous en fournir en quantité suffisante, pas même Makoukira. La même déception nous attendait dans une bourgade des bords du Kissangé, près de laquelle nous nous arrêtâmes ; les denrées y étaient rares et s’y vendaient fort cher.

À l’époque du dernier passage de Livingstone, quinze ou seize mois avant notre arrivée, le grain et les légumes abondaient, les chèvres étaient nombreuses ; mais depuis lors sont venues des bandes de Vouanyamouési et d’autres gens, qui ont pris non seulement les chèvres, mais ceux qui les élevaient et cultivaient le sol.

La traite de l’homme s’étend dans l’intérieur ; elle continuera ses ravages jusqu’à ce qu’elle soit arrêtée par une main puissante, ou jusqu’à ce qu’elle s’éteigne faute d’aliment. La dépopulation est rapide ; il y a quelques années à peine que les Arabes ont pénétré dans le Manyéma, et déjà ils sont établis à Nyanngoué, d’où leurs bandes vont chasser l’esclave beaucoup plus loin.

Le chef du pays où nous étions alors demeurait à quatre journées de marche dans l’intérieur des terres ; mais le village de Mikisanngé avait un chef appelé Mpara Gouina, auquel j’allai faire une visite. C’était un vieillard à cheveux tout à fait blancs, et dont les fonctions paraissaient peu rémunératrices, car il était bien le plus mal drapé du pays. Toutefois son front et ses cheveux étaient poudrés de rouge, de jaune et de blanc avec le pollen des fleurs ; il avait en outre sur le front un bandeau de perles, et, sur les tempes, les cicatrices en relief qui sont les marques de sa tribu.

Je le trouvai avec un de ses amis ; l’un et l’autre filaient du colon, pendant que leurs femmes et leurs filles, assises près d’eux, enlevaient les graines des capsules nouvellement récoltées. Le duvet était mis en tas à côté des fileurs, qui les employaient activement au moyen de fuseaux de bois d’environ quatorze pouces de longueur et d’un demi-pouce de diamètre. Un morceau de bois courbe, placé un peu au-dessous de l’extrémité supérieure, donne du poids à l’instrument, qui est surmonté d’un petit crochet en fil de fer.

Le colon est d’abord filé grossièrement entre le pouce et l’index sur une longueur d’un demi-mètre, puis accroché au fuseau, qu’on roule vivement sur la cuisse droite, pour lui imprimer un mouvement de rotation rapide. Tenu de la main gauche, le fil est travaillé de la main droite, qui le régularise ; puis on le décroche on le met sur le fuseau, et de nouveau coton est pris, tordu et filé de la même manière. Le fil ainsi obtenu est grossier, mais très fort et d’une égalité surprenante. Pour le tissage, on l’enroule sur des bâtons de quatre pieds de longueur, qui servent de navettes.

Les gens du pays ont le nez aquilin et sont bien de profil ; mais tous ont de larges narines qui, vues de face, les défigurent.

Quelques opulents avaient la tête couverte de sofis. Chacune de ces perles était enfilée séparément sur une mèche de cheveux, et l’ensemble, qui produisait l’effet d’une tête couverte d’écailles, n’était nullement agréable à voir. Ceux qui n’avaient pas le moyen de se payer cette coiffure dispendieuse l’avaient imitée en se faisant, avec leur toison, de petites balles empâtées d’un enduit qui ne permettait pas de distinguer les brins de laine.

Presque tous portaient des anneaux de jambe fabriqués avec de l’herbe, et des bracelets de fibres de dattier sauvage habilement tressées ou tordues.


Armes.

Les arcs que nous eûmes occasion de voir se terminaient d’un côté par une frange de longs poils ; quelques-uns même en avaient aux deux bouts. Outre la corde de rechange qui s’y enroule, le bois de ces arcs est entouré d’un fil, appliqué avec beaucoup de soin. Quant aux flèches, elles sont de divers modèles et non empoisonnées. Les couteaux ont la forme d’un fer de lance.

Autrefois, le district produisait des quantités considérables de grain. J’ai vu les houes qui alors étaient en usage, le fer en est énorme, plus large que celui des bêches dont se servent les jardiniers anglais. Mais la plupart des naturels ont été tués par les Batouta, et les survivants n’ont plus aujourd’hui ni habitations ni cultures ; ils vivent exclusivement du produit de leur chasse et de leurs rapines.

Je ferai observer qu’ici le préfixe Ba remplace le Voua des peuplades de la côte, et que l’on dit : Bafipa, Batouta, au lieu de Vouafipa, de Vouatouta.

C’est à Mikisanngé que, pour la première fois, je vis une potière à l’œuvre ; son travail m’intéressa vivement. Elle commença par battre avec un pilon, tel que celui dont on se sert pour concasser le grain, assez de terre et d’eau pour fabriquer son vase, et gâcha sa pâte jusqu’à ce que la masse en fût parfaitement homogène. Quand ce résultat fut obtenu, elle posa le bloc d’argile sur une pierre plate, en creusa le centre d’un coup de poing et modela sa terre. Le vase ébauché, elle effaça la marque de ses doigts à l’aide d’une rafle d’épi, acheva de polir avec de petits morceaux de bois et des fragments de calebasse, qui donnèrent les courbes voulues, puis décora l’extérieur avec la pointe d’une baguette finement taillée.

Je me demandais comment ferait l’ouvrière pour enlever son pot de la pierre où il se trouvait et pour y mettre un fond. Elle avait déjà porté à l’ombre la pierre et le vase ; et quatre ou cinq heures après, celui-ci étant assez ferme pour être manié avec soin, le fond y fut placé intérieurement.

À compter du moment où l’argile avait commencé à être battue, jusqu’à celui où le vase — un pot d’une contenance de trois gallons, près de quatorze litres — avait été mis à l’ombre pour sécher, la fabrication avait pris trente-cinq minutes ; il en avait fallu dix autres pour ajouter le fond : trois quarts d’heure en tout.

D’une régularité parfaite, ces vases ont toujours des lignes très gracieuses ; beaucoup d’entre eux sont pareils à l’amphore de la villa Diomède à Pompéi.

Le 15 avril, après avoir passé l’embouchure du Manndiouli, celle du Monomisa, puis les villages de Kassanngalohoua et de Mammbéna, nous commençâmes à perdre de vue les rochers de la côte, et nous longeâmes ceux de l’île de Polonngo, masses énormes, qui çà et là s’élevaient isolées, ou composaient les entassements les plus fantastiques : blocs surplombants, pierres ballantes, obélisques, forteresses, pyramides, toutes les formes imaginables. De toutes les fentes, de tous les creux, de tous les points où un peu de terre avait pu s’arrêter, surgissaient de grands arbres d’où retombaient des lianes de cinquante à soixante pieds de longueur, laissant apercevoir de profondes crevasses à travers leur réseau.

Le soleil des tropiques baignait d’une lumière incomparable cet amas saisissant et inondait de ses rayons les eaux gonflées du lac, scène d’une magie à faire douter qu’elle fût réelle : un décor fantastique, disposé pour un changement à vue ; et l’on s’attendait à voir ces roches s’ouvrir pour laisser apparaître les sylphes ou les diablotins d’une féerie.

J’étais immobile, contemplant ce merveilleux tableau d’un calme absolu ; aucun signe de vie.

Tout à coup les lianes s’agitent, passe un éclair brun, puis un autre, puis un autre : toute une bande de singes se balançant ou bondissant, volant de cime en cime, puis s’arrêtant suspendus par une main, et, dans un babil animé, exprimant la surprise que leur cause l’étrange spectacle de nos bateaux.

Un cri, et toute la bande disparut plus rapidement qu’elle n’était arrivée, laissant l’écho nous apporter les roulements d’un bruit égal à celui du tonnerre.

Le moindre tressaillement du sol eût fait tomber de leur site élevé des masses rocheuses, pesant des milliers de tonnes, et qui auraient tout détruit devant elles.

À la place où le camp fut établi se trouvaient de grands cotonniers qui paraissaient croître à l’état sauvage ; mais il est possible qu’il y ait eu là un défrichement, où le coton avait été cultivé. La falaise, d’un calcaire très blanc, présentait des fentes verticales, dont les bords semblaient avoir été taillés avec un instrument tranchant, tant les arêtes en étaient vives.

Il m’était extrêmement difficile de dresser ma carte avec exactitude, mes guides changeant les noms de la manière la plus embarrassante, appelant un cap une île, et réciproquement ; ce qui me jetait dans une perplexité d’autant plus grande, qu’après tant de fièvre et de quinine, mes idées n’étaient pas très nettes.

Le lendemain, 16 avril, nous arrivâmes au terrain contesté qui sépare l’Oufipa de l’Ouloungou ; puis nous doublâmes une petite pointe basse, dont les murailles avaient l’air d’avoir été construites de main d’homme. Cette formation particulière n’existait du reste qu’à l’extrémité ; plus près de la base du cap, la falaise différait complètement. Les assises en étaient également aussi régulières que possible ; et au sommet, dans les endroits où elle était dénudée, la surface, qui n’offrait aucune brèche, était parfaitement de niveau. Je suppose donc que cette falaise était composée d’un nombre incalculable de strates.

Il y avait là une bourgade déserte ; j’en vis d’autres également abandonnées, par suite du décès de quelque notable.

Une éclipse eut lieu dans l’après-midi ; nous étions alors campés à Loungou. Le soleil était caché dans les nuages ; quand il se dégagea, la pluie tombait et il se forma deux arcs-en-ciel parfaitement distincts, qui disparurent pendant trois minutes du champ de l’éclipse et se reproduisirent quelques instants avant le coucher du soleil.

La diminution de la lumière fut très sensible ; une partie de mon équipage en profita pour voler sept chèvres aux gens du village voisin. Il y avait trop de monde impliqué dans l’affaire pour que l’on pût découvrir les vrais coupables ; mais je renvoyai les chèvres à leurs maîtres avec un présent de verroterie pour chacun de ces derniers. Si, au lieu de sept bêtes, mes hommes n’en avaient pris qu’une, il est très probable qu’ils l’auraient mangée hors du bivouac ; j’aurais ignoré le fait, et les indigènes auraient eu des blancs une opinion peu flatteuse.

La rive courait maintenant droit à l’ouest ; selon toute apparence nous étions à l’extrémité du lac. Toutefois, au sud-est, un bras étroit s’enfonçait dans les terres, à une distance que l’on disait être d’une vingtaine de milles ; il s’y terminait dans un fourré de grandes herbes, où débouchait le Kirammboué.

Apercevant un village, tous mes hommes éprouvèrent le besoin de faire halte, sous prétexte d’aller acheter des vivres ; mais deux jours avant nous avions fait des provisions pour une semaine ; les bateaux étaient encombrés de patates, de bananes, de sacs de grain ; je n’acceptai pas cette vaine excuse d’un accès de paresse.

Le cap Yamini, devant lequel nous passâmes, a de hautes falaises qui ressemblent à des remparts en ruines. Il est certain que ce sont là des formations naturelles ; néanmoins les restes des anciennes villes de l’Amérique centrale, qui ont peu d’étendue et sont suivies de masses rocheuses, présentent le même aspect.

Nous aurions dû atteindre ce jour-là un grand village situé en face de nous ; mais exaspéré de la mollesse de mes rameurs, il me fut impossible de rester plus longtemps dans le bateau, et je fis dresser ma tente.

Les petites misères de la vie quotidienne ajoutent singulièrement aux duretés du voyage. Les privations, les fatigues, les obstacles, les maux sérieux, tout cela paraît naturel ; on le supporte ; mais être contrarié, contrecarré sans cesse, vous agace et vous irrite plus que de raison. En pareil cas, la pipe est d’un grand soulagement, et j’avais dit à mon domestique de m’apporter la mienne dès qu’il m’entendrait crier après quelqu’un.

Depuis mon départ de Kahouélé, mon travail avait été à la fois très ennuyeux et très fatigant, par suite de l’attention constante qu’il me fallait pour éviter les erreurs, par suite de la peine que j’avais à faire comprendre mes questions, et à obtenir des réponses, qui alors même qu’elles étaient précises, devaient toujours être contrôlées avec soin.

Ainsi, une hauteur se découvre, j’interroge ; on me répond que c’est une grande île appelée Kahapionngo ; j’en fixe la position. Arrivé sur les lieux, je trouve un groupe d’îlots, dont celui qui m’était désigné comme une île importante avait cinq ou six habitants.

Jamais les guides n’ont pu me nommer les endroits près desquels nous passions ; et ils n’avaient qu’une idée très confuse de la côte, qu’ils avaient pourtant suivie mainte et mainte fois. Les connaissances locales, chez eux, étaient surprenantes ; mais ils semblaient incapables de saisir l’ensemble, de concevoir une idée générale. Ma carte leur paraissait une chose merveilleuse ; ils la regardaient avec ébahissement ; et quand je leur eus dit que, par elle, les Anglais connaîtraient le Tanganyika, sa forme, son étendue, les noms et les positions des villages qui l’entourent, les rivières qui s’y jettent, ils me prirent pour un grand magicien. Ma prédiction de l’éclipse, que je leur annonçai d’avance, les confirma dans l’idée qu’ils se faisaient de ma science magique.

Le grand bras de vingt milles qu’on m’avait annoncé était un mythe ; je crois cependant qu’une rivière considérable se jette dans le lac, au fond de cette entrée, par une embouchure très herbue.

Les endroits où l’herbe est trop épaisse pour que les canots puissent la traverser, mais où elle n’est pas assez serrée pour porter le poids d’un homme, s’appellent tinnghi-tinnghi. On leur donne le nom de sinndi quand le radeau herbeux peut servir de chaussée. Le Kirammboué est qualifié de Tinnghi-Tinnghi avec. un peu de sinndi.

Remis en marche, nous arrivâmes bientôt à Kassanngalohoua, où, pour la première fois, nous retrouvâmes l’élaïs (mitchikitchi des indigènes) depuis notre départ de Kahouélé.

Le village, dont tous les habitants avaient fui dans la montagne, était occupé par les Vouatouta. Ceux-ci avaient tous des arcs et des flèches, une petite hache, de courtes lances soit pour jeter, soit pour combattre de près ; ils y ajoutaient un casse-tête, que portaient même les enfants, et un bouclier de cuir, bouclier ovale de quatre pieds de long sur deux pieds et demi de large. Ces Vouatouta sortirent en grand nombre — très noirs et complètement nus — pour s’informer de ce qui arrivait ; malgré leur réputation de bandits, ils nous firent très bon accueil.

Ainsi que les Vouagogo, ils s’agrandissent le lobe des oreilles en y insérant des morceaux de bois ou des éclats de gourde, quelquefois ornés de perles.

Leurs femmes ont un petit tablier de peau, et se mettent par derrière un autre pan disposé d’une façon plus fantaisiste que décente ; car tandis que cette demi-jupe cache la moitié de la cuisse, elle laisse entièrement à découvert la partie du corps qui est au-dessus. Le haut de ce tablier postérieur est coupé de telle sorte qu’il s’arrondit et forme revers, afin de dégager complètement ce qu’il semblerait urgent de voiler. Parfois même ce retroussis est orné de perles : d’où il faut conclure que c’est la mode d’exhiber cette partie de soi-même ; peut-être l’intention de ces dames est-elle de prouver qu’elles n’ont pas de queue.

Celles qui peuvent se donner ce luxe portent un large bandeau de perles de deux couleurs autour de la tête et ont une ceinture des mêmes grains de verre. Quelquefois les cheveux sont rasés au-dessous du bandeau, conservés au-dessus et taillés en brosse d’une certaine hauteur, ce qui produit l’effet d’une toque de fourrure.

L’habitude de s’enlever l’angle interne des deux incisives médianes de la mâchoire supérieure nous parut être universelle. Quelques individus les avaient entaillées toutes les quatre ; chez ceux-là les deux incisives centrales de la mâchoire d’en bas avaient été arrachées.

Une ligne de tatouage, qui descend au milieu du front, et deux raies sur les tempes, raies qui parfois se prolongent jusqu’au menton, semblent constituer les marques de la tribu.


Femme de la tribu des Vouatouta.

Parmi les hommes, quelques-uns portaient d’énormes lances, dont la hampe en bois d’ébène s’élargissait à l’extrémité inférieure, afin d’augmenter le poids de cette arme, qui est surtout employée pour chasser l’éléphant.

De même que les Vouapimmboué, qui pourtant dans l’Oufipa sont sédentaires, les Vouatouta mènent dans l’Ouloungou une vie errante sous différents chefs de leur tribu. Là, ils vivent uniquement de chasse et de rapine, s’emparent des villages, y séjournent jusqu’à ce qu’ils aient consommé les vivres qui s’y trouvent et brûlé toutes les cases, dont les matériaux leur servent de combustible. Quand il ne reste plus rien, ils vont ailleurs recommencer le même jeu. À leur approche, toute la population prend la fuite ; personne n’essaye de leur résister, sachant bien que, pour eux, massacrer est la seule manière de combattre[57].

C’est à Kassanngalohoua que j’ai vu, pour la première fois en Afrique, une femme ayant deux jumeaux.

CHAPITRE XVI


Mes hommes s’enhardissent. — Akalonnga. — Notion du Portugal parmi les indigènes. — Greniers. — Étrange mutilation chez les femmes. — Ornements. — La Louhouazihoua. — Gorilles. — Culture au versant des montagnes. — Araignées. — Moustiques. — Source chaude. — Coiffure des Vouagouhha. — Idoles. — Le Loukouga. — Retour à Kahouélé. — Lettres d’Angleterre. — Opinion des Arabes sur le Loualaba. — Ce qu’il en eût coûté pour s’ouvrir le tapis herbeux du Loukouga. — Lectures. — Querelles domestiques. — Orgies. — Départ.


Ce fut avec plaisir qu’au moment de quitter Kassanngalohoua j’appris qu’il n’y avait pas de station à peu de distance : qu’il le voulût ou non, l’équipage serait obligé de faire une longue route.

Partir fut difficile, en raison du tinnghi-tinnghi où nos bateaux étaient enclavés à cent mètres de la rive. Il fallut aller en biais, puis en avant, puis à reculons ; prendre la gaffe et se pousser vigoureusement sur une eau profonde dans de petits canots, dont plusieurs chavirèrent.

Enfin nous pûmes nager. Au sud-ouest s’élevaient des montagnes à pic, falaises d’où les eaux tombaient en cascades et que déchiraient des gorges nombreuses, formées par des éboulements.

Nous fîmes halte sur un terrain évidemment inondé pendant la saison des crues et raviné par les eaux ; mais un endroit où les hippopotames s’étaient vautrés me fournit une place convenable, où je fis dresser ma tente.

Formées à leur base d’un granit de couleur claire, les falaises étaient de grès rouge au sommet.

Bien qu’il y eût dans la montagne des averses accompagnées de tonnerre, et que le ciel eût trop de nuages pour permettre les observations astronomiques, la saison pluvieuse semblait toucher à sa fin ; nous étions au 19 avril.

Remis en marche, nous croisâmes peu de temps après l’embouchure du Lougouvou, rivière importante d’un fort courant, dont la teinte restait visible à une distance considérable du rivage. Il y avait là de nombreux éboulements, où l’eau suintait des flancs de la montagne.

Comme nous serrions de près la côte, nous vîmes sur la grève un éléphant, qui évidemment venait de se baigner. Je chargeai mon raïfle avec des balles durcies, je dis à mes hommes de se baisser au-dessous du plat-bord, et leur recommandai le plus grand silence. Un d’entre eux faisait la sieste à l’avant du bateau ; je le laissai dormir, craignant le bruit qu’il pourrait faire si on le irait de son sommeil. Mais je n’étais pas encore à belle portée de la bête, quand mon dormeur, s’éveillant de la façon la plus inopportune, aperçut l’animal : Temmbo, bouana ! — un éléphant, maître ! — cria-t-il de toutes ses forces ; et le temmbo, agitant ses énormes oreilles, se précipita dans la jungle comme un lapin dans son terrier.


Rencontre d’un éléphant.

L’équipage se prétendant épuisé par cette journée de route, exceptionnelle, au dire de mes hommes, je fis dresser le camp de bonne heure, sur un point de la rive très fréquenté par les éléphants : il y avait là des arbres que ces animaux avaient complètement polis, en se frottant contre eux au sortir du bain.

Pendant la nuit éclata un orage effroyable dont les roulements, répétés par l’écho, dépassèrent tout ce que j’ai jamais entendu.

Le lendemain, je continuai ma route malgré une forte houle, que le vent poussait à la côte, une plage ouverte et sans herbe. Mes hommes fort heureusement ne s’inquiétaient plus de ce qui autrefois les eût terrifiés, et nous atteignîmes Akalonnga, l’un des plus gros bourgs que j’aie trouvés en Afrique.

Le chef, appelé Miriro, un vieillard à longue barbe, mais dont les favoris et les moustaches étaient rasés, vint me faire une visite. Il avait mis pour la circonstance une jupe de drap rouge et noir, remplacé par un fez le mouchoir crasseux qui formait sa coiffure habituelle.


Grenier du chef Miriro.

Mes fusils se chargeant par la culasse et mes revolvers le frappèrent d’admiration ; il éprouva le besoin d’obtenir en présent un de ces fusils merveilleux, et de me faire rester pour lui raccommoder une boîte à musique qu’il avait reçue d’un Arabe.

Je n’accédai ni à l’un ni à l’autre de ses désirs ; mais il eut de moi une très belle étoffe et ne me donna rien en retour. Il me témoigna cependant beaucoup de bienveillance, m’assurant que, dans le pays, on considérerait toujours comme une grande année celle où était arrivé le premier blanc qu’on y eût jamais vu.

Des esclaves, appartenant à des Arabes, et représentant leurs maîtres, étaient là, ainsi que des Vouanngouana[58] pour faire du commerce. Il y avait aussi un homme de la Mrima qui était parti de Bagamoyo peu de temps après ma bande, et de l’Ounyanyemmbé en même temps que nous. Il était venu directement à Akalonnga, en traversant le lac au village de Makakomo, et était arrivé depuis un mois.

L’un des Vouanyamouési de sa caravane se mit à parler des Portugais ; c’étaient, disait-il, des gens comme les Vouasoungou ; ils demeuraient sur la côte et avaient deux grands chefs ; le plus puissant des deux était une femme appelée Maria — évidemment la sainte Vierge — et ils avaient des maisons où se trouvait l’image de cette femme. L’autre chef s’appelait Moénépouto, ce qui est l’appellation africaine du roi de Portugal.

Malgré son importance, Akalonnga n’avait pas d’œufs, pas de volailles, pas de lait à me céder ; pas même de bananes mûres, la banane étant mangée en vert par les habitants, qui la font cuire. Mais le sorgho abondait, et il fut aisé d’en faire provision pour tous mes hommes.

Je dirai à ce propos que les greniers de ces parages méritent d’être mentionnés. Ils sont bâtis sur un pilotis qui les place à trois pieds de terre, ont de quatre à douze pieds de diamètre et jusqu’à vingt de hauteur, indépendamment de la toiture. Ceux dans lesquels se met le vieux grain sont crépis et ont, pour entrée, une petite ouverture pratiquée sous le toit. On arrive à cette porte au moyen d’un tronc d’arbre entaillé de distance en distance et qui sert d’échelle. Pour le grain nouveau, la tourelle est à claire-voie, ce qui, permettant la circulation de l’air, empêche le grain de s’échauffer.

Beaucoup de femmes du village portaient le même costume que celles de Kassanngalohoua, et comme ces dernières, elles manquaient même de l’apparence de mamelon qui se voit chez les autres négresses : elles n’avaient qu’un trou. Je m’en étonnai ; il me fut dit qu’elles se mutilaient elles-mêmes de la sorte par manière d’ornement. L’opération me parut être trop douloureuse pour qu’elle fût volontaire ; je présumai que c’était un châtiment, et je conserve mes soupçons à cet égard. En général, c’étaient les plus jolies qui étaient ainsi mutilées.

On fait ici d’élégants petits peignes d’ivoire qui, lorsqu’on a fini de s’en servir, se mettent dans les cheveux, où ils produisent très bon effet ; ils se vendent un prix modeste : quatre rangs de perles.

À la verroterie et au sammbo ordinaires, s’ajoutent de gros anneaux de fer et de cuivre jaune, qui se portent aux bras et aux chevilles. Ceux qui ne peuvent pas se donner ces parures coûteuses, les remplacent par de petits cercles d’herbe tressée.

Au lieu d’être entourée, comme ailleurs, de fil de fer ou de laiton, la corde qui passe autour des reins pour soutenir la draperie est souvent couverte de perles de couleurs diverses. Beaucoup d’hommes lui préfèrent une large ceinture de cuir. Quelques-uns portent de petites calottes faites avec des grains de verre enfilés.

Le lendemain, favorisés par un bon vent, nous déployâmes nos voiles ; celle du Pickle était composée d’une natte et des draperies de l’équipage.

Comme nous passions devant le Louhouazihoua, je crus à un émissaire du lac ; je m’y engageai pour en déterminer la direction et trouvai bientôt les bancs de sable et les herbes flottantes de l’embouchure.

Le Louhouazihoua prend, dit-on, sa source dans le pays de Mannbemmbé et fait de nombreux détours ; les caravanes qui se rendent de Kassenngé à Akalonnga le traversent trois fois.

En surplus des rivières et des torrents sans nombre dont il reçoit les eaux, je crois que le Tanganyika est alimenté par des sources que renferme son lit. À chaque endroit où s’est produit un éboulement, l’eau surgit entre les pierres et s’écroule dans le lac. Où nous étions alors, tout le pays ressemble à une éponge imbibée d’eau.

Le gibier abondait ; mais au furoncle dont j’avais souffert sur la route de l’Oudjidji avait succédé une plaie de mauvaise nature, à laquelle s’était jointe une pustule fort douloureuse ; j’étais si écloppé que je ne pouvais pas aller du bateau jusqu’à ma tente ; il fallait qu’on me portât ; la chasse m’était donc impossible.

Ce jour-là, beaucoup de ruisseaux et de torrents furent croisés. Les montagnes avaient des lignes d’une grande hardiesse, mais n’étaient pas très hautes : de quatre à six cents pieds au-dessus du lac. Pas de villages en vue ; toute la population vivait dans les terres, au delà des monts. Néanmoins, à deux ou trois places, nous aperçûmes des canots sur la plage ; les propriétaires ne devaient pas être bien loin.

Le 24 avril, une belle brise nous favorisa de nouveau ; mais l’équipage débarqua et pilla une cabane de pêcheurs ; j’eus beaucoup de peine à faire rendre les objets volés, ce qui nous fit perdre un temps assez long. Bombay fut du nombre de ceux qui mangèrent le poisson qu’on avait pris.

Nous passâmes le cap Rounanngoua, puis la rivière du même nom : toujours un affluent.

Côte rocheuse ; montagnes d’un millier de pieds et plus, couvertes d’arbres jusqu’au sommet ; roches de granit et de grès tendre, de couleur claire.

Je vis là des sokos (des gorilles), noirs compères qui semblaient plus grands que des hommes. Avant que j’eusse pu les tirer, le bateau avait tourné une pointe qui les masquait. D’après les indigènes, les sokos se bâtiraient tous les jours une nouvelle maison.

Pendant trois heures nous cherchâmes un endroit où nous pussions camper, ne trouvant que des rochers et pas de grève où l’on pût échouer les bateaux.

Le lendemain nous étions à Katoupi, village où la frasilah d’ivoire (trente-cinq livres) se vendait vingt brasses de cotonnade ; et les bons esclaves dix brasses seulement. Un Mgouana, qui faisait là du commerce, me dit que, de Tchakouola, les traitants gagnaient l’Ounyanyemmbé en vingt jours.

À partir de cet endroit, nous vîmes beaucoup de petits villages et de terrains cultivés au flanc de montagnes abruptes, dont le sol, presque abandonné à sa pente naturelle, était soutenu par des murs en pierre sèche. Les indigènes qui travaillaient là produisaient l’effet de mouches sur une muraille.

Cinq grands canots de l’Oudjidji étaient, disait-on, devant nous ; malgré cela, les habitants semblèrent moins effrayés de notre venue que ceux des bourgades précédentes. Une grande pirogue se détacha du rivage et approcha de notre barque de manière à permettre aux gens qui l’encombraient de nous regarder à leur aise ; d’autre part, un homme important, dont le canot était mené par douze rameurs, eut le courage de s’aventurer à quelques centaines de yards de la terre ferme, également pour me contempler.

Partout des champs étendus, des huttes éparses, des hameaux sans estacades : nous entrions évidemment dans une contrée paisible.

Marchant vent arrière avec une forte houle, notre barque roulait et bondissait comme un marsouin, m’empêchant de relever la côte.

Je devins même très désireux de rencontrer un bon atterrissage ; car avec pareille brise et pareilles lames, il ne pouvait qu’arriver malheur à nos bateaux s’ils venaient à toucher les récifs, et nous nous arrêtâmes près de Mona Kaloumvoué.

Pendant la nuit, quelques indigènes firent grand vacarme en se querellant avec mes hommes à propos d’étoffe qui avait été volée, et que le propriétaire réclamait hautement. La cotonnade fut retrouvée et rendue ; le voleur s’était sauvé dans la jungle ; mais il ne perdit rien pour attendre : saisi le lendemain matin, il reçut en présence de tout l’équipage, officiellement rassemblé, une flagellation en règle ; le jeune Bilâl, qui avait trempé dans l’affaire, fut traité de même.

J’aurais voulu faire un petit cadeau au propriétaire de l’étoffe pour le dédommager de l’ennui qu’il avait eu ; mais il était parti immédiatement après avoir repris sa cotonnade.

Le lendemain, bien que le vent parût faiblir, les vagues n’en étaient pas moins fortes. Cependant je me mis en route ; le cap Mirammbi fut doublé ; puis nous croisâmes des torrents et des villages.

Je remarquai dans ce trajet d’énormes toiles d’araignées ; certains arbres en étaient presque entièrement couverts.

Ce soir-là, nous ne fûmes pas rejoints par le Pickle ; j’en eus un peu d’inquiétude ; le lendemain matin, ne le voyant pas venir, je pensai à me mettre à sa recherche ; mais vers midi, la barque fut en vue et nous arriva peu de temps après, saine et sauve. L’équipage, effrayé d’un peu de houle, s’était arrêté avant d’atteindre Kapoppo.

Près de l’embouchure de la Lovouma, au bord d’une entrée profonde, nous trouvâmes les restes d’un camp arabe et deux grands bateaux : l’un de vingt rameurs, l’autre de dix-huit ; tous les deux avaient des nattes en guise de voiles. Ces bateaux appartenaient à Djoumah Méricani, qui était alors dans le pays de Msama.

Djoumah était venu là pour la première fois à l’époque où Burton se trouvait dans l’Oudjidji ; et depuis quinze ans, il faisait un commerce actif au delà de ce point éloigné.

Nous fûmes très bien reçus par les naturels. Un homme d’un certain âge et d’un caractère jovial, qui remplaçait le chef, alors en tournée d’inspection, vint s’incliner profondément devant moi en se frottant la poitrine et les bras avec de la poussière, ce qui dans le pays est la façon de rendre hommage.

Les ornements et les coiffures ressemblaient beaucoup à ce que nous avions trouvé dans les bourgades précédentes.

Pendant le jour, de grands moustiques nous piquaient sans cesse ; j’avais le dos couvert d’ampoules. Impossible de rester assis ou couché sans être torturé par ces menus vampires, et les plaies que j’avais aux pieds m’empêchaient de me mouvoir ; la position était loin d’être agréable.

C’est là que, en Afrique, j’ai rencontré du raisin sauvage pour la première fois.

Le 29 avril, nous étions dans une petite baie complètement abritée ; la nuit promettait d’être si belle que je résolus de ne pas faire dresser ma tente et de coucher dans le bateau. De leur côté, mes hommes ne se firent pas de cabanes et dormirent à découvert. Mais tout à coup arriva la pluie, qui nous rendit très misérables ; les barques eurent leur fond rempli d’eau, et les effets de mes gens furent trempés.

L’averse finie — le jour était venu — je donnai à mes hommes une couple d’heures pour faire sécher leurs vêtements et cuire leur déjeuner. Au bout des deux heures, ne voyant remuer personne, je chantai : Paka, paka (faites les paquets, faites les paquets). On me répondit : Kécho, kécho (demain, demain). Je cherchai Bombay pour lui demander ce que cela voulait dire ; il était assis tranquillement dans l’autre bateau, sous une toile, et s’excusa, en me disant : « Que voulez-vous que j’y fasse ? Ils ne veulent pas partir, ils ont peur.

— Amenez-moi celui qui dit non, et je le punirai.

— Je ne peux pas ; ils refusent tous. »

C’était plus que ma patience n’en pouvait endurer ; si écloppé que je fusse, je sortis promptement de la barque, et ramassant le premier bâton venu je frappai à droite et à gauche sur mes hommes, qui furent bientôt sur pied. Bombay ne me servit pas plus qu’une bûche, infiniment moins que le morceau de bois persuasif dont j’étais armé.

Une fois partis, mes hommes furent beaucoup plus gais qu’à l’ordinaire ; ce qui me fit supposer que d’être battus leur était agréable, bien qu’il u en eût parmi eux dont la peau avait quelques déchirures.

J’eus un peu plus tard l’explication de leur refus du matin : ils avaient entendu dire qu’il y avait une caravane derrière le cap Temmboué, à peu de distance du camp, et ils éprouvaient le besoin d’échanger des visites avec les gens qui composaient cette bande.

La côte que nous suivions était basse et mes relèvements n’eurent pas grande valeur ; mais mon espoir fut vivement surexcité par la promesse que me firent les guides de me montrer le jour suivant l’émissaire du lac. Speke n’est pas allé assez loin pour le découvrir ; et Livingstone, qui a passé devant l’ouverture sans la voir, en venant de chez Casemmbé, a pris un peu trop au nord, lorsqu’il s’est rendu dans le Manyéma.

Pas un des Arabes que j’avais vus à Kahouélé ne semblait avoir connaissance de cet affluent, qui paraît sortir du lac entre les deux routes que prennent les caravanes, et se trouve ainsi en dehors des lignes que suivent les traitants.

Après avoir passé la pointe Kalomoui, nous croisâmes l’embouchure du Kavagoué, rivière qui a deux cents yards de large, deux brasses de profondeur au milieu du courant, et dont la marche est insensible près des bords.

Le 1er mai se leva dans toute sa gloire ; le ciel était radieux, le pays d’une grande beauté ; sur la côte, se voyaient de petites falaises entremêlées d’espaces ouverts, que des bouquets de beaux arbres faisaient ressembler à des parcs.

En doublant le cap Nionngo, je fis baisser la voile et me rendis à terre pour examiner une source chaude dont on m’avait parlé. Après une demi-heure de marche à travers un fourré de grandes herbes, marche très pénible, j’arrivai au bord du lac, où se produisaient quelques bouillonnements. Le thermomètre indiqua pour la source la même température que celle de l’air prise à l’ombre (35o centigrades), d’où je conclus à l’inexactitude du rapport qui m’avait été fait. Mais plus tard, des gens qui l’avaient vue en pleine activité, me dirent que la source en question était alors assez chaude pour brûler la main qui s’y plongeait. Elle a peut-être une légère saveur, analogue à celle de l’eau de Seltz.

L’individu qui me conduisit à cette source me pria de lui donner de la verroterie, afin qu’il pût faire son offrande à l’esprit du lieu. L’esprit, évidemment, était facile à contenter ; mon homme du moins le supposait, car il ne jeta qu’une ou deux perles dans l’eau et garda le reste pour lui.

Nulle confiance ne pouvait être accordée aux renseignements fournis par mes guides. Ainsi, ayant trouvé des gens d’après lesquels une grande rivière, appelée Loukouga, se jetait dans le lac, près de Kassengé, ils dirent immédiatement comme eux, bien que jusque-là ils eussent affirmé le contraire.

Cette nouvelle assertion m’avait cruellement désappointé, lorsque le chef du village, un nommé Loulikè, tellement gras, par parenthèse, qu’à première vue je l’avais pris pour une femme, en raison de ses mamelles pendantes, me réconforta en m’assurant que le Loukouga sortait bien du lac.


Coiffures des Vouagouhha et autres peuples des bords du lac.

Les Vouagouhha, chez lesquels nous étions alors, ont des coiffures très compliquées. Beaucoup d’entre eux divisent leur chevelure en quatre parties ; de chacune de ses masses ils recouvrent des coussinets : puis ils font des nattes de la portion terminale, y ajoutant de faux cheveux s’il est nécessaire. Les quatre nattes sont ensuite attachées derrière le chignon, où elle forment une croix. Des brochettes où de nombreuses épingles de fer ou d’ivoire, épingles à grosse tête plantées à la naissance des cheveux, composent un bandeau ; parfois on les remplace par deux rangées de cauris.

Certains Vouagouhha mettent aussi dans leur cheveux le couteau dont ils se servent pour le tatouage, et surmontent le tout de bandes de fer poli, disposées en arceaux qui s’entre-croisent, comme dans une couronne royale. De petits ornements en forme d’éteignoir sont suspendus au bout des nattes ; et un enduit, composé d’argile rouge et d’huile ; recouvre les tresses : l’effet est saisissant, mais la mode est malpropre.

D’autres élégants se tordent les cheveux, après les avoir également divisés, et s’en font quatre cornes, dont l’une, celle qui est au-dessus du front, se recourbe en arrière.


Amulettes vues à Louliké.

Le village de Louliké est le premier où j’aie rencontré quelque chose qui ressemblât à des idoles. J’ai vu là, également pour la première fois, des indigènes porter au cou une amulette sculptée, figurine à tête humaine, dont le corps, de forme conique, était paré d’anneaux et avait jusqu’à trois jambes. Un trou pratiqué dans le cou de l’image permettait d’y passer le cordon au moyen duquel on suspend cette amulette.

Ce fut le 3 mai 1874 que, par une brise fraîchissante venant de l’est, je mis à la voile avec l’espoir de me trouver quelques heures après dans le Loukouga. Il allait être midi lorsque nous y arrivâmes. Je vis une entrée de plus d’un mille de large, mais fermée aux trois quarts par un banc de sable herbu. Un seuil traverse même ce passage ; parfois la houle vient y briser violemment, bien que dans sa partie la plus haute, il soit couvert de plus de six pieds d’eau.

Le chef, dont je reçus la visite, me dit que la rivière était bien connue de ses sujets ; ils en avaient fréquemment suivi les bords pendant plus d’un mois, ce qui les avait fait arriver au Loualaba, et leur avait fait voir que le Loukouga recevait le Louloumbidji et une grande quantité de petits cours d’eau.

« Nul Arabe, ajouta le chef, n’a descendu la rivière ; les marchands ne viennent pas chez moi : pour avoir de l’étoffe et des perles, il faut que j’envoie dans l’Oudjidji. »

Le lendemain matin, il plut à verse ; malgré cela, accompagné du chef, je descendis le Loukouga jusqu’au point où l’amas de végétation flottante nous empêcha d’aller plus loin ; toutefois des canots auraient pu s’ouvrir un passage.

Nous étions alors à quatre ou cinq milles de l’entrée. La rivière avait là trois brasses de profondeur, six cents yards de large, une vitesse d’un nœud et demi, et un courant d’une force suffisante pour nous faire entamer le bord du radeau végétal.

Ce premier amas, d’une étendue de quatre à cinq milles, était suivi, disait-on, d’une eau libre de même longueur ; et cette alternance de parties encombrées et de canaux dépourvus d’herbe se continuait jusqu’à un endroit fort éloigné.

Les embouchures des petits cours d’eau que, pendant notre descente, nous vîmes se jeter dans le Loukouga, étaient incontestablement à l’opposé du lac, et les herbes flottantes suivaient toutes cette direction contraire.

En aval, le dattier sauvage formait sur les rives d’épais fourrés.

Le jour suivant, mes observations touchant l’entrée de la rivière furent reprises. Au-dessous de la barre que j’ai mentionnée, je trouvai quatre et cinq brasses de profondeur ; il y en avait trois au bord du tapis qui avait arrêté notre bateau.

J’étais avec le chef ; je lui demandai de me faire ouvrir un passage dans l’herbe, offrant de lui donner la quantité de perles nécessaires pour le payement des ouvriers ; il refusa. Mes gens, répondit-il, me diraient : « Vous avez pris les perles de homme blanc, vous nous faites travailler pour lui, et vous ne nous remettez qu’un peu de ce qu’il vous a donné. » Prenez des hommes, continua-t-il, payez-les vous-même tous les jours ; ils sauront alors que tout ce que vous donnez est pour eux.

Nous descendions la rivière ; après un trajet d’une heure et demie, la brise ayant fraîchi et nous soufflant en face, nous nous arrêtâmes dans un îlot qui appartenait à un affluent. Ce n’était qu’un marais à l’intérieur d’un banc prolongé qui, çà et là, avait de petites ouvertures. La bouche dans laquelle nous nous trouvions n’était elle-même qu’une simple brèche de la rive, où l’eau passait en s’infiltrant dans l’herbe.

Le Loukouga nous offrait par endroits une eau profonde, puis des hauts-fonds, des bancs de sables, de grandes herbes, etc., obstacles formés par les débris qui flottent sur le Tanganyika et dérivent vers la seule issue qu’ils rencontrent.

J’en eus un bel exemple pendant les sept ou huit heures que nous passâmes sur la rivière : une quantité considérable de bois flotté arriva ; ce bois fut poussé dans l’amas végétal et disparut sans laisser de trace de son passage.

L’entrée du Loukouga est située dans la seule brèche que présente l’épaisse ceinture du lac, les montagnes de l’Ougoma se terminant tout à coup à dix ou douze milles au nord de Kassenngé ; tandis que celles qui viennent du sud, après avoir entouré la partie méridionale du Tanganyika, se dirigent vers l’ouest à partir du cap Mirâmmbé, laissant entre elles et les monts de l’Ougoma une large vallée ondulante.


Entrée du Loukouga.

Je partis, espérant toujours qu’on pourrait trancher le radeau herbeux ; je désirais tant descendre le Loukouga, explorer cette rivière qui ne pouvait pas finir dans un marais : elle était trop considérable. Le chef, d’ailleurs, m’avait assuré de nouveau que ses gens l’avaient suivie pendant plus de trente jours et l’avaient vue s’unir au Loualaba[59]. Mais je ne pus jamais trouver de guide ni d’interprète, et sans l’un et l’autre pas un de mes hommes ne voulait m’accompagner.

Puis j’envisageai la dépense qu’eût occasionnée l’ouverture du canal à travers la couche d’herbe, et la trouvai si lourde que je reculai devant elle : l’empêchement qu’elle eût apporté à la suite du voyage ne me sembla pas justifié par la descente du Loukouga. Dès qu’il était avéré que cette rivière sortait bien du lac, il n’aurait pas été sage de sacrifier, à la confirmation d’un fait certain, les ressources indispensables à de nouvelles découvertes et dont l’abandon eût compromis mon retour.

Quittant le Loukouga, le 5 mai, nous allâmes camper au cap Moulanngo.

Le lendemain, nous touchâmes à Kassenngé, situé sur la côte ; puis nous nous rendîmes à une entrée profonde qui découpait la rive orientale de l’île de Kivira, et nous nous préparâmes à traverser le lac. Cette traversée de retour commença le jour suivant à Matchatchési, où nous trouvâmes une grande caravane qui se rendait au Manyéma, sous la conduite de Mounyi Hassani Mrima, esclave de Saïd Ibn Habib.

Le 8 mai, nous étions à l’établissement de Djoumah Méricani, et le 9 dans l’Oudjidji. Des lettres datées de près d’un an réjouirent mon arrivée. Le paquet avait été ouvert le 12 janvier à Mpannga Sannga par Murphy, qui avait profité de l’occasion pour me dire qu’il allait bien.

Ces dépêches l’avaient échappé belle : remises dans l’Ounyanyemmbé à Ibn Sélim, celui-ci les avait confiées à une caravane qui avait été dispersée par des rougas-rougas. Attaqués à leur tour par une autre caravane, les brigands avaient perdu quelques-uns des leurs ; et mon paquet, trouvé sur l’un des morts, avait été recueilli et apporté à Kahouélé.

Tous mes hommes célébrèrent leur retour en s’enivrant. L’un d’eux alla jusqu’à s’introduire chez une femme pour lui voler sa bière. Une plainte fut déposée ; j’appelai Bombay ; il répondit qu’il était malade ; c’était vrai : il avait un affreux mal de tête pour avoir trop bu de pommbé. Je n’ai jamais compris comment on pouvait boire d’un pareil breuvage jusqu’à s’enivrer.

Parmi les nouvelles que j’appris tout d’abord fut celle de la proximité de quelques-uns de mes hommes que j’avais envoyés dans l’Ounyanyemmbé. Mes gens accompagnaient une caravane arabe, qui était alors dans l’Ouvinnza. Attaqués par les brigands de Mirammbo ou craignant de l’être, ils avaient fait le tour par l’Oukahouenndi, au lieu de suivre la route directe.

Pendant mon absence, le nombre de mes ânes s’était encore réduit. Il ne m’en restait plus que quatre, et malheureusement mon âne de selle était parmi les défunts.

À peine arrivé, j’eus de longs entretiens avec ceux des Arabes qui connaissaient la route que je voulais prendre, — Mohammed Ibn Sélib, Mohammed et Hassan Ibn Ghérib, Saïd Mézroui, Abdallah Ibn Habib. Suivant eux, le Loualaba et le Congo étaient bien la même rivière. Sur quoi basaient-ils leur opinion ? Je n’ai jamais pu le savoir.

Un voyageur m’a dit avoir fait, droit au nord, cinquante-cinq marches qui l’avaient conduit où l’eau était salée ; qu’à cette place il y avait des vaisseaux venant de la mer, et des hommes blancs qui habitaient de grandes maisons et faisaient un commerce considérable d’huile de palme.

Cinquante-cinq marches font cinq cents milles ; en y ajoutant les trois cents milles qui se déroulent du Tanganyika à Nyanngoué, on trouve à peu près la distance qui sépare l’Oudjidji des chutes d’Yellala.

Excepté la direction de la route, évidemment fausse, le récit du voyageur se rapporterait au Congo et aux traitants de la côte occidentale.

Abdallah Ibn Habib et Saïd Mézroui, d’autre part, avaient entendu dire que, à l’endroit désigné, les cauris étaient au nombre des objets de troc.

J’essayai d’obtenir de ces Arabes la carte des routes qu’ils avaient suivies ; mais au bout de deux minutes le nord, le sud, le levant, le couchant, ainsi que les distances, étaient irrémédiablement confondus. Saïd et Ibn Habib avouaient d’ailleurs qu’ils désiraient ne pas me donner d’informations à cet égard ; ils prétendaient que toutes celles que j’avais reçues étaient fausses, et promettaient de me renseigner exactement quand nous serions en route ; jusque-là ils ne voulaient rien dire, ayant peur que mes indiscrétions ne vinssent en aide à leurs concurrents. Déjà les pays neufs sont envahis ; ils ne savent plus où s’ouvrir de nouvelles routes. Les Égyptiens ou, comme ils les appellent, les Tourkis leur sont connus, et ils veulent éviter de se heurter contre eux.

Hassan Ibn Ghérib avait, disait-il, offert à Livingstone de le conduire à l’endroit où venaient les vaisseaux, endroit où il se rendait alors ; il demandait pour cela mille dollars ; Livingstone avait refusé. Il me disait également qu’aux environs de Nyanngoué on pouvait se procurer des canots pour descendre la rivière jusqu’à l’endroit en question : ce que les autres confirmaient. Il y avait dans tous ses rapports de quoi troubler l’esprit le plus lucide.

Je n’attendais, pour me mettre en marche, que l’arrivée des porteurs qui devaient venir de l’Ounyanyemmbé, et les journées me paraissaient longues. Dans un moment d’irréflexion j’avais montré à Saïd Mézroui un volume de contes du Souahil que je possédais ; il en avait parlé, et tous les soirs j’étais obligé de faire la lecture aux Arabes pendant quelques heures. Un auditoire nombreux se pressait pour jouir de cette lecture, qui semblait lui causer un plaisir extrême ; elle payait un peu de leur obligeance ceux qui m’avaient rendu service, et je la faisais volontiers, bien qu’elle me fatiguât.

Le 15 mai, certains individus, peut-être pour s’amuser, peut-être, ce qui est plus probable, avec l’intention de profiter du tumulte qui en résulterait pour commettre des vols, mirent le feu chez Bilâl pendant la nuit. C’était d’autant plus criminel que la porte de la maison était fermée en dehors. Fort heureusement, les hommes qui couchaient d’ordinaire dans cette maison n’y étaient pas. Quant aux incendiaires, il m’a été impossible de les découvrir.

Le lendemain, je fis une vente de mon djoho[60], et de la portion de ma cotonnade qui était en grande largeur ; cette dernière se vendit très bien. J’achetai ensuite, pour habiller mes hommes, quinze pièces d’autre calicot, de neuf dotis chacune, à raison de vingt-huit dollars (cent quarante-cinq francs) la pièce. Puis, afin de pouvoir acheter des vivres et payer les Vouadjidji qui devaient ramener les canots d’écorce avec lesquels nous allions gagner l’autre bord du lac, j’achetai vingt frasilahs de verroterie à cinquante dollars la frasilah : un prix très élevé ; mais c’était le cas de dire avec le proverbe : « Donne ce qu’on te demande ou abandonne ton œuvre. »

Si je n’avais pas été pillé, je n’aurais pas eu besoin de faire ces achats ; mais les vols dont j’avais été victime, et le non-arrivage des perles que j’avais laissées derrière moi, les rendaient nécessaires.

Une fois sur l’autre rive, j’avais l’intention — métaphoriquement parlant — de brûler mes bateaux, de manière à détruire tout espoir de retour.

Plusieurs de mes gens se prétendirent trop malades pour se mettre en route ; le fait est qu’ils avaient peur du voyage ; ces timides reçurent leur congé.

Toute la bande semblait vouloir employer en orgies les derniers jours qu’elle passait à Kahouélé. Un soir, Bombay revenant de l’une de ces débauches, et découvrant que de son côté Mme Bombay arrivait d’une partie fine, essaya d’une correction dont le résultat eut pour moi beaucoup de ressemblance avec celui qui fut produit par Artémus Ward : dans la lutte, le couple renversa une caisse de sinngo-mazzis, grains de verre opalin, de la grosseur d’un œuf de pigeon ; la plupart de ces perles furent étoilées ou craquelées et n’eurent plus aucune valeur.

Quelques autres de mes vauriens enlevèrent tout le calfatage des pirogues, afin d’éloigner le départ. Le radoub de ces canots qui aurait pu se faire en un jour, en prit quatre ; et lorsque les bateaux furent prêts, les Vouadjidji qui devaient les ramener avaient disparu.

Bombay, qui n’était pas le « démon » de Stanley, mais encore moins « l’ange » du colonel Grant, se disputait sans cesse avec Mohammed Mélim, dont il était jaloux comme il l’avait été d’Issa. Il l’accusait faussement, dans l’espoir d’obtenir son renvoi, et c’est lui que j’aurais congédié, si j’avais pu le faire sans voir partir un certain nombre des gens de l’escorte. Voulant enfin avoir la paix, je confiai à Mohammed la caisse de Livingstone, ainsi que mon journal, avec mission de les porter à Zanzibar, et je choisis pour domestique et pour factotum Djoumah Vouadi Nassib, qui fut un serviteur d’un prix inestimable.

Par suite de tous ces ennuis, ce ne fut que le 22 mai que je pus remettre à la voile ; encore fus-je obligé de m’’arrêter au premier cap et d’envoyer chercher les fusils et les bateliers qui devaient ramener les canots.

Les excès avaient tellement affaibli mon équipage qu’il nous fallut quatre jours pour gagner le Kabogo. Arrivés là, mes gens trouvèrent que la chaleur était trop forte pour qu’on pût traverser le lac, et je dus attendre le coucher du soleil.

Au point du jour, nous étions encore très-loin des îles Kassenngé ; le vent soufflait avec violence du sud-est, soulevant les vagues et les faisant courir devant nous.

Dans l’après-midi, nous atteignîmes Kivira ; mais le Pickle n’était pas en vue. Je campai le lendemain matin sur la côte, pour l’attendre ; mes rameurs en profitèrent pour déserter avec la Betsy. Arriva le Pickle : son équipage de retour avait également pris la fuite ; il me fallut engager des Vouagouhha pour le faire reconduire. La recherche de ce nouvel équipage, la distribution des ballots, etc., nous arrêtèrent jusqu’au 31 mai.

CHAPITRE XVII


Espoir. — Rouannda. — Cuivre. — Ingéniosité de Bombay. — Accident. — Dernière vue de Tanganyika. — Compagnons déshonnêtes. — Mékéto. — Brutalité d’un traitant. — Costume et parure. — Armes. — Marchands de poisson. — Bords d’une rivière. — Gibier. — Fabrication d’un bol. — Caoutchouc. — Marche pénible. — Fétiches. — Un bon Samaritain. — Désir de mes hommes de rebrousser chemin. — Fraternisation. — Un artiste. — Imprécation. — Instruments de musique. — Mme Pakouanaïhoua. — Perforation de la lèvre supérieure. — Vêtement. — Tatouage. — Talismans. — Source chaude. — Caravane mélangée.


Aucun des membres de ma caravane ne m’eût suivi si je n’avais pas été accompagné d’un homme connaissant bien la route ; et Saïd Mézroui m’ayant assuré qu’en arrivant à Nyanngoué il me procurerait des bateaux, ce fut lui que j’engageai en qualité de guide. À l’entendre, rien ne lui serait plus aisé que d’avoir des pirogues, étant lié, disait-il, avec des chefs qui en possédaient un grand nombre ; et c’était avec l’espoir de gagner la côte occidentale en deux ou trois mois, par la descente du Congo, que je m’éloignais du Tanganyika.

Franchissant des montagnes escarpées, derniers éperons de la chaîne de l’Ougouhha, qui se termine du côté du lac par des pentes abruptes, nous atteignîmes Rouannda, capitale de l’Ougouhha. C’est une ville importante, située dans une plaine très-fertile, plaine d’alluvion qui s’étend des montagnes dont nous venons de parler, jusqu’au Loukouga, et que traversent le Lougoumba et de petits cours d’eau affluents du Tanganyika.

Tous les habitants accoururent pour me voir, formant deux haies entre lesquelles je passai. Un malheureux mouton, enfermé dans cette ruelle où il me précédait, annonçait mon approche par un bêlement désespéré qui donnait à la scène un caractère comique.

Sorti de la ville, je m’assis pour laisser à la caravane le temps de me rejoindre ; puis nous allâmes camper dans le voisinage, au delà d’un cours d’eau qui, à l’époque des pluies, doit prendre des proportions considérables.

Dans l’après-midi, un messager vint me dire que le chef se préparait à me rendre visite ; mais j’appris bientôt avec regret que celui-ci avait tellement sacrifié au dieu de la bière, qu’essayer d’atteindre mon camp aurait été pour lui d’une difficulté sérieuse ; et le projet de visite fut abandonné.

Je voulais troquer pour du cuivre mes sinngo-mazzis, les énormes perles qui avaient été renversées par Bombay et par sa femme dans leur querelle de ménage ; malheureusement, je l’ai déjà dit, la plupart étaient fêlés ; et de ceux qui me restaient, je ne pus avoir qu’un petit nombre de chèvres et quatre ou cinq morceaux de cuivre.

Ce métal, qui vient de l’Ouroua, est vendu par lingot de deux à trois livres, ayant la forme d’une croix de Saint-André, croix dont les bras ont de quinze à seize pouces de long sur deux de large, et un demi-pouce d’épaisseur. Beaucoup d’entre elles ont une ligne saillante et longitudinale au milieu de chacun des bras.


Hannda, lingot de cuivre.

Les hanndas, ainsi qu’on appelle ces lingots, étaient, disait-on, fort recherchés dans le Manyéma, où les sinngo-mazzis, qui n’ont pas cours à l’ouest de l’Ougouhha, devenaient inutiles.

Pour éviter l’emploi de nouveaux porteurs, j’avançai à mes gens la quantité de perles nécessaire à l’achat des rations d’un mois, et je donnai aux soldats le contenu d’une caisse de cartouches.

Ce qu’ils faisaient de leurs munitions me serait difficile à dire. À Bagamoyo, je leur avais distribué cent trente cartouches à balle ; dans l’Ounyanyemmbé, chaque fusil en avait reçu vingt-cinq en surplus des cartouches qui ne contenaient que de la poudre ; et maintenant, beaucoup d’entre eux n’en avaient pas une. Fiers de s’en être débarrassés, ils venaient me dire en souriant : Itapana, bouana (il n’y en a plus, maître).

En réduisant ainsi le nombre des ballots, je croyais m’être délivré de toute préoccupation à l’égard du transport ; mais j’avais compté sans Bombay, dont l’ingéniosité semblait n’avoir pour but que de renverser tous mes plans. Les munitions que j’avais données aux soldats, de celles qui appartenaient à mes armes, et que j’avais réparties de manière à égaliser les fardeaux, il fit des ballots supplémentaires ; de sorte qu’au moment du départ, il y avait quatre charges de plus que de pagazis.

Rétablir ce que j’avais fait nous retarda nécessairement ; et nous n’arrivâmes à la station que vers deux heures, par un soleil dévorant : 55° centigrades à mi-ombre ; marche d’autant plus accablante qu’elle nous avait fait traverser la boue fétide de plusieurs marais.

Le Lougoumba avait été passé : quarante yards de large, trois de profondeur, un courant de deux nœuds et demi, une eau étincelante, en raison des nombreuses parcelles de quartz qu’elle tenait en suspension.

Jusque-là, nous avions longé la base des éperons méridionaux de l’extrémité sud des montagnes de l’Ougoma ; nous quittions maintenant ces montagnes, pour nous diriger vers la chaîne de collines qui forme la ligne de partage entre le Lougoumba et le Loukouga.

Un affreux accident était arrivé dans cette marche à l’un des pagazis. En traversant un noullah profond, le malheureux avait fait un faux pas et était tombé en avant ; l’une des baguettes qui formaient le cadre de son ballot lui était entré dans l’œil, qu’elle avait complétement détruit ; elle avait en outre déchiré la paupière.

Je voulais appliquer au blessé des compresses d’eau froide ; mais il avait besoin, disait-il, d’un remède plus fort que cela ; et je l’abandonnai au soin du docteur d’un village voisin, qui lui mit un emplâtre composé de boue et de fiente, et lui demanda pour honoraires quarante fils de perles.

Le pauvre garçon étant dans l’impossibilité de faire aucun service, et quelques autres souffrant encore des suites de leurs excès, je cherchai des Vouagouhha qui pussent les remplacer. Quelques-uns vinrent s’offrir et me manquèrent de parole. Je fis dès lors à mes gens une nouvelle distribution de perles, leur en avançant pour sept semaines ; je donnai les fardeaux les plus légers aux malades, et partis le 5 juin, me dirigeant vers Mékéto.

Un violent accès de fièvre, que j’avais pris en restant exposé au soleil à notre départ de Rouannda, ajouta singulièrement à la fatigue et aux ennuis que me donnèrent toutes ces difficultés.

Pendant les deux marches qui nous séparaient de Météko, il y eut, comme dans la précédente, à gravir de nombreuses collines, à passer de nombreux cours d’eau, affluents du Lougoumba et du Loukouga. La vallée de celui-ci inclinait visiblement à l’ouest-sud-ouest. C’est du haut des collines, qui furent gravies dans la seconde de ces marches, que j’ai aperçu pour la dernière fois le Tanganyika : une nappe bleue, d’un ton brillant, dominée à l’horizon par le sombre massif des montagnes voisines du cap Koungoué.

Beaucoup de pistes de grands animaux furent rencontrées dans ces deux étapes. Aux endroits où avaient passé des troupes d’éléphants, la scène de destruction était surprenante.

Le soir de la première marche, un parti de Vouaroua peu nombreux, mais déshonnête, qui portait de l’huile au Tanganyika pour être échangé contre du sel, bivouaqua auprès de nous ; et le lendemain matin, excepté Dinah et une autre que l’on m’avait donnée dans l’Oudjidji, toutes mes chèvres avaient disparu ; les Vouaroua également n’étaient plus là.


Village de Mékéto.

Mékéto, où nous arrivâmes dans le courant du jour, est bâti dans une large et profonde vallée que draine le Kaça, tributaire du Loukonga. Vue de la montagne qui la borde du côté de l’est et par laquelle nous arrivions, cette vallée offrait un tableau à peu près complet de beauté rurale. Des champs nombreux de sorgho et de manioc contrastaient par leur verdure avec le jaune des herbes déjà brulées par le soleil. De petits hameaux étaient composés de huttes aux toits de chaume, groupées à l’ombre de bouquets de beaux arbres ; de légères spirales de fumées d’un bleu pâle se déroulaient au-dessus des feux, tandis qu’au premier plan une ligne sinueuse de végétation luxuriante longeait le Kaça : bordure épaisse d’où par intervalles s’échappait un rayon de soleil qui réfléchissait la surface de l’eau, pareille à une nappe d’argent bruni.

Nous passâmes trois jours à Mékéto pour nous ravitailler et pour chercher des hommes qui voulussent bien venir avec nous à Kouammrora Kaséa — cinq marches de distance, — une quantité de mes porteurs plaidant la maladie pour se décharger de leurs fardeaux.


Femme de l’Ougouhha.

Le chef, qui demeurait au loin, m’envoya un message pour s’excuser de ne pas venir me voir, à cause de la distance. Il me donna une chèvre grasse, et fit beaucoup plus en me procurant des pagazis. Naturellement je lui offris un cadeau en retour de la chèvre, et donnai quelque chose aux messagers.

Un indigène, qui faisait le commerce d’esclaves, amena au camp un petit garçon d’une dizaine d’années qu’il voulait vendre. Le pauvre petit avait la fourche au cou, et portait les traces des brutalités de son maître ; il pleurait si amèrement que ma première impulsion fut de le délivrer, et de donner à l’homme une volée de coups de fouet dont il put se souvenir. Mais sachant qu’à peine aurais-je le dos tourné, l’enfant payerait ma correction avec usure, je me bornai à faire chasser du camp l’infâme vendeur.

Dès qu’on sut que nous demandions des vivres, les arachides, le grain, les patates et autres denrées affluèrent. C’étaient principalement des femmes qui les apportaient, la plupart des hommes étant absents ; car ainsi que les Vouaroua, dont ils sont parents, ce sont des gens de race voyageuse et commerçante.


Vêtement des femmes de Mékéto.

Nos pourvoyeuses avaient les cheveux arrangés comme ceux des femmes que nous avions vues à l’entrée du Loukouga, et dont la coiffure a été décrite dans les pages précédentes. Pour ornements, elles portaient des bracelets de fil de laiton, des anneaux de fer, d’airain ou de cuivre rouge autour des chevilles, des ceintures de sinngo-mazzis, et un bandeau de cauris ou de petits grains de verre autour de la tête Souvent des raies peintes d’un rouge vif, alternant avec des raies noires, leur décoraient le haut du front, et ne produisaient pas un effet désagréable, ainsi qu’on pourrait le supposer.

Comme vêtement, elles avaient autour des reins un pagne d’une hauteur de dix-huit pouces ; cette jupe, de tissu d’herbe, ornée d’une frange, s’ouvrait par devant ; mais un étroit tablier, fréquemment brodé de perle ou orné de cauris, était attaché à la hauteur de la ceinture, et descendait jusqu’aux genoux.


Hache des Vouagouhha.

Si les houes qu’on emploie dans ce district sont larges et pesantes, je n’ai vu nulle part de haches aussi petites, aussi inutiles : la lame est d’un pouce et demie de hauteur. Les flèches ont au contraire de larges fers, à longues barbes et sont empoisonnées.

Tous les hommes portent des sifflets qui, en route, leur servent de moyen de ralliement.


Sifflet.

Quelques Vouaroua arrivèrent à Mékéto pendant notre séjour ; ils apportaient du poisson sec et de l’huile de mpafou qu’ils venaient vendre. Leur vue me rappela ce fait bizarre que bien que le Tanganyika soit très poissonneux, ses riverains ne font sécher que le dagaa, espèce minuscule, de la taille du vairon, tandis qu’ils achètent avec empressement le poisson que les Vouaroua leur apportent d’une distance de cent cinquante milles et plus.

Notre première halte, après Mékéto, eut lieu au village de Pakouanaïhoua, chef de l’Ouboudjoua, village situé à un jour de route au delà de Kouammrora Kaséa.


Femme des Vouatouta ; femme de l’Ougouhha.

Des cours d’eau sans nombre furent passés dans cette marche, entre autres le Rouhoumba que l’on confond souvent avec le Lougoumba, et qui est un des principaux affluents du Louama. Nous le traversâmes deux fois ; il était alors si rapide et si profond qu’il fallut jeter une corde de lianes d’une rive à l’autre pour empêcher les hommes d’être emportés par le courant.

Beaucoup de ces petites rivières sont d’une beauté remarquable, surtout la Lougoungoua à la place où, un peu en aval du gué, elle s’est taillé dans un grès tendre une auge qui a seulement huit pieds de large, mais cinquante pieds de profondeur. Sur les saillies de ses berges rocheuses croissent les plus jolies mousses, les plus charmantes fougères ; et les grands arbres des rives, entremêlant leurs branches, forment au-dessus de l’eau une véritable voûte de verdure.

Les montagnes au pied desquelles nous avions passé rejoignaient maintenant la chaîne de l’Ougouhha, dont la vallée du Lougoumba les avait séparées jusqu’alors.

Excepté celles de la girafe qui se rencontrent rarement à l’ouest de l’Ounyanyemmbé, les pistes de grands animaux de toute espèce abondaient. Dans une île sableuse, les empreintes de buffles étaient tellement pressées qu’on aurait pu croire qu’un troupeau considérable avait été parqué là. Mais de chaque côté du chemin, l’herbe était si épaisse que la recherche du gibier n’était pas possible. Il était d’ailleurs très important pour moi de rester à l’arrière de la caravane pour veiller sur mes hommes. Malgré tous mes efforts, il yen avait souvent qui se cachaient dans la jungle et attendaient que je fusse passé afin de dormir ou de traîner à leur aise. Ceux, principalement, qui portaient ma tente et ma baignoire avaient cette habitude ; et il m’arrivait fréquemment d’être depuis longtemps au bivouac quand ces objets, qui devaient m’y précéder, faisaient leur apparition.


Marchand de poisson de l’Ouroua.

C’est à l’ouest de Mékéto que je vis pour la première fois le mpafou, qui donne l’huile odorante avec laquelle se parfument les indigènes. Le mpafou est un arbre magnifique de trente pieds et plus de circonférence, et dont l’énorme cime étale ses premières branches à quatre-vingts ou cent pieds de terre. L’huile est extraite des fruits, qui ressemblent un peu à des olives. Pour l’obtenir, on jette ces fruits dans des fosses remplies d’eau. Au bout de quelques jours l’huile surnage, et il est facile de la recueillir ; elle est ordinairement rouge, très pure, très limpide et d’une odeur agréable.

Sous l’écorce du mpajou se trouve en abondance une gomme parfumée, qui entre dans les fumigations que se font les indigènes.


Oreiller.

Avec le mpafou, il y avait d’autres arbres complètement nouveaux pour moi ; un entre autres dont le bois, à la fois tendre et serré, est employé pour faire des ustensiles de ménage. Un homme que je vis à l’œuvre venait d’abattre deux ou trois de ces arbres ; il les débita par billes d’une longueur à peu près égale au diamètre de la tige, qui était d’un à deux pieds. Il fendit ces billes en deux, et avec une petite plane à une seule poignée et bien tranchante, il en fit des écuelles aussi régulières que s’il avait été un maître tourneur. L’objet creusé et façonné, il prit une feuille rude (l’analogue de notre papier de verre ou d’émeri) et en frotta la sébille jusqu’à ce que les traces de la plane eussent complètement disparu.

Souvent l’écuelle a un bec fait avec un couteau, et l’extérieur est décoré de sculptures. Celui-ci, dans tous les cas, est teint d’un rouge foncé. Quand le vase est neuf, ce rouge brun contraste heureusement avec la teinte blanche de l’intérieur ; mais la graisse et la saleté ont bientôt noirci l’écuelle et détruit son effet.


Tambour.

Je vis également tirer d’un bloc de bois un tambour d’une forme particulière ; il fut modelé avec la même plane que les sébilles et creusé au moyen d’un ciseau en fer, dont le manche avait trois pieds de long.

Beaucoup de jungles furent ensuite traversées : des fourrés inextricables, enlacés principalement de lianes à caoutchouc de la grosseur de la cuisse, et gorgées de sève. On récolterait là assez de caoutchouc pour répondre à toutes les exigences du monde civilisé.

Chaque village avait des cases à fétiche où étaient de petites idoles protectrices de la bourgade. D’autres idoles, moins soignées, étaient placées dans les champs où elles veillaient sur les récoltes. Ces images reçoivent des offrandes de bière et de grain, offrandes souvent renouvelées ; à l’époque de la moisson ou des semailles, on leur sacrifie une chèvre ou une poule.


Idoles.

La dernière des étapes qui nous conduisirent au village de Pakouanaïhoua fut la plus pénible que nous eussions encore faite : toujours par monts et par vaux, sous un soleil tombant à plomb d’un ciel sans nuage. La chaleur du sol était si grande qu’elle me brûlait les pieds à travers des semelles épaisses, des bas et des chaussettes. Respirer, c’était ouvrir ses poumons au souffle embrasé d’une fournaise.

Je gagnai le village, mourant de chaleur et de soif, et l’agonie s’augmenta de la curiosité des habitants, qui se pressèrent autour de moi pour me contempler. L’eau semblait hors d’atteinte. À la fin, cependant, un vieillard charitable fendit la foule et me présenta une grande calebasse remplie du précieux liquide ; si jamais un homme a été béni par moi, c’est bien celui-là.

Si grande qu’elle fût, je vidai la calebasse d’un trait ; le bon vieillard me la rapporta pleine, et refusa les quelques grains de verre que je lui offris, ne voulant accepter de récompense d’aucune sorte.


Râteliers pour accrocher les arcs (Ougouhha).

J’appris le lendemain qu’une caravane nombreuse, dirigée par Mouinyi Hassani, m’attendait à quelques journées de marche avec l’intention de se joindre à nous. Bien que cette adjonction ne fût nullement dans mes désirs, je pensai qu’il fallait mieux la tolérer que de se créer des opposants.

Les hommes que j’avais loués à Mékéto s’étant retirés, et les indigènes me refusant leurs services, je distribuai à mes gens deux nouvelles charges de perles ; il était plus avantageux de les leur céder à titre d’avances, que de les abandonner faute de porteurs.

Des membres de l’escorte augmentaient mes embarras par leur indiscipline, qui trouvait un appui dans la tolérance, je pourrais dire dans la complicité de leurs chefs ; car au lieu de me venir en aide, Bombay et Bilâl étaient toujours prêts à aggraver les difficultés, dans le vain espoir de me contraindre à rebrousser chemin.

Saïd Mézroui, notre guide, allait devenir frère de Pakouanaïhoua ; je me rendis au village pour être témoin de la curieuse cérémonie. Je trouvai Pakoua assis en plein air et surveillant la peinture du front de sa femme, ce qui semblait être pour lui une affaire sérieuse. L’artiste, muni des couleurs voulues, préparées à l’huile, chacune sur une feuille séparée, étendit ses différentes teintes avec un couteau sur le front de la dame, forma soigneusement son dessin, puis enleva les bavochures, de manière à ne laisser que des lignes très nettes.

L’opération terminée, le chef m’invita à venir chez lui. Sa case avait environ vingt pieds de côté sur chaque face. Les murs en étaient ornés de carrés blancs, jaunes, rouges, bordés de raies blanches et de raies noires. De ces carrés, les uns étaient unis, les autres semés à profusion de points blancs formés avec le bout du doigt.

Intérieurement, les parois étaient lambrissées d’un enduit très lisse, jusqu’à une hauteur de quatre pieds. De chaque côté de la pièce se trouvait une banquette en pisé, de trois pieds de large, tapissée de nattes, et faisant l’office de divan. Dans l’un des coins, était une grosse pile de ces blocs de bois dont on fait des écuelles ; dans l’autre, un foyer qui servait le soir et les jours de pluie.

Comme dans toutes les cases des indigènes, la fumée n’ayant pas d’autre issue que la porte, l’intérieur de la toiture, où séchaient des bois d’arc et des hampes de lance, était revêtu d’une couche de suie d’un noir brillant. La porte servait également de fenêtre. Un lit d’argile battue, parfaitement uni, formait le parquet.

Tout d’abord je ne distinguai rien de ce qu’il y avait autour de moi ; puis mes yeux s’habituèrent à l’obscurité de la pièce, et je vis une grande quantité de gourdes, de vases et de marmites suspendus aux solives. L’ordre qui régnait partout prouvait que la maîtresse de la maison était une parfaite ménagère.

Vint enfin la cérémonie. Après un certain nombre de discours, Saïd et Pakouanaïhoua échangèrent des cadeaux, au grand bénéfice du premier, d’autant plus qu’il m’avait emprunté les perles dont il fit présent, et qu’il oublia de me les rendre. Ensuite, Pakoua exécuta un air sur son harmonium ; puis il fut procédé à la fraternisation.

Le premier notable de la province était parrain du chef ; un de mes soldats remplissait le même office auprès de Saïd. Lorsque Pakoua eut joué son air, on pratiqua au poignet de chacun des présentés une légère incision, juste suffisante pour obtenir un peu de sang qui fut recueilli chez l’un, puis déposé sur la coupure de l’autre, où une friction l’introduisit, et réciproquement.

L’échange du sang ayant eu lieu, le parrain du chef plaça sur l’épaule de celui-ci la pointe d’une épée qu’il tenait à la main. Sur cette épée, le parrain de Saïd aiguisa un couteau ; en même temps, l’un et l’autre appelèrent sur Pakouanaïhoua et sur tous les membres de sa famille, passés, présents et futurs, les malédictions les plus véhémentes, si jamais il lui arrivait de briser en action, en parole ou en pensée le lien qu’il contractait, demandant que, en pareil cas, sa tombe et celle de chacun de ses parents fussent souillées par les pourceaux. La même formalité s’accomplit à l’égard de Saïd ; dès lors rien ne manqua au pacte fraternel et nous nous retirâmes.

Cette coutume de s’unir à des étrangers par des liens fraternels est, je crois, d’origine sémitique ; elle a dû être apportée chez les Africains par les Arabes idolâtres, qui bien avant Mahomet venaient trafiquer sur la côte orientale. Pour moi, cette idée est confirmée par le fait qu’à l’époque où les traitants de Zanzibar traversèrent le Tanganyika pour la première fois, l’usage de la fraternisation était inconnu à l’ouest du lac.

Ce que j’ai appelé l’harmonium de Pakouanaïhoua, à défaut d’un meilleur terme, se composait d’une planche à laquelle était attaché un certain nombre de tiges de fer, différant entre elles de longueur et de largeur. Ces touches vibrantes, derrière lesquelles était placée une gourde faisant l’office de table d’harmonie, étaient mises en jeu par les pouces. Un artiste habile peut tirer de cet instrument des sons agréables, d’une assez grande sonorité. Les indigènes appellent ce clavier kinannda ; mais ils nomment ainsi presque tous les instruments de musique.

Je trouve dans mon journal le passage suivant sur Mme Pakouanaïhoua : « La femme du chef est de belle humeur et de manières réellement distinguées. Je lui ai montré un miroir : c’était le premier qu’elle voyait ; elle en fut un peu effrayée, mais n’osa pas témoigner sa frayeur ; il en résulta une scène amusante.

« Elle aime beaucoup la parure ; outre les ornements de cuivre, de fer et d’ivoire qu’elle porte dans les cheveux, elle a, de chaque côté de la tête, retombant devant l’oreille, un petit gland de perles rouges et blanches. Son cou est entouré d’un large collier de coquillages ; un rang de ces grosses perles opalines nommées sinngo-mazzis lui serre la taille, et une torsadé de fils de grains de verre d’un rouge sombre soutient les deux tabliers qui l’habillent. Le plus petit de ses tabliers, celui de devant, est en peau de léopard ; l’autre est fait d’un tissu d’herbe frangé de grains de verre et de cauris, enfilés sur chacun des brins de la bordure, où ils forment un dessin régulier. Elle porte aux chevilles des anneaux de fer poli ; aux bras, des anneaux de cuivre et d’ivoire. Un peu de sa chevelure a été rasée de manière à hausser le front, dont la partie supérieure est décorée de trois lignes de peinture d’un quart de pouce de large ; la première de ces bandes, celle qui touche à la racine des cheveux, est rouge ; la seconde est noire, la troisième blanche. Enfin, quand je l’ai vue, la dame était revêtue des pieds à la tête d’une couche fraîche d’huile de mpafou, qui lui rendait la peau brillante et parfumée »

Les classes supérieures de l’Ouboudjoua portent le même costume, les mêmes ornements, le même tatouage que les Vouaroua et les Vouagouhha, et semblent appartenir à la même race.

Les gens du peuple, qui, autant que je puis le croire, sont les aborigènes, diffèrent complètement des notables par le costume et par les traits. Leurs femmes se font dans la lèvre supérieure un trou qu’elles agrandissent peu à peu, en y insérant d’abord des chevillettes, puis des morceaux de bois ou de pierre, jusqu’à faire saillir la lèvre d’un pouce et demi à deux pouces, ce qui les défigure d’une façon hideuse et les empêche de parler distinctement[61].

Pour costume, elles ont d’un à trois coussinets de cuir, faits sur le patron des cornes de buffle ; ces cornes, appliquées par leur base, ont la pointe en avant ; un petit morceau de feutre d’écorce, d’environ six pouces de large sur huit ou dix de longueur, s’y accroche et sert de tablier. Les hommes ne rognent pas leur toison et la barbouillent de graisse et d’argile rouge ; leur vêtement consiste en un tablier de peau. Hommes et femmes se tatouent la figure au noir de fumée, tatouage mal fait, qui leur donne l’air d’avoir été profondément égratignés par un chat dont les griffes, au lieu de sang rouge, ont fait venir du sang noir.

Mais gens de haute et de basse classe et gens des deux sexes portent, suspendues au cou ou bien attachées en haut du bras, de petites images sculptées, comme préservatifs contre les mauvais esprits. Ces amulettes sont ordinairement creuses et remplies d’ordures qu’y a mises le féticheur.


Femmes de l’Ouboudjoua.

Nous quittâmes le village de Pakouanaïhoua le 19 juin, pour nous rendre à Pakhoûndi. Immédiatement après notre départ, nous passâmes un ruisseau qui sortait d’une source chaude ; à l’endroit où nous l’avons trouvé, la température de l’eau était de 41o 6/9es, tandis que celle de l’air excédait à peine 21o.

À la source même, où l’eau sourdait en bouillonnant, la chaleur devait être beaucoup plus grande ; mais il était impossible d’approcher de la fontaine, en raison du bourbier et des grandes herbes qui l’entouraient. Malgré la chaleur de l’eau, on y voyait des plantes, des arbres, des grenouilles, qui paraissaient y prospérer.

La route nous fit ensuite traverser un pays tout à fait plat, en partie couvert de jungle, en partie défriché ; puis une plaine sablonneuse où les palmiers étaient nombreux. Plusieurs cours d’eau arrosaient cette plaine ; ils se rendaient tous au Rouboumba, à l’exception néanmoins du dernier, qui s’appelait le Katammba, et qui fuyait au sud, vers la vallée du Loukouga.

Près des villages, on remarquait de petites fonderies de fer ; et à proximité dangereuse du sentier, se trouvaient un grand nombre de fosses d’où l’on tire le minerai : une espèce d’hématite rouge.

C’était à Pakhoûndi que nous attendait la caravane qui devait se joindre à la mienne. Elle se composait de gens de Mouinyi Hassani, d’une bande conduite par un esclave de Saïd Ibn Habib, de deux petits groupes d’une douzaine d’hommes chacun, appartenant à Mouinyi Brahim et à Mouinyi Bokhari. En tout, près de deux cent quatre-vingts individus, auxquels il faut ajouter quelques hommes libres, forgerons et charpentiers qui voyageaient pour leur propre compte avec un ou deux esclaves.

CHAPITRE XVIII


Pakhoûndi. — Fonderies. — Cendre et poussière. — Esclave bâillonné. — Libérés. — Salutations. — Désobligeance. — Coiffures. — Tatouage. — Nudité. — Bâtisse. — Ouvinnza. — Idoles d’argile. — Sculpture. — Armes. — Impertinence d’un guide. — Escalade des élaïs. — Exhibition. — Montagnes de Bammbarré. — Arbres splendides. — Ravin ténébreux. — Le Manyéma. — Costume. — Armes. — Femmes. — Économie des vêtements. — Influence de Livingstone. — Chef éclairé. — Nains. — Instruments de musique. — Cannibalisme. — Danse. — Défense de tirer.


Nous fûmes accueillis avec tous les dehors d’une politesse convenable, mais rien de plus. Si l’on avait désiré se joindre à nous, c’était pour traverser le Manyéma en compagnie de gens bien armés ; car à eux tous, les chefs de la bande ne disposaient que d’une soixantaine d’armes à feu, dont beaucoup de vieux fusils de munition hors de service, et autres fusils à pierre ; le reste — ce qu’il y avait de meilleur — se composait de fusils à percussion, fusils français de pacotille, et à un seul coup.

Nous ne pouvions pas espérer quitter Pakhoûndi avant que les deux caravanes eussent perdu tout un jour à échanger leurs cancans, et ce ne fut que le 22 juin que la marche put être reprise. Elle se fit dans une contrée montueuse, aux sites variés, que traversent différents cours d’eau, les uns tributaires du Rouboumba, les autres du Loukouga.

Le soir, nous couchâmes à Kouaséré ; il y avait eu là un village prospère, qui évidemment avait été détruit dans une guerre récente, ainsi que plusieurs bourgades voisines. Des tabourets, des mortiers, des écuelles, des marmites gisaient de tous côtés dans le plus grand désordre ; la récolte n’avait pas été faite.

Il est plus que probable que Mouinyi Hassani et les autres n’étaient pas étrangers à cette œuvre de destruction ; car ils eurent grand soin d’entourer leur camp d’une palissade très forte, ce qu’ils n’avaient pas fait depuis leur départ du Tanganyika. Mais en réponse à mes questions, ils affirmèrent que pays n’ayant pas été troublé, ils n’éprouvaient nulle inquiétude.

À Kouaséré même, il y avait eu deux ou trois petites fonderies ; chacune était formée d’une aire d’argile, battue de façon à être parfaitement lisse. Cette aire, d’environ douze pieds carrés, et entourée d’une banquette également en argile, s’inclinait vers une auge profonde qui, placée au milieu, recevait le métal. Dans un coin se voyaient les restes d’un fourneau ; et de tous côtés, gisaient des tubes de terre cuite, qui avaient servi de tuyaux à des soufflets de forge.

Ce jour-là, à une heure et demie, le thermomètre avait marqué plus de 38o à l’ombre et plus de 62o au soleil. En maint endroit, l’herbe à travers laquelle nous avions dû nous ouvrir un passage avait plus de douze pieds d’élévation, des tiges souvent plus grosses que le pouce et tellement serrées, qu’en s’y appuyant on les inclinait à peine.

Même où cette herbe avait été incendiée, les chaumes avaient encore de quatre à cinq pieds de hauteur, et vous écorchaient la figure et les mains d’une horrible manière. Enfin, à la chaleur et aux difficultés de la route, s’ajoutait l’étouffement causé par les cendres sur lesquelles on marchait, poudre impalpable et noire dont la moindre brise vous emplissait les yeux, le nez, la bouche, les cheveux et les oreilles.

Partis de Kouaséré, nous fîmes plusieurs étapes dans un pays bien arrosé, pays populeux où l’on voyait des champs de sorgho d’une végétation luxuriante, et où nous fûmes accueillis avec une tranquillité morne, un calme hostile : les traitants n’y devaient leur sécurité qu’à la crainte inspirée par leurs fusils.

Néanmoins les indigènes venaient au camp nous offrir non seulement des vivres, mais des esclaves. Ceux-ci, ordinairement, étaient bâillonnés avec un morceau de bois, placé comme un bridon ; ils avaient en outre la fourche au cou, les mains liées derrière le dos et, de plus, étaient attachés par une corde à la ceinture du vendeur.

Je crois que, en général, ces malheureux gagnaient à être achetés ; ils avaient moins à souffrir dans la caravane que chez les naturels. C’étaient, pour la plupart, des gens des environs qui avaient été pris dans les bois à peu de distance de leurs cases ; il fallait nécessairement les garder à la chaîne pour les empêcher de fuir. À part cela, ils n’étaient pas maltraités ; on les nourrissait bien, et leurs charges n’étaient pas trop lourdes.

Dans le petit nombre de cas de mauvais traitements dont je fus témoin, je parle de notre caravane, les propriétaires étaient eux-mêmes des esclaves ou des affranchis de date récente, qui, dans le premier enivrement de la liberté, semblaient jaloux d’empêcher leurs subalternes d’arriver à un pareil bonheur.


Un conducteur d’esclave.

Beaucoup des villages qui furent traversés dans cette marche avaient des parcs publics, grands espaces réservés au centre du bourg, et ombragés de beaux arbres. Des troncs de palmyras y tenaient lieu de bancs ; les hommes venaient s’y asseoir pour nous regarder. Ils saluaient les chefs de la caravane d’un madji mouko chanté en chœur, en battant des mains, et accueillaient la réponse par un : Eh hânn, vociféré et accompagné de la même manière. Les femmes et les enfants, relégués au fond de la scène, ne nous regardaient pas avec moins d’intérêt.

Mais en dépit de leur désir apparent d’être polis à notre égard, ces gens-là étaient grossiers et n’avaient nulle obligeance. Si je demandais à boire, ou bien à allumer ma pipe, ils me répondaient que la rivière était voisine ou que le feu leur appartenait. Cependant, s’ils m’avaient obligé, ils auraient eu de petits présents de verroterie ou d’un peu de sel ; et ils recherchent celui-ci avec une extrême avidité, n’en ayant pas chez eux.

Nous étions alors dans l’Ouhiya, dont les habitants diffèrent essentiellement de leurs voisins par le costume et les usages. Beaucoup d’entre eux ont les dents limées en pointe, horrible coutume qui leur donne l’aspect de bêtes féroces ; et leurs coiffures ne sont pas moins laides que bizarres.

Les uns portent un énorme chignon en cuir, ayant au milieu un trou d’où pend une espèce de langue, également en cuir. D’autres se couvrent les cheveux de boue et d’huile, se font des rouleaux, des crêtes, ou bien des tortillons qui donnent à leur chevelure une certaine ressemblance avec la perruque d’un magistrat anglais.

Commun dans les deux sexes, leur tatouage est sans régularité, et les affreuses cicatrices laissées par les profondes incisions, faites sur le corps dans un but ornemental, sont quelque chose de repoussant.

Le vêtement des hommes consiste en une jupette de feutre, d’écorce ou de pelleterie. Celui des femmes, en une ceinture de peau à laquelle est suspendu par derrière un petit carré d’étoffe, par devant, un tablier qui se réduit quelquefois à un petit morceau de cuir, divisé en lanières de la dimension d’un lacet de bottine ; le tout n’ayant pas plus de trois pouces de large sur quatre ou cinq de long.

J’ai entendu dire qu’à peu de distance, du côté de l’ouest, les gens étaient complètement nus, mais qu’au moyen d’une manipulation constante pratiquée dans la première enfance, ils produisaient une élongation de la peau de l’abdomen qui finissait par former un tablier tombant presque à moitié de la cuisse, et destiné à tenir lieu de vêtement.

L’amiral Andradé, gouverneur général de l’Angola, à qui je mentionnais le fait, me dit qu’il avait vu pareille coutume chez les tribus qui demeurent au levant du Mozambique.

Les Vouahiya ont pour armement des lances légères, et de grands arcs dont la corde, formée de lanières de roseau, envoie des flèches pesantes.

Leurs mortiers à broyer le grain sont tout simplement faits d’une section de tronc d’arbre creux, enfoncée jusqu’au bord dans le sol, dont on a battu la surface ; et le tronc d’arbre ayant des fissures, la farine contient encore plus de gravier que celle des autres provinces.

Remis en marche, nous traversâmes le Louhouika, rivière qui, selon le témoignage d’un mgouhha établi ici en qualité de chef de bourgade, est un affluent du Loukouga. Ce chef, qui avait beaucoup voyagé, me dit avoir suivi le Loukouga, et l’avoir vu tomber dans le Loualaba.


Construction de huttes dans un village de l’Ouhiya.

Au moment de sortir de l’Ouhiya, nous nous arrêtâmes dans un village, qui, d’après une coutume très répandue en Afrique, venait d’être abandonné par suite de la mort du chef. Les habitants étaient alors fort occupés de la construction de nouvelles demeures, qu’ils élevaient à côté de leur ancienne résidence. Ils avaient déjà planté des arbres à étoffe autour du village, fait la charpente de leurs cases, celle de leurs greniers ; ils recouvraient ceux-ci d’une argile rouge, pris à de grandes fourmilières, et qu’ils emploient également pour faire leur poterie.

Les huttes étaient carrées ; pour les construire, on avait d’abord enfoncé en terre, à huit ou dix pouces les uns des autres, des piquets s’élevant à quatre pieds au-dessus du sol et qu’on avait assujettis par deux liens, enlacés comme dans un clayonnage. À l’extrémité de chacun des pieux, on avait attaché une longue baguette flexible et conique ; puis toutes ces baguettes avaient été réunies au sommet, et reliées par des cerceaux placés de trois pieds en trois pieds. À cette période de leur construction, les huttes ressemblent exactement à d’énormes cages.

Les intervalles qui séparent les piquets sont ensuite remplis avec un mortier d’argile ; et de grandes herbes recouvrent la toiture, qui descend presque jusqu’à terre.

Deux fortes pièces de bois placées de chaque côté de l’entrée, plusieurs baguettes décrivant une courbe appuyées sur ces deux poteaux, enfin le chaume dont cette arcade est revêtue, forment une espèce de porche.

À l’intérieur, les murailles, ainsi que le bas de la toiture, reçoivent une couche d’argile soigneusement lissée ; le reste du toit est doublé d’un tortillon d’herbe appliqué en spirale.

Comme partout, la hutte n’a pas d’autre ouverture que la porte, qui tient lieu de fenêtre et de cheminée. Le soir, la porte est close ; et une famille de six ou huit personnes, des poules, des chèvres, des chiens, des moutons, un feu qui brûle et qui fume, sont hermétiquement enfermés dans la pièce jusqu’au matin. Comment tout ce monde-là peut-il vivre sans plus d’oxygène ? C’est un mystère pour moi.

Les greniers sont des tourelles de huit pieds de hauteur, sur quatre de diamètre ; ils ont pour base de petites plates-formes, qui les élèvent à deux pieds de terre, et pour couverture, des toits de chaume mobiles.

Il y avait dans l’ancien village beaucoup de très beaux arbres à étoffe : les indigènes les firent garder pendant que nous dressions notre camp.

De là nous traversâmes une plaine située entre deux rangs de collines abruptes et que drainait le Louhouika. Cette plaine était absolument unie ; mais tout à coup la route tourna sur la droite et nous mit en face d’un versant tellement raide qu’il fallut se servir des mains et des genoux plus que des pieds.

Arrivés au sommet, nous trouvâmes un plateau d’environ deux pas de large ; puis une descente, non moins rapide que la montée, nous conduisit dans une vallée riche et fertile, remplie de villages. C’était le commencement d’un second Ouvinnza, qu’il ne faut pas confondre avec celui qui est à l’est du Tanganyika.

Près de quelques-uns des villages que renfermait la vallée, se voyaient de grandes idoles d’argile, les unes assises, les autres debout ou couchées ; toutes ces idoles étaient placées sous de petits hangars et entourées de pots de bière et d’épis mûrs.

Les gens de cet Ouvinnza, plus que tous les indigènes que nous avions rencontrés jusqu’alors, montrent de véritables dispositions artistiques ; un grand nombre de leurs cannes, entre autres choses, sont des échantillons très estimables de l’art du sculpteur.

Quelques individus des deux sexes portaient, dans la cloison du nez, des fragments de roseau, ou des bagues en perles ; leurs cheveux étaient soigneusement disposés en rouleau ou en cônes, terminés par des nattes.

Le camp fut dressé au bord du Louloumbidjé, qui, après s’être ouvert un lit dans la rampe que nous venions de franchir, s’unit au Louhouika ; la rivière qui résulte de cette jonction garde les noms des deux branches dont elle est formée et s’appelle indifféremment Louhouika ou Louloumbidjé jusqu’à son embouchure dans le Loukouga. Cette information coïncide exactement avec ce qui m’a été dit à l’entrée du Loukouga d’une rivière tombant dans celui-ci, à un mois de marche des bords du lac.

Le Louloumbidjé fut passé le lendemain : et après une marche fatigante en pays montueux, marche dans laquelle nous traversâmes plusieurs affluents de ladite rivière, nous atteignîmes Kolomammba que ses habitants se disposaient à déserter, par suite de la défaite qu’ils avaient subie dans l’un des combats que se livrent perpétuellement toutes ces communes.

Du faîte de la rangée de hautes collines, où était situé le village, on aperçoit les élaïs qui entourent Rohommbo, première bourgade du Manyéma. À cette vue, le kiranngosi de la caravane arabe improvisa un discours où il fut dit que le Manyéma était un pays dangereux, dont les habitants étaient plus perfides, plus cruels que tous ceux des contrées précédentes ; qu’il fallait que personne ne demeurât en arrière, car les traînards seraient pris et probablement dévorés. Je me rassurai en pensant que j’étais trop maigre pour valoir qu’on me mangeât : à peine si l’entourage de mes os eût fait le repas d’un homme.

Bien que du village de Kolomammba on aperçût Rohommbo, il nous fallut marcher péniblement pendant des heures pour atteindre ce dernier endroit.

Des clairières herbues, entremêlées de jungles, se déployaient des deux côtés de la route. À mesure que nous avancions, une foule plus compacte se pressait au bord du chemin pour voir la caravane.

J’arrivai à la tête de l’avant-garde ; on me montra le lieu de campement : un grand espace découvert où se trouvaient trois petits villages entourés d’estacades. J’y fis dresser ma tente sous un gros arbre qui étendait ses branches dans un coin de l’emplacement. Peu de temps après, je la vis en plein soleil. Questionnés à cet égard, mes gens répondirent que le kiranngosi des Arabes l’avait fait déplacer, parce que lui-même voulait se mettre à l’ombre.

Je ne pouvais pas souffrir que l’on me traitât de la sorte, et je fis replacer ma tente à l’endroit que je lui avais assigné ; sur quoi le kiranngosi déclara qu’il n’y aurait pas de halte, à moins qu’on ne lui donnât la place qu’il voulait avoir. Je lui dis, pour en finir, qu’il pouvait aller au diable si bon lui semblait ; et il alla camper à une distance d’un mille avec ses gens, tandis que je restais avec les miens. Plus tard, les chefs de sa caravane me firent des excuses au sujet de cette impertinence.

Ces kiranngosis se donnent des airs de supériorité et imposent tous leurs caprices à leurs maîtres ; celui-ci croyait pouvoir agir de même avec moi.

Les gens du village étaient sales et grossiers, mal coiffés de touffes irrégulières, plâtrées d’argile ; mais les denrées abondaient ; et les bananes, les œufs, la volaille, la farine, le vin de palme nous furent apportés avec empressement.

L’escalade des élaïs se fait ici au moyen d’un éclat du pétiole et d’une corde fabriquée avec des lianes. L’éclat de pétiole est aplati, assoupli et mis autour de l’arbre ; la corde lui est attachée, elle passe derrière le dos du grimpeur, et l’arbre est escaladé de la même manière que le cocotier l’est fréquemment dans l’Inde.

Notre halte dura deux jours, pendant lesquels un indigène se constitua mon cornac. À chacun des visiteurs qui venaient dans le camp, il signalait mes caisses, mes livres, mes habits, mes armes, et lorsqu’on apportait mes repas, il jetait un cri d’appel qui, instantanément, réunissait une foule nombreuse, accourue pour me voir manger. Le spectacle, je dois l’avouer, semblait produire une satisfaction générale.

La familiarité de ma chèvre excitait la plus grande surprise ; ce qui, du reste, avait lieu partout : on pensait évidemment qu’il fallait que je fusse un grand magicien pour la faire venir à mon appel.

Partis de Rohommbo, nous traversâmes une grande vallée, dont les eaux copieuses se dirigent vers le lac Landji, le Kamolonndo de Livingstone, puis nous commençâmes à gravir les montagnes de Bammbarré. Pendant des heures et des heures, nous nous traînâmes sur leurs flancs rapides, nous accrochant aux lianes de leurs grands bois, et il faisait presque nuit quand nous nous arrêtâmes à l’ancien village de Koana Mina, maintenant abandonné pour un autre, construit à une distance d’un peu plus d’un mille.

Le lendemain matin, l’ascension fut reprise. Nous suivîmes pendant une heure les zigzags du sentier ; puis nous entrâmes dans une forêt épaisse, où immédiatement commença la descente.

Le côté nord de ces montagnes diffère entièrement du côté sud : au lieu de former comme celui-ci une pente continue, le versant septentrional est déchiré par d’énormes ravins. Souvent le sentier plonge au fond de l’abîme et regagne le sommet, ou se déroule au flanc du précipice. Aucun rayon, aucune brise ne pénètre dans ces profondeurs : une masse épaisse de larges cimes ne permet pas d’y entrevoir le ciel.

Et quels arbres se rencontrent là ! Arrêté au bord d’une gorge, dont les falaises ont cent cinquante pieds de hauteur, vous voyez ces géants s’élancer du fond même du ravin, et leur tige se perdre au milieu du feuillage, à une distance égale au-dessus de votre tête. Des lianes magnifiques enguirlandent ces arbres splendides ; ça et là, un des monarques de la forêt, mort depuis longtemps, est retenu par les embrassements de ces parasites, qui l’enchaînent à ses frères pleins de vie.

Le sol, frais et humide, portait des mousses et des fougères luxuriantes. Cependant, malgré la fraîcheur de la température, on était douloureusement oppressé par l’immobilité de l’air ; et ce fut avec un sentiment de délivrance que je vis réapparaître le ciel bleu et ruisseler la lumière entre les arbres, moins grands, et moins pressés à mesure que nous nous rapprochions du sommet de la montagne.

Émergés de cette forêt vierge, nous entrâmes dans un beau pays de plaines verdoyantes, d’eaux vives, de mamelons boisés, de cultures étendues, où les villages étaient en grand nombre.

Le premier que nous atteignîmes se trouvait à une heure et demie du fourré. En y arrivant, je me sentis dans une contrée absolument nouvelle ; car bien qu’il soit convenu que le Manyéma commence à Rohommbo, sa véritable frontière, sous le double rapport ethnologique et géographique, est formée par les montagnes de Bammbarré. Pays, costume, architecture, disposition des villages, tout différait de ce que nous avions vu jusqu’alors. Les cases étaient rangées en longues rues parallèles ou rayonnant d’une grande place centrale ; les murailles avaient pour crépissage un enduit d’un rouge vif, les toits à pignon n’avaient plus la même couverture.


Sur la route de Manyara.

Le costume ne ressemblait pas davantage aux costumes précédents. Les hommes portaient des tabliers de cuir d’antilope de huit pouces de large qui leur descendaient jusqu’aux genoux. Ils tenaient une lance très lourde et avaient à la ceinture un petit couteau dont ils se servent pour manger. Les chefs étaient armés d’une courte lame à double tranchant, sorte de dague élargie et recourbée vers le bout, qu’ils portaient dans un fourreau orné de clochettes de fer et de cuivre. Un ample jupon de tissu d’herbe, aux vives couleurs, remplaçait pour eux le tablier de cuir.

Généralement les chevelures masculines étaient empâtées d’argile et travaillées de manière à former des cônes et des plaques. Parfois de longues écailles pendaient autour de la tête, et dans les trous qu’on y avait faits étaient passés des anneaux de métal.


Homme et femmes du Manyéma.

Entre les plaques d’argile les cheveux étaient complètement rasés.

Les femmes étaient mieux faites et plus jolies que pas une de celles que nous avions vues depuis longtemps ; toutefois la lèvre inférieure était pendante. Elles furent empêchées par les hommes de se mêler à la foule qui, à notre arrivée, se pressait autour de nous.

Beaucoup d’entre elles avaient une partie de leurs cheveux arrangés de façon à représenter la passe de ces anciens chapeaux qui ombrageaient la figure, tandis que l’autre moitié flottait en longues boucles sur leurs épaules. Mais quelques-unes méprisant le chapeau, ou plus confiantes en leur beauté, rejetaient leur chevelure en arrière, la nouaient sur la nuque et en faisaient des nattes qu’elles laissaient pendre.

Leur costume, des plus restreints, consistait simplement en une corde passée autour de la taille — ceinture recouverte de perles chez les riches — et en deux petits tabliers d’étoffe d’herbe ; celui de devant était de la dimension d’une demi-feuille de papier à billets ; celui de derrière un peu plus large.


Coiffures des hommes du Manyéma.

Ces tabliers sont souvent ornés de perles et de cauris et brodés avec soin. Lorsqu’elles vont à la pêche ou travailler à la terre, celles qui portent ces jolis petits vêtements les ôtent, de peur de les gâter, et les remplacent par de petits bouquets de feuillage.

Les moutons et les chèvres, aussi bien que les hommes, différaient de ceux que nous avions vus de l’autre côté des monts, et ressemblaient aux bêtes de même espèce que Schweinfurth a rencontrées chez les Dinkas[62]. Ces races, alors nouvelles pour nous, sont répandues dans tout le Manyéma, et se retrouvent partout dans l’Ouroua.

Bien nourris, les moutons ont beaucoup de graisse ; et les chèvres castrées deviennent d’une grosseur et d’une bonté particulières. Les femelles sont prodigieusement fécondes ; j’en ai vu plusieurs avoir quatre petits d’une seule portée ; on m’a dit qu’elles en avaient jusqu’à six et toujours au moins trois.

Nous arrivâmes ensuite à un grand village où notre camp fut établi. Tous les gens des alentours vinrent regarder l’homme blanc, qui pour eux, cependant, n’était pas une nouveauté, puisque Livingstone avait passé plusieurs mois chez Moéné Koussou, grand chef du voisinage[63].

Moéné Koussou était mort et avait été remplacé par ses deux fils, Moéné Bougga et Moéné Gohé. Celui-ci vint nous voir, et offrit, de la part de son frère et de la sienne, l’hospitalité la plus large au compatriote de Livingstone, du voyageur dont la conduite équitable et douce avait gagné à tous les Anglais le respect des indigènes.

Nous fûmes arrêtés là par la maladie de Mouinyi Bokhari, l’un des petits traitants de notre caravane, qui, ne se trouvant pas assez riche pour acheter des denrées, s’efforçait de vivre de terre et d’herbe[64], ce dont naturellement souffrait son organisme.

Remis en marche le 1er juillet dans un pays populeux et bien cultivé, arrosé de nombreux cours d’eau vifs et limpides, affluents du Louama, nous arrivâmes chez Moéné Bougga, qui nous fit un chaleureux accueil, et me parla très affectueusement de Livingstone ; celui-ci évidemment était très aimé de toute la population.

Moéné Bougga est fort respecté dans tous les villages voisins. Il n’y a pas, de ce côté-ci du Manyéma, l’état de guerre permanent qui existe de bourgade à bourgade dans les autres parties de la province et désole le pays.

Fils de Moéné Koussou, ainsi que nous l’avons dit plus haut, Bougga suit la politique de son père vis-à-vis des traitants. Il s’efforce d’entretenir avec eux de bonnes relations et voudrait leur voir fonder un établissement régulier dans son village[65].

Beaucoup de chefs vinrent nous rendre visite ; ils étaient accompagnés de leurs musiciens et de leurs servants d’armes.


Harpons, fers de lances et de flèches, manière de corder les arcs, couteaux, cannes, talisman, marimeba, timbales, tambours, grelot.


Deux de ces visiteurs avaient en outre un nain qui portait une crécelle et acclamait le nom de son maître, en criant : Ohé ! ohé ! Moéné !… Ohé ! ohé ! tandis qu’il faisait craqueter son instrument. L’un de ces nains, couvert de pustules et qui avait un genou difforme, était affreux à voir.

Les musiciens jouaient du marimeba, sorte de tympanon formé de deux rangées de gourdes de dimensions graduées, sur lesquelles sont placées des touches de bois, également de diverses grandeurs, et qui, frappées avec des baguettes terminées par une boule en caoutchouc, rendent un son métallique. Ces baguettes elles-mêmes étaient de différentes dimensions ; l’artiste en changeait fort habilement lorsqu’il voulait obtenir des notes plus vibrantes ou plus étouffées.

Moéné Bôoté s’approcha d’un pas à demi dansant, qui ne le faisait guère avancer que d’un yard par minute ; il s’arrêtait quand il avait gagné deux ou trois mètres, afin que son joueur de marimeba et son nain pussent à loisir exalter sa grandeur.

Au Manyéma, la danse est l’une des prérogatives du pouvoir. Quand un chef se sent en veine chorégraphique, il choisit dans la foule une jeune et jolie femme, lui fait vis-à-vis, et tous les deux gesticulent et se tortillent d’une façon curieuse, au bruit des tambours que bat vigoureusement l’orchestre, en criant : Gamello ! gamello !

Si la danseuse est une jeune fille, l’invitation du chef équivaut à une demande en mariage, et il en résulte souvent de graves complications.

Ici, les habitants sont plus prolifiques que tous les Africains d’autre race que j’ai eu l’occasion de voir. Ils paraissent s’aimer beaucoup entre eux et ont des qualités nombreuses ; mais ils n’en sont pas moins anthropophages et d’une anthropophagie dégoûtante. Ils ne mangent pas seulement les hommes tués dans le combat, ils y ajoutent ceux qui meurent de maladie, font macérer les cadavres dans l’eau vive, jusqu’à ce que les chairs soient presque putréfiées, et les dévorent sans plus de préparation. Même procédé à l’égard des animaux : toute charogne leur est pâture ; ce qui leur fait contracter une odeur révoltante.

Je fus régalé d’un chant qui vantait les jouissances du cannibalisme ; il y était dit que la chair de l’homme est bonne, que celle de la femme est mauvaise, et qu’on ne doit y recourir que lorsque les vivres sont rares ; mais qu’elle n’est pas à mépriser quand l’homme fait défaut.

Nous fûmes retenus chez Moéné Bougga pendant deux jours par une indisposition de Mouinyi Hassani. Le pauvre Bokhari était fort malade et fut informé de la résolution qu’on avait prise de le laisser là, à moins qu’il ne consentit à donner un peu de ses cauris et de ses grains de verre pour se faire porter. J’essayai de le guérir, mais mon traitement n’eut aucun succès.

En quittant la résidence de Bougga, la route nous fit passer près de nombreux villages, puis franchir par une brèche une rangée de collines couvertes d’arbres énormes, pareils à ceux du versant nord des montagnes de Bammbarré.

Il y eut là une vive alerte, dont je fus la cause bien innocente. Je marchais tranquillement au milieu de la caravane ; les pigeons abondaient ; je crus pouvoir profiter de l’occasion pour me procurer à souper. Mais, au premier coup de feu, un tumulte effroyable se produisit dans toute la bande : de l’avant et de l’arrière on se précipita vers moi, chacun demandant pourquoi j’avais tiré, et disant que dans le Manyéma on ne devait décharger son fusil que pour défendre la caravane. Mon ignorance de cette règle les avait frappés de terreur.

Toutefois nous atteignîmes sans encombre le village d’un autre Moéné Bôoté, chef du bac de la Louama. Nous y restâmes deux jours à débattre le prix du passage, et parce qu’Hassani était trop paresseux pour continuer la marche.

CHAPITRE XIX


La Louama. — Pêcheuses. — Hippopotames. — Greniers en plein vent. — Fer. — Pays en feu. — Honteuse conduite des traitants. — Pont suspendu. — Hostilités des indigènes. — Crainte d’une attaque. — Assassinat de deux chefs. — Villages incendiés. — Femmes et enfants capturés. — Influence d’un Anglais. — Palabres. — Libération des captifs. — Fonderies. — Forges. — Costume. — Un tambour major. — Esclavage. — Le Loualaba. — Arrivée à Nyanngoué.


La Louama est un tributaire important du Loualaba ; elle naît dans les montagnes de l’Ougoma, à peu de distance des sources du Lougoumba et de celles du Louboumba[66]. C’est une rivière très sinueuse, qui, à l’époque où nous l’avons vue, au milieu de la saison sèche, aurait été parfaitement navigable pour de grandes chaloupes à vapeur. Elle a beaucoup d’affluents, et reçoit l’égouttage de nombreuses lagunes, eaux vives et eaux mortes où les femmes du pays prennent de grandes quantités de poisson.

Pour cela, chacune des rivulettes, chacun des marigots est traversé par une digue en clayonnage, allant d’une rive à l’autre, et dans laquelle on a ménagé des ouvertures coniques, analogues à celles de certaines souricières. Lorsque les eaux commencent à baisser, le poisson cherche à fuir à travers le barrage, pour gagner l’eau permanente ; c’est alors que les femmes vont à la pêche. Elles ôtent leurs tabliers brodés, les remplacent par des feuilles, prennent d’énormes corbeilles de sept pieds de long sur deux de large, au centre, et de deux et demi de profondeur, qu’elles vont mettre sous les ouvertures des digues. Pendant que quelques pêcheuses débouchent ces ouvertures, qui jusque-là sont restées closes, les autres prennent l’eau au-dessus du barrage et pourchassent le poisson qui, ne voyant pas d’autre moyen de salut, passe dans les trous et saute dans les paniers disposés pour les recevoir.

Les femmes qui se livrent à cette pêche y prennent un plaisir extrême, à en juger par les cris de joie et les éclats de rire qu’elles ne cessent de faire entendre.


Femmes allant à la pêche.

Après avoir quitté la Louama, passé à gué le Loulouou, un de ses affluents de trente mètres de large sur quatre pieds de profondeur, et fait environ deux milles, nous retrouvâmes la rivière à l’endroit où nous devions la traverser.

Les pirogues nous attendaient ; mais comme la Louama avait à cette place une largeur de cent mètres, et huit ou dix pieds d’eau au milieu du chenal, comme les berges étaient hautes, et que nous n’avions que trois barques, le passage dura assez longtemps.

Pendant les allées et les venues des pirogues, il y eut, à neuf heures dix minutes (temps moyen de la localité), une petite secousse de tremblement de terre, faible oscillation, néanmoins très perceptible, qui passa de l’E. N. E. à l’O. S. O., et qu’un roulement sourd accompagnait.

Lors de notre arrivée, le milieu de la rivière était occupé par de nombreux hippopotames ; j’avais tiré sur le troupeau, l’un de ses membres avait reçu dans la tête une balle ordinaire, puis une balle explosible, qui s’étaient succédé rapidement. L’animal avait sombré, et toute la bande était partie : résultat désirable, car, dans l’eau profonde, il arrive souvent aux hippopotames de passer sous le bateau, de le soulever et de le faire chavirer avec tous ceux qui s’y trouvent. Les canots des passeurs portaient les marques des défenses de ces brutes, qui les considèrent comme des intrus et qui les attaquent fréquemment sans y être provoquées.


Traversée de la Louama.

Le passage terminé, le soleil était devenu dévorant ; il était trop tard pour continuer la marche ; et nous allâmes camper dans un petit village qui s’éparpillait à un mille environ du bac.

C’est dans cette bourgade que je vis pour la première fois de grandes plates-formes où étaient rangées d’énormes bottes d’herbe, avec lesquelles on devait réparer les toitures à l’approche de la saison pluvieuse.

Les deux perches centrales de ces plates-formes qui dépassaient les autres d’une vingtaine de pieds étaient réunies par un filet à mailles carrées, fait avec des lanières d’écorce. À chaque angle des mailles étaient suspendus des paquets d’épis de sorgho et de maïs. Le grain ne court pas ainsi le risque de s’échauffer, comme il arrive parfois quand il est enfermé avant d’être complètement sec ; mais les oiseaux mettent au pillage ces greniers en plein vent[67].

La couchée du lendemain se fit à Kisimmbika, où nous arrivâmes en suivant la rive droite de la Louama, et après avoir traversé beaucoup de lits de rivières entièrement desséchés. Ces lits étaient ouverts dans une couche très mince de schiste argileux, trouée çà et là par des affleurements d’hématite.

Une partie de l’herbe avait déjà été incendiée ; tout le reste brûlait. Pendant la nuit, le rugissement de ces feux énormes s’entendait à une distance de trois ou quatre milles ; le ciel tout entier était éclairé par les flammes.

De Kisimmbika, la route se continua jusqu’au 17 juin sans longues haltes. Le soir, nous nous arrêtions dans les villages, au grand préjudice des indigènes. Comptant sur leurs fusils, mes compagnons n’approvisionnaient pas leurs bandes ; ils les envoyaient prendre non seulement ce dont elles avaient besoin, mais ils leur faisaient rapporter des vivres pour eux-mêmes.

Les habitants se sauvaient, ou regardaient d’un air sombre ces bandits piller leurs greniers, saisir leurs mortiers, leurs gamelles, leurs meubles pour alimenter le feu où cuisaient les denrées qu’on leur avait prises.

Si parfois ils s’approchaient de nous, c’était pour demander à la caravane de les aider à attaquer leurs voisins.

Je distribuai à mes hommes des rations supplémentaires pour les empêcher de prendre part au pillage ; plusieurs d’entre eux ayant, malgré cela, donné quelque sujet de plainte aux naturels, j’indemnisai ceux-ci et fis châtier sévèrement les coupables, afin de montrer qu’un Anglais n’avait nulle intention de s’ouvrir un chemin par la force, de s’approvisionner par le vol.

Je crains bien cependant que toutes les fois que j’ai eu le dos tourné, mes gens ne se soient pas mieux conduits que les autres. Il m’est revenu par Djoumah que Bombay lui-même n’était pas exempt de reproches.

Le 18 juillet, nous traversâmes le Loulinndi, large rivière qui dans la saison des crues ne doit pas être guéable, ainsi que le prouvait un pont d’une construction fort habile, suspendu à une vingtaine de pieds au-dessus de la surface de l’eau. Quatre grosses lianes étaient fixées, par couple, à deux troncs d’arbres situés sur les rives, l’une des deux paires à quatre pieds au-dessus de l’autre. Celle d’en bas supportait des traverses solidement nouées et reliées entre elles par un réseau de lianes. Aux maîtres câbles venaient s’attacher d’autres lianes tombant des plus hautes cimes, et des cordes transversales — toujours des lianes — prévenaient le balancement du tablier. Enfin un treillage vertical unissait les câbles superposés horizontalement et formait de chaque côté un véritable parapet. D’une construction fort ingénieuse, ce pont est le seul de ce genre que nous ayons rencontré dans tout notre voyage.

Karoungou, où nous arrivâmes ce jour-là, est une ville étendue, ou pour mieux dire un groupe de villages bâtis au penchant d’une colline. Il fut décidé qu’on y passerait la journée suivante et qu’ensuite on irait directement à Kouakasonngo, établissement considérable situé sur la route de Nyanngour.

Le lendemain matin, j’étais tranquillement à écrire, lorsque des coups de feu partirent du camp des Arabes. Je sortis et vis des indigènes qui fuyaient dans toutes les directions, poursuivis qu’ils étaient par les hommes des traitants.

Évidemment la chose était grave ; je défendis à mes gens, sous les peines les plus sévères, de sortir du bivouac, et de tirer sur les naturels, à moins d’être dans le cas de légitime défense. Je courus ensuite chez Hassani, que je trouvai fort ému.

Voici quel était le fait : Les habitants de quelques-uns des villages où nous avions couché, depuis notre passage de la Louama, nous avaient suivis dans l’espoir de trouver l’occasion de nous attaquer et de se dédommager des pertes que leur avait causées la caravane. Pour faire naître cette occasion, deux chefs avaient donné l’ordre de voler un objet quelconque aux traitants, sachant bien que ceux-ci le réclameraient, et qu’il en résulterait des palabres où l’on pourrait s’expliquer.

La réclamation, en effet, n’avait pas tardé à se produire ; sur quoi les chefs s’étaient rendus auprès d’Hassani, et, confiants dans le nombre de guerriers qui étaient cachés dans le bois voisin, avaient refusé de rendre l’objet en question — une caisse de perles — à moins qu’on ne leur payât tout ce qui avait été volé et détruit dans leurs villages.

À son tour, Hassani avait refusé, demandant qu’on lui rendît la caisse sans conditions. « Si tu la veux, essaye de la reprendre, » avait dit l’un des chefs ; et comme tous les deux se levaient pour partir, ils avaient reçu par derrière plusieurs balles qui les avaient tués.


Karoungou.

Je dis à Hassani que je ne brûlerais ma poudre que si j’étais attaqué, et que je ne permettrais à aucun de mes hommes de le soutenir dans une agression contre les naturels. Mais déjà les villages environnants étaient en flammes ; les pagazis revenaient chassant devant eux les troupeaux de chèvres et de moutons qu’ils avaient pris, les femmes, les enfants qu’ils avaient capturés. Bien qu’assez nombreux pour écraser les Arabes, les indigènes ne tiennent pas devant les mousquets.

Néanmoins dans l’après-midi ils se rassemblèrent et parurent concerter une attaque. J’engageai Mouinyi Hassani à parlementer ; cette démarche n’aboutit qu’à un nouvel assaut.


Pont sur le Loulinndi.

Peu de temps après, Kamouassa, l’un des fils de Manyara, chef qui était bien avec les Arabes, vint à notre camp. Je m’efforçai de le faire agir auprès des indigènes, afin de les amener à offrir la paix. De ce côté-là non plus, je ne pus rien obtenir.

Il y eut dans la nuit beaucoup d’alertes, plusieurs décharges de fusils. Le lendemain matin, pendant qu’une foule hurlante se pressait autour de notre enceinte, arriva Kamouassa ; il ordonna aux indigènes de consentir à un arrangement ; et cette fois il fut écouté.

S’ils avaient été seuls, je crois que les Arabes auraient continué la lutte, mais ils se dirent : « L’Anglais fera son rapport au consulat, il se plaindra de nous ; » et comme ils ont le plus grand respect pour le consul britannique, qu’ils mettent au-dessus de tous les personnages de Zanzibar, presque sur un pied d’égalité avec leur sultan, ma présence les détermina à faire des ouvertures de paix.

Les négociations furent donc entamées. Des représentants des deux partis se rendirent sur les bords d’une rivière située près du bivouac ; ils se rejoignirent au milieu du courant et se lavèrent réciproquement le visage. Puis les indigènes vinrent du côté où nous étions, et quelques-uns des chefs fraternisèrent avec des hommes de la caravane. L’échange du sang terminé, quelques signes furent tracés sur du papier avec une plume et de l’encre. On mit le papier dans un chaudron plein d’eau, on y ajouta une charge de poudre, on fit bouillir, et tous les gens des Arabes burent de cette décoction, qui fut représentée aux indigènes comme un charme d’une puissance irrésistible.

La paix étant conclue, tous mes efforts tendirent à faire relâcher les captifs. Je rencontrai sur ce point une opposition très vive ; mais j’insistai et l’on finit par consentir à les libérer moyennant rançon. Les rendre purement et simplement aurait fait croire aux indigènes que nous cédions à la peur ; cela aurait suffi pour nous faire attaquer sur la route.

Le rachat des prisonniers se fit avec des chèvres qui accrurent la fatigue et l’ennui de la marche suivante par leurs fugues continuelles dans la jungle.

Bien que l’échange dût être complet, je retrouvai le soir, dans la caravane, d’autres captifs de même provenance, et réclamai leur liberté. La discussion fut orageuse ; nous avions traversé la plus mauvaise partie du Manyéma, et les Arabes ne tenaient plus autant à la présence de mon escorte. Mais je leur rappelai tout ce qu’ils avaient à craindre du sultan et du consul ; j’ajoutai qu’au besoin j’emploierais la force ; que je ne pouvais pas les empêcher de faire des captifs quand ils voyageaient seuls ; mais que je ne souffrirais pas que le drapeau anglais, qui avait libéré tant d’esclaves sur la côte, fût déshonoré au centre de l’Afrique par les crimes de mes compagnons.

Bref, les gens furent relâchés, et une réconciliation apparente eut lieu entre Hassani et moi ; mais je résolus de ne plus avoir aucun rapport avec lui dès que nous aurions atteint Nyanngoué.

Le lendemain, nous arrivâmes au village de Manyara situé au milieu de beaucoup d’autres, qui, sans être placés nominalement sous l’autorité dudit Manyara, le reconnaissaient pour chef.

Tous ces villages avaient deux ou trois fonderies, bâtiments rectangulaires de trente pieds d’un côté, sur vingt de l’autre. Les murailles de l’édifice étaient basses, et la toiture extrêmement élevée : au milieu, se trouvait une fosse de vingt pieds de long, de six de large et de quatre de profondeur, un peu moins creuse à l’un des bouts.

En travers de cette auge, à six pieds environ de l’extrémité la moins profonde, s’élevait un fourneau d’argile de quatre pieds de diamètre. La plus petite des deux divisions de la fosse était employée comme trou de chauffe, tandis que le métal et les scories s’épanchaient de l’autre côté. Des casiers formés autour de l’auge étaient remplis de charbon et de minerai.

Une douzaine de soufflets doubles fonctionnent parfois dans chacune de ces fonderies. Ces soufflets consistent en deux cylindres en bois peu élevés, placés à côté l’un de l’autre, et percés chacun d’un trou, dans lequel est inséré un tuyau protégé contre le feu par une couche d’argile. Ces cylindres sont couverts d’étoffe d’herbe ; au centre de la couverture est fixé un bâton d’environ trois pieds. Le souffleur, ayant devant lui les deux bâtons, en prend un de chaque main, et les fait jouer verticalement, l’un après l’autre, aussi vite que possible. On obtient ainsi un courant continu et d’une assez grande force.

Les enclumes, placées sous de petits hangars, qui servent de forge, sont en pierre, ainsi que les grands marteaux. Ceux-ci sont entourés d’une corde formant de chaque côté une anse solide qui fait l’office de poignée. Les petits marteaux sont en fer et n’ont pas de manche : on les tient à pleine main.

Après avoir été fondu, le métal est forgé en petites masses du poids de deux livres. La forme du lingot représente deux cônes réunis par la base, et terminés chacun par une baguette de la dimension d’une grosse aiguille à tricoter. C’est ainsi que le fer est mis en vente.

Un léger changement se faisait remarquer dans le costume des indigènes. La plupart des hommes portaient des jupettes. Leur chevelure, également enduite d’argile, n’était pas accommodée avec autant de soin que chez les habitants des premiers bourgs.

Nous avons rencontré un chef élégamment paré d’un jupon, d’un bonnet et d’une écharpe d’étoffe d’herbe de diverses couleurs. Il avait pour escorte des hommes portant des boucliers et des lances ; deux autres fermaient la marche ; l’un de ceux-ci tenait une perche à laquelle était suspendu un énorme tambour ; l’individu qui marchait le dernier frappait avec force sur cet instrument, dès que son maître approchait d’un village.

Les femmes avaient pour ceinture une lanière de cuir, décorée de perles de fer et de cuivre, bandelette qui soutenait un morceau de feutre d’écorce passant entre les jambes, et retombant par devant et par derrière.

Ces dames se rasent le sommet de la tête ; elles n’y laissaient que des lignes de cheveux coupés très courts, et s’entre-croisant comme les baguettes d’un treillage. Par derrière, une touffe de longues mèches frisées leur tombe sur le cou.

Deux jours de marche nous conduisirent du village de Manyara à Kouakasonngo. Dans ce trajet, nous passâmes devant une montagne presque entièrement composée de fer spéculaire noir ; un mont curieux, taillé à pic et surgissant de la plaine même, formait l’un des côtés du massif.

Kouakasonngo est un établissement d’une certaine importance. Trois Arabes de race blanche y demeuraient alors, ainsi que beaucoup de métis et de Vouamrima. Ils y vivaient confortablement dans de bonnes maisons, et envoyaient au loin des caravanes composées d’esclaves et de Vouanyamouési. L’un des Arabes employait six cents de ces derniers, tous munis d’armes à feu.

Ces employés n’ont généralement pas d’autre paye que le butin qu’ils peuvent faire, et ne subsistent que de rapines. Ils chassent l’esclave, donnent à leurs maîtres un certain nombre de captifs et gardent le reste. Par la même occasion, ils achètent des dents d’éléphant pour celui qui leur fournit de la poudre ; l’homme aux six cents Vouanyamouési avait en magasin plus de trente mille livres de bel ivoire, et attendait que la route de l’Oudjidji à l’Ounyanyemmbé fût libre pour envoyer cet ivoire à la côte. Plusieurs de ses confrères étaient également fort bien pourvus ; mais Saïd Mézroui n’avait rien ; c’était un besoigneux, sans nul crédit ; toutes les histoires qu’il m’avait contées sur la grande influence qu’il possédait dans cette région étaient des mythes.

Comme toujours, les Arabes furent très polis, très généreux, et je ne pus m’arracher à leur hospitalité qu’au bout d’une semaine.

Pendant ce temps-là, Hassani était campé dans une bourgade voisine, où il se soignait d’une mauvaise fièvre. Ma conscience m’obligeait à lui porter secours ; et malgré nos anciennes querelles, je faisais matin et soir deux milles pour aller lui donner mes soins, autant pour revenir. Toute cette peine ne me valut pas même une parole de remerciement ; j’imagine qu’il ne me pardonnait pas mon entremise dans l’affaire des esclaves.

Nous quittâmes Kouakasonngo le 1er août ; deux jours après, nous étions en vue du Loualaba.

C’est du haut d’un escarpement avancé, que pour la première fois mon regard s’arrêta sur le fleuve qu’il s’agissait de reconnaître. J’avais sous les yeux une rivière puissante d’un mille de large, aux flots troubles et jaunes, courant avec une vitesse de trois à quatre milles à l’heure et contenant beaucoup d’îles qui ressemblaient aux îlots de la Tamise. Les plus grandes, qui étaient bien boisées, étaient habitées par les Vouaghénya ; ceux-ci occupaient, avec les îles, une longue bande de la rive gauche et leur tribu étant la seule qui eût des canots, ils avaient le monopole du trafic de la rivière.

De nombreuses pirogues, et des bandes d’oiseaux aquatiques, volant d’un banc de sable à l’autre pour y chercher pâture, animaient la scène, tandis que de grandes troupes d’hippopotames soufflant et ronflant, ça et là l’échine écailleuse d’un crocodile, rappelaient les dangers du passage.


Au bord du Loualaba. (Hélant les canots.)

Juste au moment où nous allions gagner le Loualaba, nous avions passé devant des villages dont les cases étaient de la même forme que celles de l’Ougouhha et de l’Ouboûdjoua. Des bosquets d’élaïs, régulièrement plantés et entourés de haies de cactus épineux, s’élevaient près de ces villages. Deux cases, une de chaque côté de la porte, servaient de logis aux gardiens de la plantation. Les bosquets étaient en outre protégés contre les éléphants et les autres bêtes sauvages par des trappes sans nombre, creusées autour de la clôture. Ces pièges, soigneusement dissimulés, obligent le passant à ne marcher qu’avec la plus grande précaution.

Le soir même, je m’arrangeai avec des naturels pour qu’une partie de mes gens et de mes bagages fût transportée par eau à Nyanngoué, pendant que le reste de la bande suivrait la route de terre.

Mouinyi Bokhari, notre pauvre mangeur d’herbe, mourut dans la nuit et fut enterré immédiatement à la lueur des feux.

Dès le matin, je me rendis à la rivière : pas une pirogue n’était en vue. Peu de temps après, les pêcheurs allèrent d’île en île relever leurs filets et poser des nasses ; aucun d’eux ne vint à nous. Ce ne fut que vers dix heures qu’à force de héler, de crier, de faire des signes, nous persuadâmes à quelques hommes d’approcher. Enfin de longs discours les décidèrent à nous amener trois canots. J’en payai tout de suite la location ; l’instant d’après nous étions partis.

La vitesse du courant et la beauté de la rive rendirent la descente aussi agréable que rapide. Sur la gauche, le rivage s’élevait graduellement jusqu’à une rangée de collines boisées, situées à une distance de dix à douze milles, tandis qu’à droite il se dressait en petites falaises couronnées de bois aux branches pendantes, et rompues ça et là par l’embouchure de l’un des nombreux tributaires du fleuve. Nous passions continuellement devant des îles populeuses et boisées.

De grandes troupes de canards cherchaient pâture sur les nombreux bancs de sable que nous croisions ; je tuai une demi-douzaine de ces oiseaux, qui, à part la couleur, étaient semblables au canard sauvage d’Angleterre. Ils avaient le corps blanc, tacheté de brun ; les ailes, la tête et la queue noires, lavées de bleu verdâtre.

Dans l’après-midi, nos canotiers abordèrent à un village de pêcheurs, bâti sur la rive droite, et déclarèrent leur intention d’y faire halte. Je leur dis qu’ils pouvaient s’arrêter si bon leur semblait, mais que je gardais les canots et me rendais à Nyanngoué. Je savais parfaitement que si nous campions en route, je n’aurais plus le lendemain matin ni bateaux ni bateliers. Me voyant résolu à faire ce que je disais, mes canotiers reprirent la nage.

Au coucher du soleil, je vis de grandes cases sur un promontoire de la rive droite : c’était le commencement de la station arabe.

Il y avait là un débarcadère ; je sautai du canot et me rendis à l’établissement où ma présence causa une vive surprise, personne n’ayant entendu parler de notre approche. La nouvelle fut communiquée immédiatement à Habeb-Ibn-Sélim, un bel Arabe à tête blanche, surnommé Tanganyika. Il était chez lui, à faire ses dévotions du soir, et accourut, n’imaginant pas d’où pouvait venir un blanc qu’on lui disait être sans caravane.

Quelques mots lui expliquèrent le fait, et nous devînmes bientôt de grands amis.

Ma tente fut plantée près de sa demeure. L’instant d’après, j’étais en face d’un plat de cari fumant, présent d’autant plus acceptable qu’à part une infusion de grain torréfié, avalé le matin au moment de partir, je n’avais rien pris depuis la veille.

J’étais enfin à Nyanngoué, au bord du Loualaba ! Pourrai-je suivre le fleuve jusqu’à la mer ? Telle était la question qui se posait devant moi.

CHAPITRE XX


Nyanngoué. — Mouinyi Dagâmmbé. — Indolence. — Marchés. — Le sexe faible. — Seigneurs et maîtres. — Difficulté d’obtenir des canots. — Opinion des indigènes sur l’homme blanc. — Intelligence commerciale d’un Manyéma. — Un vieil imposteur. — Manque de guides. — Combat sur la route. — L’Oulegga. — Le Loualaba et le Nil. — Le lac Sânnkorra. — Tipo-Tipo. — Traversée du Loualaba. — Séjour de la fièvre. — Pêcherie servant de passerelle. — Muscadiers. — Roussoûna. — Conflit avec les indigènes. — Épouses de Roussoûna. — Curiosité féminine. — Visite d’un chef. — Résidence privée de Roussoûna.


En choisissant Nyanngoué pour siège d’un établissement fixe au bord du Loualaba, les traitants de Zanzibar ont été bien inspirés. Deux villages, bâtis sur deux éminences de la rive droite, composent la station. Entre les deux collines est une petite vallée qu’arrose un ruisseau marécageux et qui offre d’excellents terrains pour la culture du riz. Par suite de son élévation, l’établissement est préservé de la fièvre, tandis qu’en face, la rive gauche, plate et basse, est inondée par les débordements du fleuve qui laissent derrière eux des eaux stagnantes, foyer de maladies pestilentielles. Nulle part le marécage n’a plus de malignité ; cependant les Vouaghénya habitent ce lieu insalubre sans paraître en souffrir aucunement.

Des deux villages, celui du couchant, quand nous y arrivâmes, était entièrement occupé par des Vouamrima de Bagamoyo et de ses environs. Ces gens avaient pour chef Mouinyi Dagâmmbé, qui, se trouvant là un bien plus grand sire qu’il n’aurait jamais pu l’être dans son pays natal, avait renoncé à toute idée de retour et donné tous ses soins à la création d’un harem. Il y avait réuni trois cents femmes ; et les triste effets de cette réunion, joints à sa passion pour la bière et pour le chanvre, qu’il fumait au lieu de tabac, se manifestaient clairement par sa marche rapide vers l’idiotie.

La partie orientale, où j’avais établi mon camp, était la demeure de Vouasouahili[68] et d’Arabes ; mais à cette époque, Habeb-Ibn-Sélim, dit Tanganyika, y était seul ; les autres étaient en course et avaient laissé leurs factoreries sous la garde d’esclaves de confiance.

Tanganyika me montra la maison qu’il avait prêtée à Livingstone. Pour y établir le docteur, il en avait chassé une de ses femmes, à qui cette maison appartenait.


Nyanngoué.

Ceux de mes hommes qui avaient continué à suivre la route, arrivèrent deux jours après moi. Je m’occupai immédiatement d’avoir des canots ; je voulais descendre le Loualaba, essayer de le reconnaître jusqu’à la mer. Saïd Mézroui, qui, à ce sujet, m’avait fait de grandes promesses appuyées, disait-il, sur ses relations avec les chefs, était sans influence aucune. Le sachant bien, il se contentait de demander sans cesse des grains de verre, que je lui refusais avec non moins de persistance, et que, malgré ma défense positive, Bombay et Bilâl lui donnèrent jusqu’au moment où, ayant découvert la fraude, j’enfermai ma verroterie dans le magasin d’un Arabe.

Tanganyika se mit complètement à ma disposition ; mais Dagâmmbé, me dit-il, était regardé par les indigènes comme le chef de l’établissement, et je ne pouvais rien sans lui. Malheureusement, c’était un de ces hommes qui ne comprennent pas que l’on puisse être pressé. Comme je n’étais arrivé que depuis quelques jours, il pensait que je ne devais pas songer à mes canots avant un mois et plus. D’autres notables exprimèrent le désir de m’être utiles, mais plus tard : « Lentement, lentement, me disaient ces prudents personnages ; demain sera aussi bon qu’aujourd’hui ; » et aucune de mes démarches n’aboutissait.

De grands marchés se tenaient tous les deux jours dans l’un ou l’autre des deux quartiers de la station. Les chefs du voisinage et les propriétaires de canots ne manquaient pas ces assemblées, ce qui m’avait donné l’espoir de trouver ce que je cherchais. Mais les seuls objets d’échange qui avaient cours pour les acquisitions importantes, étaient les cauris, les chèvres, les esclaves ; et n’en ayant pas, je ne pouvais traiter aucune affaire.

Tanganyika obtint de plusieurs individus la promesse qu’ils me vendraient leurs bateaux, si je pouvais avoir des cauris ; et il fit passer Bombay de l’autre côté de la rivière, où demeuraient les Vouaghénya, pour qu’il allât dans les bois où se faisaient les pirogues. Pendant ce temps-là, j’attendais.

Les jours de marché, on voyait dès le matin les canots apparaître dans toutes les directions. Ils étaient chargés, à couler bas, d’individus qui amenaient des esclaves, apportaient de la poterie, de l’huile de palme, de la volaille, du poisson, de la farine, du sel, de l’étoffe, des fruits, des légumes : tous les produits de la contrée.

Arrivés au débarcadère, les canots étaient tirés sur la grève, les hommes prenaient les pagaies et se rendaient à loisir sur la place, laissant les femmes apporter les marchandises : de lourdes charges, enfermées dans d’énormes hottes, qui étaient maintenues sur le dos des porteuses à l’aide d’une courroie passant sur le front.

Dans le marché, les hommes allaient et venaient, la plupart ne s’occupant de rien, à moins qu’une affaire importante, telle que la vente d’un esclave, n’attirât leur attention. Les femmes, au contraire, appliquaient toutes leurs facultés à la besogne du jour. Dès qu’elles avaient choisi l’endroit où elles voulaient s’établir, elles mettaient bas leurs hottes et en arrangeaient le contenu devant elles ; puis la marchande s’accroupissait dans la hotte couchée, où elle produisait l’effet de quelque mollusque d’un genre extraordinaire, sa hotte lui servant de coquille et préservant sa délicate personne du contact de la terre humide.


Femmes du marché.

Vendeurs et acheteurs formaient une masse compacte ; pas un qui s’éloignât des autres de plus d’un mètre, bien que la place fût assez grande pour que l’on pût s’y mouvoir à l’aise. Ils s’étouffaient ainsi pendant trois ou quatre heures ; foule criante, gesticulante et suante, j’ajouterai d’un haut fumet. Tout à coup un individu partait ; et, en vingt minutes, les deux mille qui étaient là avaient disparu[69].

Tous les jours, ces réunions avaient lieu sur quelque terrain neutre. La guerre, qui se fait constamment de village à village est suspendue pendant toute la durée du marché ; et vendeurs et acheteurs allaient et venaient librement de chez eux au lieu du rendez-vous, et de celui-ci chez eux.


Allant au marché.

Excepté à Nyanngoué, ces réunions mercantiles se faisaient en lieu désert. À Nyanngoué même, on ne trouvait que les demeures des traitants, avec leurs dépendances : magasins, cases des esclaves et des porteurs ; et c’était principalement à cause du marché que la station avait été fondée là.

Les chefs du voisinage ne manquaient pas de venir à l’assemblée ; on les voyait flâner autour des vérandas, parlant du prix de l’ivoire, de celui des chèvres et des esclaves.

J’employais tous les moyens possibles pour décider les gens à me céder leurs canots, mais inutilement.

« Les Vouaghénya, me répondit un vieillard dont je m’efforçais d’obtenir l’appui, n’ont jamais retiré de bien de la venue des étrangers ; et je leur conseillerai de ne pas vendre, de ne pas louer un seul canot à l’homme blanc. S’il agissait comme les autres, ce serait un nouveau maître pour les Vouaghénya, un maître cruel ; et alors même qu’il serait bon, il ouvrirait une nouvelle route aux marchands d’hommes et aux voleurs. »

Quelques-uns me dirent qu’ils m’amèneraient des canots si je voulais les payer en esclaves. Je répondis que je ne tenais pas cette marchandise ; que les Anglais ne reconnaissaient l’esclavage sous aucune forme ; que, pour eux, tous les hommes étaient libres ; et que si ma reine apprenait que j’eusse participé le moins du monde à la traite de mon semblable, je me trouverais à mon retour dans la plus mauvaise position.

Plusieurs chefs acceptèrent de recevoir en cauris la valeur des esclaves demandés ; mais un seul d’entre eux se le rappela ; et quand je lui eus compté les coquilles, payées l’équivalent de trois ou quatre pence (trente ou quarante centimes) chacune, il me fit observer que s’il portait dans sa maison une telle quantité de cauris, ses épouses ne manqueraient pas de le savoir, qu’elles prendraient les coquilles pour se parer, ne lui en feraient pas de meilleure étoffe, ni de meilleure cuisine, et qu’il aurait un canot de moins.

Je lui offris de doubler la somme, tant je désirais sa pirogue, lui faisant remarquer à mon tour que ses épouses ne porteraient jamais un pareil nombre de colliers. Mais il avait l’esprit du commerce à un degré surprenant ; il répondit que les coquilles dormiraient jusqu’à ce qu’il eût trouvé l’occasion de les troquer pour des esclaves ; tandis que s’il était payé en femmes, il les mettrait tout de suite à l’ouvrage, leur ferait mener ses canots, prendre du poisson, fabriquer de la poterie ou cultiver ses champs ; bref, qu’il n’avait pas besoin d’objets qui ne rapportaient rien.

Dagâmmbé, qui m’avait promis assistance, me disait bien, tous les jours de marché : « Restez là, je vais m’occuper de votre affaire. » Mais je découvris qu’après m’avoir quitté, sous prétexte d’aller me chercher des canots, il entrait par une porte de derrière dans son harem, où il restait jusqu’à la fin de l’assemblée.

Tanganyika était sincère, il faisait tous ses efforts pour m’être utile ; mais sans rien obtenir, même des constructeurs de pirogues.

Tout ce qu’il pouvait faire était de m’offrir le seul canot qu’il possédât ; et comme encouragement, il me fit entrevoir la possibilité d’obtenir des embarcations au retour d’une bande qui guerroyait alors sur l’autre rive : « Cette bande avait des canots ; elle m’en céderait certainement ; et dès que j’en aurais quelques-uns, les naturels ne verraient pas d’inconvénients à ce que j’en eusse davantage. »

Attendre était pénible ; mais je vivais dans l’espérance, et je tuais les heures en causant avec Tanganyika de ses différents voyages. J’appris de sa bouche qu’à partir de Nyanngoué le Loualaba coulait à l’O. S. O. et rejoignait un grand lac où des hommes, qui apportaient des cauris et de l’étoffe, se rendaient dans de grands vaisseaux pouvant contenir deux cents personnes.

À une certaine distance, au couchant de Nyanngoué, se trouvait Méghninna. Des Arabes y étaient allés et me dirent qu’il y avait là des marchands propriétaires de bateaux.

Je voulus partir pour Méghinna ; ma suite ne se trouva pas assez forte pour entreprendre cette marche, les avanies des bandes armées qui battaient le pays ayant soulevé toute la population contre les caravanes.

Je demandai aux traitants de Nyanngoué de me louer des hommes pour renforcer mon escorte ; ils me répondirent qu’ils avaient trop peu de fusils pour m’en donner une quantité suffisante, que les hommes qu’ils pourraient me prêter ne seraient pas assez nombreux pour revenir seuls ; et ils racontaient à l’appui de cette assertion que plusieurs bandes considérables et bien armées, étant allées récemment au nord du Loualaba, étaient revenues diminuées de plus de moitié. L’une d’elles, sur trois cents hommes dont elle se composait, en avait perdu plus de deux cents dans l’Oulegga : pays de hautes montagnes où les pentes sont boisées jusqu’au faîte, et les vallées remplies de forêts si épaisses qu’on disait y avoir marché quatre jours de suite sans avoir vu le soleil. Les indigènes de ce pays étaient dépeints comme étant d’humeur belliqueuse et féroce, se servant de flèches empoisonnées dont une simple égratignure donnait la mort en quatre ou cinq minutes, à moins qu’un antidote, connu seulement des naturels, eût été immédiatement employé.

Les gens de la caravane avaient entendu dire aux Voualegga que des hommes vêtus de longues robes blanches, et accompagnés de bêtes qui portaient leurs ballots, venaient de très loin, vers le nord, faire du commerce avec eux. Ces traitants, sans aucun doute, venaient du Soudan égyptien.

Tous les cours d’eau que les caravanes avaient rencontrés se dirigeaient vers le Loualaba, qui, à l’ouest de Nyanngoué, recevraient du nord trois grandes rivières : la Liloua, le Linndi et le Lohoua. Celui-ci, qui, d’après les renseignements que j’ai pu recueillir, serait aussi large que le Loualaba à Nyanngoué et aurait deux tributaires importants, nommés tous les deux Loulou, un venant de l’est, l’autre de l’ouest, me paraît être l’Ouellé de Schweinfurth[70].

Les niveaux dont j’ai fait le relèvement établissent d’une manière concluante que le Loualaba ne peut avoir aucun rapport avec le Nil, son altitude à Nyanngoué étant inférieure à celle du Nil à Gondokoro, même à celle du point où le fleuve d’Égypte a reçu tous ses affluents.

Une autre preuve non moins décisive est donnée par le débit du Loualaba ; celui-ci, dans la saison sèche, roule à Nyanngoué cent vingt mille pieds cubes d’eau par seconde, plus de cinq fois ce qui passe à Gondokoro, où le Nil, dans le même laps de temps, ne charrie que vingt et un mille pieds cubes.

Le Loualaba doit être l’une des sources du Congo ; sans lui, où ce géant, qui ne le cède en énormité qu’à l’Amazone, peut-être au Yang-tsé-Kiang, trouverait-il les deux millions de pieds cubes d’eau qu’à chaque seconde il verse dans l’Atlantique ?

Les grands tributaires du nord expliquent comment le régime du Congo offre relativement si peu de variation. Dès que l’immense bassin du fleuve s’étend de chaque côté de l’équateur, il y a toujours une de ces régions dans la zone des pluies ; d’où il résulte que la principale artère reçoit à peu près le même tribut toute l’année, au lieu de subir les alternatives de crue et de baisse que présentent les rivières tropicales dont tous les affluents se trouvent d’un seul côté de l’équateur.

J’étais à Nyanngoué depuis un peu plus de quinze jours, lorsque revint l’un des partis qui étaient allés au sud du Loualaba faire des esclaves, voler des chèvres, prendre tout ce qu’ils avaient pu saisir. Des propriétaires de canots revenaient avec cette bande ; je leur offris tout ce dont je pouvais disposer, en échange de quelques pirogues ; ils ne voulurent pas même en céder une.

J’avais perdu tout espoir quand, le 17 août, une décharge de mousqueterie annonça l’arrivée d’une nouvelle troupe. C’était l’avant-garde de Tipo-Tipo (Hamed-Ibn-Hamed).

Tipo avait, à dix marches au delà de Nyanngoué, un établissement qu’il habitait ; il l’avait quitté pour venir régler un différend survenu entre les pillards et un chef de ses amis, appelé Roussoûna. En causant avec le conducteur de cette avant-garde, je m’assurai que Tipo demeurait à côté du Lomâmi, affluent considérable du Loualaba, et que le lac Sânnkorra, vers lequel se dirigeait ce dernier, était à moins de quatorze marches de l’établissement. Des gens de Tipo s’étaient rendus au lac, où ils avaient rencontré des marchands qui étaient venus dans de grandes embarcations.

Tipo-Tipo arriva deux jours après, et vint me faire une visite. C’était un homme de belle mine, le plus soigné dans sa mise que j’aie vu parmi les traitants. Absolument noir, il n’en était pas moins un véritable Omani ; car, chose curieuse, le sang nègre n’avait en rien altéré chez lui ni les idées, ni les manières arabes.

Bien qu’il y eût deux ans et plus qu’il habitât les bords du Lomâmi, il ne s’était pas douté jusque-là du peu de distance qui le séparait de Nyanngoué. Il me dit que, pour atteindre Sânnkorra, le meilleur moyen était de venir à son établissement, d’y prendre des guides et de marcher droit au lac. De petites bandes d’indigènes passaient constamment sur cette route, et il ne pensait pas que le voyage offrît de difficulté.

Deux natifs de la contrée qui est à l’ouest du Lomâmi l’accompagnaient ; ils approuvèrent ce conseil, et me donnèrent quelques renseignements sur un lac du nom d’Iki, lac que traverse le Louhouemmbi, affluent du Lomâmi, et qui est probablement le lac Lincoln de Livingstone.

Tipo eut bien vite réglé l’affaire pour laquelle il était venu ; il lui suffit pour cela de déclarer que si l’on attaquait de nouveau Roussoûna, il le défendrait. Sa caravane, et les bandes des cinq ou six traitants qui le reconnaissaient pour chef, comptaient en effet plus de fusils que n’en possédaient tous les gens de Nyanngoué. Il était probable, en outre, que les marchands établis dans l’Ouroua se mettraient avec Tipo, ce dernier étant fils de l’un des hommes les plus riches et les plus puissants de Zanzibar, lui-même ayant à la fois beaucoup de fortune et d’influence. On promit donc à Nyanngoué de laisser Roussoûna tranquille.

L’affaire étant conclue, je fis mes adieux à Dagammbé ; et le 26 août, je m’occupai de faire passer la rivière à mes gens, afin d’être prêt à partir avec Tipo, qui devait se mettre en route le lendemain matin de bonne heure. Tanganyika me fut d’un grand secours ; mais dans l’après-midi, il eut un violent accès de fièvre, et je fus livré à mes propres forces. Je présidai au passage de la plupart de mes hommes ; puis, accablé de fatigue, je laissai à Bombay le soin d’amener les autres et le reste de la cargaison.

Le village où nous devions camper se trouvait au bord d’une lagune, dont l’eau morte et fangeuse fumait sous les rayons du soleil. Cette place, que l’inondation couvrait tous les ans pendant quatre ou cinq mois, n’était habitée que dans la saison sèche, et seulement par les Vouaghénya, qui sont à l’épreuve de la fièvre.

Vainement, ce soir-là, j’attendis Bombay ; et, lorsqu’il arriva le lendemain, au milieu du jour, Asmani, Mabrouki et un autre avaient déserté avec armes et bagages. Dès que j’avais été hors de vue, ledit Bombay avait déchargé le canot, puis était revenu à l’établissement pour faire une orgie de bière. Mon lit, ma cantine, mes provisions, ma boîte pharmaceutique étaient dans la pirogue. Ce fut en grande partie à leur absence que je dus le violent accès de fièvre dont je fus attaqué, après avoir couché sur cette rive insalubre.

Malade ou non, j’étais décidé à partir ; et à une heure je me mis en marche pour aller rejoindre Tipo, qui avait passé la rivière un peu plus bas. Nous traversâmes beaucoup de villages dont les femmes étaient occupées soit à prendre du poisson dans les lagunes, soit à faire de grands vases destinés à contenir l’huile de palme.

Presque toutes les cases avaient un cochon attaché à l’un des montants de la porte, et l’odeur de ces animaux, celle du poisson gâté, de la fange, etc., composaient un bouquet d’Afrique d’une senteur inimaginable.

Peu de temps après notre jonction avec Tipo-Tipo, nous avions quitté le fleuve, monté une pente douce, traversé un marché au fort de la vente, et, à quatre heures de notre point de départ, rencontré le Rovoubou, large cours d’eau que nous avions traversé au moyen d’une énorme pêcherie servant de passerelle.

En beaucoup d’endroits, les pieux de l’édifice avaient plus de quarante pieds de longueur ; et d’après leur nombre, il était évident que la construction de ce piège gigantesque avait demandé un travail persévérant et bien conçu.

Arrivés sur l’autre bord, nous fîmes halte ; la caravane en profita pour prendre un bain. Quant à moi, épuisé que j’étais par la fièvre, je ne pus que m’étendre sur la berge et me reposer.

Remis en marche, nous croisâmes beaucoup de villages déserts, dont les récoltes avaient été détruites par les gens de Nyanngoué. Enfin, nous nous arrêtâmes vers neuf heures du soir, et l’on dressa le camp.

Pendant la dernière partie de l’étape, ma fièvre s’était accrue au point de me faire chanceler comme un homme ivre. À peine si je pouvais mettre un pied devant l’autre. Mes yeux en délire prenaient les pyramides blanches des fourmilières pour ma tente. Mon erreur découverte se renouvelait aussitôt ; j’espérais que cette fois il n’y avait pas de méprise, et, d’illusion en illusion, j’avançais, bien que n’en pouvant plus.


Poteries du Manyéma.

Le lendemain, j’allai un peu mieux ; mais la fatigue fut très grande ; j’avais les pieds si écorchés que je fus obligé de fendre mes bottes.

Nous arrivâmes chez Roussoûna le 29, après avoir traversé un pays excessivement fertile, où le mpafou, l’arbre à copal, le chêne africain, le tek et autres essences précieuses étaient en grand nombre. À un endroit, nous avions rencontré un massif de muscadiers ; et, sur une longueur de quarante à cinquante pas, le sol était littéralement couvert de muscades.

Une affaire, dont le résultat aurait pu être beaucoup plus grave, se produisit pendant cette marche. Des gens de Nyanngoué, qui allaient chercher du cuivre chez Tipo, s’étaient joints à nous ; ils furent reconnus par les indigènes pour d’anciens ennemis, ce qui nous fit adresser une volée de flèches.

Le désordre se mit immédiatement dans la caravane, et deux ou trois des naturels furent tués avant qu’on pût entrer en explication. Mais Tipo arriva, et les habitants se rassurèrent ; quelques-uns cependant ne se remirent de leur frayeur que lorsque, étant parvenu à les faire asseoir autour de moi, je leur eus garanti qu’ils n’avaient rien à craindre.


Roussoûna et l’une de ses femmes.

Tipo-Tipo condamna les gens de Nyanngoué à payer le prix du sang, leur donnant pour motif que c’était à la faute qu’ils avaient commise, en se mettant à la tête de la caravane, que l’affaire était due. Je fus enchanté, non seulement de cette sentence, mais encore de voir les conducteurs de la bande donner une bastonnade en règle à d’autres gens de Nyanngoué qui avaient profité du tumulte pour commencer le pillage.

Notre camp fut établi à deux milles de la résidence de Roussoûna. Celui-ci vint avec son frère et une demi-douzaine de ses femmes passer près de nous les deux jours de notre halte. Il me fit pendant ce temps-là de fréquentes visites, amenant chaque fois une épouse différente. Depuis que j’étais en Afrique, je n’avais pas encore vu d’aussi jolies femmes que les siennes. À leur jupe de tissu d’herbe s’ajoutait une écharpe de même étoffe qui leur couvrait la poitrine.


Sous-chef de Roussoûna.

Le second jour, n’ayant plus ni crainte, ni timidité à mon égard, elles vinrent me voir toutes ensemble. Bientôt assises autour de moi, elles regardèrent mes images, mes bibelots ; puis, se familiarisant de plus en plus, elles relevèrent mes manches, ensuite mes jambières pour voir si mon visage seul était blanc, et finirent par se montrer si curieuses que j’en vins à craindre qu’elles ne me déshabillassent tout à fait. Pour éviter cela, j’envoyai chercher des cauris et des perles que je leur jetai, à qui les aura ; et leur attention fut détournée de mes particularités physiques.

Quand il venait me voir, Roussoûna apportait son siège, un grand escabeau, joliment sculpté, et mettait ses pieds dans le giron de sa femme : assise par terre, l’épouse lui servait de tabouret.

Pendant son séjour dans notre camp, il reçut la visite de l’un de ses sous-chefs qui arriva suivi de ses porte-boucliers, et d’une femme ayant à la main une lance où pendait une peau de colobe, en guise d’étendard. Les boucliers, ornés de perles et de cauris, étaient eux-mêmes bordés d’une frange de peau de singe noir.

Roussoûna, également en grande pompe, alla recevoir son visiteur à quelque distance du camp ; et tous les deux eurent avec Tipo et les Arabes qui voyageaient avec nous une conférence dans laquelle on se jura de part et d’autre une éternelle amitié. Après cela, il fut loisible à la caravane de continuer sa route vers le camp de Tipo, que nous atteignîmes sans plus d’aventures le 3 septembre.

La résidence privée de Roussoûna — le village que celui-ci habitait seul avec ses femmes — se trouvait sur la route ; elle consistait en deux rangées de huttes carrées et bien bâties : vingt cases sur chaque file ; et, au centre, la maison du maître, plus grande que toutes les autres. Chaque demeure renfermait environ quatre épouses. La mère de Roussoûna avait l’agréable tâche de maintenir la concorde parmi ses cent vingt brus.

CHAPITRE XXI


Camp de Tipo-Tipo. — Visite de Kassonngo. — Gens envoyés au Lomâmi. — Je deviens armurier, rebouteur, fabricant de savon. — Kassonngo chez lui. — Informations touchant le lac Sânnkorra. — Route fermée. — Motif pour ne pas employer la force. — Trois guides. — Esclaves du Manyéma. — Augmentation du nombre des esclaves au centre de l’Afrique. — Fourmis considérées comme friandise. — Manière de les prendre. — Départ de chez Tipo. — Vallées des affluents du Lomâmi. — Village de Kifouma. — Une case élégante. — Générosité et gratitude. — En conflit avec le guide. — Hostilités. — Boxeur contre archer. — Paix conclue. — Pays dévasté. — Kassennghé. — Foule assistant à mes repas. — Kouaroumba.


L’établissement de Tipo, situé sur une éminence et fort bien distribué, mais n’étant que provisoire, n’offrait pas de ces vastes habitations que j’avais rencontrées dans les autres factoreries. Néanmoins les traitants y avaient de bonnes demeures, et l’on m’en donna une très confortable, composée de deux petites pièces et une salle de bain. J’eus en outre des hangars pour mes serviteurs et pour ma cuisine.

Avant de nous préparer à traverser le Lomâmi, nous avions à recevoir la visite de Kassonngo, le chef du district, qui s’était fait annoncer pour le surlendemain. Ce jour-là, dès le matin, Tipo-Tipo, ses chefs de bande, les gens de Nyanngoué et moi nous nous mîmes en aussi grande tenue que possible, — j’avoue que la mienne avait peu du costume de gala, — et à huit heures nous nous rendîmes à une grande halle, vaste hangar, qui servait de salle de réunion.

Immédiatement arriva un homme de Kassonngo, un maître des cérémonies, qui avait à la main une grande canne sculptée, comme insigne de sa charge. Ce fut le signal du rassemblement des porteurs et des esclaves, ainsi que des habitants des villages voisins, qui se pressèrent en foule pour voir le spectacle.

Le maître des cérémonies repoussa les curieux de manière à laisser une distance respectueuse entre la vile multitude et la salle de réception ; puis les chefs de village arrivèrent, tous suivis de porte-boucliers et d’hommes armés de lances, ceux-ci plus ou moins nombreux, selon le rang du personnage. Quelques hauts dignitaires, pénétrés de leur grandeur, étaient accompagnés de tambours.

Chaque nouvel arrivant fut conduit à l’entrée de la halle, où nous étions assis les Arabes et moi ; son nom et son titre étaient alors proclamés par le maître des cérémonies, qui lui désignait ensuite la place qu’il devait occuper, afin d’être prêt à saluer Kassonngo.


Kassonngo.

Au bout de quelque temps employé de la sorte, une vive tambourinade, mêlée à des cris retentissants, annoncèrent l’approche du chef. En tête du cortège apparurent alors une demi-douzaine de tambours ; derrière eux étaient trente ou quarante hommes armés de lances, suivis de six femmes portant des boucliers ; puis Kassonngo accompagné de ses frères, de l’aîné de ses fils, de deux de ses filles et de quelques fonctionnaires ; enfin des lances, des tambours et marimebas.

Arrivé à l’entrée de la halle, le cortège forma un cercle, et Kassonngo, en grand costume, exécuta une sorte de gigue avec ses deux filles. Il était coiffé d’un mouchoir crasseux, habillé d’une jaquette et d’un jupon de drap jaune et rouge, ornés de fourrure de singe, costume que lui avait fait l’un des hommes de Tipo.


Tambour.

Bouclier.

Le ballet terminé — il avait duré à peu près un quart d’heure — Kassonngo entra dans la salle. J’eus avec lui un long entretien, dans lequel je lui exprimai le désir que j’avais de traverser le Lomâmi, pour atteindre le Sânnkorra. Je savais, lui dis-je, que la route présentait peu de difficultés, et que, au bord du lac, je rencontrerais des gens qui possédaient de grands bateaux ; mais que pour traverser le territoire qui s’étendait sur la rive gauche du Lomâmi, il me fallait obtenir la permission du chef.

Kassonngo m’offrit tout d’abord d’aller personnellement traiter l’affaire ; mais plus tard, pensant qu’il était trop vieux pour se mettre en voyage, il décida qu’il enverrait avec moi quelques-uns de ses gens qui parleraient en son nom, et m’obtiendraient la permission voulue.

Il me questionna longuement sur ma nationalité, sur ce qui m’amenait chez lui, etc. Je répondis que c’était d’Angleterre que venaient l’étoffe et les autres objets apportés par les Arabes ; que j’avais pour but de visiter les peuples qui achetaient ces articles, afin de pouvoir dire à mon Sultan ce dont ils avaient besoin, pour que le commerce pût se développer, au grand bénéfice des deux pays.

Après le départ du chef, départ qui eut lieu avec le même cérémonial que l’arrivée, je demandai à Tipo de me prêter quelques-uns de ses gens qui se joindraient aux miens pour accompagner les hommes de Kassonngo au Lomâmi ; cela me fut accordé.

Le lendemain, la bande se mettait en marche, et je m’installais de manière à prendre quelques jours de repos.

Je n’en fus pas moins très occupé pendant ce temps-là. Tous les mousquets dont les batteries étaient brisées me furent apportés pour que je les remisse en état ; tous les gens qui avaient la fièvre ou la dysenterie m’appelèrent en consultation. J’eus même à pratiquer une opération chirurgicale sur un homme qui, en chassant avec des lingots de cuivre, s’était mis toute la charge dans la main. L’extraction des lingots ayant été faite, j’appliquai des attelles aux doigts fracturés, je recouvris tout l’appareil d’huile phéniquée, et à mon départ je laissai le malheureux en bonne voie de guérison.

Non contents de m’avoir fait armurier, médecin, chirurgien, ils me prièrent de leur fabriquer du savon, ayant entendu dire que les Anglais employaient l’huile de palme à cet usage. N’ayant pas de confiance dans le résultat, je ne me souciais pas de me livrer à cette entreprise ; mais ils me harcelèrent tellement que je finis par consentir ; et en me donnant beaucoup de peine, je réussis à leur faire une espèce de savon mou, me servant pour cela d’huile de palme et d’une lessive faite avec des tiges de maïs.

Deux jours après, j’allai rendre à Kassonngo la visite qu’il nous avait faite ; je le trouvai assis sur la place de son village : une pelouse entourée de logis confortables et de bonne grandeur. Le vieux chef était vêtu simplement d’étoffe d’herbe faite par ses femmes ; il était propre et avait l’air beaucoup plus respectable que dans sa toilette de cérémonie.

Parmi son entourage se trouvaient des individus qui arrivaient du lac Sânnkorra ; ils me dirent que des marchands y étaient venus à une époque récente ; et en témoignage de la vérité de leurs paroles, ils me montrèrent de l’étoffe neuve et des perles qu’ils avaient achetées là-bas, étoffe et rassade complètement différentes de celles qu’on apporte de Zanzibar.

Une autre preuve, peu agréable pour moi, était la dépréciation des cauris, due à la grande quantité de ces coquilles répandues dans la province par les traitants venus au lac, traitants qui, disait-on, portaient des chapeaux, des pantalons et avaient de grands canots où deux arbres (deux mâts) étaient plantés.

Sur ces entrefaites, mes hommes revinrent du Lomâmi ; la réponse qu’ils rapportaient fit évanouir l’espoir que j’avais eu d’atteindre aisément le lac mystérieux. « Jamais aucun étranger ayant des fusils, avait dit le chef, n’avait mis le pied sur son territoire, et pas un seul n’entrerait chez lui avec des armes, qu’en s’ouvrant un chemin par la force. »

J’aurais certainement obtenu de Tipo, et des marchands de Nyanngoué, assez d’hommes pour me frayer la route, les armes à la main ; mais il était de mon devoir de ne pas exposer une seule vie pour cet objet. Le mérite d’une découverte quelconque aurait été irréparablement terni si une goutte de sang indigène eût été répandue, en dehors du cas de légitime défense.

La voie directe m’étant fermée, je demandai s’il n’était pas possible de gagner le Sânnkorra par un détour. Tipo avait entendu dire que des Portugais étaient venus jusqu’aux environs de la capitale de l’Ouroua, située à une trentaine de jours de marche, à notre sud-ouest. Comme preuve du fait, il me montra un habit militaire acheté à un indigène, qui disait l’avoir reçu d’un homme blanc trouvé en compagnie de Kassonngo, chef de ladite province.

Après en avoir longuement parlé avec mon hôte, après avoir soigneusement pesé le pour et le contre, je résolus de me rendre dans l’Ouroua, d’y chercher les hommes blancs, que je présumais être venus du lac, puis de gagner le Sânnkorra, en me dirigeant à l’ouest du territoire que l’on m’avait interdit.

Lorsque j’eus pris cette décision, Tipo m’offrit les services de trois guides vouaroua qui étaient venus du sud avec lui. C’était d’abord Mona Kassannga, fils d’un chef de village des rives du lac Kohouammba, et qui lui-même occupait de hautes fonctions dans son pays ; ensuite Mou Nchkoulla, un des notables de Mou kalommbo ; enfin Konngoué, sans position particulière.

Le montant du salaire et des relations fut arrêté, et, suivant la coutume, payé d’avance à Mona Kassannga, l’homme important du groupe.

J’eus par ces guides des informations relatives à trois lacs peu éloignés de l’établissement : l’Iki, le Mohrya, qui renfermait, disait-on, des cases bâties sur pilotis, et le Kassali, où il y avait des îles flottantes.

Ces renseignements furent d’abord pour moi à peu près lettre morte, mes guides n’ayant qu’une connaissance fort incomplète du Kisouahili ; mais plus tard je les trouvai d’une grande valeur.

Outre ces guides indigènes, Tipo me donna un de ses chefs de bande qui avait l’ordre de m’accompagner pendant dix jours.


Guides.

Le seul mauvais côté de l’établissement de mon hôte, mais côté bien sombre, était la quantité d’hommes enchaînés et la fourche au cou que mes yeux rencontraient à chaque détour, Ces malheureux, toutefois, étaient bien nourris, et, à part leur esclavage, ils n’avaient pas la vie dure.

Tipo-Tipo et beaucoup d’Arabes m’ont assuré qu’ils seraient heureux de trouver un autre genre de transport que le portage à dos d’homme ; mais ne regardant pas en principe le commerce des noirs comme un péché, ils emploient le seul moyen qu’ils connaissent, c’est-à-dire l’esclave.

Très peu de Manyémas sont exportés comme objets de vente ; on les garde pour emplir les harems, pour cultiver les fermes qui entourent les établissements, ou pour servir de porteurs. Quand elle arrive au Tanganyika, la bande composée de captifs du Manyéma est diminuée de moitié : cinquante sur cent ont pris la fuite. La plupart de ceux qui restent sont vendus dans l’Oudjidji et dans l’Ounyanyemmbé ; de telle sorte que bien peu atteignent la côte.


Village de Manyéma.

Néanmoins les captures se multiplient par suite du grand nombre de traitants qui s’établissent dans l’intérieur, et qui croient ajouter à leur dignité en possédant beaucoup d’esclaves.

Je quittai l’établissement de Tipo-Tipo le 12 septembre, après la somme d’ennuis habituels — porteurs se cachant ou se disant trop faibles pour se charger de leurs ballots — et à la fin de l’étape il me fallut envoyer chercher les hommes et les bagages qui étaient restés en arrière.

Dans la nuit, deux de mes gens prirent la fuite ; mais ayant assez de monde pour porter la cargaison, je partis sans eux, ne découvrant que plus tard qu’ils m’avaient emporté une caisse de cartouches Snider. Ils avaient été poussés à ce vol par Saïd Mézroui, qui, de son côté, avais laissé par hasard à Nyanngoué un raïfle que je lui avais prêté quelque temps avant.

Pendant quelques jours, la route nous fit traverser un pays populeux, croiser de grands villages bien bâtis, dont les cases très propres, alignées sur plusieurs rangs, formaient de longues rues où des arbres à étoffe s’élevaient des deux côtés. Toutes ces rues, orientées de même, couraient de l’est à l’ouest ; je n’ai jamais pu savoir pourquoi[71].

En général, on paraissait bien disposé à notre égard ; les chefs nous apportaient du grain, ou des termites boucanés que les indigènes mangent avec leur épaisse bouillie, pour suppléer au manque de viande, celle-ci étant rare dans la contrée.

Ces termites sont recueillis d’une façon ingénieuse : une légère charpente faite avec des roseaux ou des brindilles est établie au-dessus de la fourmilière et couverte de feuilles habilement réunies au moyen de leurs côtes médianes, accrochées l’une à l’autre[72]. On laisse une très petite ouverture au sommet du toit, et l’on creuse au-dessous une fosse circulaire d’un pied de diamètre et de deux pieds de profondeur.

Quand les fourmis ailées sortent de leur demeure, au moment de l’émigration, elles se dirigent vers l’ouverture, s’y pressent, retombent dans la fosse où elles perdent leurs ailes et d’où elles ne peuvent plus sortir. Le lendemain matin, elles sont recueillies par les indigènes, qui les font sécher au-dessus d’un feu lent pour les conserver[73].

Dans tout le pays, l’élaïs est commun, et, parfois, d’une abondance extraordinaire.


Ville de termites.

Chaque jour, après deux ou trois heures de marche, l’homme de Tipo déclarait que la station suivante était beaucoup trop loin pour qu’on pût l’atteindre avant une heure tardive, bref qu’il fallait dresser le camp où l’on était alors. On lui avait simplement donné l’ordre de m’accompagner pendant dix jours, sans désignation d’un lieu quelconque ; et il avait intérêt à faire des étapes aussi brèves que possible.

Tous les affluents du Lomâmi, affluents dont le pays est entrecoupé, se sont creusé, dans le plateau presque horizontal que nous traversions, des vallées étroites, ombragées par des arbres énormes. Les sombres profondeurs de ces gorges renferment les plus jolies mousses, les plus charmantes fougères qu’on puisse imaginer.

Parfois l’un des flancs de la vallée, rapide et nu comme une falaise, montrait la formation du terrain : au sommet, une couche d’humus peu profonde sur un lit de sable d’environ quatorze pieds d’épaisseur ; puis un banc de cailloux roulé de quartz et de granit, d’une puissance de cinquante à soixante-dix pieds, reposant sur le granit massif. Ça et là, le banc de galets était divisé par une tranche de grès tendre et jaunâtre de dix pieds d’épaisseur ; et à l’exception de la roche granitique, qui formait une ligne irrégulière, toutes les strates étaient horizontales.

L’homme de Tipo-Tipo nous avait quittés depuis deux jours, quand nous atteignîmes le village de Kifouma. À notre approche, tous les habitants avaient pris la fuite ; mais l’évidence de nos intentions pacifiques en ramena bientôt quelques-uns.

Le chef vint à moi, et alla jusqu’à m’offrir sa demeure : une case élégante, d’une propreté admirable. C’était une maisonnette de dix pieds carrés ; un lit, fait avec des éclats de pétiole de raphia, y tenait une grande place.


Demeure du chef de Kifouma.

La maison avait deux portes, toutes les deux, surtout celle de la façade, étaient des échantillons de menuiserie d’une facture surprenante : chacune à deux battants montés sur pivots et se rejoignant par deux feuillures d’une excellente exécution. Des sculptures, lisérées de rouge, de blanc et de noir, décoraient la porte principale qui, pour montants, avait des colonnettes également sculptées.

Le parquet, formé d’argile battue, et poli jusqu’à être glissant, était élevé de dix-huit pouces au-dessus du sol. Les murs avaient sept pieds de haut ; ils étaient en boiserie avec colombage, c’est-à-dire faits avec des perches, mises à un pied de distance, et ayant entre elles de fortes plaques de bois maintenues par des lattes.

La toiture, un dôme à sommet conique, n’avait pas moins de vingt pieds d’élévation à l’intérieur, où les baguettes flexibles, dont se composait la charpente, allaient s’implanter, au faîte, dans les mortaises d’une plaque de bois ronde, peinte en noir et blanc et décorée de sculptures. Deux ou trois rangs de baguettes horizontales reliaient toutes les solives et consolidaient l’ensemble. Sur cette carcasse, de grandes herbes fines avaient été placées horizontalement, en couche parfaitement unie ; enfin un chaume, d’environ deux pieds d’épaisseur, recouvrait le tout et descendait jusqu’à terre. Ce chaume, également très lisse, était disposé au-dessus de chaque entrée, de manière à former un porche.

Dans la nuit, un raïfle et un sac de cartouches me furent volés. J’en parlai au chef ; il déclara ne rien savoir de l’affaire et me supplia de ne pas détruire son village à cause de ce vol. Je n’en avais nullement l’intention, je m’empressai de le lui dire. Il ne pouvait pas croire à tant d’indulgence ; et quand il vit que je partais sans avoir rien pris ni brûlé, sa joie ne connut plus de bornes. Pour me témoigner sa gratitude, il vint me trouver à la station suivante avec des chèvres dont il me fit présent. Je n’acceptai qu’une de ces bêtes, et lui donnai quelque chose en retour ; alors il s’agenouilla, et se couvrit de fange en signe de reconnaissance.

« Les Anglais, lui dis-je, ne punissent pas indistinctement. Chez eux, l’innocent ne paye pas pour le coupable. Si le voleur avait été découvert, je me serais contenté de lui reprendre le raïfle et les cartouches et de le faire fouetter d’importance. » Le pauvre chef n’avait jamais entendu parler d’une telle miséricorde. Les habitants du pays, me dit-il, ne connaissent pas d’autres étrangers que ceux qui viennent faire commerce d’hommes ; ceux-là saisissent tous les prétextes de guerre, afin de piller les villages et de se procurer des esclaves ; c’était pour cela que ses sujets avaient fui à notre approche.

Nous suivîmes encore le Lomâmi pendant quelque temps ; puis mon guide douta du chemin et s’efforça de tourner à l’est.

Un jour, après beaucoup d’ennuis, la route ayant été déclarée perdue et retrouvée trois fois en une heure, ma patience fut tellement à bout que je résolus d’aller droit au but, sans m’inquiéter de ce qu’en penseraient les guides.

D’abord personne ne me suivit. J’avançai, toujours seul ; puis je m’arrêtai pour voir la tournure que prendraient les choses ; et m’asseyant, je fumai tranquillement ma pipe. Quatre de mes hommes vinrent bientôt me dire que je prenais le mauvais chemin ; je répondis que le bon chemin était celui qui allait dans la direction que je voulais suivre. Ils me quittèrent, et je continuai ma route.

Vint ensuite Bombay, qui essaya de m’effrayer en déclarant que tous mes hommes m’abandonneraient si je persistais dans la voie que j’avais prise. « Et où iront-ils, vieux fou ? » lui demandai-je. Il insista pour me faire retourner, disant qu’il fallait suivre les Kiranngosis. Je refusai net. Au bout de quelque temps, je vis arriver toute la bande ; et le soir nous atteignîmes un village situé au bord du Loukadzé, qui est un bras du Lomâmi.

Les guides affirmèrent alors que nous étions dans une impasse formée par un détour de la rivière, et qu’il nous faudrait rebrousser chemin. Envoyés à la découverte, ils rapportèrent que le sentier n’aboutissait qu’à un abreuvoir, ce qui confirmait leur premier dire. Le rapport sonnait tellement faux que je n’en tins aucun compte ; et vingt minutes de marche nous conduisirent, par ledit sentier, à une pêcherie, qui formait un excellent pont.

Nous couchâmes près de la berge. Le lendemain, comme nous venions de passer la rivière, j’aperçus des indigènes qui allaient et venaient dans les grandes herbes. Tout ce que je pus faire pour les décider à venir près de moi fut inutile. Peu de temps après, j’étais en avant avec deux ou trois de mes hommes ; nous cherchions la route quand des flèches, parties d’une jungle étroite, vinrent nous surprendre d’une façon désagréable. L’une d’elles m’effleura l’épaule ; je découvris derrière un arbre celui qui me l’avait adressée, et me mis à sa poursuite.

Favorisé par le sort, j’atteignis mon homme, qui, en fuyant, avait fait un faux pas, suivi d’une chute. Avant qu’il fût debout, je lui administrai la plus belle volée de coups de poing qu’il eût jamais reçue ; je lui brisai son arc et ses flèches ; puis lui montrant ses camarades, groupés à une certaine distance, je l’aidai considérablement à les rejoindre par une forte propulsion à l’arrière.

En face de nous, un corps nombreux d’indigènes occupait la route et semblait disposé à l’attaque ; mais je fis des signes d’amitié, j’offris des perles ; et, après quelque hésitation, la bande vint à moi d’un air bienveillant, puis nous conduisit à Kassenghé. C’était là que résidait le chef, auquel un de nos conducteurs nous présenta, en exécutant avec les autres une sorte de danse guerrière.

J’appris alors que, un peu en aval du point où nous nous trouvions, le Loukadzé rejoignait le Lomâmé, dont il n’était qu’une branche, d’où il résultait que nous étions dans une île.

Le village de Kouarammba, qui nous avait été désigné comme l’une de nos stations, était voisin ; si donc j’avais écouté Mona Kassannga, mon premier Kiranngosi, j’aurais fait fausse route.

Non content des ennuis qu’il m’avait causés pendant la marche, ce précieux personnage commença à prendre des airs d’autorité, et, le lendemain, il refusa de partir sous prétexte que lui et sa femme avaient besoin de repos. À mes observations, il répondit qu’étant le fils d’un chef, il était habitué à faire ce qu’il voulait ; quand il voyageait avec les Arabes, on s’arrêtait chaque fois que tel était son désir.

Sa qualité d’interprète me mettant sous sa dépendance, je fus obligé de souscrire à sa demande ; et le jour suivant, étant pris de la fièvre, je ne fus pas fâché de rester tranquille.

Remis en marche, nous retraversâmes le Loukadzé sur un pont de même nature que le précédent ; puis une longue étape nous conduisit à un village populeux. Les habitants n’avaient jamais vu d’homme à peau blanche ; ils se rassemblèrent en foule autour de moi, ouvrant de grands yeux et exprimant sans réserve tout ce que leur suggérait mon extérieur, mes manières, ma façon de manger, etc. Dans le cercle qui assista à mon souper, il devait y avoir plus de cinq cents personnes ; beaucoup de leurs observations furent sans doute peu flatteuses ; mais ignorant la langue du pays, je ne ressentis nul embarras de cette libre critique.

Le lendemain nous atteignîmes la résidence de Kouaroumba, l’un des grands vassaux du monarque de l’Ouroua ; et comme il n’était permis à aucun étranger de passer la nuit près du chef, nous allâmes nous établir dans le vallon boisé qui se trouvait juste au delà du village.


Passage du Loukadzé.

Kouaroumba vint dans l’après-midi me faire une visite ; il me parut être un vieil ivrogne crasseux, dépourvu de sens. Je ne pus obtenir de lui aucune information ; mais j’appris de quelques-uns des hommes de sa suite, que des gens qui avaient des fusils et des parasols, et qu’on appelait Vouasoungou[74], bien qu’ils n’eussent pas la peau blanche, s’étaient battus, deux mois avant, à peu de distance du village. Ces Vouasoungou étaient ensuite retournés près du grand chef de l’Ouroua, dans les États duquel nous venions d’entrer.

En sortant de chez Kouaroumba, je m’aperçus de l’insistance que mettait notre guide à vouloir nous conduire au levant, sans que je pusse m’expliquer pourquoi. Je repris la ligne que je voulais suivre ; et après avoir passé la nuit dans la jungle, nous arrivâmes à un grand village appelé Kammhouahoué, dont les habitants étaient vêtus, tatoués et coiffés comme les Vouagouhha.

Bien que nous fussions campés en dehors du village, les femmes et les enfants nous apportèrent des vivres tout le long du jour. Les hommes vinrent aussi, mais simplement pour causer avec nous. En jasant, l’un d’eux offrit de me conduire à la capitale de l’Ouroua, qui, disait-il, n’était pas à plus de trois ou quatre jours de marche.

Tout semblait être couleur de rose, et je rentrai dans ma tente avec le doux espoir de faire le lendemain une longue étape en route directe ; mais toutes mes espérances devaient être trompées.

CHAPITRE XXII


Hostilité des indigènes. — La caravane est attaquée. — Préparatifs de combat. — Échange de projectiles. — Blessure d’un personnage important. — On parlemente. Rupture des négociations. — Départ. — Trahison. — Attaque d’un village. — Fuite des habitants. — Le fort Dinah. — Barricades. — Prisonniers de guerre. — Un ange de paix. — Explications. — Cause de l’attaque. — Repas de deuil. — Figures peintes. — Ruse de mon guide. — Eau verte pour rafraîchissement. — Mona Kassannga nous abandonne. — Réception d’un chef. — Autre guide original. — Manufacture de sel. — Marche dans un marais.


Comme on allait partir, je ne trouvai pas ma chèvre, qui ordinairement couchait à mes pieds, et qui, dans tous les cas, était toujours la première à m’offrir ses respects. Aux questions que j’adressai, on répondit que, la veille au soir, Dinah avait été aperçue entre le village et le camp. Sur ce, je pris avec moi deux de mes hommes, plus un des guides, et nous nous rendîmes au village pour y chercher ma bête. Nous avions tant de confiance dans les bonnes dispositions des naturels, que nous n’étions pas armés.

Je dis aux premiers villageois que nous rencontrâmes la perte que j’avais faite, et promis une récompense à qui me ramènerait ma chèvre ; mais je n’obtins pas de réponse. Il était évident que l’on pensait au combat : toutes les femmes avaient disparu, et il y avait beaucoup plus d’hommes sous les armes que ne le comportait l’étendue du village.

Ceux qui n’avaient pas voulu me répondre s’étaient éclipsés ; d’autres villageois, placés à peu de distance, commencèrent à nous envoyer des flèches. À ce moment-là, fort heureusement, arrivèrent plusieurs de mes hommes qui avaient des fusils ; et passant derrière moi, Djoumah me mit dans la main mon fidèle raïfle à douze coups.

J’envoyai au reste de ma bande l’ordre de me rejoindre sur-le-champ avec tous les bagages. Le bivouac n’était pas abandonné, que les indigènes y mettaient le feu. Je plaçai la plupart de mes hommes derrière les huttes, qui les abritèrent, je postai les autres de façon à empêcher l’ennemi de nous prendre en flanc, et je me rendis avec les guides sur la place du village. Arrivé là, je demandai pourquoi on nous attaquait, nos intentions étant toutes pacifiques. Pour seule réponse, on nous envoya une grêle de flèches. Très surpris de n’être pas touché, et ne pouvant obtenir d’explication, je vins retrouver ma caravane. À ce moment, un corps d’environ cinq cents hommes, qui avait été mis en embuscade sur la route que nous devions prendre, rejoignit les villageois.

Encouragés par ce renfort, ainsi que par notre paisible attitude, les indigènes se rapprochèrent et commencèrent à nous jeter des lances. L’affaire devenant sérieuse, je permis, bien qu’à regret, de tirer plusieurs coups de feu. L’une des balles, heureusement, frappa à la jambe l’un des notables qui se croyait assez loin pour n’avoir rien à craindre. Cet événement fit une impression tellement grande, que le chef proposa aussitôt d’entrer en pourparlers ; j’acceptai avec joie.

Après quelques discours, il fut convenu que la chèvre serait retrouvée et rendue ; que le chef recevrait, en cadeau, un morceau de drap rouge ; que Bombay ou Bilal ferait avec lui échange de sang ; que l’on nous donnerait des guides, et que nous partirions en paix.

J’allai immédiatement chercher l’écarlate, que je présentais au chef, quand arriva un de ses confrères, avec une nombreuse armée :

« N’accorde pas la paix à ces gens-là pour un morceau d’étoffe, dit l’arrivant, tu serais fou. Nous sommes assez forts pour les battre ; nous pouvons facilement avoir toute l’étoffe, toutes les perles qu’ils possèdent ; les prendre eux-mêmes, les tuer ou en faire des esclaves. Combien sont-ils ? tu peux compter leurs dizaines sur tes doigts ; tandis que pour compter les nôtres il faudrait plus de mains que nous ne pourrions en dire le nombre. »

Malheureusement ces conseils prévalurent ; les négociations furent rompues, les flèches recommencèrent à pleuvoir. Je me décidai alors à brûler une case et fis dire au chef que si les hostilités ne cessaient pas immédiatement, je mettrais le feu à tout le village, et ferais connaître aux habitants la force de nos balles.

Cet acte décisif nous obtint la permission de partir, mais seulement par un chemin contraire à celui que je voulais prendre. Toutefois, mes guides m’assurant qu’il y avait sur cette route un village dépendant d’une autre chefferie, village où nous serions bien reçus, j’acceptai la route que l’on m’imposait et je donnai l’ordre du départ.

Le chemin traversait des fouillis d’herbes et de broussailles, des plaines découvertes, lisérées de jungles épaisses ; nous marchions entourés d’une foule hurlante, qui, dans tous les endroits où nos balles auraient pu l’atteindre, se tenait hors de portée, mais qui se rapprochait et tirait sur nous dès qu’elle était sous bois. Le sifflement produit par les grandes flèches passant entre les arbres causaient une sensation déplaisante.

Toutefois, bien que la volée fût copieuse, aucun de mes hommes ne fut blessé. Je ne permis donc pas de tirer un seul coup de feu, résolu que j’étais à ne pas répandre le premier sang.

Il y avait à peu près une heure que nos assaillants s’étaient retirés, quand nous atteignîmes une jungle que traversait un ruisseau ; la journée finissait. Le village qui devait être pour nous un lieu de refuge se trouvait de l’autre côté de la rivière. Je m’y rendis avec les guides, et fis demander si l’on pouvait nous recevoir. Là aussi, pour toute réponse, on nous envoya des flèches.

Je revins chercher mes hommes ; Djoumah, Sammbo et un ou deux soldats répondirent seuls à l’appel. Nous déchargeâmes nos fusils à l’encontre de l’attaque ; et nous jetant dans la jungle, nous tournâmes le village, où nous rentrâmes d’un côté, pendant que les indigènes sortaient de l’autre.

Le reste de mes braves, à l’exception de quatre ou cinq qui gardaient les bagages, prirent la fuite ; ils en furent punis par une justice distributive qui les pourvut de queues artificielles, ressemblant beaucoup à des flèches.

L’ennemi allait revenir, je le savais ; il fallait être prêt à le recevoir ; nous n’avions pas de temps à perdre. Je donnai l’ordre d’apporter sur-le-champ toute la cargaison dans le village. Bientôt reparurent nos fuyards, qui, nouveaux Falstaffs, commencèrent à vanter leurs exploits et les hauts faits bien plus merveilleux qu’ils allaient accomplir. Mais ce n’était pas le moment de causer, et j’envoyai mes héros, aussi bien que les autres, travailler aux fortifications.

Quatre huttes, placées au centre du village, formaient à peu près un carré ; j’y fis pratiquer des meurtrières et les réunis au moyen d’une palissade construite avec les portes et les pieux des autres cases, que j’avais fait abattre pour empêcher l’ennemi de s’y abriter.

En dedans de la barricade, on creusa une tranchée que l’on recouvrit d’un toit ; et, bien que plusieurs volées de flèches nous eussent dérangés dans nos travaux, le point du jour nous trouva en état de défense.

La situation était grave ; il était certain que nous ne pourrions en sortir qu’en répondant au feu des indigènes. Pendant deux jours, on ne cessa pas de tirer sur nous ; cinq ou six de mes hommes furent blessés en allant puiser de l’eau ; mais quand il y eut de leur côté, non seulement des blessés, mais deux ou trois morts, les naturels commencèrent à craindre les fusils, et n’approchèrent plus de notre blockhauss, que j’avais appelé Fort-Dinah, en mémoire de ma pauvre chèvre.


Fort-Dinah.

Je fis alors faire des reconnaissances ; mes éclaireurs trouvèrent des barricades fermant tous les sentiers ; mais pas une n’était défendue, et mes gens les détruisirent sans peine. Le troisième jour, une de mes escouades, étant allée plus loin, prit une femme et deux hommes qu’elle ramena au camp. La femme était parente de Mona Kassannga ; je l’envoyai, ainsi qu’un des autres prisonniers, dire aux naturels que je désirais la paix, non la guerre. Elle revint le lendemain matin avec un chef du voisinage, qui était aussi parent de Mona Kassannga, et la paix fut bientôt conclue.

Nous quittâmes Fort-Dinah le 6 octobre. Dans les villages que la route nous fît traverser, beaucoup de huttes temporaires qui avaient été construites pour les guerriers venus des environs, avec l’espoir de se partager nos dépouilles, étaient encore debout ; mais la population avait repris ses habitudes ; les enfants et les femmes couraient à côté de ma bande en riant et en babillant.

Le soir, je vis arriver au bivouac le chef du district ; il amenait des chèvres et apportait un rouleau d’étoffe du pays, étoffe d’herbe, qu’il me présenta pour m’indemniser de l’attaque que j’avais subie sans motif. J’acceptai une de ses chèvres, en signe d’amitié ; et, à mon tour, lui donnant des perles, je lui fis observer que, contrairement aux autres chefs de caravane, je ne prenais pas d’esclaves ; je ne demandais qu’à traverser le pays, et à être en bons rapports avec les habitants. Je saisis néanmoins l’occasion de lui dire que si j’étais attaqué, je me défendrais, et que nous étions assez forts pour le faire avec avantage : il le savait déjà.

Je découvris plus tard que Mona Kassannga, qui, dans ces palabres, me servait d’interprète, essaya d’exploiter cette dernière observation et d’en tirer quelque présent pour lui-même. Il est heureux que j’aie fait cette découverte, sans quoi le chef en aurait conclu que je posais pour la générosité, en n’acceptant qu’une chèvre, et que je faisais reprendre sous main le cadeau par mes gens.

Si nous avions été attaqués, c’était parce qu’une bande, appartenant à une caravane portugaise, était venue dans les environs de Kammhouahoué, s’y était livrée à tous les forfaits habituels, détruisant les villages, tuant les hommes, capturant les enfants et les femmes. Voyant que je m’occupais de ces chasseurs d’esclaves, que je m’enquérais de leur nombre, de leur costume, de leurs marchandises, de l’endroit d’où ils venaient, de la route qu’ils avaient prise, les gens du pays me crurent naturellement l’allié de ces hommes, et pensèrent que je devais les rejoindre pour prendre part à leurs atrocités.

Remis en marche, nous traversâmes les districts de Mou Nchkoullah et de Mpannga Sannga, où le chemin se déroulait sur un plateau, coupé de temps à autre par des vallées ; puis ayant franchi la chaîne de Kilimatchio, — un demi-cercle de collines granitiques de toute forme, — nous passâmes plusieurs rivières importantes qui allaient à l’est rejoindre le Loualaba, non pas la branche que Livingstone a vue sortir du lac Moéro, mais celle dont les sources ont été traversées par les pombéiros[75] qui, au commencement de ce siècle, se sont rendus de Cassangé à Têlé.

Un homme du principal village de Mpannga Sannga, homme très intelligent, offrit de me conduire au grand chef de l’Ouroua. Mon guide, pour quelque raison particulière, le dissuada de tenir sa promesse ; d’autre part, il m’affirma que, dans la direction indiquée par cet homme, les habitants étaient fort mal disposés, et que prendre ce chemin c’était vouloir se battre.

La route fut donc continuée avec Mona Kassannga ; et le lendemain, nous nous arrêtions dans un village dont le chef était une ancienne connaissance de mon guide. Naturellement il y eut séjour, pendant lequel les deux camarades s’enivrèrent en l’honneur d’un ami commun, décédé depuis trois mois.


Un natif de Mpannga Sannga.

Quand il vint me faire sa visite, le chef était dans un état peu honorable et voulut me donner des poignées de main sans nombre. Il me dit que le camp que nous occupions avait été fait par les bandits qui avaient été cause de l’hostilité des indigènes à notre égard, et que la capitale de l’Ouroua n’était pas à plus de trois ou quatre jours de marche.

Quand, à force de libations, la perte de l’ami fut suffisamment déplorée, Mona Kassannga voulut bien partir ; mais il refusa de nouveau de prendre la voie directe ; et, nous conduisant à l’est-sud-est, il nous arrêta près d’un village situé au bord du Louvidjo, grand tributaire du Loualaba.

Près de la source de cette rivière se trouve, dit-on, une grande quantité de cinabre que les indigènes emploient en guise de fard, et de la façon la plus risible. Un point rouge au bout du nez est un de leurs embellissements favoris. Quelques-uns d’entre eux se barbouillent la figure d’une sorte de terre de pipe, qui leur fait un masque blanc et qui leur donne une singulière ressemblance avec les clowns de nos cirques.

Des bracelets et des anneaux de jambe en cuivre, surtout des grains de verre portés en nombre considérable autour des bras et des chevilles, et deux cordes à plusieurs brins, mises en écharpe comme un baudrier, constituent leurs ornements.

Chez eux, la coiffure est un peu différente de celles que l’on rencontre sur les frontières de l’Ouroua, mais elle est toujours compliquée, faite avec soin et décorée d’ornements de fer.

Une nouvelle étape en fausse direction nous fit longer le côté nord de la base des montagnes de Nyoka. Toutes les citernes étaient à sec, et il nous fallut marcher, mourant de soif, jusqu’à une heure avancée de l’après-midi. Depuis notre arrivée au Tanganyika, nous étions tellement habitués à voir continuellement des rivières, tout au moins des ruisseaux, que nous n’avions pas eu la précaution d’emporter à boire.

Enfin nous atteignîmes Hanyoka, où il y avait de l’eau, une eau de la couleur et de la consistance d’une purée de bois, et qui, malgré son affreux aspect et son goût plus affreux encore, fut avalée avec bonheur.

J’eus ici l’explication de l’insistance de Mona Kassannga à nous entraîner au levant. Son père avait négligé d’envoyer le tribut à Kassonngo ; selon la coutume de celui-ci, il avait payé cette négligence du sac de son village et de l’extermination de la plupart de ses sujets ; lui et ses fils avaient été mis à mort, ce qui faisait souhaiter à mon guide de ne pas revenir dans le voisinage du désastre.

À Hanyoka, Mona Kassannga refusa d’aller plus loin ; il venait de retrouver sa mère et sa femme, et il s’enfuit avec elles en toute hâte, désireux qu’il était de mettre le plus de distance possible entre lui et Kassonngo.

Mou Nchkoulla devint alors notre premier guide ; mais comme il était l’un des sous-chefs de Moukalommbo, il voulut d’abord visiter celui-ci, qui ne demeurait pas à plus de trois milles.

À notre approche, tous les habitants sortirent de chez eux ; quelques-uns prirent Mou Nchkoulla sur leurs épaules et le promenèrent autour du village, en poussant des hurlements entremêlés d’acclamations. Quand la promenade fut achevée, on nous conduisit au lieu de campement, situé près d’une mare fangeuse, en plein soleil, et sans ombre aucune. Nous fûmes heureux de partir le lendemain pour un endroit plus convenable.

Comme nous allions nous mettre en route, Mou Nchkoulla vint avec le chef du village me demander une augmentation de salaire. Mona Kassannga, disait-il, avait reçu la majeure partie de ce que j’avais donné chez Tipo-Tipo, et maintenant que lui, Mou Nchkoulla, devenait guide principal, il devait avoir la même paye que son prédécesseur.

Il fut ensuite établi que, ce nouvel engagement étant contracté en présence du chef, celui-ci devait recevoir des honoraires. Puis Mou Nchkoulla refusa de partir sans être accompagné d’une demi-douzaine des gens de son village, qui, à leur tour, réclamèrent le prix de leurs services.

Konngoué, mon troisième guide, nous aurait conduits volontiers sans toutes ces exigences, mais il n’osait pas ; car étant d’un rang inférieur, il aurait été puni s’il avait eu l’audace de prendre le pas sur un notable.

À peine l’arrangement fut-il conclu à la satisfaction de Mou Nchkoulla, que celui-ci retourna au village pour fêter sa promotion par une orgie de bière. Le jour suivant fut également consacré au culte du Bacchus africain ; et, le troisième jour, mon guide me fut ramené dans un tel état, qu’au moment du départ, deux amis furent obligés de le soutenir.

La marche qui, le 21 octobre, nous conduisit à Mounza, nous fit gravir les collines rocheuses de Kilouala, puis traverser des plaines, ici couvertes de grands bois, ailleurs ressemblant à des parcs, arrosés de nombreux cours d’eau.

Il y avait aussi de petites collines de gneiss et de granit, usées par le temps, effritées, fendues par la pluie et le soleil, et qui avaient plutôt l’air d’être des amas de quartiers de roches empilés à dessein, que formées des débris d’une seule et même masse.

Des feux de charbonniers avaient été vus fréquemment sur la route, et dans quelques villages nous avions remarqué des fonderies alimentées par de l’hématite, que les indigènes se procurent en creusant des fosses de vingt ou trente pieds de profondeur.

À Mounza, nous trouvâmes une bande appartenant à Djoumah Méricani, qui avait un établissement dans le principal village de Kassonngo. Cette bande n’avait pas entendu parler de notre approche, et fut très étonnée de nous voir ; elle nous dit qu’il y avait à Kouinhata — village de Kassonngo — un traitant portugais de la côte occidentale.


Temmbé de Djoumah Méricani.

Cette rencontre fut heureuse, en ce sens que Mou Nchkoulla et ses compagnons avaient pris la fuite. Les gens de Méricani m’assurèrent que je trouverais un guide à l’établissement, un natif de l’Ouroua, qui était avec leur maître depuis l’arrivée de celui-ci dans la province, et qui parlait couramment le kisouahili.

Je passai un jour entier à Mounza pour me procurer des vivres, qui, d’après les rapports qui m’étaient faits, manquaient à Kouinhata.

Les deux marches suivantes nous firent traverser un pays fertile où avaient existé de nombreux villages, que des bandes appartenant à Kassonngo et, disait-on, à des Portugais avaient récemment détruits. Les villageois avaient été pris comme esclaves, les bananiers et les élaïs abattus, les champs dévastés.

Nous vîmes ensuite, au milieu d’une grande plaine, quelques huttes dont les occupants étaient employés à fabriquer du sel.


Filtre pour la fabrication du sel.

La plaine était une propriété privée de Kassonngo, les habitants des cabanes étaient les esclaves de celui-ci. Il y avait d’autres salines dans le voisinage ; elles appartenaient à un chef de district, qui payait fort cher audit Kassonngo le droit de les exploiter.

Ici, comme au levant du Tanganyika, le mode de fabrication est fort simple, mais diffère un peu de celui des Vouavinnza. Un châssis en forme d’entonnoir, composé de baguettes reliées entre elles par des cerceaux, est attaché à quatre ou cinq pieux, et tapissé intérieurement avec de grandes feuilles. Au fond est un coussinet d’herbe qui sert de filtre. On emplit cet entonnoir de terre saline, sur laquelle on verse de l’eau bouillante ; le sel est dissous, et tombe avec l’eau dans un vase de terre ou dans une gourde. L’eau est ensuite évaporée ; et le résidu, un sel impur et boueux contenant beaucoup de salpêtre, est mis en pains coniques d’environ trois livres. Ce produit est avidement recherché par des tribus qui n’ont pas de sel dans leur pays, et on l’exporte à de longues distances.

Une marche d’après-midi, qui par un soleil dévorant nous fit traverser un marais étendu, couvert d’une végétation épaisse, et où l’eau et la fange nous montèrent jusqu’à la ceinture, nous conduisit au bord d’une petite rivière, ombragée par de beaux arbres.

De l’autre côté de l’eau se trouvait l’établissement de Djoumah ; j’envoyai un de mes hommes avec mission d’annoncer notre arrivée, ainsi que le demandait l’étiquette.

Dès que le messager fut de retour, nous traversâmes la rivière. Au moment où je gagnais l’autre rive, ma main fut saisie et chaudement pressée par un homme au port majestueux, qui, avec quelque chose de la franchise du marin, me salua d’un good morning, seul mot anglais de son vocabulaire.

C’était Djoumah Méricani, qui fut pour moi le plus hospitalier et le plus obligeant des nombreux amis que j’ai trouvés parmi les Arabes.

Il me conduisit à une grande maison solidement construite, située au milieu d’un village qu’entouraient de vastes cultures, et fit tout ce qui dépendait de lui pour que je me sentisse chez moi dans cette maison, qui était la sienne.

CHAPITRE XXIII


Kilemmba. — Chez Djoumah Méricani. — Membres d’une caravane portugaise. — José Antonio Alvez. — Impossibilités. — Convention touchant le retour à la côte. — Projet d’exploration. — Résidence privée du chef de l’Ouroua. — Visite à la première épouse du chef. — Répugnance des Vouaroua à dire leurs noms. — Camp d’Alvez. — Villages fortifiés. — Droit de prise. — Lac Mohrya. — Habitations lacustres. — Race amphibie. — Un médium. — Case sacrée. — L’Ouroua. — Gouvernement. — Hiérarchie rigoureuse. — Mutilation. — Prétention du chef à la divinité. — Harem. — Meubles vivants. — Mœurs et coutumes. — Idoles et amullettes. — Coiffure. — Tablier distinctif. — Tatouage.


Le village appelé Kilemmba ou Kouinhata, nom qui désigne toute résidence du chef de l’Ouroua, était, comme je l’ai dit, la capitale de Kassonngo. Il y avait près de deux ans que Djoumah y faisait du commerce, principalement en ivoire, qui, dans le pays, n’était pas cher.

Ce commerce l’ayant fait beaucoup voyager, mon hôte, ainsi que les plus intelligents de ses hommes, pouvait me fournir de nombreux renseignements géographiques, et me donner la clef de ce que m’avaient dit mes guides au sujet des lacs que je désirais tant connaître.

Djoumah avait visité les mines de cuivre et d’or du Katannga ; il avait été chez Msama, où il avait trouvé de la houille, dont il me donna un échantillon. En suivant la route qui passe entre le Tanganyika et le lac Moéro, il avait traversé le Loukouga et fondé un établissement à Kiroua, sur le Lânndji, le lac Oulenghé ou Kamoronndo[76] de Livingstone ; puis il était venu à Kilemmba.

Quand on lui avait dit qu’un Anglais se trouvait dans le voisinage, il avait cru que c’était Livingstone, avec lequel il avait été en relation et dont il ignorait la mort. Il avait également connu Burton et Speke, dans l’Oudjidji, à l’époque de la découverte du Tanganyika (1858), et avait eu de ces voyageurs des capsules d’Eley et de Joyce qui étaient encore excellentes ; tandis que les capsules françaises, qu’on lui avait envoyées de Zanzibar, depuis moins de cinq ans, avaient subi les effets du climat et étaient complètement hors de service.

Le soir de mon arrivée, je reçus un message du chef de la caravane portugaise dont on m’avait parlé à Mounza, et qui depuis un an se trouvait dans le pays. Par ce message, José Antonio Alvez, que les indigènes nommaient Kenndélé, et qui faisait surtout le commerce d’esclaves, m’annonçait sa visite pour le lendemain.

En attendant, j’eus celle d’une partie de sa bande, une réunion d’êtres grossiers, à l’air farouche ; des sauvages presque nus, armés de vieux fusils à pierre dont les canons, d’une longueur insolite, étaient décorés d’un nombre infini d’anneaux de cuivre.

Ces gens voulurent regarder tout ce que je possédais, et témoignèrent une grande joie en reconnaissant les livres, les tasses, tous les objets européens dont ils avaient vu les pareils sur la côte. Ils les désignaient aux indigènes comme étant fort communs dans leur pays, et prenaient texte de cela pour établir leur supériorité.

Le lendemain, ainsi qu’il l’avait annoncé, José Antonio Alvez, dit Kenndélé, vint me faire sa visite. Il arriva en grande cérémonie, couché dans un hamac surmonté d’un tendelet, et porté par des hommes dont la ceinture était garnie de clochettes d’airain. Derrière le palanquin, venait une escorte d’un certain nombre de mousquets, et le jeune garçon chargé du tabouret et de l’arme du maître : un mauvais fusil de Birmingham.

Le voyant venir en pareil équipage, et l’ayant toujours entendu qualifier de msoungou, je m’attendais à trouver un homme de race blanche qui pourrait me donner d’utiles renseignements. Grande fut ma déception, quand je vis sortir du hamac un affreux vieux nègre.

Certes, il était mis à l’européenne et parlait portugais ; mais c’était là tout ce qu’il avait emprunté à la civilisation, bien qu’il se dit complètement civilisé, à l’égal d’un Anglais ou de tout autre individu à peau blanche.

Un point sur lequel il insista d’une façon particulière fut qu’il ne savait pas mentir : « Sa parole valait un écrit ; il était le plus honnête homme du monde. »

Quand les saluts furent terminés, que je lui eus dit mon nom, mon pays, l’objet de mon voyage, je m’enquis de son histoire, et j’appris qu’il était né sur les bords du Couenza, à Donndo, province d’Angola. Il en était sorti depuis plus de vingt ans, avait passé la majeure partie de ces vingt années en voyages dans l’intérieur de l’Afrique, d’abord en qualité d’agent de traitants portugais, ensuite pour son propre compte.

Son quartier général était, disait-il, à Cassangé, où il me donna à entendre qu’il retournerait bientôt : dès que les gens qu’il y avait envoyés seraient revenus, car il n’avait plus de marchandises. En outre, une partie de sa bande accompagnait Kassonngo dans la tournée que faisait celui-ci pour toucher le tribut et pour châtier les récalcitrants.

Je demandai à Alvez ce qu’il savait du lac Sannkorra, il ne le connaissait que par ouïi-dire, et ajouta que, pour s’y rendre, il fallait traverser le pays du Mata Yafa, où la route était fort dangereuse.

Mata Yafa est la prononciation indigène du titre que porte le chef de l’Oulonnda, titre que nos géographes prennent pour un nom propre, et qu’ils écrivent Mouata Yannvo[77].

J’avais le plus grand désir de visiter la capitale de ce grand chef sur lequel on a rapporté des choses étranges ; mais il me fut dit que la saison pluvieuse étant commencée, les chemins seraient impraticables, et que si j’atteignais la ville, je n’en sortirais probablement pas : le dernier blanc qui s’y était rendu avait été fait prisonnier par le Mata Yafa, pour qu’il apprit aux sujets de celui-ci à faire la guerre à l’européenne ; le malheureux était mort après quatre ans de captivité.

Ne pouvait-on pas gagner le lac par une voie plus directe ? Des gens d’Alvez et de Méricani étaient allés à peu de distance de ses bords — quelques jours de marche — pour chercher de l’ivoire qu’ils n’avaient pas trouvé.

Il me fut répondu que le voyage n’était possible que dans la saison sèche, la route traversant de vastes plaines qui étaient entrecoupées de rivières, et que les débordements convertissaient en marais.

Je n’avais plus qu’à souscrire à la proposition d’Alvez. D’après lui, mon escorte n’était pas assez nombreuse pour que je pusse franchir, sans péril, la distance qui me séparait de la côte, et il offrait de me conduire soit à Benguéla, soit à Loanda. J’acceptai, ne voyant pas d’autre parti à prendre ; et il fut convenu qu’en arrivant je ferais à Alvez un cadeau proportionné à l’étendue de ses services.

Comme il était probable, d’après ce qu’il disait lui-même, qu’il ne partirait pas avant un mois, je résolus d’explorer telle partie du voisinage qui pouvait être visitée pendant ce laps de temps, et de commencer par le Mohrya, dont les bourgades lacustres me paraissaient offrir un très vif intérêt.

Mais il fallait d’abord aller voir Foumé a Kenna, la première épouse de Kassonngo, qui, en l’absence de celui-ci, remplissait les fonctions de régente. Il fallait également rendre à Alvez la visite qu’il m’avait faite, et le lendemain, accompagné de Djoumah et de plusieurs de mes hommes, je sortis dans ce double but.

Nous commençâmes par aller à la Moussoumba, où demeurait la régente ; Moussoumba est le nom de la résidence du chef. Une palissade de cinq pieds de hauteur, faite avec soin, doublée d’herbe et n’ayant qu’une porte, enfermait un établissement de six cents yards de long sur deux cents de large.

En entrant, nous vîmes une grande cour, au centre de laquelle, à cent pas de la porte, s’élevait l’habitation de Kassonngo. Un peu plus loin, trois petites clôtures entouraient les cases de Foumé a Kenna et d’autres épouses de premier ordre. De chaque côté de l’espace quadrangulaire, qui formait la cour d’honneur, se déployaient trois rangs de cases plus petites, servant de logis à la plèbe du harem.

Lorsqu’on nous ouvrit l’enceinte réservée à la régente, les femmes de celle-ci entrèrent dans la case principale et étendirent sur l’aire de la pièce une magnifique peau de lion. Bientôt parut Foumé a Kenna, drapée d’un tartan aux vives couleurs ; elle alla s’asseoir sur le tapis de fourrure et m’adressa immédiatement la parole.


La Moussoumba de Kassonngo.

Après m’avoir demandé d’où je venais, où j’allais, quel était le but de mon voyage, elle fut curieuse de savoir si toute ma personne était blanche ; et riant beaucoup, elle insista pour me faire ôter mes bottes et mes chaussettes, afin, disait-elle, d’examiner mes pieds. Satisfaite sur ce point, elle regarda mes armes, dont il fallut lui expliquer le mécanisme.

À mon tour, je lui demandai comment elle s’appelait, ignorant que c’était manquer à toutes les règles de l’étiquette. Elle répondit : Mké Kassonngo, l’équivalent de Mme Kassonngo, les Vouaroua n’osant pas donner leurs propres noms. Ils ont également beaucoup de répugnance à dire ceux des personnes présentes, bien qu’ils vous apprennent sans difficulté ceux des absents. Autre bizarrerie : ces gens qui refusent de décliner leur nom, ne se formalisent pas d’être interpellés nominativement, ainsi que le font quelques tribus de l’Amérique du Sud.

J’informai la régente de mes projets d’excursion et la priai de me procurer des guides. Elle répondit que je ne devais pas partir avant le retour du chef ; car bien qu’elle fût investie du pouvoir en l’absence de Kassonngo, celui-ci pourrait être mécontent si je partais sans l’avoir vu. Je finis cependant par vaincre ses scrupules, et elle promit de me donner un homme qui me conduirait au lac Mohrya.

J’allai ensuite voir Alvez, que je trouvai dans un camp misérable. Excepté le sien, pas un logis ne valait mieux que les huttes des bivouacs.

Sa case toutefois, bâtie en pisé, craignait moins l’incendie que les autres, faites simplement avec de l’herbe ; elle avait une haute toiture, mais l’intérieur en était sale, étouffant et sombre, l’air et la lumière n’arrivant que par la porte. En outre, il y avait du feu, un brasier au centre de la pièce, alors que le thermomètre indiquait de trente-deux à trente-sept degrés à l’ombre.

Alvez me prodigua ses offres de service et m’assura que nous ne mettrions pas plus de deux mois pour atteindre Cassangé. Il ne me faudrait ensuite, disait-il, que trente jours pour gagner Loanda ; moins encore si je prenais passage sur un steamer du Couenza.

Nous nous quittâmes ; et le lendemain, 30 octobre, je partis pour le Mohrya avec une escorte peu nombreuse. Le guide que m’avait envoyé la régente avait le bras gauche amputé au coude ; il eut grand soin de me dire que cette opération lui avait été faite par suite d’une blessure provenant d’une flèche empoisonnée ; pas du tout comme punition.

Bien qu’il ne me fallût que huit ou dix hommes, j’eus beaucoup de peine à les rassembler. Bombay me vint un peu en aide ; mais Bilâl, qui, huché sur de hautes sandales pareilles à des sabots, ne faisait que se promener d’un air d’importance, accueillit mes ordres par des rires.

Bombay m’avait déjà dit que les soldats cherchaient à dissoudre la caravane, dans l’espoir de me faire rétrograder. Cette fois on voulait me contraindre à renoncer à l’exploration du Mohrya. S’ils avaient réussi, mes gens auraient empêché toute autre excursion, et pensé de nouveau à me faire reprendre la route de Zanzibar. Mais je forçai Bilâl à baisser de ton en le chassant à coups de pied de ses patins, que je lui jetai à la tête, et l’ordre fut rétabli.

La marche débuta dans un pays montueux et bien boisé, où de grands villages, cachés dans d’épais massifs de jungles, n’étaient accessibles chacun que par un étroit couloir.

Ce tunnel sinueux, creusé dans l’épaisseur du hallier, et si bas qu’on ne peut guère y passer qu’en se traînant sur les genoux, aboutit à un porche, composé d’une série de troncs d’arbres plantés de manière à figurer un V, dont la pointe regarde les arrivants. En cas d’attaque, l’ouverture est fermée par une lourde herse, et l’ennemi ne doit pas espérer de forcer la porte.

Néanmoins, ces villages sont fréquemment surpris par les gens des communes voisines pendant l’absence de leurs guerriers ; car, bien que toutes les provinces de l’Ouroua soient nominalement sous la domination de Kassonngo, les bourgs et les districts sont souvent en guerre les uns avec les autres.


Le lac Mohrya.

Notre troisième étape, celle du 1er novembre, nous mit en vue du lac Mohrya. Là, j’eus avec mon guide une vive altercation. Je lui avais donné des grains de verre pour acheter des denrées, ne voulant pas qu’il volât tant qu’il serait avec moi ; mais, appartenant à la cour, il croyait devoir s’emparer de tout ce qui lui convenait, et à peine vit-il des indigènes apporter des provisions qu’il se mit à les piller. « En voyage, répondit-il à mes remontrances, c’est la coutume, pour Kassonngo et pour les gens de sa maison, de prendre tout ce qu’ils veulent ; je ne renoncerai pas à mon droit. Si, d’après vous, les objets sont volés, payez-les. »

L’affaire arrangée, nous atteignîmes un grand village bâti près de l’extrémité occidentale du lac, et je fis dresser ma tente.

Le lac Mohrya occupe le fond d’un petit bassin enveloppé de collines basses et boisées. La partie découverte de sa nappe formait alors un ovale de deux milles de long sur un de large, ovale entouré d’une ceinture de végétation flottante, et dont le grand axe courait de l’est-nord-est à l’ouest-sud-ouest.

Ainsi qu’on me l’avait annoncé, trois bourgades et quelques huttes éparses, bâties sur pilotis, s’élevaient au-dessus de l’eau. Je priai le chef du village où nous étions de me procurer des pirogues. Il me dit qu’il essayerait d’en obtenir des habitants du lac, lui n’en ayant pas, non plus que ses sujets ; mais il déclara qu’il serait très difficile de réussir, les gens du Mohrya ne voulant point de visiteurs.

Il avait raison : je n’eus pas de canots, et il fallut me contenter d’un examen télescopique. À l’aide de ma longue-vue, je distinguais facilement les villages ; j’en pris un croquis, et fis avec soin le relèvement des bords du lac.

Les habitations, bâties sur des plates-formes construites sur pilotis, s’élevaient à six pieds au-dessus de la surface de l’eau. Quelques-unes de ces demeures étaient carrées, les autres de forme ronde. La toiture et les murailles paraissaient faites de même que celles des cases du rivage.

Sous les plates-formes, des canots étaient amarrés, des filets suspendus. Bien que j’eusse entendu dire qu’il y avait dans le lac d’énormes serpents, dont la morsure était fatale, on voyait des hommes aller à la nage d’une maison à l’autre.

Les gens du Mohrya n’ont pas d’autres demeures que ces habitations lacustres ; ils y vivent avec leurs chèvres et leurs volailles, ne quittent jamais le lac que pour cultiver les champs qu’ils ont sur la rive, faire leurs récoltes, et mener les chèvres au pâturage.

Leurs bateaux sont des pirogues de vingt à vingt-cinq pieds de longueur ; ils les conduisent avec des pagaies à long manche et dont la pelle, large et circulaire, est creuse.

N’ayant aucune chance d’obtenir des canots, je repris le lendemain la route de Kilemmba. Des hommes du lac travaillaient dans les champs ; j’essayai d’entrer en conversation avec eux ; mais ils coururent à leurs pirogues, qui étaient proches, et s’éloignèrent. Nous les suivîmes sur le tinghi-tinghi, — tapis d’herbes flottantes, — cherchant à les faire revenir en leur montrant de l’étoffe et des perles ; rien ne put les attirer, et il me fallut renoncer à tout espoir de mieux connaître leurs habitudes.

Deux étapes nous firent regagner Kilemmba ; la seconde eut lieu sous une averse qui commença dix minutes après notre départ et ne cessa qu’à notre arrivée.

Nous avions bivouaqué le premier soir près de l’ancienne résidence de Bammbarré, le père de Kassonngo. La veuve du chef habitait toujours le vieux harem. Elle passait pour être en communication avec le défunt, ce qui lui valait le don de prophétie, et elle ne pouvait recevoir d’autre visite que celle de l’un des magiciens du chef actuel qui venait la consulter dans les grandes circonstances.

Ses chèvres et ses poules vaguaient sans danger autour de sa demeure ; il n’y avait pas, dans tout l’Ouroua, d’homme assez téméraire pour oser toucher à quelque chose qui pût lui appartenir. Elle vivait complètement seule, n’ayant près d’elle que d’anciens esclaves de son mari. Le soir, ces esclaves apportaient à l’endroit désigné les vivres dont leur maîtresse avait besoin et se retiraient sans l’avoir vue.


Maison lacustre du Mohrya.

Le même jour, nous avions passé devant un petit hangar, bâti avec un soin particulier. Des rideaux d’étoffe d’herbe, tombant de la toiture, dérobaient le contenu du bâtiment aux regards des profanes. Décidé à voir ce contenu, que l’on me disait être une grande médecine, je soulevai l’étoffe : une quantité de crânes humains, rangés en cercle et ornés de perles, s’offrit à mes yeux. J’ai su plus tard que ces crânes étaient ceux des fils et des lieutenants de Bammbaré, qui, ayant disputé le pouvoir à Kassonngo, avaient été vaincus et mis à mort.

Quand nous arrivâmes, Kassonngo n’était pas de retour ; personne ne savait même au juste où il pouvait être. Ce fut donc de nouveau à Foumé a Kenna que je demandai un guide pour aller au Kassali, puis au Kohouammba, premier anneau d’une chaîne de petits lacs que traverse le Kamoronndo ou véritable Loualaba ; la rivière que Livingstone appelle ainsi, d’après les Arabes qui appliquent le même nom aux deux branches, est le Louhoua des indigènes.

Mais avant d’aller plus loin, donnons quelques détails sur la contrée où nous étions alors, et sur ses habitants.

L’Ouroua[78] proprement dit commence immédiatement au sud du camp de Tipo-Tipo, et s’étend jusqu’au neuvième degré de latitude méridionale. Il est borné à l’ouest par le Lomâmi, à l’est par les tribus riveraines du Tanganyika. Au centre du pays se trouve le territoire de Cazemmbé, qui relève du Mata Yafa, chef de l’Oulonnda.

Kassongo, chef suprême de l’Ouroua, est en outre souverain de plusieurs peuplades des bords du Tanganyika ; les Vouagouhha sont, de ce côté, les plus septentrionaux de ses sujets. Il a pour tributaires Miriro et Msama, chefs de l’Itahoua, ainsi que Roussoûna et le Kassonngo, dont il a été question dans les pages précédentes.

L’Oussoumbé, situé à l’ouest du Lomâmi, reconnaît également la suzeraineté du chef de l’Ouroua, bien que d’autre part il paye tribut au Mata Yafa ; car, étant sur la frontière de l’Oulonnda, il serait exposé au pillage, s’il fermait l’oreille aux demandes de son puissant voisin.

Le vaste territoire soumis à Kassonngo est divisé en un grand nombre de districts, gouvernés chacun par un kilolo ou capitaine. Quelques-uns de ces gouverneurs ont un pouvoir héréditaire ; les autres sont nommés pour quatre ans. À l’expiration de ce terme, s’ils ont bien rempli leurs fonctions, ils peuvent être renommés, soit dans le même district, soit ailleurs ; mais si Kassonngo n’est pas content d’eux, il leur fait couper le nez, les oreilles ou les mains.

La hiérarchie sociale est fortement établie, et une grande déférence est exigée des inférieurs. J’en ai eu de nombreux exemples, dont l’un surtout m’a vivement frappé. Un homme de condition en causant avec moi vint à s’asseoir, oubliant qu’un de ses supérieurs était présent ; immédiatement il fut pris à part et chapitré sur l’énormité de son offense. J’appris ensuite que, si je n’avais pas été là, il eût sans doute payé de ses deux oreilles la faute qu’il avait commise.

On ne connaît dans l’Ouroua que deux châtiments : la mutilation et la peine de mort, toutes les deux fort en usage, surtout la première. Pour la moindre peccadille, le chef et ses lieutenants font couper un doigt, une lèvre, un morceau de l’oreille ou du nez. Pour des fautes plus sérieuses, ils prennent les mains, les oreilles, le nez, les orteils, et souvent tous ensemble.

Kassonngo, de même que le faisaient ses prédécesseurs, s’arroge un pouvoir et des honneurs divins. Il se dit au-dessus des nécessités de la vie et prétend qu’il n’a pas besoin de nourriture : s’il mange, s’il boit, s’il fume, c’est tout simplement parce qu’il y trouve du plaisir.

En surplus de sa première épouse et de son harem, il se vante d’avoir droit sur toute femme qui, lorsqu’il est en voyage, plaît à ses regards. Cette femme devient-elle mère d’un fils, il lui donne une peau de singe pour envelopper l’enfant, cette peau conférant le droit de prendre des vivres, de l’étoffe, etc., chez tous les gens qui ne sont pas de sang royal.

Du coucher au lever du soleil, aucun homme, excepté le maître, ne peut entrer dans le harem, sous peine de mort ; même si l’une des femmes du sérail accouche d’un garçon pendant la nuit, la mère et l’enfant sont immédiatement chassés.

Les cinq ou six premières épouses sont toutes de sang royal, étant les sœurs et les cousines germaines du chef. Parmi les autres, il n’y a pas seulement ses sœurs et ses cousines, mais ses belles-mères, ses tantes, ses nièces et, chose plus horrible à dire, ses propres filles.

Chez lui, Kassonngo n’a pas d’autres meubles de chambre à coucher que les femmes de son harem. Quelques-unes, posées sur les mains et sur les genoux, forment à la fois la couchette et le sommier ; quelques autres mises à plat, sur l’aire battue, forment le tapis.

Ainsi que doit le faire présumer la conduite du maître, les mœurs des sujets sont extrêmement relâchées. Dans l’Ouroua, l’épouse infidèle n’est pas mal vue ; tout ce qui peut lui arriver de plus grave est une correction du mari, et celui-ci n’y apporte jamais beaucoup de violence, de peur d’endommager quelque pièce importante du ménage.

Tous les hommes du pays font leur feu et leur cuisine eux-mêmes. Kassonngo est le seul qui échappe à cette règle ; et s’il arrive que son cuisinier s’absente, c’est lui qui prépare son dîner.

Il est également d’usage de prendre ses repas tout seul : aucun Mroua ne permet qu’on le regarde manger ou boire. J’ai vu fréquemment les indigènes à qui on offrait de la bière, demander qu’on déployât devant eux un morceau d’étoffe qui les cachât pendant qu’ils boiraient. Ils tiennent doublement, en pareil cas, à n’être pas vus des femmes.

Leur religion est un mélange de fétichisme et d’idolâtrie. Dans tous les villages, il y a des petites cases abritant des idoles qui ont devant elles des offrandes de grain, de viande et de pommbé. Presque tous les hommes portent des figurines suspendues au bras ou au cou, figurines qui sont des talismans ; et de nombreux magiciens colportent des idoles qu’ils prétendent consulter au profit de leur clientèle. Quelques-uns de ces féticheurs sont d’habiles ventriloques ; ceux-là font d’excellentes affaires.

Colportées ou non, toutes ces images sont vénérées ; mais l’objet le plus élevé du culte, le grand fétiche est Koungoué a Bandza, une idole qui représente le fondateur de la dynastie actuelle et qui passe pour être toute-puissante.

Ce Koungoué a Bandza est gardé au fond d’une hutte, située dans une clairière que l’on a faite au centre d’une jungle épaisse. Il a toujours pour épouse une sœur du chef régnant, épouse qui porte le titre de Moualé a Pannga.

Autour de la jungle, habitent des prêtres nombreux qui protègent le bois sacré contre l’intrusion des profanes, et qui reçoivent les offrandes des croyants. Ils prélèvent en outre une partie du tribut que l’on paye à Kassonngo.


Indigènes de l’Ouroua.

Toutefois, malgré leur position officielle, et bien qu’ils soient initiés à toutes les cérémonies du culte, ces prêtres ne sont pas admis à contempler l’idole. Voir Koungoué a Bandza est un privilège uniquement réservé à l’épouse du fétiche et au souverain, qui va le consulter dans les moments difficiles, et ne manque jamais d’arriver les mains pleines. Le jour de son avènement, il a présenté son offrande ; il la renouvelle à chaque victoire remportée sur l’ennemi ; et ses craintes, ses espérances, ses joies, ses maux, ses triomphes et ses revers sont l’occasion de nouvelles largesses.

Malgré tous mes efforts, je n’ai pas pu découvrir ce fétiche, mais je suis pleinement convaincu de son existence. Non seulement tous les détails qui m’ont été donnés à son égard n’ont jamais varié, mais chaque fois que j’ai prononcé derrière un indigène le nom de Koungoué a Bandza, j’ai vu mon homme bondir et regarder autour de lui avec effroi, comme s’il avait eu l’idole à ses trousses, et craint d’être emporté par elle. Si en raison de sa nature il ne pouvait ni blêmir, ni avoir les cheveux hérissés, on n’en voyait pas moins sa toison et sa peau témoigner de sa frayeur.

Les habitants de l’Ouroua ont le même tatouage et le même costume que les Vouagouhha, mais ils se coiffent d’une manière différente. La plupart rejettent leurs cheveux en arrière, les attachent solidement et les tordent de manière à les faire tenir dans une position horizontale, ce qui représente une queue de poêlette. Les hommes décorent cette queue d’un panache fait souvent des plumes rouges du perroquet gris. Le volume et la hauteur du plumet varient suivant la qualité du personnage.

Ils se font de grands tabliers d’une peau de bête. Tous les clans ont, pour cet objet, une peau distinctive, qu’il est d’usage de porter en présence du chef.

CHAPITRE XXIV


Excursion. — Fêtes nuptiales. — Jeune mariée. — En marche. — Passe remarquable. — Foudre et tempête. — Accès de fièvre subit. — Trente-huit degrés à l’ombre. — Kohouédi. — Vue lointaine du Kassali. — Un prétendant. — Retour du chef. — Un magicien. — Costume carillonnant. — Dévotions. — Collège divinatoire. — Honneur branlant. — Faveur et talisman. — Ventriloquie sacrée. — Imposition des mains. — Visite demandée et décommandée. — Habitations flottantes. — Retour chez Méricani. — Délais. — Informations. — Histoires surprenantes. — Lions apprivoisés. — Ombre mortelle. — Sculptures. — Demeures souterraines. — Une tribu de lépreux. — Mes occupations. — Épouses du chef. — Visite à Kassonngo. — Charivari honorifique.


On était toujours sans nouvelles de Kassonngo. J’insistai auprès de Foumé a Kenna pour avoir de nouveaux guides ; elle me faisait de belles promesses, chaque fois plus positives, mais n’envoyait personne. À la fin, ennuyé d’attendre, je demandai à mon hôte quelques-uns de ses gens connaissant la route, et je partis le 15 novembre pour le lac Kassali ou Kikondja.

Après avoir franchi la plaine saline qui est un peu au sud de la route que j’avais suivie précédemment, nous arrivâmes le 16 à Kibéiyaéli, grand village où les élaïs sont nombreux et que traverse un cours d’eau limpide.

Malheureusement pour mon repos et pour mes aises, je tombais en pleines réjouissances d’une noce indigène. Comme l’épousée était une nièce du chef, le marié un homme important, l’affaire était d’une pompe exceptionnelle, et, jour et nuit, ce fut un vacarme qui rendit tout sommeil impossible.

Deux tambours, battus vigoureusement, faisaient tourner une douzaine d’individus ; ceux-ci étaient pourvus de grossiers pipeaux, d’où ils tiraient les notes les plus discordantes. Une foule enthousiaste joignait à ce charivari des cris aigus, accompagnés de battements de mains ; et cela ne s’arrêtait pas : quand un danseur était fatigué, un autre prenait sa place.

Dans l’après-midi du second jour, apparut le marié ; il exécuta un pas seul qui dura une demi-heure. Au moment où ce solo finissait, une jeune fille de neuf à dix ans, parée des plus beaux atours que pouvait fournir le pays, fut apportée près des danseurs. Cette jeune fille, qui était l’épousée, arrivait à cheval sur les épaules d’une robuste commère, où la maintenait une autre femme.

On entoura les arrivantes ; puis les porteuses se mettant à bondir, firent sauter la mariée, qui laissa aller son corps et ses bras à l’abandon.

Quand la pauvre enfant eut été suffisamment secouée, au point que j’ai vu la femme qui la portait en avoir le dos et les épaules dépouillés, l’époux lui donna des fragments de feuilles de tabac et de petites quantités de perles qu’elle jeta, les yeux fermés, parmi les danseurs. Ce fut le signal d’une lutte passionnée, chacune de ces bribes devant porter bonheur à celui qui l’obtiendrait.

La mariée fut ensuite déposée à terre et dansa de la façon la plus obscène pendant dix minutes avec le marié, qui, tout à coup, la mit sous son bras et l’emporta chez lui.

La ronde, les cris, la tambourinade, le jeu des pipeaux, les applaudissements n’en continuèrent pas moins ; ils duraient encore lorsque nous partîmes.

Une plaine, renfermant de nombreuses cultures, fut traversée ; puis le Tchannkodji, cours d’eau important qui se dirigeait au sud pour gagner le Lovoï, et nous atteignîmes des collines rocheuses couvertes d’arbres et de lianes.

La brèche où nous fit passer la route, pour franchir cette chaîne, avait environ quatre cents yards de large ; ses flancs à pic, formés d’énormes blocs de gneiss, ressemblaient à des murailles construites par des géants. Dans les fentes du rocher, crevasses sans nombre, des arbustes et des lianes avaient pris racine, et décoraient la falaise d’un réseau de verdure.


Gorge rocheuse entre Kibéiyaéli et Mounza.

De l’autre côté de la passe était un pays accidenté ; puis une rangée d’escarpements qui allaient rejoindre les monts Kilouala.

Nous nous arrêtâmes à Mouéhou. Quelques survivants d’une population dont les villages avaient été détruits s’étaient bâti là des huttes provisoires et commençaient à défricher le sol.

À peine le camp était-il dressé qu’un orage, accompagné de violentes rafales et d’une pluie torrentielle, présenta le spectacle le plus grandiose. Bien que ce fût au milieu du jour, il n’y avait guère d’autre clarté que celle des courants à peu près continus de la flamme électrique, flamme bleue et rouge, dont la fourche avait souvent trois et quatre branches. Parfois l’éclair était large et formait des ondes pareilles aux replis d’une eau vive ; sa durée alors était appréciable.

La foudre éclatait et grondait, sans nulle interruption ; les arbres ployaient sous la tempête qui, à chaque instant menaçait de les déraciner, et qui chassait devant elle la pluie tombant en nappe.

Quand cette furie des éléments eut duré deux heures, elle cessa tout à coup ; les nuages se dissipèrent, et le soleil, à son déclin, rayonna sur les feuilles et sur l’herbe ruisselantes, qu’il fit étinceler comme si elles avaient été couvertes de diamants.

La halte suivante se fit à Kisima, village en partie abandonné, où la fièvre me saisit avec violence, sans m’avoir averti. Elle me quitta aussi brusquement qu’elle était venue, grâce à de fortes doses de sel d’Epsom et de quinine, mais en m’affaiblissant de telle sorte que, le lendemain, j’eus beaucoup de peine à me traîner jusqu’au nouvel établissement du chef de Kisima ; il est vrai que le thermomètre indiquait près de trente-huit degrés à l’ombre.

Prenant droit au sud, couchant le soir dans le fourré, le lendemain à Yasouki, nous arrivâmes le 22 novembre à Kohouédi, qui est au bord du Lovoï. Nous avions passé plusieurs affluents de cette rivière et franchi des collines de granit, dont le mica étincelait au soleil.

Du sommet d’une éminence toute voisine du village, j’aperçus, à l’est-sud-est, l’extrémité du Kassali ; une vingtaine de milles se déployaient entre moi et cette portion entrevue. L’autre partie du lac n’était pas tout à fait à huit milles de Kohouédi ; mais le Lovoï, plus une chaîne de montagnes m’en séparaient, et l’espoir que j’avais conçu d’atteindre ses rives et de visiter ses îles flottantes ne devait pas se réaliser.

Le chef de Kohouédi était avec Kassonngo. Celui-ci campait alors à seize milles de nous, sur une montagne située à l’ouest-sud-ouest. Il était là pour essayer de prendre son frère Déiyaï, qui, après avoir tenté vainement de s’emparer du trône, s’était réfugié chez Kikondja.

De tous les frères de Kassonngo, qui à la mort de leur père avait réclamé le pouvoir, Déiyaï était le seul qui continuât la lutte ; deux des prétendants s’étaient soumis, les autres avaient été tués.


Chef du Kouédi.

En l’absence de son mari, la première femme du chef administrait le village ; il fallait d’abord qu’elle me permit de passer. Pour plus de certitude, j’envoyai deux messagers, l’un à Kassonngo, l’autre à Foumé a Kenna : je demandais l’autorisation de traverser le Lovoï et de me rendre au lac, m’engageant à ne prêter aucune aide au rebelle.

Mes hommes reparurent au bout de quelques jours ; Kassonngo avait repris le chemin de Kouinhata[79], mes gens ne l’avaient pas vu. Je fis dire à Djoumah Méricani de presser Kassonngo de m’envoyer des guides, et je tâchai de patienter, n’ayant pas autre chose à faire.

Comme j’en étais là, j’observai tout à coup une grande animation parmi les habitants. Beaucoup d’entre eux, après s’être couverts de boue et de cendre, couraient dans la direction du camp de Kassonngo. Je demandai ce qui les faisait courir ; on me répondit que c’était le chef qui arrivait. Effectivement, le chef apparut bientôt, précédé des acclamations de la foule.

Je fis tout mon possible pour obtenir de lui la permission de traverser la rivière et de gagner le lac, mais inutilement : le roi lui avait donné l’ordre d’interdire à qui que ce fût d’aller de ce côté-là, en raison de la présence de Déiyaï. « Si je désobéissais, me dit-il, Kassonngo ferait détruire le village et tuer tous les habitants. » Je n’avais donc rien à espérer de ce chef ; il fallait attendre le retour de mes hommes.


Les magiciens.

Le lendemain matin, un bruit semblable à celui qu’auraient fait les clochettes fêlées d’un certain nombre de moutons frappa mon oreille. Je sortis, et vis un mgannga, c’est-à-dire un magicien, qui faisait le tour du village avec sa suite. Il était vêtu d’un ample jupon d’étoffe d’herbe, avait au cou un énorme collier formé d’éclats de gourdes, de crânes d’oiseaux, et d’imitations de ces mêmes crânes faites en bois grossièrement sculptées. Une large bande, composée de perles mi-parties et surmontée d’un grand plumet, lui décorait la tête. En guise de nœud de ceinture, il lui tombait sur les reins un trousseau volumineux de clochettes de fer que sa pavane faisait carillonner, et son visage, ses bras, ses jambes étaient blanchis avec de la terre de pipe.

Derrière lui marchait une femme qui portait dans une calebasse l’idole dont il était le prêtre. Venait ensuite une autre femme, chargée d’une natte. Deux petits garçons, porteurs d’objets divers, complétaient ce cortège.

À l’approche du mgannga, toutes les femmes quittèrent leurs demeures. Beaucoup d’entre elles le suivirent jusqu’au hangar à fétiche, qu’elles entourèrent et où elles me parurent faire leurs dévotions : elles battaient des mains d’un air recueilli, s’inclinaient et poussaient des gémissements étouffés d’un caractère étrange.

Bientôt se présenta un autre magicien, puis un autre, puis un autre. Il en arriva cinq, tous ayant le même costume et la même suite.

Quand ils furent réunis, ils allèrent en procession choisir dans le village une place qui leur convint. La place trouvée, ils s’y accroupirent sur la même ligne, étendirent leurs nattes devant eux, et y déposèrent leurs idoles et autres instruments d’imposture.

Leur président me voyant assis sur ma chaise, pensa qu’il y allait de son honneur d’avoir un siège aussi élevé que le mien. Il envoya chercher un mortier à piler le grain, énorme vase qui a la forme d’un calice ; il le retourna et s’assit sur le pied. Mais le siège était branlant ; et après deux ou trois chutes, notre pontife préféra la sécurité à l’honneur, et s’accroupit à côté des autres.

La consultation fut ouverte par l’épouse du chef, qui présenta au chapitre une offrande de six poulets, et qui bientôt s’en alla ravie : le principal magicien lui avait fait la grâce de lui cracher au visage, et lui avait octroyé une boule de fiente, précieux talisman qu’elle se hâtait d’aller mettre en lieu sûr.

Après le départ de la noble dame, le divin collège écouta les questions du public. Quelques-unes furent promptement expédiées ; mais il y en eut d’autres qui, évidemment, soulevèrent des points épineux, et qui furent l’occasion de beaucoup de paroles et de beaucoup de gestes.

Quand les Vouagannga prétendaient ne pas pouvoir répondre, les idoles étaient consultées ; l’un des féticheurs, ventriloque habile, donnait la solution attendue ; et les pauvres dupes croyaient la tenir de la bouche même des dieux.

J’observai que de larges offrandes procuraient des oracles favorables, et cette journée de divination a dû être très fructueuse pour ceux qui en ont palpé les bénéfices. Deux des Vouagannga en furent si contents qu’ils revinrent le lendemain ; mais les fidèles n’avaient pas le moyen de faire parler les idoles deux jours de suite, et les affaires furent à peu près nulles.

J’attendais toujours la réponse de Kassonngo ou celle de sa femme ; comme elle n’arrivait pas, j’envoyai au lac plusieurs de mes hommes que le chef voulut bien laisser partir.

À peine étaient-ils en route que des messagers de Kikondja venaient m’inviter à me rendre auprès de leur maître, qui avait le plus grand désir de voir un blanc. Mais l’instant d’après, le même Kikondja me faisait dire qu’il ne pouvait pas me recevoir, ses devins l’ayant averti du danger que ma visite ferait courir au lac, dont les eaux disparaîtraient si je venais à le regarder.

Montrant la colline d’où l’on apercevait le Kassali, je répondis que j’avais déjà regardé le lac, sans produire aucun effet sur ses eaux. Les messagers voulurent bien le reconnaître ; mais ils me firent observer que je ne l’avais vu que de loin ; et ils affirmèrent que, si j’approchais de ses bords, le lac serait bientôt desséché, que tout le poisson mourrait, ce qui priverait Kikondja et son peuple d’une grande partie non seulement de leur nourriture, mais de leur richesse ; car le poisson étant d’une grande abondance, on en faisait sécher et on le vendait à des gens éloignés du lac.

Sur ces entrefaites, le bruit courut que les hommes que j’avais envoyés à Kikondja avaient été faits prisonniers. Mon inquiétude à cet égard fut bientôt dissipée par le retour des prétendus captifs. L’histoire, néanmoins, n’était pas complètement fausse : Déiyaï avait eu l’intention de les faire mettre à mort. Une femme les en avait prévenus ; ils s’étaient emparés d’un canot pendant que tout le monde dormait, avaient quitté l’île flottante où demeuraient Déiyaï et son hôte, avaient abordé sans encombre, et gagné Kohouédi par des chemins détournés.

Ils n’avaient pu voir Kikondja qu’un instant, au moment de leur arrivée ; depuis lors, le chef n’ayant pas cessé d’être ivre, n’était pas sorti de sa case.

Déiyaï, avec lequel ils avaient eu plus de relations, était, disaient-ils, un homme de grande taille, de belle figure, élégamment vêtu d’étoffe de couleur, paré de verroterie, et qui semblait avoir une grande autorité sur les gens de Kikondja.

Les îles flottantes qu’habitent les gens du Kassali ont pour base de grandes pièces de la végétation du lac, pièces détachées de la masse qui borde le rivage. Sur ce radeau végétal, on a établi un parquet formé de troncs d’arbres et de broussailles ; le parquet a été revêtu d’une couche de terre, et l’îlot s’est trouvé constitué. Les gens y ont planté des bananiers, puis bâti des cases dont ils ont fait leur demeure permanente. Il y a chez eux des poules et des chèvres.

Habituellement, les îles sont amarrées à des pieux enfoncés dans le lac ; quand les habitants veulent changer de situation, les pieux sont arrachés, et l’îlot est halé au moyen de ses amarres, qu’on va attacher à d’autres pieux.

Entre le rivage et les îlots voisins de ses bords, le tapis végétal est entrecoupé de petits canaux qui le rendent infranchissable aux piétons, et ne permettent d’atteindre les bourgades des insulaires qu’avec des pirogues.

Les plantations — champs de grain et autres — sont nécessairement sur la terre ferme ; tandis que les femmes les cultivent, les hommes restent de planton, afin de signaler l’approche de l’ennemi et de courir à la défense des travailleuses en cas d’attaque.

Pendant mes jours d’attente, la dysenterie me fit cruellement souffrir ; mais je la traitai avec succès ; et malgré une ou deux rechutes causées par la manie qu’avait Sammbo de cuisiner à l’huile de ricin, j’étais guéri lorsque mes hommes revinrent.

Les guides que j’avais demandés à Kassonngo n’arrivaient pas ; et rien ne faisant prévoir qu’ils dussent m’être accordés, je résolus de retourner chez Méricani.

Je partis le 11 décembre. À Kibéiyaéli, nous trouvâmes des Vouaroua qui appartenaient à Kassonngo ; ils nous dirent que leur maître avait de nouveau quitté sa résidence, et était alors à Mounza. Je continuai ma route.

À dix minutes de la maison de Méricani, je rencontrai les hommes que j’avais envoyés à Foumé a Kenna ; ils étaient accompagnés d’un guide, auquel la régente avait dit le matin même de venir me trouver. Mais ce n’était qu’une simple politesse, l’apparence d’un bon vouloir ; le lendemain, quand je voulus me servir du guide, il avait disparu.

J’appris alors que le chef avait donné l’ordre, si je revenais en son absence, de lui annoncer mon retour immédiatement et de ne pas me laisser repartir.

Djoumah, rempli pour moi d’attentions délicates, m’envoyait du tabac et du riz, sachant que, dans la contrée, il n’y avait pas d’autres rizières que les siennes. Quant à son tabac, la semence en était venue de l’Oudjidji, qui a la réputation méritée de fournir le meilleur tabac d’Afrique.

À peine arrivé, je me rendis chez Alvez pour m’informer de l’époque de notre départ. Il me dit qu’il était prêt, que les esclaves étaient réunis, l’ivoire emballé, et que n’ayant plus d’articles d’échange, il était fort désireux de partir. Je pouvais être certain qu’aussitôt que le roi serait rentré, et que nous aurions pris congé de lui, nous nous mettrions en marche.

Alvez m’affirmait en outre que deux mois nous suffiraient pour atteindre Bihé — ce n’était plus à Cassangé qu’il se rendait — et que pour aller ensuite de Bihé à Benguéla ou à Loanda, il ne me faudrait pas plus de quinze jours ou trois semaines.

Mais j’étais condamné à subir de nouveaux désappointements : Kassonngo ne revint qu’à la fin de janvier. Après cela, il y eut chaque jour de nouveaux retards, dus principalement à la couardise et à la fausseté sans égale d’Alvez.

Pendant les heures d’ennui, heures si nombreuses et si longues qui précédèrent le retour de Kassonngo, j’eus tout le loisir de questionner Djoumah et ses hommes sur leurs différents voyages. Parmi les six cents porteurs qu’avait mon hôte, en surplus des esclaves, il s’en trouvait quelques-uns des bords du Sânnkorra. Je pus ainsi acquérir une idée assez juste de la position des lacs et des rivières de l’Afrique centrale et des rapports qu’ils ont entre eux.

J’appris également une foule d’histoires qui, malgré leur apparence fabuleuse, m’ont été certifiées par différents témoins, et qui, je n’en doute pas, étaient acceptées comme absolument vraies par les narrateurs.

De ces histoires, celle qui peut-être mériterait la palme nous fut contée par un natif de l’Oukarannga. Il nous assura que les gens d’un village voisin de celui qu’il habitait vivaient dans les meilleurs termes avec les lions. Ces animaux, disait-il, se promènent parmi les cases sans jamais faire de mal à personne. Les jours de fête, on les régale de miel, de chèvre, de mouton, et quelquefois, dans ces assemblées tambourinantes, dansantes et mangeantes, on voit jusqu’à deux cents lions réunis. Chacun de ces animaux à un nom connu des habitants et répond quand on l’appelle. Enfin, lorsqu’un de ces lions vient à mourir, les villageois pleurent sa perte et se lamentent comme pour un des membres de leur famille.

L’endroit où se passerait le fait est situé au bord du Tanganyika, à peu de distance de l’établissement de Méricani. Mon hôte avait souvent entendu parler de l’intimité des gens de ce village avec les lions, mais n’avait jamais assisté aux fêtes où ces animaux étaient rassemblés. Quant au narrateur, il assurait avoir été témoin de ces relations amicales, et m’amena plusieurs de ses compatriotes qui me certifièrent la vérité de ses paroles.

Une autre histoire offre une curieuse analogie avec ce que l’on raconte de l’upas. Il y a dans l’Ourgourou, province de l’Ounyamouési, trois grands arbres dont les feuilles, larges et lisses, sont d’un vert foncé. Une caravane, composée de Vouarori, pensa qu’on devait être bien sous leur voûte, et le camp y fut dressé. Le lendemain matin, tous ces Vouarori étaient morts. Leurs squelettes et l’ivoire qu’ils portaient sont toujours là pour témoigner de l’événement.

Djoumah Méricani avait vu ces arbres ; il m’assura que pas un oiseau ne perchait sur leurs branches, que pas un brin d’herbe ne croissait à leur ombre. Les hommes qui l’avaient accompagné dans l’Ourgourou me confirmèrent son assertion dans tous ses détails.

Mon hôte me dit également que dans les environs de Mfouto, village de l’Ounyanyemmbé, une figure d’homme assis sur un tabouret, ayant près de lui un tambour, un chien et une chèvre, était sculptée dans le roc. Il ajouta que les Arabes lui avaient affirmé que dans l’Ouvinnza, à l’est du Tanganyika, se trouvait une grande citerne couverte d’arches sculptées, d’une forme parfaite. Cette construction est attribuée par les indigènes à une ancienne race de Vouasoungou (homme de race blanche). Pour les Arabes, c’est l’œuvre de Suliman Ibn Daoud[80], qui l’a faite avec l’aide des génies.

Il va sans dire que je ne réponds pas de la vérité absolue de ces histoires, et que je les rapporte comme elles m’ont été contées.

Quant aux détails suivants, relatifs aux demeures souterraines de Mkanna, ils m’ont été donnés par Djoumah Méricani. Ces demeures ont leur entrée près du Loufira, et s’étendent sous la rivière. Djoumah n’y a pas pénétré de peur de rencontrer le diable, qui passe pour hanter ces cavernes ; mais un Arabe avec lequel il voyageait avait été plus hardi, et lui avait raconté immédiatement ce qu’il avait vu.

D’après le rapport de cet Arabe, les souterrains de Mkanna ont la voûte élevée et ne sont pas humides ; pourtant des ruisseaux les traversent ; quelques-unes de ces caves se trouvent sous la rivière, à un endroit où celle-ci ferme une cataracte.

Les habitants de ces cavernes y ont bâti des huttes et y entretiennent des chèvres et autres animaux domestiques. De nombreuses ouvertures donnent issue à la fumée ; plusieurs passages relient entre eux les divers souterrains, qu’ils font en outre communiquer avec l’extérieur. En cas d’attaque, les assiégés sortent par différentes portes connues d’eux seuls, et prenant l’ennemi à revers, le placent entre deux feux.

Il y a aussi des demeures souterraines à Mkouammba, également près du Loufira ; mais les plus importantes sont celles de Mkanna, dont l’intérieur offre des voûtes et des colonnades d’une grande beauté.

Pendant une de ses croisières sur le Tanganyika, Djoumah avait passé devant une île rocheuse appelée Ngomandza. Cet îlot, situé au nord des îles de Kassenghé, et d’une hauteur considérable, n’est séparé du rivage que par un canal très-étroit dans lequel débouche une rivière appelée du même nom. Il suffirait, m’a-t-on dit, de boire de l’eau de ce canal pendant huit ou dix jours pour être affecté de la lèpre.

Ce qu’il y a de certain, c’est que les habitants de Ngomandza sont lépreux. La plupart en ont perdu un pied ou une main, presque tous sont borgnes ou aveugles ; il est extrêmement rare de rencontrer parmi eux un individu qui ne soit pas atteint d’ophthalmie à un degré quelconque.

Pas une des tribus voisines ne s’entre-marie avec ces gens-là. Ceux que les affaires obligent à traverser leur pays le font en courant ; et il est absolument défendu à ces malheureux d’émigrer.

Écouter des histoires ou prendre des informations ne fut pas le seul emploi de mes jours d’attente. Je mis mon journal au courant, complétai mes cartes, réparai leur portefeuille ; je me fis une paire de pantoufles, me fabriquai une double tente avec de l’étoffe d’herbe, que je rendis imperméable en la faisant tremper dans de l’huile de palme ; et je confectionnai deux drapeaux pour notre retour à la côte ; ceux qui nous avaient amenés du Zanguebar étaient déchirés et déteints au point d’être méconnaissables. Enfin, chose importante, je raccommodai mes bas ; et comme toutes mes aiguilles à ravauder m’avaient été prises — leurs grands yeux les faisant trouver si commodes — je fus obligé de me servir d’une aiguille à voile, qui rendit la besogne encore plus fastidieuse qu’à l’ordinaire.

De temps à autre, nous animions la soirée par un tir aux gobe-mouches, et aux engoulevents qui, après les journées brûlantes, fondaient autour de nous en nombre infini. L’indécision et la rapidité de leur vol faisaient de ce tir un excellent exercice.

Puis il y avait les sorties. J’allais tous les matins presser la régente d’envoyer un message à Kassonngo, afin de hâter son retour. De là, je me rendais chez Alvez, pour le supplier d’être prêt à partir dès que nous aurions vu le chef.

Je recevais des visites. Les femmes de Kassonngo venaient souvent ; elles arrivaient par groupes, tantôt les unes, tantôt les autres ; comme elles se familiarisaient de plus en plus, leur conversation était loin d’être édifiante. Quelquefois elles se mettaient à danser ; et l’obscénité de leurs gestes, la manière extravagante dont elles lançaient la jambe dépassaient tout ce que j’ai jamais vu.

Quelquefois aussi un esclave de Djoumah nous divertissait par ses tours d’adresse. Avec deux bâtonnets d’un pied de long, reliés par une cordelette d’une certaine longueur, il imprimait à un morceau de bois, taillé en forme de sablier, un mouvement de rotation rapide, le faisait courir en avant, en arrière, le lançait plus haut qu’une balle de cricket, puis le recevait sur la corde et continuait à le faire rouler[81].

Mais, en dépit de tous ces passe-temps, le jour de Noël 1874 et le jour de l’an 1875 me parurent très sombres ; je fus bien heureux lorsque j’appris que, cédant à mes nombreux messages, Kassonngo se décidait à revenir.

Il arriva en effet le 21 janvier, au bruit de beaucoup de tambours et de vives clameurs. Le jour même, dans l’après-midi, j’allai lui faire ma visite ; j’étais avec Djoumah.


Orchestre de Kassonngo.

En entrant dans l’enceinte de la demeure privée, je cherchai vainement quelqu’un qui me représentât le grand chef que je venais voir. Mais quand la foule s’écarta pour me livrer passage, j’aperçus devant la porte de la case principale un jeune homme qui dépassait de presque toute la tête les gens de son entourage : c’était le fameux Kassonngo. Il avait une lance à la main ; derrière lui se tenaient des femmes qui portaient des boucliers.

Toutes les mesures avaient été prises pour qu’il fût impossible à une personne non invitée de passer inaperçue. Un portier, vêtu d’un grand tablier en peau de léopard, et muni d’un énorme gourdin crochu, examinait chaque arrivant avec une attention scrupuleuse avant de lui permettre de franchir l’enceinte, dont plusieurs sentinelles gardaient soigneusement l’entrée.

Lorsque nous fûmes près de lui, Kassonngo nous introduisit dans sa maison, en compagnie de ses féticheurs et de quelques-unes de ses femmes. Nous lui fîmes un léger présent, et nous nous retirâmes, suivis de la musique du chef qui avait reçu l’ordre de me reconduire ; cette entrevue n’était que pour la forme.

L’orchestre dont nous étions accompagnés se composait de tambours, de marimebas et de gourdes sphériques, instruments à vent qui rendent un son analogue à celui du bugle.

Certes, l’attention qu’avait eue Kassonngo de me faire rentrer chez moi aux accords de sa propre musique était des plus flatteuses ; mais le tapage infernal dont il m’honorait n’était pas tolérable. J’envoyai aux artistes un peu de verroterie, espérant qu’ainsi que nos joueurs d’orgue, ils comprendraient l’avertissement et partiraient ; mais ces êtres naïfs prirent le cadeau pour une marque de satisfaction, ou peut-être pensèrent-ils que je les gageais pour le reste de la journée. Dans tous les cas, ils continuèrent jusqu’au coucher du soleil à charivariser devant la véranda de Méricani, seul endroit où je pusse m’asseoir et me livrer à un travail quelconque.

Rien, pensais-je, ne s’opposait plus à notre départ ; et chaque jour d’attente diminuant mon stock de perles, j’insinuai à Alvez d’aller faire ses adieux à Kassonngo, afin que nous pussions nous mettre en marche le plus tôt possible.

CHAPITRE XXV


Malandrins. — Coïmbra. — Un roi parmi des mendiants. — Visite de Kassonngo. — Mutilés. — Orgueil royal. — Message de Kassonngo à la régente. — Il me prend pour un esprit. — Difficulté d’obtenir des guides. — Contraint de renoncer à mon plus cher espoir. — L’honnête Alvez. — Grande réception à la cour. — Cortège de Kassonngo. — Hommage des chefs. — Discours. — Déception. — Mort de l’une des épouses du roi. — Le veuf couche avec la défunte. — Obligé de bâtir une maison. — Cruauté des traitants portugais. — Retards. — Désertion. — Funérailles royales. — Rivière détournée de son cours. — Femmes enterrées vives. — Tombe arrosée de sang. — Despotisme. — Incendie. — Belle conduite de mon serviteur Djoumah. — Attention généreuse de Mme Kassonngo.


Avec Kassonngo étaient revenus les malandrins qui l’avaient accompagné dans sa tournée de pillage. Entre tous ces chenapans, Lourenço Souza Coïmbra, fils du major Coïmbra de Bihé, méritait la palme, comme étant celui qui avait atteint le plus haut degré de scélératesse.

Il vint me voir immédiatement, et sans autre but que de m’exploiter. Comme c’était lui, disait-il, qui avait montré à Alvez la route que nous devions prendre, il réclamait le salaire d’un guide. Plus tard, ayant su que j’avais promis à Alvez un fusil dès que nous serions en marche, il déclara qu’il avait droit au même don ; et, sur mon refus de reconnaître ce droit, il me persécuta par ses demandes incessantes de papier à cartouche, de poudre, de grains de verre, de tout ce qu’il imaginait pouvoir me soutirer.

Son extérieur était à l’avenant de son caractère. Un chapeau crasseux à larges bords, chapeau informe, troué, bossué, déchiré au point qu’un chiffonnier ne l’eût pas ramassé, couronnait le personnage. Sa chemise n’était pas moins sale ; et une longue jupe d’herbe qui l’enveloppait jusqu’aux talons traînait derrière lui. Sa chevelure était courte et crépue ; sa face, à peu près imberbe, était d’un jaune terreux que laissait voir, par endroits, la couche de crasse dont elle était couverte. Alors même qu’il n’eût pas été constamment dans un état de demi-ivresse, ses yeux éraillés auraient dit ses débauches.


Coïmbra.

Alvez, son patron, ne m’importunait pas moins. Il avait tout d’abord réclamé le fusil qu’il ne devait recevoir qu’après le départ. « Cela serait, disait-il, une preuve de la convention qui avait été faite entre nous. » J’avais fini par céder, dans l’espoir que me voyant disposé à être généreux envers lui, il partirait dès l’arrivée de Kassonngo.

Le chef était revenu, mais son retour n’avait pas été pour nous le signal de la marche. Il avait vu toutes mes curiosités et en avait envie. Mes armes, mon chapeau, mes bottes, mes livres, il demandait tout. Chaque objet nouveau excitait sa convoitise ; et il était si tenace, si difficile à éconduire, qu’il eût exaspéré l’agent d’une société de bienfaisance.

Sa première visite avait duré trois heures ; il était alors accompagné d’une suite nombreuse où figuraient une foule de ses épouses. La plupart de ces dames avaient avec elles des enfants du premier âge ; et la layette des bébés de l’Ouroua étant des plus restreintes, certaines parties de la scène ne pourraient être décrites.

Je fus surpris de voir parmi les compagnons du chef un aussi grand nombre de mutilés, plus encore d’apprendre que beaucoup de ces mutilations avaient été faites par simple caprice du maître, ou pour témoigner de son pouvoir. Le fidèle Achate du potentat avait perdu les mains, le nez, les oreilles et les lèvres, par suite des accès de colère de son noble ami. Malgré ces cruautés, le malheureux semblait adorer jusqu’à la trace des pas de son bourreau ; et cette adoration se manifestait également chez d’autres, qui n’avaient pas moins à se plaindre de l’objet de leur culte.

Ainsi qu’on devait s’y attendre, Kassonngo était bouffi d’orgueil, et se tenait pour le plus grand chef qu’il y eût au monde. Le seul qui, dans son esprit, pût lui être comparé, était le Mata Yafa, comme lui originaire de l’Ouroua, et appartenant à la même famille.

Il me dit gracieusement que sans le Tanganyika, dont les eaux l’arrêteraient dans sa marche, il se rendrait en Angleterre. J’ai dû blesser sa vanité en lui répondant que le Tanganyika n’était rien, comparativement aux mers qui s’étendaient entre l’Afrique et mon pays. Mais il ne sembla pas avoir entendu l’observation, et ajouta qu’il remettait sa visite à une autre époque. Pour l’instant, il se bornait à me recommander de dire à mon chef de lui payer tribut, et de lui envoyer des fusils, des canons, dont il avait entendu parler aux Portugais, des bateaux pour naviguer sur ses rivières, et des gens qui apprendraient à son peuple la manière de s’en servir.

Je lui fis observer que les nations qui savaient faire toutes les choses qu’il désirait n’étaient pas de celles qui payaient tribut, et que mon chef était trop puissant pour que lui, Kassonngo, pût se faire une idée de son pouvoir. « Combien de guerriers, ajoutai-je, pouvez-vous mettre en campagne ? Combien d’hommes le plus grand de vos canots peut-il contenir ? » Ses guerriers, répondit-il, étaient trop nombreux pour qu’il pût en faire le compte ; mais il savait que dans un bon canot, on pouvait mettre cinq ou six hommes. Je repris en riant que je connaissais la force de son armée, que dans mon pays, un très petit chef commandait souvent à plus de troupes que cela, et que nous avions des bateaux grands comme des îles, dans lesquels plus d’un millier d’hommes restaient pendant beaucoup de mois sans revenir à terre.

Il n’en fut pas moins persuadé de sa grandeur, et me pria de nouveau de faire part à mon chef de ses demandes. Toutefois, les récits merveilleux que mes Zanzibarites faisaient de la puissance des Anglais parvinrent à ses oreilles, et il en arriva à cette conclusion, que j’étais un esprit venu d’un autre monde pour le visiter.

À mon tour, je le priai de permettre à Alvez de prendre congé de lui, afin que notre départ eût lieu le plus tôt possible. Il me promit qu’aussitôt après la réception des chefs, à laquelle il voulait me voir assister pour que j’eusse une idée de sa puissance, nous serions libres de partir, et que, de plus, il nous procurerait des guides.

J’essayai d’en obtenir pour aller au Sannkorra, mais en vain ; il me répondit toujours que ma bande était trop faible pour voyager seule. « Je n’avais, disait-il, que deux partis à prendre : accompagner Alvez, ou attendre que Méricani reprît la route du Tanganyika. »

Alvez et Djoumah, auxquels je demandai de nouveau une escorte pour me rendre au lac, me répétèrent que leurs forces n’étaient pas assez considérables pour qu’ils pussent en distraire le nombre d’hommes voulu ; et je dus renoncer définitivement à l’espoir si longtemps caressé de suivre le Congo jusqu’à la mer.

La réception qui devait nous permettre de partir ne se faisait pas. Alvez m’avait promis de ne pas l’attendre ; mais depuis lors nous avions passé acte de la somme qu’il devait toucher pour me conduire à la côte. Disons qu’il avait profité de l’ignorance de mon interprète à l’égard des valeurs monétaires, pour m’écorcher outrageusement. Il avait été jusque-là d’une politesse rampante ; l’acte signé, d’obséquieux il devint insolent, et déclara qu’il ne partirait qu’après la cérémonie.

Enfin arriva le grand jour ; c’était le 10 février. À sept heures du matin, un messager vint nous dire, à Djoumah et à moi, que Kassonngo nous attendait.

Mon hôte me conseilla d’être sur mes gardes. On lui avait rapporté que Kassonngo avait proposé à Alvez de joindre ses forces aux siennes pour nous attaquer et nous piller de compte à demi. Alvez avait refusé l’offre ; mais une partie de ses gens, ayant Coïmbra à leur tête, s’étaient mis du complot.

Un homme averti en vaut deux ; nous commençâmes donc par poster cinquante des hommes de Djoumah sur différents points de l’établissement ; et prenant avec nous soixante de leurs compagnons, plus mes propres askaris, tous bien armés, nous nous dirigeâmes vers la Moussoumba. Nous y trouvâmes Kassonngo et Foumé a Kenna, presque seuls dans leur gloire, bien qu’un certain nombre de chefs, accompagnés de suites nombreuses, fussent réunis hors de l’enceinte.

On s’opposa d’abord à l’entrée de notre escorte. « Un parti armé ne devait pas… » J’arrêtai l’objection en disant que ce parti était amené en l’honneur de Kassonngo ; qu’il serait peu respectueux de visiter un chef aussi puissant, lors d’une grande réunion, sans avoir une suite convenable ; et on nous laissa passer. Un de mes hommes était chargé de mon raïfle ; j’avais seulement mon revolver ; mais Djoumah, contrairement à son habitude, portait son fusil lui-même.

Comme nous entrions, un tintement de clochettes annonça l’arrivée d’Alvez, qu’on apportait dans son hamac. Lui et ses hommes, tous armés de fusils, furent placés en ligne d’un côté de la porte ; Djoumah, Méricani et moi, nous allâmes nous asseoir de l’autre côté, où notre suite fut rangée derrière nous.

Au milieu de ces deux lignes, à l’extrémité de la cour, se trouvait Kassonngo. Il était debout, et avait en face de lui un dignitaire qui portait une hache d’une forme curieuse. Quatre femmes, dont l’une avait à la main une hache de cette même forme, se tenaient immédiatement derrière le chef ; elles étaient suivies de deux magiciens et des porteuses de boucliers.

Venait ensuite une file de soldats armés de fusils. Cette haie de guerriers, représentant toute l’artillerie du souverain, était flanquée, à droite et à gauche, de bourreaux et d’autres fonctionnaires. Les femmes et les enfants de Kassonngo terminaient le cortège. Vis-à-vis du maître, près de l’entrée de la Moussoumba, étaient les chefs de districts, appelés à la réunion, tous avec une escorte plus ou moins nombreuse, et dans leur plus bel appareil.

La séance s’ouvrit par l’énumération des titres et par l’exposé de la grandeur de Kassonngo, que chantèrent d’une voix monotone les quatre femmes placées derrière le souverain, et auxquelles se joignaient par instants les voix de la foule, qui reprenaient en chœur différents passages.

Ce long préambule terminé, les chefs vinrent les uns après les autres faire leurs saluts, en commençant par celui du rang le moins noble. Chacun d’eux était accompagné d’un jeune garçon portant un sac rempli de cinabre ou d’argile blanche, réduite en poudre. Le salueur, suivi de ce garçon, marchait vers Kassonngo ; lorsqu’il n’en était plus qu’à une vingtaine de pas, il prenait le sac des mains du page, et se frottait la poitrine et les bras avec la poudre qu’il avait apportée. Tout en se frictionnant, il sautait d’un pied sur l’autre et criait d’une voix suraiguë les titres du souverain : Kalounga Kassonngo, Kalounga, Moéné Mounza, Moéné Bannga, Moéné Tannda, et ainsi de suite.

Quand il était suffisamment barbouillé de rouge ou de blanc, le salueur rendait le sac à l’enfant, tirait son épée et s’élançait vers Kassonngo, qu’il semblait vouloir pourfendre ; mais au moment de l’atteindre, il plongeait son épée dans le sol, en tombant à genoux, et se frottait le front dans la poussière. Quelques paroles de Kassonngo répondaient à cet hommage ; le chef les écoutait, le front toujours à terre ; puis il allait, avec sa suite, grossir le cortège du maître.

Tous les saluts ayant été faits, Kassonngo prononça un long panégyrique de lui-même, où il affirma la divinité de ses droits, exalta sa puissance, et rappela que le seul chef qui pût lui être comparé était son cousin, le Mata Yafa.

Deux discours lui furent alors adressés, l’un par Coïmbra, l’autre par un de nos hommes. Dans ces palabres, où chacun fit également son propre éloge, il entra beaucoup de récriminations ; une ou deux fois, les choses menacèrent de se gâter ; mais cela n’alla pas plus loin.

Kassonngo leva la séance en me confiant d’une manière formelle aux soins d’Alvez, disant à ce dernier que s’il m’arrivait malheur en chemin, on pouvait être sûr qu’il en serait instruit ; « qu’Alvez ferait donc bien de veiller aux intérêts de l’homme blanc, sinon de ne jamais reparaître dans l’Ouroua. »

Malgré ces paroles, malgré l’engagement qu’il avait pris de partir aussitôt après la réception, Alvez résolut d’attendre les funérailles de l’une des femmes de Kassonngo qui venait de mourir. Cela demanda sept jours au bout desquels je revis le chef ; il était très sale et très défait, ce qui n’avait rien d’étonnant ; car, suivant la coutume, il avait couché toute la semaine avec la défunte. Je lui exprimai l’espoir que rien ne s’opposait plus à notre départ ; il me répondit qu’Alvez avait promis de lui bâtir une maison ; que je devais suivre cet exemple et lui en faire une aussi.

Alvez nia formellement avoir rien promis de semblable ; mais peu de jours après, j’acquis la certitude que c’était lui qui avait proposé de faire l’édifice. Je lui reprochai son manque de foi ; il s’excusa : « Cette maison ne demanderait pas plus de quatre ou cinq jours ; Coïmbra était déjà parti avec une quantité d’hommes pour la construire. » Coïmbra fut bientôt de retour ; il avait été en expédition avec des gens de Kassonngo et ne savait rien de la bâtisse.

J’appris alors que nous devions nous rendre à Totéla, où se construisait la maison ; c’était à deux ou trois jours de marche, précisément sur la route de la côte, et la caravane tout entière venait avec nous.

La maison était loin d’être commencée ; on ne savait pas même où elle devait être. Il fallait d’abord que l’emplacement fût connu ; et, pour cela, que Kassonngo fût prêt à aller le choisir. Resterait ensuite à défricher le terrain, à abattre et à préparer le bois nécessaire.

Les jours s’écoulaient sans amener autre chose que des excuses puériles. Les fétiches, la veuve de Bammbarré, la femme de Koungoué a Bannza furent consultés et donnèrent des réponses non moins ambiguës que celles de l’oracle de Delphes.

En somme, Kassonngo ne se décida à partir que lorsque j’eus promis de lui donner le fusil qu’il convoitait, et qu’il ne devait recevoir que quand nous serions en route.

Mettre Alvez en mouvement ne fut pas moins difficile ; Kassonngo nous avait quittés le 20 ; nous le laissions nous attendre.

Enfin nous partîmes le 25 ; mais ce ne fut qu’après six jours de marche et trois jours de halte que nous atteignîmes Totéla, où nous trouvâmes Kassonngo, mais pas l’ombre d’un commencement de bâtisse.

J’arrivais exaspéré du traitement que, pendant toute la course, j’avais vu infliger aux malheureux esclaves. Les pires des Arabes, je n’hésite pas à l’affirmer, sont à cet égard des anges de douceur en comparaison des Portugais et de leurs agents. Si je ne l’avais pas vu, je ne pourrais jamais croire qu’il pût exister des hommes aussi brutalement cruels, et de gaieté de cœur.

Tout le personnel de l’expédition était déplorable, La caravane, dont les esclaves d’Alvez et les porteurs amenés par celui-ci constituaient le noyau, se composait surtout de groupes indépendants, formés de gens du Bihé, du Lovalé, du Kibokoué venus dans l’Ouroua pour chasser l’homme. Ces francs pilleurs, tous armés de fusils, avaient été encouragés à se joindre à nous pour augmenter la force de notre bande ; mais ils n’avaient aucune discipline, ne reconnaissant nulle autorité, et entravaient constamment la marche. Ils se réunissaient, parfois au nombre d’une centaine, pour discuter les ordres du chef, imposaient des haltes, et s’en allaient en maraude.

À notre départ, la caravane entière pouvait compter sept cents membres ; avant d’être sortis de l’Ouroua, ces gens-là y avaient ajouté plus de quinze cents esclaves, dus principalement à la violence et au vol.

Il devenait évident que si les travaux de construction étaient abandonnés à Alvez, et aux gens de sa suite, des années s’écouleraient avant que la maison fût achevée. J’y employai donc mes hommes, qui en trois semaines terminèrent le gros œuvre ; il ne resta plus qu’à enduire les murs et à les décorer, ce qui fut fait par les épouses de Kassonngo, sous la direction de Foumé a Kenna.

Au commencement d’avril, la maison était finie ; mais on n’avait pas de nouvelles d’un détachement qui, au lieu de venir avec nous, s’était rendu à Kanyoka ; il fallait l’attendre. Puis Kassonngo, bientôt las d’être à la même place, s’en alla en expédition avec Coïmbra et d’autres bandits de la caravane d’Alvez.

Le mois d’avril se traîna sans ramener les absents. Effrayés de la route qui était devant nous, plusieurs de mes hommes retournèrent chez Méricani ; ils me furent renvoyés avec cet avis adressé à tous les poltrons de ma bande : à savoir, que tous mes déserteurs seraient gardés à la chaîne jusqu’à leur arrivée à Zanzibar, où ils seraient punis par le consul anglais. Sans cette menace, j’aurais perdu beaucoup de monde.

Aux ennuis de l’attente se joignaient mille contrariétés ; ce n’était que par le travail que j’échappais au désespoir. Écrire, dessiner, relever mes notes, faire le calcul de mes observations, absorbait une grande partie du jour. Le soir, je prenais mon fusil ; les pintades et les pigeons que je rapportais étaient les bienvenus.


Mon habitation à Totéla.

Parmi les choses qui m’aidaient à passer le temps, je dois mentionner la composition d’un vocabulaire kiroua, et l’étude des mœurs et des usages du pays, usages qui, à l’égard des funérailles du chef, sont d’une sauvagerie probablement sans pareille. Une rivière est d’abord détournée de son cours ; dans le lit desséché, on creuse une énorme fosse que l’on tapisse de femmes vivantes. À l’une des extrémités de la tombe, une femme est posée sur ses mains et sur ses genoux ; elle sert de siège au royal défunt, qu’on a paré de tous ses ornements ; l’une des veuves soutient le cadavre ; une autre, la seconde épouse, est assise aux pieds du mort ; puis le trou est comblé. Toutes ces femmes sont enterrées vives, excepté la seconde épouse que l’on tue avant de remplir la fosse ; c’est un privilège que la coutume lui accorde.

Des esclaves mâles, plus ou moins nombreux — quarante ou cinquante, — sont ensuite égorgés sur la tombe, qu’on arrose de leur sang, et la rivière reprend son cours. J’ai maintes fois entendu dire que plus de cent femmes furent enterrées vives avec le père de Kassonngo ; espérons que ce chiffre est exagéré.

L’enterrement d’un chef subalterne fait moins de victimes ; mais dans ces funérailles de seconde classe, il y a encore deux ou trois femmes ensevelies vivantes, et plus d’un homme égorgé. Quant à la plèbe, elle doit se contenter d’une fosse solitaire, où le mort est assis, l’index de la main droite levé vers le ciel et arrivant au niveau de la surface du sol.

Dans les premiers jours de mai, j’envoyai une escouade sur la route de Kanyoka, pour avoir des nouvelles des deux bandes que nous attendions toujours. L’escouade revint, ne sachant rien des absents, et rapportant que, sur la route qu’elle avait prise, tout le pays était dévasté par Kassonngo et par Coïmbra. En plus d’un endroit les cases avaient été incendiées, les hommes tués, les femmes et les enfants capturés.

Aucun village n’est assuré contre la destruction ; l’exemple suivant en est la preuve. Un chef vient lui-même apporter le tribut annuel. Kassonngo se montre fort satisfait ; en témoignage de son contentement, il dit au chef qu’il veut le conduire chez lui et voir ses administrés.

Ils partent ; le roi demeure bienveillant pendant toute la route ; mais à peine a-t-on aperçu les premières maisons, que des soldats entourent la place ; le chef est saisi, et, à la nuit close, se voit contraint par les gens de Kassonngo de mettre le feu au village ; après quoi il est massacré.

Les malheureux habitants, qui, fuyant l’incendie, se précipitèrent dans la jungle, y trouvèrent une embuscade. Les hommes furent tués, les femmes allèrent grossir les rangs des esclaves du harem.

Sous la double influence de la bière et du chanvre, qu’il boit et qu’il fume avec excès, Kassonngo agit en forcené, faisant mutiler ou mettre à mort indistinctement quiconque se trouve auprès de lui dans ses accès de délire.

Peu de temps après le retour de mon escouade, des hommes du Lovalé, qui avaient été en maraude du côté de Kanyoka, nous apprirent que nos deux bandes étaient dans ce dernier village, et ne pensaient pas à revenir. Il y avait plus d’un mois que la dernière de ces bandes était allée chercher l’autre. Mon impatience grandissait de jour en jour. Je n’osais pas faire la moindre excursion : si j’avais quitté mes ballots un instant, j’aurais été volé, et il me restait bien juste de quoi atteindre le premier comptoir portugais.

À la fin, je décidai Alvez à envoyer Moénooti, son principal lieutenant, chercher les attendus. Cette fois le message fut efficace : le 26 mai, reparut la première bande. Mais alors Coïmbra, qui était revenu de ses expéditions avec Kassonngo, trouva bon d’aller en razzia pour son propre compte. Je protestai ; Alvez me répondit que si Coïmbra n’était pas rentré quand nous pourrions partir, il ne l’attendrait pas ; et, sans me fier beaucoup à cette promesse, il fallut m’en contenter.

Sur ces entrefaites, un des hommes de ma bande s’enferma dans sa case, où il se mit à fumer du chanvre, et se narcotisa complètement. Le soir, la hutte de ce malheureux était en flammes. Le vent soufflait de ce côté, la vague ardente s’étendit avec la rapidité de l’éclair.

Au premier cri d’alarme, Djoumah, mon domestique qui était avec moi, courut à sa case déjà atteinte ; il saisit le raïfle et les cartouches qui s’y trouvaient ; puis laissant tout ce qu’il possédait devenir la proie du feu, il se précipita vers ma tente.

Celle-ci brûla tout entière ; mais grâce au dévouement de Djoumah, à sa présence d’esprit, à ses efforts, à ceux de Hamis Ferhann et de deux ou trois autres, mes cartes, mes journaux, mes instruments, tout ce qu’elle renfermait fut sauvé. Pendant ce sauvetage, je demandai à Djoumah si son avoir était en lieu sûr : « Qu’il aille au diable, me répondit-il ; sauvons les livres. »

Ce fut l’affaire de vingt minutes. Bombay parut alors et raconta piteusement que son raïfle et son pistolet étaient brûlés ; le vieil endurci n’avait pensé qu’à son propre bagage, et ne l’avait sauvé qu’en s’adjugeant les services des hommes qu’il aurait dû envoyer à notre secours ; personnellement il n’avait rien fait, pas même pour lui.

Les gens d’Alvez profitèrent de l’émotion causée par l’incendie pour commettre de nombreux vols. Aucun objet ne fut restitué, aucun dédommagement ne fut offert ; mais pour quelques-unes de leurs cases qui avaient été détruites, j’eus à payer une note effroyable, où figuraient une foule de choses qui certainement n’avaient jamais existé.

Foumé a Kenna m’envoya le lendemain ses condoléances, et en même temps un ballot d’étoffe pour ceux de mes hommes, qui, en assez grand nombre, avaient perdu tous leurs effets. Quant à son mari, en apprenant le retour de nos gens de Kanyoka, retour qui nous mettait sur notre départ, il se hâta de revenir ; et loin de se montrer généreux, il ne craignit pas de m’importuner de ses demandes. Mais, bien que je lui eusse envoyé de beaux présents, bâti une maison, il ne m’avait jamais payé de retour, et je refusai de lui faire de nouveaux dons. Alvez lui vendit le snider qu’il tenait de moi, plus une quantité de cartouches que ses gens m’avaient prises pendant l’incendie.

Ce sinistre nous retarda encore, par suite des réclamations qu’il fit naître ; cependant tout fut réglé, et le départ eut lieu le 10 juin.

CHAPITRE XXVI


Grande médecine contre l’incendie. — Cérémonie compliquée. — Mendicité de Kassonngo. — Conduite révoltante des gens d’Alvez. — Sans pitié pour le faible, rampants devant le fort. — Générosité de Djoumah Méricani. — La rivière du Diable. — Arbres étrangers. — Mes gens prennent du pommbé pour de l’eau. — Marais et fondrières. — Fourmilières gigantesques. — Monarque redouté de son peuple. — Présent bien accueilli. — Effroi d’un chef. — Tactique d’Alvez. — Un nouvel arrivant. — Détresse. — Je me décide à partir seul. — Résultat de la fermeté.


Avant de consentir à se mettre en route, Alvez avait déclaré qu’il fallait se préserver de l’incendie par une grande médecine, le feu étant fort à craindre dans la saison sèche où l’on se trouvait alors ; nous étions payés pour le savoir.

Malgré sa qualité de chrétien, le chef de notre caravane paraissait croire fermement à l’incantation, et avait engagé à Bihé un féticheur pour toute la durée du voyage. Les services divinatoires et magiques de cet individu étaient payés le même prix que ceux d’un porteur, mais avec adjonction d’un casuel. C’était ce magicien qui devait nous prémunir contre le feu.

La cérémonie commença un peu avant la chute du jour, et se fit aussi près que possible de l’endroit où l’incendie avait éclaté. J’avais beaucoup ri d’abord en entendant Alvez donner l’ordre d’acheter la chèvre la moins chère qu’on pût trouver : cet animal était nécessaire à l’accomplissement des rites.

Au moment donc où le soleil allait se coucher, le féticheur et son acolyte arrivèrent avec tous les éléments de l’incantation, qui comprenait la susdite chèvre, une poule, un grand vase rempli d’eau, un panier contenant de l’argile, une balle faite avec des lambeaux d’écorce, de la boue et de la fiente, une sébile, des racines, des fragments de ramilles, une branche dépouillée de feuilles, une houe, des couteaux, une hache, de la terre de pipe, enfin une auge d’écorce au milieu de laquelle était fixé un bâton posé transversalement.

L’acolyte, un jeune garçon décoré de trois lignes blanches, — la première descendait du front au bout du nez, la seconde traversait la lèvre supérieure, la troisième était au milieu de la poitrine, — l’acolyte alla s’asseoir sur l’auge, en face du midi ; le féticheur s’assit de l’autre côté, et, lui tournant le dos, eut la figure au nord.

Ainsi placés, ils se frottèrent réciproquement les bras, tandis que le magicien marmottait des paroles mystiques. Le frottement terminé, l’acolyte se leva et posa la branche effeuillée sur l’auge. Ensuite, l’homme et l’enfant écorcèrent les brindilles et les racines, mirent l’écorce dans la sébile, la réduisirent en poudre et coupèrent les bûchettes en très petits morceaux.

Après cette opération, le féticheur traça sur le sol, avec son pied, une croix dont l’un des bras désignait le couchant ; il prit une poignée de la poudre d’écorce, en souffla une partie vers le soleil et le reste dans la direction contraire.

À la place où la croix avait été faite, on ouvrit alors une tranchée dans laquelle fut déposée l’auge magique. Le féticheur versa dans celle-ci une petite quantité d’eau et aspergea le sol, premièrement au nord, puis au midi. Il prit ensuite deux des racines qui avaient été pelées, cracha dessus, les déposa dans l’auge, chacun à un bout ; et se plaçant en face de l’extrémité méridionale, ramassa quelques-uns des fragments de brindilles qu’il jeta dans l’auge. Il accomplit cette opération en croisant les bras, de telle sorte que les petits morceaux de bois contenus dans la main gauche fussent jetés au levant du bâton lié en travers de l’augette, et ceux de la main droite au couchant du même bâton.

L’acolyte, placé au nord de l’auge, exécutait en même temps et strictement les mêmes actes. Puis tous deux allèrent se rasseoir, le féticheur à l’est, l’acolyte en face de lui. Une fois assis, ils prirent la poule, l’enfant tint les pattes et les ailes ; le féticheur saisit la tête, qu’il frotta avec de l’argile blanche, et coupa la gorge du volatile, en ayant soin de faire tomber le sang dans l’auge et sur la barre transversale.

Quand la poule fut morte, le magicien la posa par terre, au midi de l’augette, où le sol avait été aspergé, et lui tourna la tête au levant. La même cérémonie eut lieu à l’égard de la chèvre, que deux assistants aidèrent à maintenir, et dont le cadavre, placé au nord, à l’endroit également bénit, regarda le couchant.

Après s’être lavé la figure avec de l’eau mêlée au sang des victimes, le magicien prit dans sa bouche un peu de cette eau ensanglantée et la projeta d’abord vers le soleil, puis du côté du levant. Il se frotta ensuite la poitrine et les mains avec de la poudre d’écorce, prise dans la sébile, et avec de l’eau du sacrifice. Son acolyte répétait tous ses actes.

Une nouvelle quantité d’eau, tirée du vase apporté par le magicien, fut versée dans l’augette. Alvez et beaucoup de ses hommes se lavèrent la figure avec cette eau et se frottèrent les mains avec la poudre d’écorce. Plusieurs de mes gens, bien que disciples de Mahomet, suivirent leur exemple.

L’augette fut retirée de la tranchée, on mit dans la sébile un peu de son contenu, et le reste fut jeté dans la fosse, où l’on jeta également les petits morceaux de bois et les boules de fiente et d’argile.

Le féticheur ayant couvert tout cela avec l’auge, planta la branche nue au levant de cette couverture. Enfin, il prit la sébile remplie d’eau lustrale, et faisant le tour du camp, il aspergea les huttes devant lesquelles il passait. La chèvre et la poule lui restèrent comme gratification.

Toute la cérémonie, évidemment, s’adressait au soleil, qu’elle avait pour but de nous rendre propice.

Je me flattais de m’être débarrassé de Kassonngo en refusant de répondre à sa mendicité ; mais au milieu de la nuit je fus réveillé par un bruit de paroles assez vives ; c’était lui qui était en marché avec Alvez pour l’acquisition du raïfle, que, par parenthèse, il paya deux dents d’éléphant.

Dès qu’il m’aperçut, il vint à moi et me pria de lui donner des cartouches. Sans l’écouter, je lui tournai le dos et rentrai dans ma case.

Il fut bientôt à ma porte, criant du dehors : « Bouana Camroni, vissonnghi, vissonnghi ! » (Maître Cameron, cartouches, cartouches !)

Je me mis à rire, et criai à mon tour : « Kassonngo, Kassonngo, vissonnghi, vissonnghi. » Mais il continua sa requête, posant un chiffre de plus en plus bas et finit par en demander une seule.

Le lendemain de bonne heure, nous étions en route pour le village de Lounga Mânndi, situé, disait-on, à dix jours de marche, près de la frontière occidentale de l’Ouroua. La caravane devait y acheter des vivres pour la traversée de l’Oussoumbé.

Les quatre premières étapes se firent dans un pays de bois et de montagnes, où les villages, presque tous fortifiés, étaient en grand nombre. Beaucoup de ces villages refusèrent de nous recevoir ; ils étaient dévoués à Déiyai, et craignaient que nous ne fussions envoyés par Kassonngo pour les attaquer.

Je ne saurais dire à quel point la conduite des gens d’Alvez était révoltante. Ils attaquaient toutes les petites bandes d’indigènes que nous rencontrions et les dépouillaient de leurs charges, composées principalement de grain et de poisson sec, que ces pauvres gens portaient à Kassonngo pour s’acquitter du tribut.

Pas une terre cultivée qui fût à l’abri de leurs ravages ; ils s’y abattaient comme une nuée de sauterelles, et, jetant leurs ballots, ils arrachaient les patates, déracinaient les arachides, dévastaient les moissons dont les épis n’étaient pas mûrs : tout cela pour s’amuser. Dans les villages, ils coupaient les bananiers, effeuillaient les élaïs pour construire leurs cabanes, faisant ainsi un tort irréparable aux villageois.

À mes remontrances, ils répondaient que Kassonngo les avait autorisés à prendre tout ce qui leur serait nécessaire. Mais, privés de leurs fusils, ils n’auraient pas agi de la sorte ; dès que nous entrâmes dans la région où les habitants avaient des armes à feu, ces bandits effrénés devinrent aussi doux que des colombes et cédèrent à toutes les demandes des indigènes.

Par suite de ce brigandage, on ne voyait plus dans les bourgades ouvertes ni femmes, ni enfants, ni chèvres, ni volailles ; on ne trouvait là qu’un petit nombre d’hommes, restés dans l’espoir de préserver les cases, et dont la présence ne servait à rien.

Ces courses n’avaient lieu qu’en pays découvert. Pas un de nos brigands ne se serait éloigné de la caravane, lorsqu’ils traversaient la jungle ; car on la disait remplie d’hommes armés qui s’emparaient des traînards ; le bruit courait que c’était pour les manger.

Je gardais autant que possible mes gens autour de moi, pour les empêcher de faire comme les autres ; mais cette précaution même les obligeait d’acheter les vivres volés que rapportaient les pillards. Je serais mort de faim cent fois pour une, si je n’avais pas rencontré Djoumah Méricani. Jamais on ne se montra plus généreux que celui-ci ne le fut à mon égard. Il m’avait approvisionné pendant tout mon séjour à Totéla, — trois mois et demi, alors que je n’étais plus son hôte, — et à l’instant même où nous partions, je vis arriver quatre de ses hommes chargés, non seulement de sacs de riz et de farine qu’il m’envoyait, mais encore d’une provision de tabac.

Dans ces quatre premières marches, nous avions passé de nombreux cours d’eau et suivi pendant quelque temps le Kilouïlouï ou Rivière du Diable, un nom bien mérité.

Le Kilouïlouï se rue au fond d’une crevasse, dont les parois de grès n’ont pas entre elles un écart de plus de vingt yards, crevasse profonde d’où la lumière est exclue par les branches des arbres qui croissent sur les deux rives, et qui forment une voûte impénétrable aux rayons du soleil. Vue d’en haut, toute la gorge semble aussi noire que l’Érèbe. Près du bord, la falaise est couverte de fougères, puis descend à pic jusqu’au torrent qui rugit à quelque cinquante pieds du jour et que signalent des étincelles d’écume, dans les endroits où le roc entrave sa course impétueuse vers le Lovoï.

Les arbres superbes abondent dans la forêt. Entre tous, le mpafou se fait remarquer par sa taille et par sa beauté. D’autres ont pour soutènement un cône formé de quatre ou cinq contreforts, ayant six pieds de tour, et allant en diminuant jusqu’à vingt pieds du sol ; de cette base, le tronc s’élève, droit et cylindrique, à une hauteur de soixante-dix à quatre-vingts pieds avant d’émettre sa première branche.

Ainsi qu’il arrivait toujours après un repos trop prolongé, mes hommes étaient incapables de faire une longue marche. Dix furent bientôt dans l’impossibilité de prendre leurs charges ; l’un d’eux était si faible qu’on fut obligé de le porter. Ils attribuaient leur maladie à la mauvaise qualité de l’eau de Totéla ; mais je crois qu’ils n’avaient guère absorbé de cette eau impure : la bière et le vin de palme abondaient, et ils avaient tous, dans le village, des amis qui leur en donnaient à discrétion. Chose assez curieuse, tous ceux que j’avais envoyés à Kanyoka faisaient partie des malades.

Au pays montagneux, succéda une série de plaines qui doivent être des marais à peu près infranchissables dans la saison des pluies et qui, à l’époque de sécheresse où nous les rencontrions étaient encore spongieuses. De grands trous, dus au passage des éléphants, en criblaient la surface. En différents endroits, les empreintes étaient fraîches, et, à en juger par leur nombre et par les dégâts commis sur les arbres et sur les arbustes, quelques-unes des bandes devaient avoir compté plus de cinq cents bêtes.

Il nous fallut traverser de nombreux cours d’eau qui passent entre ces plaines, parmi de petites ondulations, et que bordent fréquemment des marais d’un mille de large. Le Ndjivé surtout fut difficile à franchir : du bois sur les deux rives, et des berges couvertes d’arbres tombés, entre lesquels nous avions de la boue, souvent jusqu’à la ceinture. Voulait-on profiter du point d’appui illusoire que paraissaient offrir ces troncs glissants, ils tournaient sous l’effort que vous faisiez pour garder votre équilibre et vous précipitaient dans une eau stagnante et putride. Un ou deux exemples du fait nous apprirent qu’il valait mieux passer à gué, dans l’eau jusqu’à la taille, que de risquer un plongeon qui vous en mettait par-dessus la tête.


Les marais de Ndjivé.

Venait ensuite un espace herbu et sec, puis le marais proprement dit, traversé par un sentier où l’on enfonçait jusqu’aux genoux dans une bourbe tenace. Quelques-uns de nos gens essayèrent d’éviter cette chaussée boueuse en sautant d’une touffe d’herbe à l’autre, herbe longue et raide qui croissait abondamment dans le marais. Mais ces touffes, qu’ils croyaient résistantes, flottaient sur une fange liquide et visqueuse ; elles chavirèrent au premier bond ; et les imprudents furent lancés dans la vase, d’où ils ne sortirent qu’à grand’peine, et avec l’aide de ceux qui suivaient prudemment la chaussée. On dit que beaucoup d’hommes se sont perdus dans ces fondrières.

Au milieu du marais, se trouvait un ruisseau limpide de dix pieds de large et de six de profondeur, courant sur un lit de sable jaune, qui paraissait ferme ; mais ce lit doré n’avait qu’une épaisseur de quelques pouces, et reposait sur la vase mouvante,

Çà et là de grands arbres minces, formant des bouquets aussi serrés que possible et enveloppés d’un réseau de lianes, sortaient brusquement de la nappe herbue, sans bordures, sans buissons d’aucune sorte.

Vues d’une faible distance, ces fondrières ont l’aspect de vertes prairies, dont ces bouquets d’arbres rehaussent grandement la beauté. Ce n’est qu’en entrant dans ces marais que l’illusion se dissipe. Au moment où j’en approchai, la scène avec son tapis et ses îlots de verdure, avec la caravane, en file indienne, s’y déroulant comme un énorme serpent noir, me parut saisissante.

Environ à quinze milles avant d’atteindre la résidence de Lounga Mânndi, on me montra l’endroit où le premier traitant de race blanche, qui pénétra dans l’Ouroua, établit son camp. D’après les rapports des indigènes, ce traitant, qui venait du Bihé, dirigeait sa caravane à la manière d’Alvez ; et je crois que sa visite fut peu goûtée des habitants.

À mesure que nous avancions, nos malades allaient de mieux en mieux ; tous avaient recouvré la santé quand nous arrivâmes chez Lounga Mânndi.

Le village de Lounga se trouvait dans une vallée riche en bois et en eaux courantes, où il s’élevait parmi des collines de grès, à cime plate. C’est dans cette vallée que, pour la première fois, j’ai vu des fourmilières pareilles à celles du midi de l’Afrique[82]. J’en avais rencontré précédemment, et en grand nombre, de dix pieds de hauteur ; mais là, je voyais tout à coup des édifices de quarante à cinquante pieds d’élévation ; et si l’on compare le résultat aux moyens qui l’ont produit, ces fourmilières sont plus étonnantes que les pyramides d’Égypte : comme si un peuple avait bâti le mont Everest.

Campés à peu de distance du village, nous vîmes bientôt accourir les habitants. Les uns venaient par simple curiosité, la plupart pour vendre leurs marchandises, les autres pour voir les petits profits qu’ils pourraient faire. Il n’y avait que des hommes ; le bruit s’étant répandu que Kassonngo et Coïmbra étaient avec nous, les femmes et les enfants, ainsi que les animaux domestiques, avaient été envoyés de l’autre côté du Lovoï.

Ces gens-là considéraient évidemment la visite de leur souverain comme la plus grande des catastrophes. Il suffisait de leur nommer Kassonngo pour faire naître immédiatement une pantomime expressive d’amputation de nez, de mains, d’oreilles, et tous déclaraient qu’à son approche ils iraient se cacher dans la jungle.

Lounga Manndi envoyait le tribut, ou le portait lui-même, pour éviter le malheur d’une visite royale ; et revenir sain et sauf de cette expédition, était regardé comme une bonne fortune particulière.


Scène dans le camp.

À peine le camp était-il dressé, que Lounga vint nous voir. C’était un homme d’un grand âge ; mais à part l’affaiblissement de ses yeux, rien, chez lui, n’annonçait la vieillesse ; il marchait d’un pas aussi léger, aussi élastique que celui de tous les jeunes gens de son escorte.

Lounga était déjà chef du même canton sous le grand-père de Kassonngo, et nous disait que ce dernier dépassait en barbarie tous ses prédécesseurs. Quant à moi, il était sûr de ma bonté, ayant entendu dire que je ne permettais pas à mes gens de faire des esclaves, et que je les obligeais à payer leurs provisions.

Ici, Alvez apprit à ses dépens ce qu’il y a de désagréable à être volé. Un de ses neveux, qu’il avait laissé chez Lounga avec trois sacs de perles destinées à l’achat des vivres nécessaires pour le retour, s’était approprié les trois sacs ; et bien hautes, bien amères étaient les lamentations d’Alvez au sujet de ces « tre saccos, per gustare cominho ». Mais je me réjouis en apprenant que, par suite de l’indélicatesse du neveu, nous serions obligés de précipiter notre marche.

Le lendemain, quelle ne fut pas ma surprise en voyant arriver des gens de Méricani : leur maître ayant appris que ma tente avait été brûlée, m’en envoyait une en étoffe d’herbe. Il avait donné l’ordre aux porteurs de continuer leur route jusqu’à ce qu’ils m’eussent rencontré, ne voulant pas qu’il fût dit qu’un Anglais avait voyagé sans avoir de tente, et ajoutant ainsi à la reconnaissance que je lui devais pour ses bontés sans nombre.

Lounga Mânndi semblait avoir à mon égard des dispositions amicales ; il me fit présent d’un mouton gras, m’en vendit un autre et se déclara très satisfait de ce que je lui donnai en échange. Mais il voulut connaître l’effet de mes raïfles, et ayant entendu parler des balles explosibles, il insista pour qu’une de ces balles fût envoyée dans un arbre : le résultat l’effraya tellement qu’il prit la fuite. J’ai su plus tard qu’il était allé se cacher dans la jungle, tenant pour certain que Kassonngo m’avait chargé de le tuer. Alvez le confirma dans cette opinion, et je ne le revis plus. Toutefois, ses fils, avec, lesquels je restai en bons rapports, me dirent que la vieillesse avait rendu leur père craintif ; mais qu’après notre départ ils lui persuaderaient aisément que je n’avais aucune intention de lui faire du mal.

La veille du jour où nous devions partir, j’appris qu’on attendait un groupe d’individus qui étaient restés en arrière. Ce groupe n’arriva que le surlendemain ; il eut besoin de la journée suivante pour avoir des vivres ; puis Alvez me dit que rien ne l’arrêtait plus, et qu’on se mettrait en marche au lever du soleil.

Quand le soleil fut levé, beaucoup de gens de la caravane refusèrent de partir sans Coïmbra, qui chassait toujours l’esclave avec Kassonngo. Je rappelai à Alvez qu’au départ de Coïmbra pour cette chasse il avait été convenu que l’on n’attendrait pas ce digne homme. Alvez me répondit que ce n’était pas Coïmbra qu’il attendait, mais les gens qui étaient avec lui.

Une petite bande indépendante venait d’arriver ; je tâchai de persuader à Bastian José Pérez, son conducteur, de venir avec moi. C’était l’esclave d’un traitant portugais des environs de Donndo ; il y avait trois ans qu’il était parti avec des hommes du Lovalé pour chercher de l’ivoire ; de proche en proche, il avait gagné l’Ouroua ; et trop faible pour retourner seul avec sa cargaison, il avait attendu notre caravane afin de se joindre à elle pour traverser l’Oussoummbé et l’Oulônnda.


Un fils de Lounga Mânndi.

Marcher avec moi lui agréait ; mais Alvez devant partir presque immédiatement, il pensa qu’il valait mieux faire route tous ensemble.

Beaucoup de nos compagnons étaient fatigués de ces retards ; mais ils n’osaient pas se fier à leurs propres forces, et attendaient quand même. Je les engageai à se plaindre ; il y eut à ce sujet palabres sur palabres qui n’avancèrent à rien.

Les jours s’écoulaient, nous ne bougions pas. Je résolus, à tout hasard, de partir seul ; les mécontents promirent de me suivre. L’idée de me voir lui glisser entre les doigts mit Alvez en fureur, Il vint me trouver ; la discussion fut orageuse ; puis il demanda un sursis de trois jours, promettant de partir ensuite, que les autres fussent arrivés ou non.

Je ne voulus rien entendre, et me mis en route le 7 juillet, accompagné de Bastian et d’Alvez.

CHAPITRE XXVII


Nouvel incendie. — Dévastation. — Captures de Coïmbra. — Cruautés envers des femmes. — Il se dit chrétien. — Misère et carnage. — Sous le couvert du drapeau portugais. — Alvez partage la chair et le sang. — Le Lovoï. — Limite de l’élais. — Composition de la caravane. — Encore le feu. — Fortifications de Msoa. — Mchiré. — Sa puissance. — Accroissement de la traite de l’homme. — Ses conséquences. — Sort des captives. — Exportation. — Dieux de la guerre. — Chaleur excessive. — La nuit la plus froide que nous ayons passée en Afrique. — Esclaves enfuis. — Je suis pris pour un diable. — Chaîne d’esclaves. — Bois enchanteur. — Le Mata Yafa. — Projet de vivisection sur une femme enceinte. — Révolte de la première épouse. — Marais. — Repas somptueux. — Lagunes. — Apiculture.


Notre premier camp fut établi à côté d’un bouquet d’arbres, situé près d’un village. À peine avait-on fait les huttes, dressé les tentes, que tous les environs étaient en flammes ; et sans les mesures énergiques qui furent prises pour empêcher le feu de nous atteindre, la médecine préservatrice de l’incendie aurait eu peu de puissance.

Le pays était beau ; sous ce rapport, la marche avait été agréable ; mais assister aux ravages commis par les gens de la caravane, être témoin de la désolation produite par ces bandits était exaspérant.

Le lendemain matin, au moment ou je faisais plier ma tente, on vint me dire qu’on ne marcherait pas ce jour-là : un certain nombre d’esclaves s’étaient sauvés pendant la nuit — qu’ils n’en soient pas blâmés — et leurs propriétaires s’étaient mis à leur poursuite.

J’appris le soir, avec beaucoup de joie, que pas un des fugitifs n’avait été ressaisi, et qu’on ne ferait pas de nouvelles recherches. Quelques autres, la nuit suivante, essayèrent du même procédé ; mais, cette fois, on était sur ses gardes : les malheureux furent découverts avant d’avoir pu quitter l’enceinte, et pendant des heures le bivouac retentit des cris déchirants de ces pauvres créatures, à qui les maîtres faisaient cruellement payer cet essai de délivrance.

Dès le matin, Alvez me fit appeler devant lui. Le message était impertinent ; malgré cela, j’allai voir ce qu’il signifiait. À peine arrivé, j’appris qu’on avait reçu des nouvelles de Coïmbra, que celui-ci était dans le voisinage et que nous devions l’attendre. Je fis observer que nous avions déjà perdu beaucoup de temps, qu’une bande aussi peu nombreuse pouvait facilement nous rejoindre, qu’il avait été convenu… Alvez, me tournant le dos, répondit qu’il était le chef de la caravane, non mon serviteur, et qu’il entendait marcher et s’arrêter quand bon lui semblait. J’éprouvai une forte démangeaison de secouer le vieux scélérat hors de ses guenilles ; mais je pensai qu’il valait mieux ne pas se salir les doigts.

Coïmbra arriva dans l’après-midi avec cinquante-deux femmes enchaînées par groupe de dix-sept à dix-huit. Toutes ces femmes étaient chargées d’énormes fardeaux, fruit des rapines du maître. En surplus de ces lourdes charges, quelques-unes portaient des enfants ; d’autres étaient enceintes. Les pauvres créatures, accablées de fatigue, les pieds déchirés, se traînaient avec peine. Leurs membres, couverts de meurtrissures et de cicatrices, montraient ce qu’elles avaient eu à souffrir de celui qui se disait leur maître.

La somme de misère et le nombre des morts qu’avait produits la capture de ces femmes est au delà de tout ce qu’on peut imaginer. Il faut l’avoir vu pour le comprendre. Les crimes perpétrés au centre de l’Afrique par des hommes qui se targuent du nom de chrétiens et se qualifient de Portugais, sembleraient incroyables aux habitants des pays civilisés. Il est impossible que le gouvernement de Lisbonne connaisse les atrocités commises par des gens qui portent son drapeau et se disent ses sujets.

Pour obtenir les cinquante femmes dont Alvez se disait propriétaire, dix villages avaient été détruits ; dix villages ayant chacun de cent à deux cents âmes, un total de quinze cents habitants ! Quelques-uns avaient pu s’échapper ; mais la plupart — presque tous — avaient péri dans les flammes, été tués en défendant leurs familles, ou étaient morts de faim dans la jungle, à moins que les bêtes de proie n’eussent terminé plus promptement leurs souffrances.

La bande, qui avait pour escorte des gens du roi, comptait, en surplus des cinquante-deux captives, deux hommes appartenant à Coïmbra, deux épouses du maître, données à celui-ci par Kassonngo et parfaitement à la hauteur de leur tâche, qui était de surveiller les esclaves ; enfin trois enfants, dont l’un portait une idole, également offerte par Kassonngo à Coïmbra, et que ce dernier considérait comme un Dieu tout aussi bon qu’un autre, bien qu’il fit profession d’être chrétien.

Comme celui de la plupart des métis de Bihé, tout son christianisme consistait à avoir reçu le baptême par l’entremise de quelque chenapan se qualifiant de prêtre, et qui, trop criminel pour être souffert à Loanda ou à Benguéla, s’était retiré dans l’intérieur, où il baptisait pour vivre tous les enfants qui lui tombaient sous la main.

Alvez ne valait pas mieux ; il était complètement à la hauteur des circonstances. Lorsqu’il vit arriver Coïmbra avec une aussi riche moisson, il en demanda sa part à titre d’indemnité, pour le couvrir des frais que lui avait causés la prise des captives en l’arrêtant dans sa marche.

Augmentée de ce surcroît de misère, la caravane partit le jour suivant et gagna le Lovoï. Les uns le franchirent sur une pêcherie servant de pont ; les autres passèrent à gué dans un endroit où l’eau avait cent vingt pieds de large, et arrivait à mi-cuisse.

Depuis la fin des pluies, la rivière avait considérablement baissé. Il était facile de voir, par les traces de l’inondation, qu’elle avait eu près de quatre cents pieds de large et douze de profondeur.

Ses rives étaient lisérées d’une bande herbue, surmontée d’une frange de beaux dattiers sauvages, aux feuilles pennées ; un fond de grand bois complétait l’heureux effet de la scène.

Le Lovoï forme en cet endroit la frontière de l’Ouroua, qu’il sépare de l’Oussoumbé. De l’autre côté de ses rives, je n’ai pas vu d’élaïs. Nous étions alors à plus de deux mille six cents pieds au-dessus de la mer, altitude que ne dépasse guère ce palmier ; d’après Livingstone, il croîtrait chez Cassemmbé à mille yards (neuf cent et quelques mètres) au-dessus de l’Océan ; mais c’est, je n’en doute pas, un fait exceptionnel.

Trois milles d’une montée rapide, à partir du Lovoï, nous conduisirent près de Msoa, dans un endroit où nous nous arrêtâmes.

La caravane, on l’a vu plus haut, se composait de différents groupes qui, chacun, avait son installation particulière. Ma bande formait un camp ; celle d’Alvez en formait un autre ; Coïmbra et ses esclaves en composaient un troisième ; Bastian un quatrième. Il y avait deux camps des gens de Bihé ; un des gens de Kibokoué ; enfin un huitième : celui des hommes du Lovalé ou du Kinyéma, comme on les appelait ordinairement, d’après le chef de leur pays.


Passage du Lovoï.

Dans la soirée, un de ces petits camps fut détruit par le feu, et tous les environs, qui étaient couverts de grandes herbes, furent bientôt en flammes. Les autres bivouacs se trouvaient heureusement où l’herbe était courte et furent préservés. Quelques esclaves profitèrent sagement du trouble causé par l’incendie pour prendre la fuite.

Autour de Msoa, la scène est jolie, le pays prospère, la population nombreuse. Les villages sont grands, entourés d’estacades et de tranchées de dix à douze pieds de profondeur, sur autant de large, avec contrescarpe adossée à la palissade, talus épais qui rend celle-ci à l’épreuve de la balle. Ces fortifications, d’une importance exceptionnelle, ont été faites contre Mchiré, chef du Katannga.

J’avais déjà entendu parler de ce chef ; c’était, disait-on, un mtou mbaya sana — un très mauvais homme ; mais je ne supposais pas qu’il étendit ses déprédations jusqu’à l’Oussoumbé.

Mchiré appartient à la famille des Vouakalagannza, l’une des principales tribus de l’Ounyamouési. Un jour, longtemps avant l’époque dont nous parlons, il se mit à la tête d’une bande nombreuse, traversa le Tanganyika, et, cherchant de l’ivoire, se dirigea vers l’ouest. Arrivé au Katannga, il vit immédiatement l’avantage que lui donnaient ses armes à feu ; il attaqua le chef, et l’ayant battu, se proclama souverain indépendant de la province, bien que celle-ci fit partie de l’Ouroua.

Bammbarré et Kassonngo lui avaient souvent réclamé le tribut, mais inutilement, et ils n’avaient pas cru devoir risquer leur prestige en appuyant leur réclamation d’une prise d’armes.

Mchiré a groupé autour de sa personne un grand nombre de ses compatriotes et de traitants de bas étage, venus de la côte orientale. Des caravanes, appartenant à des marchands portugais, le visitent depuis vingt ans et lui fournissent de nombreuses recrues. Il s’approvisionne d’armes à feu et de munitions en trafiquant, d’une part, avec l’Ounyanyemmbé, de l’autre avec le Benguéla ; et l’ivoire étant assez rare chez lui, son exportation consiste principalement en esclaves et en cuivre.

C’est dans le pays même qu’il se procure le métal ; pour l’esclave, il le fait prendre au loin. Moyennant une faible rétribution, il permet aux bandes de ses adhérents d’accompagner les hommes qu’il envoie en razzia. Au retour, les captifs sont partagés entre les marchands et lui, proportionnellement au nombre de mousquets fournis par chacun ; et ses affaires, avec le Bihé et la côte du pays d’Angola étant brillantes, la dépopulation augmente rapidement.

La plupart des esclaves emmenés par les traitants, surtout les femmes, s’envoient dans l’intérieur, au pays de Sékélétou ; il est probable que quelques-uns de ceux-là font partie des bandes de travailleurs que les Cafres conduisent aux mines de diamant. Un petit nombre seulement arrive à Benguéla ; néanmoins je suis persuadé qu’il en vient à la côte, près de cette dernière ville plus que le pays n’en absorbe, et que malgré la vigilance de nos vaisseaux, malgré les sacrifices qui ont été faits pour supprimer la traite des noirs, beaucoup d’Africains sont exportés dans l’Amérique du Sud, et peut-être aux Indes occidentales.

De petites cases à fétiches s’élevaient en dehors de l’enceinte de Msoa ; devant ces cases, il y avait des amas de cornes et de mâchoires d’animaux sauvages, déposées là comme offrandes aux dieux de la guerre et de la chasse, pour obtenir la continuation de leurs faveurs.

Partis de Msoa, nous traversâmes des bois et des savanes, puis un large marais drainé par la Louvoua, qui, divisée en plusieurs branches, allait au sud rejoindre le Loubouri, l’un des tributaires du Loufoupa.

Nous nous arrêtâmes dans une grande plaine absolument nue : pas un arbre, et le feu en avait récemment détruit l’herbe. L’excessive chaleur du sol, unie aux rayons dévorants d’un ciel sans nuages, était intolérable. À cette journée ardente succéda la nuit la plus froide que j’eusse encore passée en Afrique. Le matin, mon thermomètre ne marquait dans ma tente que 8o 3/9[83].

Comme nous allions partir, le neveu d’Alvez et les esclaves qui s’étaient approprié les grains de verre laissés chez Lounga Mânndi prirent la fuite. Au moment du départ, on leur avait ôté les fers qui les enchaînaient depuis la découverte du vol, et on leur avait donné des ballots, en leur rappelant que, en arrivant à Bihé ils subiraient la peine qu’ils avaient encourue. Ces menaces n’étaient pas faites pour les retenir ; bref, dès que cela fut possible ils décampèrent.

Alvez se mit à leur poursuite, et le départ fut contremandé ; mais Coïmbra allait faire des vivres dans un village qui se trouvait sur la route que nous devions prendre ; je profitai de l’occasion pour quitter la place et en chercher une moins cuisante.

Nous rencontrâmes plusieurs ruisseaux et de vilains petits marais — de très mauvais pas ; mais à la fin de l’étape nous fûmes dédommagés par la découverte d’un délicieux terrain de campement, situé près de Kahouéla.

Ce dernier village était également défendu par une estacade entourée de fossé, avec contrescarpe. Son chef, appelé Poporla, nous dit qu’une bande des gens de Mchiré avait passé dernièrement sans oser l’attaquer, ce qu’il attribuait à la solidité de ses fortifications.


Village de Kahouéla.

Nous ne trouvâmes à Kahouéla rien autre chose qu’un peu de grain ; toutefois, dans le ravissement que leur causait ce fait extraordinaire d’une caravane prête à payer ce qu’elle voulait avoir, les habitants nous le vendirent au prix le plus modéré.

La femme du chef étant venue au camp avec son mari, j’obtins qu’elle me cédât une demi-douzaine d’œufs. C’était pour moi une véritable aubaine ; mais Poporla, saisi d’horreur à l’idée qu’un si grand homme était réduit à une pareille nourriture, alla me chercher un panier de fèves et un lambeau de venaison carbonisé. C’était, je crois, la seule viande qu’il y eût dans tout le village.

Un examen attentif me fit reconnaître dans ce charbon la trachée de quelque bête fauve, Il me fut assez difficile d’éviter de manger cette friandise en présence du chef, Poporla était si désireux de me voir me régaler : « Oubliez que je suis là ; ne faites pas attention… » Mais prétextant d’une extrême politesse, j’échappai au délicieux morceau, qui, après le départ du donateur, fut vendu par mon domestique à l’un des hommes de Coïmbra pour un épi de maïs.

Alvez arriva le lendemain ; non seulement il n’avait pas repris ses esclaves, mais il en avait perdu trois autres. Il vint me trouver, et se lamentant beaucoup sur la dureté de son sort, il exprima l’espoir que je ne l’oublierais pas lors de notre arrivée à Benguéla. Je pus le lui promettre en toute équité de conscience ; car jusqu’à ma dernière heure il sera présent à ma mémoire comme l’un des produits les plus écœurants d’une fausse civilisation.

Partis de Kahouéla, nous arrivâmes près d’Anngolo, dont les habitants vinrent à notre rencontre : ils étaient pressés de nous vendre leur grain et leur farine pour des perles. Je vis alors qu’Alvez et toute sa bande s’étaient pourvus d’une sorte de verroterie qui leur permettait de s’approvisionner amplement. Ces perles particulières ne s’apportent pas de la côte occidentale : mes honnêtes compagnons avaient volé toutes les leurs aux Vouaroua, qui aiment passionnément ce genre de grain de verre et qui les achètent aux Arabes.

Les provisions faites, la caravane se remit en route ; elle campa dans la jungle et, le lendemain, se dirigea vers Loupannda, que nous atteignîmes après trois jours de marche dans un pays bien arrosé, où les villages avaient les mêmes fortifications que les précédents : estacade, fossé et contrescarpe. Les habitants de quelques-uns de ces forts refusèrent d’entrer en relations avec nous ; ailleurs, les indigènes vinrent d’eux-mêmes nous apporter du grain. Le sorgho venait d’être coupé ; il était abondant et à bas prix.

Mais ni les uns ni les autres ne nous laissèrent pénétrer dans leurs villages. Une fois, pendant que j’attendais la caravane, deux de mes hommes parvinrent à franchir la palissade d’un bourg, sans autre intention que de m’acheter une chèvre ou une poule. Aussitôt s’éleva un grand cri ; tous les habitants se retirèrent dans une enceinte intérieure, dont ils fermèrent les portes ; et des lances menacèrent mes hommes, qui jugèrent à propos de se retirer. Néanmoins, au bout de quelque temps, les villageois reprirent confiance ; voyant alors que ma suite n’était composée que de trois individus, ils sortirent de leur retraite et me contemplèrent de loin.

Je finis par décider l’un d’eux à venir près de nous : mais quand il m’eut regardé, il se couvrit la figure de ses deux mains, puis se sauva en poussant un cri de terreur. Il n’avait jamais vu d’homme blanc, et je suppose qu’il me prit pour le diable.

Un gamin d’une douzaine d’années fut plus audacieux, il resta près de moi ; je lui donnai un peu de tabac et quelques perles. Observant qu’il ne lui arrivait aucun mal, d’autres gens approchèrent et me regardèrent en riant aux éclats ; enfin une vieille femme consentit à me vendre une poule.

Tandis que je me livrais avec mon entourage à une pantomime animée, la bande d’Alvez apparut ; immédiatement les villageois se précipitèrent dans leur enceinte, dont les portes se refermèrent.

Juste à l’entrée du village, je vis un python mort ; il avait une longueur de treize pieds huit pouces, mais il n’était pas très gros.

La place que j’avais choisie pour camper était voisine du chemin, et la caravane tout entière passa devant moi. Le triste défilé dura plus de deux heures. Femmes et enfants, pliant sous leurs charges et les pieds déchirés, avançaient, poussés par leurs maîtres qui les frappaient, dès que la marche venait à se ralentir.

On arriva au camp ; loin de se reposer, les malheureuses furent obligées d’aller chercher de l’eau et du bois, de faire la cuisine et de construire des huttes pour leurs propriétaires. Celles qui parvinrent à se composer une sorte d’abri avant la nuit close furent les favorisées.

La perte de travail qui résulte de l’enchaînement des esclaves est monstrueuse. Veut-on avoir une cruche d’eau, vingt femmes sont contraintes de se rendre à la rivière ; pour un fagot d’herbe, il faut employer toute la chaîne. En route, si l’un des marcheurs a besoin de s’arrêter, tous les autres doivent faire halte ; et quand un de ces malheureux tombe, cinq ou six de ses compagnons sont entraînés dans sa chute.

Tout le pays était parfaitement boisé et sillonné de cours d’eau sans nombre. Des futaies d’arbres gigantesques, dépourvues de sous-bois, s’élevaient majestueusement ; et pendant que j’errais seul parmi ces troncs énormes, dont les cimes épaisses arrêtaient les rayons du soleil, une sorte de respect religieux s’empara de tout mon être.


Camp de Loupannda.

À Loupannda, nous reçûmes la visite du chef. Il apportait une dent d’éléphant qu’il voulait vendre ; la caravane s’arrêta pour qu’Alvez pût débattre l’affaire : ce fut une journée perdue ; et la dent ne fut pas achetée.

Tandis qu’Alvez marchandait cet ivoire, je causai avec les gens du bourg et avec Mazonnda, le chef d’un village que nous avions croisé sur la route. Ils me dirent que le Mata Yafa avait été déposé par sa sœur, et qu’il se rendait auprès de Kassonngo, son parent et son ami, pour lui demander de le replacer sur le trône.

Faire couper des nez, des lèvres, des oreilles ne suffisait pas à ce misérable ; il avait voulu étendre ses vivisections à une femme qui allait devenir mère, et la faire ouvrir pour satisfaire une curiosité monstrueuse. Sa sœur, qui était aussi sa première épouse, s’était opposée à cette fantaisie royale ; et pensant qu’un jour ou l’autre elle pourrait être choisie comme sujet d’étude anatomique, elle avait réuni un parti nombreux, qui devait surprendre le chef pendant la nuit et le mettre à mort. Instruit du complot, le Mata Yafa s’était enfui avec une poignée d’hommes ; il avait été remplacé par un de ses frères, auquel sa sœur avait donné le pouvoir.


Traversée d’un cours d’eau.

Une grande quantité de cuivre, tirée principalement des mines situées à une cinquantaine de milles au sud de Loupannda, fut apportée au camp pour y être échangée contre des esclaves. Le métal arrivait sous forme de hannda, cette croix de Saint-André que nous avons décrite page 227. La charge était composée de deux ballots, formés chacun de neuf ou dix croix et suspendus aux deux bouts d’une perche.

Prenant un de ces ballots, qui pesait soixante livres, je le tins à bras tendu. Les spectateurs furent très étonnés ; ils déclarèrent qu’il avait fallu une grande médecine pour me rendre capable d’un pareil exploit. Quelques indigènes et plusieurs des gens d’Alvez mirent leur force à l’épreuve ; un de mes porteurs parvint à tenir six hanndas ; mais pour les autres, le maximum fut de cinq. C’était, il est vrai, la première fois qu’ils essayaient de porter quelque chose à bras tendu ; et je ne doute pas que beaucoup d’entre eux ne l’eussent emporté sur moi dans d’autres exercices. Néanmoins, je pense que, en général, la force musculaire des noirs est inférieure à celle des blancs.

En sortant de Loupannda, nous entrâmes dans un marais dont la traversée occupa une journée entière De nombreux cours d’eau sillonnaient cette vase profonde ; ils étaient couverts de tinnghi-tinnghi, sur lequel nous passâmes, allant d’île en île, et finissant par camper dans un îlot rempli de grands arbres. C’est dans ce vaste marais que le Lomâmi et le Louhouemmbi prennent leur source. Parties du même point, ces deux rivières s’unissent en aval de l’Iki ou lac Tchébonngo, le Lincoln de Livingstone, que traverse le Louhouemmbi.

Pendant cette marche, je vis une harde de petites antilopes et réussis à tuer un de ces animaux après une longue et patiente rampée. Laissant mes hommes dépouiller la bête, je continuai à poursuivre le troupeau dans l’espoir d’abattre une seconde antilope. Quand je revins, il y avait querelle entre mes gens et ceux de Bihé, qui prétendaient avoir la moitié de l’animal, la troupe ayant été signalée par un des leurs. Je réglai l’affaire en disant que celui qui avait annoncé la harde recevrait une petite part de viande ; mais que les autres pouvaient aller se promener. J’envoyai à Alvez un morceau de venaison ; au lieu de me remercier, le vieux chenapan en réclama davantage, sous prétexte que la caravane étant à lui, tout le gibier qu’on tuait devait lui être apporté pour qu’il en fit la distribution.

Ma réponse ne dut pas le satisfaire ; je ne sais même pas si elle fut polie. Dans tous les cas, je gardai pour moi une gigue, plus les rognons ; et je donnai le reste à mes hommes. J’avais en outre rapporté deux tourterelles, ce qui me fit un repas somptueux : rôti de venaison, tourterelle grillée, jeunes pousses de fougère en guise d’asperges.

La marche suivante eut lieu sur un terrain fécond, autrefois cultivé, maintenant désert, où, après avoir fait sept milles, nous fûmes arrêtés par les grandes herbes. Il fallut retourner sur nos pas, regagner l’autre rive d’un cours d’eau, que nous venions de franchir, et mettre le feu à l’herbe pour nous ouvrir un passage. Quand la flamme eut un peu avancé, je la suivis dans l’espoir de faire bonne chasse ; mais je ne vis que de petits oiseaux et beaucoup de rapaces, surtout des milans, qui fondaient en plein incendie pour y saisir les fugitifs, et qui parfois étaient victimes des flammes.

Le sentier paraissait alors se dérouler sur la ligne de faîte qui partage les eaux entre les rivières que reçoit le Loualaba au-dessous de Nyanngoué, et celles qui le rejoignent en amont du Kassali. Nous traversions des lagunes encombrées d’herbes et qui donnent naissance à de nombreux ruisseaux, près de l’un desquels nos bivouacs s’établirent. Un chef du voisinage vint nous faire une visite ; il me dit les noms de toutes les rivières que nous avions passées ; mais quand je lui demandai le sien et celui de son village, il se leva sans me répondre et se sauva, craignant que je ne voulusse user contre lui de quelque sortilège.

Le lendemain, nous nous rendîmes chez Foundalannga, dont la résidence est peu éloignée de la frontière, et où nous fîmes une halte de trois jours pour acheter des vivres. La route nous avait fait traverser d’énormes fourrés de bambous, s’étendant sur un espace d’environ huit milles.

Nous trouvâmes dans le village beaucoup de ruches, dont la cire est recueillie avec soin comme objet de commerce ; elle est vendue en grande quantité aux caravanes qui reviennent du Katannga, et qui la payent avec le cuivre qu’elles rapportent de cette province.

À la fin de l’étape suivante, le Loubirandzi fut passé, et nous entrâmes dans l’Oulonnda ; c’était le 27 juillet 1875.

CHAPITRE XXVIII


L’Oulonnda. — Son étendue, ses habitants. — Ragoût de trompe d’éléphant. — Scène immonde. — Bonne chasse. — Nécessité de suivre Alvez. — Voualonnda. — Marche pénible. — Moéné Koula. — Expression de reconnaissance. — Résidence de Moéné Koula. — Arbres fétiches. — Petitesse des cases. — Clairières marécageuses. — Chute dans une trappe. — Kiséma. — Sona Bazh. — Ligne de partage entre le Zambèse et le Casaï. — Gelée. — Lâcheté des gens d’Alvez. — Le Kafoundanngo — Évasion d’esclaves. — Gens du Lovalé. — Exactions. — Costume. — Bêtes bovines. — Fétiches. — Plaines inondées. — Poisson acheté comme article d’échange. — Katenndé. — Légende du lac Dilolo.


L’Oulonnda est une contrée longue et étroite : cent milles de large, environ, sous le parallèle où nous l’avons traversé, et quatre fois plus d’étendue sud-nord, entre les cinquième et douzième degrés de latitude méridionale.

La grande majorité des habitants se compose de Voualonnda ou gens du pays ; mais le chef, son entourage et certains gouverneurs de district proviennent de l’Ouroua.

Les villages sont petits, peu nombreux et fort éloignés les uns des autres ; la forêt occupe toujours la plus grande partie du sol.

Nous fîmes halte le lendemain de la première marche, à partir du Loubirandzi, par égard pour quelques femmes qui allaient augmenter immédiatement le nombre des esclaves. Je pris mon raïfle et restai dehors toute la journée ; mais je revins sans avoir vu ni plume ni poil. Des gens d’Alvez furent plus heureux ; ils tuèrent deux petits éléphants, ce qui fit prolonger la halte d’un jour, afin de dépecer les bêtes.

J’avais entendu dire que la trompe d’éléphant était chose excellente ; je voulus y goûter et m’en procurer une tranche ; mais, soit que mon cuisinier ne fût pas à la hauteur de ce morceau délicat, soit qu’il fallût être d’une gastronomie plus raffinée que la mienne pour en apprécier le fumet, il est certain que je n’ai plus essayé du ragoût d’éléphant.

Le dépeçage des deux bêtes donna lieu à une scène immonde. Tous les gens d’Alvez, montés sur les colosses ou les entourant, hachaient, coupaient, déchiraient ces cadavres, dont ils se disputaient les lambeaux en hurlant et se chamaillant comme une bande de chiens sauvages.

Encouragé par la vue de cette grosse proie, je m’étais remis en chasse dès le matin et avais battu pendant six heures tout un coin de la forêt, lorsque, au moment de revenir, un magnifique élan sortit du hallier. Je lui envoyai une balle explosible ; il tomba, fut bientôt relevé, et reçut de mon second coup une balle ordinaire qui l’abattit définitivement. Celle-ci lui avait traversé le cœur ; l’autre s’était brisé sur l’omoplate, où l’éclat qui en avait formé la base s’était aplati au point d’être aussi mince qu’un pain à cacheter.

L’un de mes hommes tua également un élan ;’et ma bande fut aussi bien approvisionnée que celle d’Alvez, qui garda ses deux éléphants pour elle. Il me fut impossible d’en obtenir la moindre portion pour les gens de ma suite, portion que j’offrais de payer. Le petit morceau de trompe que je demandai pour moi me fut même vendu fort cher.

La venaison débitée et emballée, on se mit en route. Deux heures de marche à travers la jungle nous conduisirent à un village dont les habitants avaient pris la fuite. Les gens d’Alvez s’arrêtèrent, déclarant qu’ils voulaient camper dans cette bourgade déserte, où ils auraient des vivres en abondance et qui ne leur coûteraient rien.

Ennuyé et révolté de ces délais et de ces pillages, je poursuivis ma route avec quelques-uns de mes hommes, et donnai l’ordre à Bombay d’amener la cargaison. Je le vis arriver peu de temps après avec une demi-douzaine de soldats, mais pas de ballots ; Alvez ayant pris une autre route, mes porteurs l’avaient suivi. Les rappeler n’aurait servi de rien ; il ne me restait qu’une chose à faire : retourner sur mes pas et les rejoindre.


Page du journal de Cameron, alors que le papier tira à sa fin, 28 juillet 1875.

Un village qui avait été mis à sac était sur ma route ; j’y trouvai une bande de pintades occupées à manger le grain que les pillards avaient répandu. La bande s’envola, et je tuai l’un de ses membres, une poule grasse, qui atténua ma mauvaise humeur.

Longtemps avant de rejoindre Alvez, le fumet de la viande d’éléphant qui, préparée d’une façon trop sommaire, était déjà gâtée, me prouva que j’étais bien sur la piste de la caravane.

En arrivant, je demandai à notre chef comment il se faisait qu’il marchât au sud-sud-est, quand Bihé se trouvait à l’ouest-sud-ouest. Il me répondit que le chemin qu’il suivait était bon, que d’ailleurs il n’en connaissait pas d’autre.

Mes gens étaient trop effrayés de la route qu’ils avaient à faire pour venir avec moi seul. « Aucun d’eux, disaient-ils, ne savait où l’on pourrait trouver de l’eau, acheter des vivres, ne connaissait les divers langages des pays où nous devions passer. » Tout cela était vrai ; et ne pouvant mettre en doute que, si je me séparais d’Alvez, la plupart de mes hommes me quitteraient pour le suivre, j’étais contraint d’accepter sa direction.

Les quelques individus qui vinrent au camp étaient les premiers Voualonnda que j’eusse encore rencontrés. Ils étaient sales et avaient l’air sauvage. Le vêtement des hommes consistait en un tablier de cuir ; celui des femmes se bornait à un lambeau de feutre d’écorce.

Ni les uns ni les autres n’avaient de coiffure particulière. Leur toison était simplement enduite de graisse et d’argile, et tous se faisaient remarquer par une absence complète d’ornements. Rien n’annonçait qu’ils eussent été en rapport avec les caravanes ; pas un d’entre eux ne possédait un grain de verre ou un morceau d’étoffe. Je donnai quelques perles à un homme dont j’avais essayé d’obtenir des renseignements : le cadeau lui fit un plaisir extrême.

L’étape du lendemain fut à la fois ennuyeuse et pénible ; tous les sentiers, suivant l’expression africaine, étaient morts, c’est-à-dire effacés, toutes les cases étaient désertes. Nous finîmes cependant, à une heure avancée de l’après-midi, par gagner l’endroit que nous voulions atteindre ; et j’eus la satisfaction, bien négative, d’apprendre que la route que je voulais suivre la veille y conduisait directement.

Nous étions alors près du village de Moéné Koula, un des sous-chefs de l’Oulonnda, et sur la grande route qui va de la capitale du Mata Yafa aux mines de cuivre et aux salines des environs de Kouidjila. C’est par cette route que les pombéiros Pedro Joào Baplista et Anastacio José allèrent de la résidence du Mata Yafa à celle de Casemmbé[84]. Le désert de quarante jours de marche qui, leur dit-on, séparait les deux villes était certainement l’Ouroua. Nul doute que le Mata Yafa n’ait donné ce faux renseignement aux voyageurs pour les empêcher de se faire connaître au père de Kassonngo, dont il était jaloux. En 1875, bien que le même motif n’existât plus, il y avait quelque temps que les relations avaient cessé entre les deux pays, par suite des troubles qui, des deux parts, existaient en haut lieu.

Les gens de Moéné Koula me confirmèrent ce que j’avais entendu dire dans l’Oussoumbé au sujet du Mata Yafa.

Depuis un an que celui-ci avait hérité du pouvoir, il s’était montré plus cruel que la généralité de ses prédécesseurs. Nous avons dit l’horrible caprice qui avait amené sa chute, et comment il avait été remplacé par un de ses frères.

Quelques indigènes nous apportèrent de la viande carbonisée, un petit pot de bière et un cuisseau de buffle, voisin de la putréfaction. Bien qu’il fût impossible de manger cette viande, Alvez et moi nous parvînmes à l’échanger contre du grain. Je fis, en outre, un cadeau de verroterie à ceux qui l’apportaient ; sur quoi le chef du groupe se frotta la poitrine et les bras avec de la terre ; puis les autres se mirent à genoux, et frappèrent trois coups dans leurs mains, tous ensemble, le premier coup très fort, le second et le troisième allant en diminuant. Cette salve fut répétée trois fois.

Le lendemain matin, de bonne heure, nous passions devant la résidence de Moéné Koula, réunion de hameaux irrégulièrement construits, les uns sans clôture, les autres ayant une enceinte de buissons épineux. Toutes les cases, bâties avec beaucoup de soin, étaient d’une petitesse remarquable : la hauteur des murailles n’excédait pas trois pieds.

Au delà du village, se trouvaient les jardins et les champs, protégés par de petits enclos renfermant chacun un arbre fétiche, arbre mort auquel étaient suspendus, en grand nombre, des pots de terre et des gourdes.

Une entorse, que j’eus le malheur de me donner au début de cette marche, m’obligea de me faire porter dans mon hamac pendant plusieurs jours.

Les détours du chemin nous firent passer devant beaucoup de petits hameaux, groupes de deux ou trois cases, bâties au milieu d’un terrain cultivé. Ces hameaux étaient entourés de palissades de quatre pieds de hauteur, formées de troncs d’arbres placés les uns sur les autres, et maintenus par des piquets plantés de distance en distance.


Poteries.

Comme celles du village de Koula, toutes les cases étaient de petite dimension ; mais tandis que les unes, de forme ronde, avaient le toit conique et la muraille faite d’un colombage, dont les intervalles étaient remplis avec de l’herbe, les autres étaient quadrangulaires avec toiture à pignons, et l’intérieur en était doublé de nattes.

Quelques plaines découvertes, situées dans les interruptions que présente la forêt dont le pays est composé, étaient encore fangeuses, bien que la saison sèche fût très avancée. À l’époque des pluies, ces clairières doivent être des marais.

Le 5 août, nous traversâmes le Loukodji, principal affluent de la rive droite du Louloua. Celui-ci est une grande rivière où se jettent la plupart des cours d’eau que nous avions traversés.


Traversée du Loukodji.

À quelques milles du Loukodji, résidait un Casemmbé, second chef de l’Oulonnda ; mais ce grand chef était allé rendre hommage au nouveau Mata Yafa, et nous poursuivîmes notre route.

Deux jours après nous atteignîmes une bourgade d’une vingtaine de huttes, bâties au milieu d’une large enceinte. Comme j’escaladais la palissade à une place où je croyais voir une entrée convenable, j’entendis crier : « Prenez garde, il y a un trou. » Baissant les yeux, je vis en effet une petite ouverture, et mis le pied à un endroit qui me paraissait être d’une fermeté rassurante. Immédiatement le terrain céda et je fis une descente rapide dans une trappe à gibier ; mais étendant les bras, j’évitai de gagner le fond, et je sortis de ce piège sans autre mal qu’une rude secousse.


Pièges à gibier.

Le lendemain, nous arrivâmes à Kissennga, qui est situé juste entre les sources du Louloua et celles du Liammbaï (haut Zambèse). Ce village est la dernière station de l’Oulonnda, du côté de l’ouest ; et celui-ci étant séparé du Lovalé par une frontière déserte d’une étendue qu’on disait être de cinq étapes, nous restâmes plusieurs jours à Kissennga pour y acheter du grain et pour le moudre.

La lune était alors favorable aux observations ; j’en profitai pour relever cent quatre-vingt-sept distances, qui me permirent de fixer exactement cette position importante.

Nous rencontrâmes à Kissennga une petite bande de natifs du Lovalé qui achetaient de la cire et de l’ivoire. Tous étaient armés de fusils ; et comme toujours en pareil cas, ils regardèrent les miens avec beaucoup plus d’intérêt que ne le faisaient les gens qui n’avaient jamais vu d’armes à feu. Mon gros raïfle excita vivement leur admiration ; toutefois, n’ayant que de longs fusils portugais, des fusils à pierre, ils n’en comprirent pas d’abord toute la valeur : mais quand l’un d’eux ayant consenti à prendre pour cible un arbre éloigné de cinquante pas, j’eus mis la balle de mon second coup dans le trou fait par la première, ils furent complètement édifiés sur la puissance et la précision de mes armes.

À partir de Kissennga, trois jours de marche à travers des jungles alternant avec de grandes plaines, nous amenèrent au village de Sona Bazh, village récemment construit par des gens du Lovalé. Nous avions trouvé sur la route des traces nombreuses de grand gibier et vu une troupe de zèbres. J’avais regardé longtemps avec ma lunette ces jolies bêtes qui jouaient entre elles, où qui pâturaient sans se douter de notre voisinage.


Village de Sona Bazh.

On aperçoit de Sona Bazh les grands arbres dont sont couverts les bords du Zambèse, qui, à une distance de dix à douze milles, se dirige à l’ouest-sud-ouest. Nous étions alors sur la ligne de faîte qui sépare ce fleuve du Cassaï ; et continuellement nous traversions des rivières qui allaient se jeter dans l’un ou dans l’autre de ces cours d’eau.

Le chemin nous conduisit premièrement à une dépression que draine la Louvoua, affluent du Zambèse, et au bord de laquelle nous nous arrêtâmes.

Dans ma tente, le thermomètre à minima indiqua, pour la nuit, trente-huit degrés Fahrenheit (un peu plus de trois degrés centigrades au-dessus de zéro) ; en descendant la côte, nous trouvâmes le sol gelé, et plus bas, les étangs couverts de glace. Pour moi, c’était un bonheur de sentir la terre friable craquer sous le pied ; mais il est possible que, pour mes gens sans souliers et à demi nus, ce changement de température fût moins agréable.

Jusqu’au 18 août, nous continuâmes à traverser de nombreux marais et à franchir des rivières qui, pour la plupart, allaient rejoindre le Zambèse.

Les quelques villages qui se trouvaient sur la route, villages de construction récente, appartenaient à des natifs du Lovalé, dont la marche vers l’est est rapide. Les habitants avaient des fusils ; et nos hommes du Bihé, si audacieux en face des gens de l’Ouroua, qui ne possédaient que des flèches et des lances, se montraient ici d’une extrême douceur. Dans leur crainte de déplaire aux indigènes, c’est-à-dire dans leur lâcheté, ils allaient jusqu’à se soumettre sans murmure aux exigences les plus déraisonnables.

À mon grand déplaisir, la fuite d’une bande d’esclaves nous arrêta à moins d’un jour de marche du Kafoundanngo, premier district du Lovalé proprement dit. On m’avait représenté ce district comme regorgeant de vivres de toute espèce. Je n’avais plus que du riz et des haricots ; et cette halte, en vue d’une terre de promission, était plus qu’irritante pour un homme affamé.

Le lendemain nous entrions dans ce pays d’abondance. On y voyait beaucoup de petits villages, dont les cases étaient bien bâties et de formes diverses. Les liens des faisceaux d’herbe qui composaient les murailles étaient placés de manière à former des dessins réguliers, et décoraient agréablement l’extérieur de ces maisonnettes.

Quant aux provisions, j’obtins une poule en échange d’un morceau de sel ; mais les habitants ne voulurent pas même regarder mon reste de perles ; ils demandaient de l’étoffe dont ils étaient avides, et que je n’avais pas. Toutes mes valeurs se bornaient à une petite quantité de grains de verre et à sept ou huit de ces ornements en coquillage tirés de la côte orientale et qu’on appelle vionngouas. Je réservai ce dernier article pour acheter du poisson qui devait défrayer mes hommes jusqu’à Bihé.

Pendant que la caravane se ravitaillait, une autre chaîne de vingt esclaves prit la fuite. Un jour fut encore perdu pour attendre Coïmbra, à qui appartenaient les fugitives, et qui naturellement les avait poursuivies. Je suis heureux d’avoir à dire que la recherche fut inutile.

Maintes fois, sur la route, j’avais été navré de l’horrible condition de ces malheureuses qui, accablées de fatigue, à demi mortes de faim, étaient couvertes de plaies résultant de leurs fardeaux et des coups, des blessures qui leur étaient infligés pour activer leur marche. Les liens qui les retenaient pénétraient dans leurs chairs, qu’ils avaient rongées. Il en était ainsi pour tous les captifs : misère et douleurs de toute nature. J’ai vu une femme continuer à porter le cadavre de son enfant, mort de faim dans ses bras.

Avec quelle amertume, en face de pareilles scènes, je me sentais impuissant à secourir ces infortunés ! Chaque évasion était pour moi un soulagement, bien qu’il y eût tout motif de craindre qu’avant d’avoir regagné leur pays beaucoup de fugitifs ne vinssent à mourir d’inanition, ou bien à tomber entre les mains des indigènes, qui passent pour être d’une grande dureté envers leurs esclaves.

Ces gens du Lovalé ont des mœurs très rudes, le caractère violent ; et comme ils possèdent des fusils, ils sont très redoutés des caravanes. Excepté par un ou deux chefs, le tribut, chez eux, n’est pas demandé comme dans l’Ougogo ; mais ils n’en rançonnent pas moins ceux qui traversent leur territoire.

Tout dans leur existence est réglé par l’homme aux fétiches, d’où une grande perfidie ; et ils sont habiles à tendre des pièges au voyageur ignorant de leurs coutumes. L’étranger dépose-t-il par hasard son fusil ou sa lance contre une hutte, il est saisi à l’instant même, et ne recouvre la liberté qu’après avoir payé une forte amende. On lui donne pour prétexte que placer une arme contre le mur d’une case est faire acte de magie, avec l’intention de causer la mort du propriétaire de ladite demeure. Si, pour établir son camp, l’étranger coupe un arbre qui a été touché par le feu, il est frappé de la même peine, et ainsi de suite ; la liste des faits entachés de magie, c’est-à-dire passibles d’amende, est sans fin.

Très primitif, le costume des gens du Lovalé consiste, pour les hommes, en un tablier de cuir ; pour les femmes, en quelques lanières rappelant la frange des Nubiennes, où en un maigre lambeau d’étoffe. Les cheveux sont nattés d’une façon spéciale et revêtus d’une couche de terre et d’huile, qui donne à la coiffure l’air d’avoir été taillée dans un bloc de bois.

Une quantité considérable de fer, tiré du Kibokoué, est habilement travaillée par les hommes du Lovalé, qui en font des pointes de flèches de formes très diverses, et des haches à la fois joliment décorées et d’une combinaison fort ingénieuse : la douille est ronde, et la hache peut s’emmancher de manière à servir de cognée ou d’erminette.


Arc, lances, haches, pointes de flèches.

Au moment de partir de Kafoundanngo, j’appris de Bastian qu’il avait l’intention de quitter la caravane et de gagner Cassangé ; nous étions alors trop avancés dans notre marche au sud pour que je pusse l’accompagner : aller avec lui aurait augmenté de beaucoup la distance qui me séparait de la côte ; et n’ayant presque plus rien, je n’osais pas allonger le voyage. Je me contentai d’écrire plusieurs lettres, que j’adressai au consul d’Angleterre à Loanda, et que je remis à Bastian. Ces lettres ne sont pas arrivées, soit que Bastian n’ait pas pu rejoindre son maître, soit que le maître n’ait pas jugé convenable de transmettre les dépêches d’un Anglais qui venait de l’intérieur de l’Afrique.

En allant de Kafoundanngo à la station suivante, j’eus le plaisir de revoir des vaches, les premières que nous rencontrions depuis notre départ d’Oudjidji. Malgré ce retour des bêtes bovines, il m’arriva souvent, ainsi qu’à mes hommes, de souffrir cruellement de la faim. Les villageois ne consentaient à vendre leurs provisions que pour des esclaves, de l’étoffe ou de la poudre ; et je n’en avais pas.

Toute la première partie du Lovalé est composée de grandes plaines découvertes, entremêlées de bois et de jungles, et renfermant de nombreux villages, bâtis avec beaucoup de soin. Les maisons, de forme ronde, carrée ou ovale, ont des toitures élevées, se divisant parfois de manière à se terminer en deux ou trois pointes.


Village du Lovalé.

La caravane passait là comme ailleurs ; sa marche était partout la même. De temps à autre, nous étions arrêtés par la fuite d’un certain nombre de captifs, ou par un chef qui demandait à Alvez de lui donner un jour. Alvez s’empressait de condescendre à ce désir, bien qu’ordinairement il lui en coûtât quelques esclaves. Une fois même il répondit à la requête de l’un des chefs du Lovalé par l’envoi d’un lot tiré de son propre harem.

Des camps échelonnés sur la route en nombre incalculable témoignaient de l’importance du commerce qui se fait aujourd’hui entre le Bihé et les provinces de l’intérieur, commerce dont l’esclave est le principal objet.

Dans tous les villages, se voyaient de nombreux fétiches : généralement des figures d’argile tachetées de blanc et de rouge, et faites avec l’intention de représenter des léopards et autres bêtes féroces ; ou bien c’étaient de grossières images d’hommes et de femmes, taillées dans un bloc de bois.


Idoles.

Quelques-unes des plaines que nous traversions n’ont pas moins de deux ou trois pieds d’eau pendant la saison pluvieuse. L’inondation couvre alors toute la ligne de faîte qui sépare le Zambèse du Cassaï, affluent du Congo. Les deux bassins s’enchevêtrent de telle façon qu’il suffirait de creuser un canal d’environ vingt milles, en pays plat, pour les réunir[85] ; et en établissant à l’endroit des rapides quelques portages qui, plus tard, seraient remplacés par des écluses, on ferait communiquer les deux mers par un système de navigation intérieure.

À l’époque des crues, ces plaines inondées sont couvertes de poissons, principalement d’une espèce de silure et d’une blanchaille minuscule, ressemblant au vairon. Les indigènes profitent des inégalités du sol pour endiguer de larges étendues, qui, lorsque les eaux se retirent, forment des étangs sans profondeur. À cette époque, des ouvertures sont pratiquées dans les digues et palissées d’un clayonnage. L’eau s’écoule par ces trouées ; le poisson, mis à nu, est recueilli ; on le fait sécher et on l’exporte dans le voisinage, ou bien on le vend aux caravanes.

Le 28 août, nous arrivâmes chez Katenndé, grand chef de l’une des sections du Lovalé, qui autrefois ne composait qu’un seul État, et qui aujourd’hui forme deux ou trois gouvernements.

Il y avait là, disait-on, beaucoup de poisson sec ; et plus encore sur les rives du Zambèse, à treize ou quatorze milles au sud de notre bivouac. On décida qu’il y aurait séjour ; et tous nos chefs de bande envoyèrent acheter de ce poisson, qui devait payer les vivres dont ils auraient besoin dans le Kibokoué.

J’envoyai également une escouade faire l’achat de cet article d’échange, et lui donnai six de mes vionngouas. Je n’en conservai que deux ; c’était là tout ce qui me resterait, quand j’aurais dépensé mon poisson.

Le lendemain, j’allai avec Alvez faire une visite à Katenndé. Nous le trouvâmes en grande cérémonie, assis sous un arbre et entouré de son conseil. De chaque côté de l’arbre était une case à fétiche ; l’une de ces chapelles contenait deux images d’animaux inconnus ; dans l’autre, il y avait des caricatures de la forme divine de l’homme. Une corne de chèvre, suspendue comme talisman à une branche, se balançait à quelques pieds de la figure du noir potentat.

Celui-ci, en grand costume, était paré d’une chemise d’indienne, d’un chapeau de feutre et d’une longue jupe, composée de mouchoirs de couleur. Il ne cessa pas de fumer tant que dura l’entrevue, car c’est un amateur passionné de « l’herbe apaisante ». Sa provision de tabac étant presque épuisée, je gagnai son estime en lui donnant un peu de la mienne ; il me rendit en échange une volaille et des œufs.

Je le questionnai sur Livingstone, qui avait passé chez lui en 1854 ; mais la seule chose qu’il put me dire au sujet de cette visite, fut que le grand voyageur était monté sur un bœuf, circonstance qui paraissait avoir laissé dans sa mémoire une empreinte ineffaçable. Depuis cette époque, il avait changé deux fois son village de place[86].

Dans l’après-midi, beaucoup d’indigènes se rendirent au camp. L’un d’eux, auquel je parlais du lac Dilolo, me raconta sur ce lac une légende qui mérite d’être rapportée ; je la donne ici telle que je l’ai reçue.

À la place où est aujourd’hui le lac, il y avait autrefois un grand village, où l’on était heureux. Tous les habitants étaient riches ; ils possédaient tous beaucoup de chèvres, beaucoup de volailles et de cochons, du grain et du manioc en bien plus grande quantité qu’il n’en est maintenant accordé aux hommes. Ces gens riches passaient gaiement leur vie à manger et à boire, sans penser au lendemain. Un jour, un homme très âgé vint dans cet heureux village. Il était las, il était affamé et demanda aux gens d’avoir pitié de lui, car il avait encore à faire une longue route ; mais au lieu d’écouter sa demande, les gens le poursuivirent de leurs moqueries et encouragèrent les enfants à lui jeter de la boue et des ordures.

Mourant de faim et les pieds déchirés, il sortait du village, quand un homme plus généreux que les autres lui demanda ce qu’il voulait. Il répondit qu’il avait besoin d’un peu d’eau, d’un peu de nourriture, et d’un coin où il pût se reposer, car il tombait de fatigue. L’homme généreux l’emmena dans sa hutte, lui présenta à boire, tua une chèvre, et plaça bientôt devant lui une bouillie de grain et un plat de viande ; puis quand le vieillard fut rassasié, le villageois lui donna sa propre couche pour y dormir.

Au milieu de la nuit, l’étranger se leva, alla réveiller l’homme généreux et lui dit : « Vous avez été bon pour moi ; je veux à mon tour vous rendre service ; mais ce que je vais vous confier ne doit pas être connu de vos voisins. » L’autre promit le secret, sur quoi le vieillard lui dit : « Avant peu, il y aura pendant la nuit un grand orage ; dès que vous entendrez le vent souffler, levez-vous, prenez tout ce que vous pourrez emporter et fuyez bien vite. »

Ayant dit ces paroles, le vieillard s’en alla. Deux nuits après, l’homme généreux entendit pleuvoir et venter comme on ne l’avait jamais entendu. « L’étranger a dit vrai, » pensa-t-il ; et se levant bien vite, il partit avec ses femmes, ses chèvres, ses esclaves, ses poules et tout son avoir. Le lendemain matin à la place où était le village se trouvait le lac Dilolo.

Depuis lors, tous les gens qui traversent le lac, ou bien qui s’arrêtent sur ses rives durant les nuits calmes, entendent sortir du fond de l’eau le bruit des pilons qui broient le grain, entendent le chant des femmes, le chant des coqs, le bêlement des chèvres[87].

CHAPITRE XXIX


Un traitant de race blanche. — Pénurie. — Poisson gâté employé comme aliment. — Fraude commerciale. — Familiarité des indigènes. — Mince appareil. — Coiffures compliquées. — Cataractes. — Cha-Kélemmbé. — Échange d’une épouse contre un bœuf. — Halte onéreuse. — Projet de vol. — Désappointement. — Réclamation d’une audace sans pareille. — Voleur indemnisé de la perte de ses rêves. — Haut fourneau. — Provision d’un haut fumet. — Susceptibilité d’un chef. — Belle forêt. — Caravane bien vêtue. — Jeûne forcé. — Mona Lammba. — Hydromel. — Mona Pého. — Dénuement. — Faux diables. — Forgerons. — Du Kibokoué au Bihé. — Chemises vendues pour avoir des vivres. — Village mangé par un serpent. — Éclipse. — Politesse de Kanyoumba. — Faux rapports.

Pendant que nous étions chez Katenndé, Alvez apprit que Joào, le traitant portugais qui avait été dans l’Ouroua, était revenu de Djenndjé, et se trouvait alors à Bihé, où il préparait une nouvelle expédition : nous pouvions donc espérer de le voir.

Autant que j’ai pu l’apprendre, Djenndjé est le pays des Cafres, dont Sékélétou était roi à l’époque où Livingstone se rendit à Loanda[88].

Les hommes que nous avions envoyés acheter du poisson n’en rapportèrent qu’un petit nombre de panerées. Ce fut avec cette faible ressource que nous nous remîmes en marche, comptant sur la chance que nous aurions en route d’augmenter notre approvisionnement. Cette chance fut aussi complète que nous pouvions le désirer.

Tous mes fonds consistaient maintenant en deux vionngouas et en une douzaine de paniers de petit poisson.

Que ce dernier article puisse être employé comme aliment est chose étonnante ; car, emballé à moitié sec, par quantité de quarante à cinquante livres, il ne tarde pas à pourrir. Tout le monde le jugerait impropre à l’alimentation de l’homme ; cependant les gens du pays le mangent avec plaisir, et paraissent s’en bien trouver[89].

L’art de tromper l’acheteur est parfaitement compris des indigènes : au milieu de mes paniers, j’ai trouvé de la terre, des pierres, des fragments de poterie et de gourdes, destinés à compléter le poids et la masse. Autant que j’ai pu en juger, le noble sauvage ne le cède pas au civilisé en matière de fraude ; la maladresse des procédés fait toute la différence.

De chez Katenndé, les étapes se succédèrent sans interruption jusqu’au 7 du mois de septembre, où nous atteignîmes le village de Cha Kélemmbé, chef du dernier district du Lovalé. Pour arriver là, nous avions d’abord traversé d’immenses plaines, sillonnées de cours d’eau lisérés d’arbres, plaines inondées pendant la mousson ; puis nous étions entrés dans un pays plus boisé, et accidenté de petites collines.

Ce fut au village de Cha Kélemmbé que nous vîmes pour la première fois le Loumédji, belle rivière de cinquante yards de large et de plus de dix pieds de profondeur, qui traverse, d’un cours rapide et tortueux, une grande vallée flanquée sur les deux rives de collines couvertes de bois.

Dans cette partie de la route, les indigènes venaient nous trouver en toute confiance. Ils s’installaient, tambourinaient, dansaient, chantaient toute la nuit, ce qui, naturellement, nous empêchait de dormir ; et le matin arrivé, ajoutant l’ironie au préjudice, ils réclamaient le prix de leur malencontreuse sérénade. Leurs prétentions toutefois n’avaient rien d’exorbitant : une poignée de notre fretin gâté suffisait à leurs désirs.

Pour la pêche, on se sert là de grandes corbeilles exactement semblables à celles des pêcheuses du Manyéma, et les femmes portent leurs charges comme celles de Nyanngoué, c’est-à-dire dans une hotte maintenue sur le dos par une courroie qui passe sur le front. Elles sont si peu vêtues, qu’une pelote de ficelle habillerait toute la population féminine d’une demi-douzaine de villages.


Coiffure du Kimmbanndé.

Coiffure du Lovalé.

Mais si elles négligent de se couvrir, les femmes du Lovalé consacrent beaucoup de temps à leur coiffure ; c’est pour elles, évidemment, la seule partie importante de la toilette[90]. Quand l’arrangement de la chevelure est fini, arrangement très compliqué, l’ensemble est revêtu d’une couche de graisse et d’argile que l’on travaille de manière à la rendre lisse et brillante. Quelques femmes divisent leurs cheveux en une quantité de petites houppes de la grosseur d’une cerise ; d’autres en composent des tortillons dont elles forment des boucles, tantôt séparées, tantôt réunies, et mêlées d’une façon inextricable. Quelquefois c’est une masse de grosses torsades dont les bouts sont disposés de manière à produire un dessin en relief d’un ou deux pouces de saillie. Il est d’usage de rabattre les cheveux sur le front et autour de la tête, de sorte que les oreilles sont entièrement cachées.

Beaucoup de chevelures sont ornées d’une lame de fer-blanc ou de cuivre, décorée de trous ou de découpures formant des dessins capricieux ; quelques élégantes ont deux tire-bouchons qui tombent de chaque côté du visage. L’arrangement offre une grande diversité, due au goût individuel ; mais, si variées qu’elles soient dans les détails, toutes les coiffures ont une certaine ressemblance avec les types que nous venons de décrire.


Coiffure du Lovalé.

Comme nous approchions de la résidence de Cha Kalemmbé, le rugissement des cataractes du Loumédji frappa notre oreille ; mais je n’eus pas l’occasion de les voir, la route nous éloignant du bord de l’eau.

Près du village, nous passâmes dans un petit bois, qu’en Angleterre j’aurais pris pour un bosquet décoratif : des groupes d’arbustes ressemblant à des lauriers d’espèces diverses, des jasmins, des massifs de buissons fleuris, qui chargeaient l’air de parfums pénétrants, parmi lesquels je distinguai celui de la vanille, sans pouvoir découvrir de quelle plante il procédait.

Alvez, en fort bons termes avec Cha Kalemmbé, s’arrangea de façon à prolonger notre halte jusqu’au 12 septembre, et le paya très cher. Malgré son amitié pour lui, Cha Kalemmbé l’obligea à donner un fusil et deux esclaves au Mata Yafa, chef supérieur de la partie occidentale du Lovalé, et qu’il ne faut pas confondre avec celui du Lonnda. L’un des esclaves qui furent livrés était une femme ; j’ai tout lieu de croire que c’était la favorite d’Alvez. Une autre femme du harem de celui-ci fut échangée contre un bœuf, tant cet homme avait peu de cœur.

Parmi les motifs qu’il fit valoir pour justifier cet arrêt de la caravane, Alvez me dit que Joâo n’avait pas d’avance sur nous, et qu’en partant tout de suite nous pourrions ne pas le rencontrer.

Pendant cette halte, un projet de vol, dont je devais être victime, fut découvert de la façon la plus curieuse, et fort heureusement pour moi, car sa réussite m’aurait privé de mes dernières ressources. Coïmbra et quelques autres, ayant entendu dire que j’avais des vionngouas, résolurent de s’en emparer. Ils décidèrent un des hommes de ma bande à entrer dans le complot, et lui donnèrent une certaine quantité de perles, à charge par lui de commettre le vol. Mais mon fidèle Djoumah, sachant tout le prix des vionngouas, les avait enfermés dans la caisse où étaient mes papiers, ce qui rendait le vol très difficile.

Sur ces entrefaites, Coïmbra et ses complices apprirent que je n’avais plus que deux fameux bijoux ; et quand ils surent que je venais de troquer l’un des deux contre une chèvre, ils pensèrent qu’il ne rentreraient pas dans leurs avances. N’éprouvant aucune honte de leur indignité, ils allèrent trouver Alvez, déposèrent leur plainte, et réclamèrent non seulement la valeur des perles qu’ils avaient données comme prix du vol, mais encore celle du poisson qu’ils auraient acheté avec mes vionngouas, si le vol avait été commis.

Je fis à ces extravagances la réponse qu’elles méritaient, et je dis à Alvez, en termes non équivoques, ce que je pensais des auteurs de cette réclamation inouïe, ainsi que du chef qui soutenait de pareilles gens. Il me répondit que s’il déplaisait aux gens en question, il aurait à s’en repentir, que nous n’étions pas en pays civilisé, que Coïmbra et ses associés étaient gentes bravos, et que les priver du butin sur lequel ils comptaient serait condamner à l’esclavage, sinon à mort, l’homme qui avait reçu les perles.

Pour sauver cet homme, qui, bien que voleur éhonté, valait mieux, d’autre part, que six des gredins de la caravane, je consentis au payement ; et comme je n’avais plus rien, je fus obligé de dire à Alvez de régler l’affaire, m’engageant à lui rendre plus tard ce qu’il aurait déboursé.

Peut-être, ne se rendant pas compte du milieu et des circonstances dans lesquels je me trouvais, pensera-t-on que j’ai eu tort de céder. Mais si révoltante que cette extrémité fût pour moi, je ne pouvais m’empêcher de voir que c’était l’unique moyen de sauver l’expédition. Puis, le fait reconnu, avoir à payer des gens parce qu’ils n’avaient pas réussi à me voler était si nouveau, que cela me parut presque risible.


Forge de village.

Il y avait à côté de nous un petit fourneau d’un singulier modèle, où, d’après ce qu’il me fut dit, était fondue la majeure partie du fer employé dans le Lovalé. Le minerai qui alimente cette fonderie se rencontre dans le lit des rivières, sous forme de nodules, et se recueille à la fin de la saison sèche.

Nous quittâmes Cha Kalemmbé le 12 septembre ; une grande partie de notre poisson avait été dépensée durant cette halte, et comme il était impossible de garder près de moi des valeurs d’un pareil fumet, une portion du restant m’avait été prise. Je n’avais donc plus qu’un vionngoua et un peu de fretin pour couvrir toutes les dépenses que j’aurais à faire jusqu’à Bihé. La perspective était désolante ; les quelques effets qui ne m’étaient pas absolument indispensables avaient été mis en pièces, et j’en avais déjà donné plusieurs morceaux.

Remontant la vallée du Loumédji, Alvez nous fit tourner à droite pour éviter Mona Pého, chef de l’une des trois divisions du Kibokoué.

Après avoir rangé beaucoup de villages, nous nous arrêtâmes en haut d’une vallée que traverse l’un des nombreux affluents du Loumédji. Mon camp était à une heure de celui d’Alvez, qu’il précédait ; une foule d’indigènes y arrivèrent, et je venais d’entamer la conversation, lorsque tout à coup s’éleva un bruit de querelle. C’était Sammbo, mon cuisinier, qui, toujours se colletant ou faisant des niches, était cause du tumulte. Il avait entrepris un vieux chef, qui se disait gravement insulté.

J’ouvris immédiatement une enquête, avec tout le sérieux voulu, bien qu’il fût difficile de ne pas rire en écoutant Sammbo raconter l’affaire. Mais le vieux chef, qui n’entendait pas raillerie, était si profondément blessé, que pour obtenir la paix il fallut donner mon dernier vionngoua.

Je n’avais plus de farine que pour trois ou quatre jours, de riz que pour sept ou huit ; mes gens n’étaient pas mieux pourvus ; et il était plus que probable que nous aurions beaucoup à souffrir avant d’atteindre Bihé.

La marche suivante eut lieu dans une forêt entrecoupée de longues clairières, traversées par des cours d’eau limpides, dont les derniers se rendaient au Cassaï. La forêt était belle ; une futaie avec un sous-bois clairsemé, composé de jasmins et d’autres arbres odoriférants, mêlés à des fougères et à des mousses d’une élégance indicible.

Tandis qu’on dressait le camp, des gens du Bihé, qui faisaient halte au même endroit, nous entourèrent. Ils parurent nous regarder avec dédain : nous étions abattus, décharnés, couverts pour la plupart de haillons d’étoffe d’herbe ; eux étaient gras et pimpants ; ils avaient des chemises d’indienne, des jaquettes rouges, des bonnets de même couleur ou des chapeaux de feutre.

Ces gens-là achetaient de la cire ; j’en empruntai à Alvez et la leur échangeai contre de l’étoffe. Ils nous dirent que João était à Bihé, qu’il arrivait de Djenndjé et se préparait à faire un voyage dans l’Ouroua ; mais j’essayai vainement d’obtenir d’eux quelque nouvelle de l’extérieur. Ils allaient rarement à la côte ; les porteurs qui font le trajet de Benguéla à Bihé sont des Baïloundas, qui ne dépassent jamais ce dernier endroit ; et les gens du Bihé ne s’engagent que pour les provinces du centre.


Porteurs de Bihé.

Trois nouvelles étapes, dont la dernière se fit en pays montueux, nous conduisirent dans la vallées du Loumédji. Nous passâmes la rivière sur un pont branlant, à un endroit où elle a quatorze pieds de large et six de profondeur, et le camp fut dressé à côté du village de Tchikoummbi, sous-chef de Mona Pého.

Il y eut là un jour d’arrêt que la caravane d’Alvez employa à se procurer des vivres, et qui, pour mes gens et pour moi, fut la cause d’un petit extra de jeûne.

Autour de nous, les bêtes bovines étaient nombreuses, des bêtes sans bosse, de taille moyenne et à robe généralement noire et blanche. Bien que les indigènes eussent des vaches depuis longtemps, l’art de les traire leur était inconnu. Les chèvres et la volaille abondaient ; mais trop pauvre pour en acheter, je dus me contenter de miel et de cassave.

D’après Tchikoummbi, les communications étaient interrompues entre Bihé et la côte. On rapportait que des marchands, dont les caravanes réunies formaient un corps de six mille hommes, n’avaient pas réussi à forcer le passage. Alvez l’avait appris, disait-il, des gens que nous avions vus la veille, et tenait le fait pour authentique. Il le racontait par le menu avec tant de précision, il l’affirmait si positivement, que j’en conclus à priori que l’histoire était fausse : entre Benguéla et Bihé, il se faisait un commerce considérable, et où il y a trafic, il y a des routes.

Mona Pého demeurait à peu de distance ; mais Alvez décida qu’on n’irait pas le voir :

« Cette visite nous prendrait deux ou trois jours ; puis il y avait là des gens de Bihé détenus par le chef ; si l’on apprenait, disait-il, que j’ai vu Pého sans faire relâcher les captifs, les amis de ces derniers pilleraient mon établissement. »

Et, après cette déclaration formelle, nous allâmes tout droit chez Pého.

Deux heures de marche nous firent gagner un gros village, dont le chef, appelé Mona Lammba, nous dit qu’avant d’aller plus loin, nous devions attendre qu’il eût informé son maître de notre approche.

Ce vassal de Mona Pého était un beau jeune homme, paré d’une veste de drap bleu avec galons de caporal, et d’un jupon de drap rouge. Bien qu’il nous eût arrêtés, il n’en fut pas moins très poli et m’invita, ainsi que quelques autres, à venir dans sa case. Lorsque nous fûmes assis, il prit une énorme gourde remplie d’hydromel, et m’en versa une pinte que je bus d’un trait, car j’avais grand’soif. Voyant que je n’en ressentais aucun effet, Mona Lammba fut dans l’admiration, la dose qu’il m’avait servie suffisant en général pour enivrer un indigène.

Cet hydromel est un mélange de miel et d’eau, fermenté au moyen d’une addition de malt. Il est d’une limpidité complète et a le goût d’une bière forte et sucrée.


Faux diable.

Dans l’après-midi, Mona Lammba vint au camp, suivi d’une seconde provision d’hydromel. Cette fois, malgré ses instances, je refusai de boire, ne voulant pas détruire la bonne opinion qu’il avait de ma force. Il vit ma couverture et il en eut envie ; mais elle m’était indispensable ; je lui en demandai cinq bœufs et il y renonça. Il voulut alors changer d’habits avec moi, en signe d’amitié. Bien que certainement j’eusse gagné au change, porter les galons de caporal ne me tentait pas, et je bornai l’expression de mes sentiments affectueux à un léger présent dont mon ami parut satisfait.

Le lendemain, au moment de notre départ, il revint avec un peu plus d’hydromel, qu’il fit chauffer ; et l’heure matinale étant froide, ce coup de l’étrier me sembla fort agréable.

Une brève étape nous fit gagner un vallon où courait un ruisseau. D’un côté de ce vallon était le village de Mona Pého, bâti dans la feuillée. Nous dressâmes notre camp sur l’autre rive, ayant grand soin, en abattant les arbres qui nous étaient nécessaires, de ne pas toucher à ceux qui portaient des ruches.

Il y avait au village un parti nombreux de gens du Bihé, venus pour acheter de la cire. L’entretien que j’eus avec ces gens me prouva que l’histoire d’Alvez, touchant leur détention, était un mensonge aussi peu fondé qu’inutile.


Faux diable.

Alvez acheta de l’étoffe à cette caravane ; je le priai de m’en céder une partie ; il promit de le faire sur un billet de ma main ; et quand il eut le billet, il me livra une douzaine de mètres au lieu de quarante ou cinquante qu’il devait me donner.

Dans l’après-midi, Mona Pého vint nous rendre sa visite. Il nous fut annoncé par les coups de feu et les hurlements des vingt hommes de son escorte. Un vieil habit d’uniforme, un jupon court, jupon d’indienne, et un bonnet de coton crasseux formaient le costume du chef. Derrière le potentat venaient de grandes calebasses d’hydromel. Notre visiteur insista pour me faire boire avec lui ; je fus obligé d’y consentir ; mais comme j’étais entouré de mes gens, et qu’ils participèrent au drainage des gourdes, toute la liqueur fut absorbée sans résultat fâcheux.

Vint ensuite l’échange des présents. Mona Pého m’offrit quelques poignées de farine et un cochon tellement malade, qu’il expira séance tenante.

S’excusant de n’avoir pas plus de nourriture à me donner, il y ajouta de la cotonnade pour que je pusse acheter des vivres. À mon tour, j’essayai de le satisfaire en lui offrant un vieux costume de flanelle ; et quand son étoffe eut payé les quelques rations que je procurai à mes gens, il ne me resta plus rien.

Mona Pého voulait avoir un esclave auquel Alvez tenait beaucoup, ayant, disait-il, la certitude de le vendre à Benguéla cinquante ou soixante dollars. Il en résulta une dispute qui dura toute la journée suivante et qui se termina par l’abandon de l’esclave à Pého.

Pendant que nous étions là, il vint au camp un homme entièrement vêtu d’un filet de fabrique indigène. Tout le costume était rayé horizontalement de blanc et de noir ; toutes les pièces en étaient collantes. Pas un point du personnage qui ne fût couvert : les gants et les chaussures étaient fixés, par un lacet, aux jambières et aux manches ; le joint de la cotte et du pantalon était caché par un juponnet de tissu d’herbe. Enfin, un masque en bois sculpté et peint, masque de vieillard avec d’énormes lunettes, et un morceau de fourrure grise formant perruque, ne laissaient rien voir de la figure et des cheveux.

L’arrivant tenait d’une main un grand bâton, de l’autre une clochette qu’il agitait sans cesse. Il était suivi d’un enfant, porteur d’un sac destiné à recevoir les aumônes.

À mes questions touchant ce singulier personnage, il fut répondu que c’était un faux diable qui avait pour mission de chasser les mauvais esprits de la forêt.

Les démons sylvains du Kibokoué passent pour être aussi nombreux que puissants ; chacun d’eux a sa propre demeure, un canton dont il est si jaloux que, dès qu’il y rencontre un de ses pareils, il quitte la place et va chercher un autre domaine. On comprend dès lors que le faux diable ressemblant à s’y méprendre aux vrais démons, il lui suffise de se montrer dans le canton possédé pour en chasser le malin.

Celui qui rend un pareil service est naturellement bien payé de sa peine, et comme il est en même temps le féticheur de la commune, l’exorciste mène une vie confortable.

La caravane quitta Mona Pého le 21 septembre. Au moment du départ, on m’annonça qu’il y avait sur la route un marchand européen que nous devions rencontrer. Quel était ce marchand ? d’où venait-il ? n’était-ce pas un voyageur ? Personne ne pouvait le dire ; mais, quel que fût son titre ou son pays, j’avais le plus vif désir de voir cet Européen.

La route traversait une jungle où il y avait de nombreux villages. Dans l’une de ces bourgades, les forgerons se servaient de marteaux pourvus d’un manche. C’étaient les premiers marteaux emmanchés que je voyais en Afrique, où cependant les maillets avec lesquels on bat l’écorce, pour en faire de l’étoffe, le sont tous.

Une montée rapide nous fit gagner une vaste plaine. Peu de temps après nous vîmes une caravane, peut-être celle de l’Européen. Je courus à sa rencontre : la caravane appartenait à Silva Porto, marchand de Benguéla, connu des géographes par les voyages qu’il a faits en 1852-54 avec Saïd Ibn Habib. L’esclave qui conduisait cette bande et qui la menait au Katannga parlait portugais, mais il ne put me donner aucune nouvelle. Il fut très étonné de me voir, et s’enquit d’où j’étais venu. Des gens d’Alvez lui répondirent qu’ils m’avaient trouvé dans l’Ouroua, où je vaguais d’un lieu à un autre.

« Dans quel but ? Achetez-vous de l’ivoire ? me demanda-t-il.

— Non.

— Des esclaves ?

— Non.

— De la cire ?

— Non.

— Du caoutchouc ?

— Non.

— Mais que diable faites-vous donc ?

— Je m’informe du pays. »

Il me regarda un instant comme on regarde un fou, et s’en alla stupéfait.

De l’endroit où nous arrêtâmes, Alvez envoya à son établissement chercher de l’étoffe pour payer le bac du Couenza ; je profitai de l’occasion, et remis au chef de l’escouade mes cartes et mes lettres, espérant qu’elles atteindraient la côte avant moi.

Il nous fallut ensuite faire cinq rudes étapes pour gagner la résidence de Kanyemmba, chef d’un territoire de peu d’étendue appelé Kimmbanndé, et situé entre le Kibokoué et le Bihé. Sur la route nous vîmes beaucoup de gens de cette dernière province qui allaient acheter de la cire, et nous rencontrâmes une grande caravane appartenant encore à Silva Porto ; de même que la précédente, elle se rendait au Katannga, avec mission d’acheter des esclaves. Son chef, esclave lui-même, était un homme robuste d’une cinquantaine d’années, vêtu d’un large pantalon bleu, d’un paletot de même couleur, à boutons de cuivre, et coiffé d’un grand chapeau de paille. Il me dit spontanément que de toutes les caravanes auxquelles j’aurais pu me joindre, il n’en était pas de plus abominable que celle d’Alvez, opinion que je partageais complètement.

D’après la respectabilité de son extérieur, j’avais espéré que le chef de cette caravane pourrait me fournir du blé ou du biscuit ; je m’étais trompé ; et il me fallut vendre mes chemises puis déchirer ma redingote pour acheter des vivres avec ses menus morceaux.

Cette marche de cinq jours nous fit entrer dans le bassin du Couenza et traverser deux des principaux affluents de cette rivière : la Vinndika et le Kouiba, tous les deux d’un volume considérable.

Ayant remarqué au flanc d’une colline, près de la source d’un ruisseau, une excavation d’apparence très curieuse, je quittai le chemin pour aller examiner cette grotte. Dès que j’eus fait quelques pas à travers le hallier, je me trouvai, à ma grande surprise, au bord d’une falaise dominant un creux de trente pieds de profondeur, et qui pouvait avoir une étendue de quarante acres. Excepté sur une longueur d’environ vingt pieds, la falaise entourait complétement le bassin. Le fond de cette énorme cuve, d’un sol uni et rouge, était sillonné de canaux desséchés remplis de sable blanc. De nombreux monticules d’argile rutilante et d’un étrange aspect y étaient disséminés. On eût dit que ce bassin avait été creusé dans la colline et qu’on y avait placé de petits modèles de montagnes. Des indigènes me racontèrent qu’autrefois il y avait là un gros village, dont les habitants étaient mauvais ; qu’alors un grand serpent était venu pendant la nuit, avait tué ces mauvaises gens pour les punir, et avait laissé l’endroit tel que j’avais pu le voir. Il était évident que, pour mes informateurs, cette histoire ne faisait pas l’objet d’un doute.

Kanyômmba, chez qui nous arrivâmes, fut pour moi d’une grande bonté ; il me fit présent d’un veau, bien qu’il sût que je n’avais rien à lui offrir en retour, et me témoigna un affectueux intérêt. Quand il apprit que j’avais l’intention de rentrer chez moi par mer, il s’efforça de me persuader de reprendre la route par laquelle j’étais venu, s’engageant à faire tout son possible pour me faciliter le voyage : « Car si je m’en allais par eau, je me perdrais bien certainement puisque le chemin ne serait pas indiqué. »

Pendant notre halte chez Kanyômmba il y eut une éclipse de soleil ; je m’en servis pour déterminer la longitude. J’adaptai le miroir obscur de mon sextant à l’un des tubes de ma lunette ; je mis un mouchoir de poche devant l’autre, et fis en sorte de marquer l’instant des quatre contacts.

Au début de l’éclipse, les indigènes coururent à leurs maisons ; ce fut l’unique témoignage de l’impression que leur causa le phénomène. Bien que la diminution de lumière fût très grande, il n’y eut pas d’individus frappés de terreur, s’attendant à voir le soleil mangé par un serpent, ou supposant que la fin du monde était venue.

Alvez, toujours prêt à faire un acte déshonnête, essaya de m’extorquer le veau que m’avait donné le vieux chef, assurant qu’il l’avait payé ; mais je découvris que cette assertion était fausse, et je refusai de livrer l’animal.

Nous partîmes de chez Kanyômmba le 30 septembre et allâmes bivouaquer près des rives du Couenza, où nous fûmes rejoints par les hommes qu’Alvez avait envoyés chercher de l’étoffe. Ces hommes nous dirent que João, dont le véritable nom était João Baptista Ferreira, n’était pas encore parti de Bihé. Il s’y trouvait avec Guilhermé Gonçalvès, un autre blanc récemment arrivé d’Europe. J’appris en même temps que mes dépêches avaient été remises à João, qui s’était chargé de les faire parvenir à la côte ; mais rien des affaires européennes. Tous les efforts que je fis pour obtenir quelques nouvelles à cet égard furent infructueux. Pas un n’avait l’air de se douter qu’il se passât quelque chose en dehors du Bihé et du Benguéla. Ils étaient tous complètement absorbés par leurs propres affaires, bien qu’à en juger par les histoires à sensation qui circulaient fréquemment, histoires fausses sur les périls de la route, il y eût demande de nouvelles d’un certain genre.

CHAPITRE XXX


Le Couenza. — Sa navigation. — Village soigné. — Greniers à toiture mobile. — Faux rapports. — Coiffure extraordinaire. — Disparition du bétail. — Traversée de la Koléma. — Susceptibilité d’un indigène. — Saleté des villages. — Réception d’Alvez. — Payement des porteurs. — Salaire dérisoire. — Compensation. — Luxe : oignons et savon. — En loques. — Nouvelle fourberie d’Alvez. — Un homme en larmes. — Tir à l’arc. — Tornado. — Ville de Kagnommbé. — Son étendue. — Un secrétaire ne sachant pas écrire. — Gens de Mchiré. — Communication entre Benguéla et Zanzibar. — Réception chez Kagnommbé. — Habits d’honneur. — Féticherie. — Cimetière royal. — Garde du chef. — Importance d’un chapeau. — Habitation du sénhor Gonçalvès. — Surprise. — Hospitalité séduisante.


Le lendemain, 2 octobre, nous levâmes le camp de bonne heure, et, descendant une berge de vingt-cinq pieds d’élévation, nous nous trouvâmes sur un terrain absolument plat, d’une largeur de plus de deux mille yards (deux kilomètres). De l’autre côté de ce terrain était le Couenza qui, dans la saison pluvieuse, le couvre entièrement. Pour gagner la rivière, il nous fallut traverser plusieurs petits étangs et des espaces marécageux où s’ébattaient de nombreux oiseaux d’eau. Je tuai là un héron d’un blanc de neige, tout petit, mais charmant.

En cet endroit, le Couenza n’avait alors que soixante yards de large et une vitesse de trois quarts de nœud ; mais sa profondeur, au milieu du chenal, était de trois brasses.

Sur la rive gauche, dont la berge était pareille à celle où nous avions campé, se trouvaient deux villages habités par les passeurs. Les canots étaient nombreux, mais n’avaient rien d’engageant : de misérables pirogues de seize à dix-huit pieds de long, sur dix-huit pouces de large. Ne voulant pas confier mon journal et mes instruments à ces barques délabrées, je mis en état mon bateau de caoutchouc et passai avec lui ma bande et mes bagages, à la grande surprise des indigènes. Heureuse inspiration, car plusieurs canots chavirèrent et des esclaves faillirent se noyer, deux surtout qui, liés l’un à l’autre, auraient certainement péri si mes gens et moi n’avions pas été assez près pour les secourir.

Autant que j’ai pu le savoir, le Couenza est encore navigable en amont du point où nous l’avons traversé, et les bateaux de la Compagnie remontant jusqu’aux chutes qui sont au-dessus de Donndo, il est probable qu’il suffirait d’une mise de fonds et d’un travail modérés pour établir un service de petits vapeurs sur le haut Couenza. La plus grande portion du transit de l’intérieur à Benguéla serait absorbée pas cette voie fluviale, qui, je n’ai pas besoin de le dire, ouvrirait cette partie du continent aux entreprises européennes.

Quittant la rivière, nous entrâmes bientôt dans un pays montagneux et boisé, dont les gorges renferment de nombreux villages, parfois entourés d’estacades. Les maisons de ces villages sont grandes et bien bâties, généralement carrées, de huit pieds de hauteur environ, à partir du sol jusqu’au bord du toit de chaume, qui est élevé et se termine en pointe. Les murs sont enduits d’argile blanche ou d’un rouge clair, et souvent décorés d’esquisses représentant des chevaux, des cochons, des scènes de la vie quotidienne, telles que des hommes portant des hamacs, etc.

On voit, dans ces villages, de nombreux greniers construits sur des plates-formes qui les élèvent d’environ un mètre au-dessus du sol. Ces édifices sont des tours de huit à dix pieds de haut, sur dix-huit ou vingt de circonférence ; leur toit conique, revêtu d’herbe, est mobile et s’enlève quand on veut pénétrer dans le grenier qui n’a pas d’autre ouverture.

Les cochons et les volailles abondaient ; mais les villageois, amplement fournis d’étoffe par les caravanes, ne voulaient rien vendre, ou exigeaient des prix que je ne pouvais pas aborder.

Tout ce qu’on avait dit sur la fermeture de la route, les six mille hommes repoussés après quatre jours de combat, le traitant qui avait perdu deux cents personnes et toute sa cargaison, rien de tout cela n’était vrai ; il était même impossible de deviner ce qui avait pu donner lieu à de pareilles histoires. Ces canards, et beaucoup d’autres, nous avaient été servis avec un luxe de détails qui prouvait la fécondité d’imagination des narrateurs. Mes gens, très convaincus d’abord de l’exactitude de ces contes, en avaient ressenti une vive terreur ; maintenant ils se réjouissaient en proportion de l’effroi qu’ils avaient eu, et leur disposition d’esprit était excellente.

Après avoir marché pendant quelques heures, nous atteignîmes un village qui paraissait beaucoup plus riche et plus civilisé que les autres. Nous y fûmes salués, en arrivant, par deux mulâtres d’un air respectable ; ces mulâtres étaient les propriétaires de l’endroit. Ils m’engagèrent à venir chez eux me rafraîchir ; mais apprenant que nous étions à peu de distance de la Kokéma, je continuai ma route.

Nous arrivâmes dans l’après-midi à Kapéka, village situé près de la rivière. Je fis halte sous une épaisse feuillée pour attendre Alvez, qui n’apparut que vers le coucher du soleil. Il était accompagné de deux mulâtres, suivis eux-mêmes d’une quantité d’épouses en grande toilette, dont quelques-unes portaient de petits barils de pommbé. Le chef indigène arriva de son côté avec un énorme pot du même breuvage, et les libations commencèrent.

La première épouse du plus important de nos visiteurs avait les cheveux crêpés en deux touffes tellement volumineuses que sa tête ne fût pas entrée dans un boisseau[91].

De même que son mari, elle était mulâtre et de couleur claire.

Je remarquai dans le village un troupeau de quarante vaches ; il appartenait au chef ; mais bien qu’importées d’un pays cafre, où le lait est généralement recueilli, ces vaches, au dire des habitants, étaient trop farouches pour qu’on pût essayer de les traire.

Les bêtes bovines étaient autrefois beaucoup plus nombreuses dans les environs de Bihé ; il y a quelques années, une épizootie les a fait complètement disparaître ; celles qu’on voit aujourd’hui viennent de Djenndjé.

Le lendemain matin, nous traversâmes la Kokéma, large de quarante yards, profonde de deux brasses ; cette traversée nous prit deux heures. Peu de temps après, une querelle s’éleva entre les natifs et quelques hommes de ma bande. L’un de ces derniers s’était retiré dans un champ ; il avait été vu par le propriétaire, qui, dans son indignation, réclamait une indemnité pour cette infâme souillure, et ne put être apaisé que par un présent d’étoffe. Il serait heureux que ces gens-là eussent pour leurs demeures la moitié de la susceptibilité qu’ils montrent pour leurs champs ; car leurs villages sont d’une malpropreté insigne, et seraient bien pis sans les nombreux pourceaux qu’ils renferment.

La route traversait un pays charmant, dont le grès rouge, mis à nu par les éboulis et les déchirures de collines escarpées, contrastait heureusement avec les teintes variées et brillantes de l’herbe et du feuillage.


Femme de mulâtre, vue à Kapéka.


Alvez ayant des amis dans la plupart des bourgades près desquelles nous passions, s’arrêtait pour boire avec eux, au grand retard de la marche. Toutefois, dans l’après-midi, nous atteignîmes les abords de son établissement, et nous fîmes halte, non seulement pour donner aux traînards le temps de nous rejoindre, mais pour distribuer la poudre qui devait annoncer notre arrivée.

La caravane au complet, nous entrâmes dans le village, où immédiatement nous fûmes entourés d’une foule hurlante : femmes et enfants accourus de près et de loin pour saluer le retour des porteurs. Devant la maison d’Alvez, une demi-douzaine de fusils répondaient par un feu rapide et soutenu aux décharges des nôtres. Parmi les tireurs, étaient deux agents d’Alvez : un nègre civilisé appelé Manoël, et un échappé des établissements pénitentiaires de la côte, un homme de race blanche, connu généralement sous le nom de Tchico. Dès qu’il m’aperçut, Manoël vint à moi et me conduisit à une case très convenable que je devais occuper tout le temps de mon séjour.

À son entrée, Alvez fut accueilli par des femmes qui l’acclamèrent d’une voix perçante et qui lui jetèrent des poignées de farine. Sa longue absence avait fait croire à ses gens qu’il était perdu ; s’ils avaient pu réunir assez d’hommes et s’ils avaient eu des marchandises en quantité suffisante, ils auraient envoyé à sa recherche.

Le pommbé fut versé à flots ; puis, au milieu d’un calme relatif, les ballots furent déposés et les esclaves remis au soin des femmes. Ensuite on paya les porteurs ; chacun d’eux reçut de huit à douze yards de cotonnade, ce qui, joint à la quantité livrée au moment du départ, faisait une vingtaine de mètres. On y ajouta quelques charges de poudre comme gratification ; et le tout forma le salaire d’un peu plus de deux années de service. Naturellement, des hommes n’accepteraient point un pareil gage s’ils ne comptaient pas sur le produit des vols et des rapts qu’ils peuvent commettre dans les endroits où il n’y a pas d’armes à feu. Si dérisoire que fût le payement, tous étaient satisfaits du résultat de leur voyage, et avaient l’intention de repartir dès que les pluies auraient cessé. Ils emmèneraient, disaient-ils, tous les amis qu’ils pourraient enrôler, et retourneraient chez Kassonngo pour obtenir de ce chef intelligent un plus grand nombre d’esclaves.

Le jour de notre arrivée fut pour moi un jour de luxe. Alvez voulut bien me céder, sur ma signature, du café, du savon et des oignons. À part un petit morceau de deux pouces carrés que m’avait donné Djoumah Méricani, il y avait un an que je n’avais eu de savon, et je me donnai la jouissance d’en faire un large emploi.

L’établissement d’Alvez ne différait de Komanannté, village auquel il touchait, que par la plus grande dimension de quelques-unes de ses cases. Bien qu’il eût ce domicile depuis une trentaine d’années, Alvez n’avait pas fait le moindre essai de culture, pas cherché le moindre confort.

Je passai chez lui une semaine entière, retenu par divers préparatifs, et sans avoir d’occupations suffisantes.

Mon premier soin fut de me procurer des guides et d’obtenir les articles d’échange qui m’étaient nécessaires ; il me fallait non seulement des denrées, mais de l’étoffe pour vêtir mes gens d’une façon tant soit peu respectable. Pas un d’eux n’avait sur lui un fil de tissu européen ; ils étaient tous en haillons d’étoffe d’herbe, et plusieurs tellement près de la nudité complète qu’ils n’auraient pas pu se montrer dans n’importe quel endroit ayant un semblant de civilisation.


Camp d’Alvez.

Alvez affirmait qu’il me serait impossible d’obtenir ces vêtements à crédit ; en conséquence je lui achetai de l’ivoire et de la cire que je devais échanger contre de l’étoffe. Je découvris plus tard qu’il avait menti pour avoir l’occasion de m’écorcher : le sénhor Gonçalvès m’aurait parfaitement donné de la cotonnade au prix de Benguéla, en y ajoutant celui du transport.

Les affaires réglées, je dus m’occuper de trouver un guide. Alvez aurait voulu me donner Tchiko ; mais l’évadé craignait d’être reconnu, et ce fut Manoël qui vint avec nous.

Le guide arrêté, il fallut que j’attendisse des Baïloundas, qui font le portage de Bihé à la côte, et par lesquels Alvez devait envoyer de la cire à Benguéla. Avec les marchandises que lui rapporteraient les mêmes Baïloundas, mon hôte projetait d’aller à Djendjé pour y vendre ses esclaves.

Enfin, le 10 octobre, je me mettais en route ; j’étais accompagné d’une suite peu nombreuse et me dirigeais vers la résidence de Kagnommbé, chef de la province. Je devais après cela faire une visite au sénhor Gonçalvès, et retrouver le reste de ma caravane chez João Baptista Ferreira.

À l’heure de mon départ, un de ceux que je laissais derrière moi et qui devaient me rejoindre chez Ferreira, se mit à pleurer parce que j’emmenais son tchoum. Il cria que je l’avais vendu à Alvez, que c’était pour cela que je le séparais de son camarade, et fit tant de bruit à ce propos que je fus obligé de le prendre avec nous. Cet homme était un échantillon de quelques-uns des soldats que Bombay avait engagés à Zanzibar, et qu’il me fallut traîner d’une rive à l’autre de l’Afrique.

Nous traversâmes d’abord un pays fertile et bien boisé, sillonné d’eau courante. Les villages étaient entourés de jardins ; chaque hutte avait son carré de tabac, protégé par une clôture. J’ai remarqué dans l’un de ces clos un chou d’Europe, mais très étiolé[92]. En passant dans les bois, il m’arrivait fréquemment de sentir un parfum de vanille ; je n’ai jamais pu découvrir de quelle plante il provenait. Les goyaves étaient à profusion.

Dans une clairière touchant à l’un des villages près desquels la route nous fit passer, quelques hommes faisaient tirer des jeunes gens à l’arc. Une racine, taillée en rond d’un pied de diamètre, servait de but ; la distance était quarante pas, et en moyenne une flèche sur dix frappait la rondelle. Je n’ai pas eu en Afrique d’autre exemple de tir à la cible.

Après nous être perdus trois ou quatre fois, nous atteignîmes un gros village appartenant, corps et biens, au sénhor Gonçalvès. Celui-ci possède une demi-douzaine de ces bourgs, dont la population tout entière est composée d’esclaves ; chacun lui fournit le noyau d’une bande. Des porteurs salariés, pris dans les environs, complètent la caravane.

Lors de notre arrivée, la majeure partie des habitants avaient quitté le village pour se rendre à Djenndjé, sous la conduite de l’un des fils de Gonçalvès. On me donna pour logement la grande hutte du maître, celle qu’il habite quand il vient visiter le domaine. Ma suite fut également casée, et presque immédiatement arriva un tornado accompagné d’une pluie torrentielle ; il était fort heureux que nous fussions à l’abri. Une lueur particulière, d’une teinte sinistre, avait précédé la tempête ; comme le soleil était couché depuis quelque temps, cette clarté devait être électrique.

Le lendemain, trois heures de marche nous conduisirent à la ville de Kagnommbé, la plus grande de toutes celles que j’ai vues en pays nègre : trois milles de circonférence. Elle renferme, il est vrai, un certain nombre d’enceintes particulières, sortes de faubourgs appartenant à différents chefs, qui en habitent les huttes quand ils viennent rendre hommage à leur suzerain. Des parcs à bétail pour les vaches et les cochons, des enclos où le tabac est cultivé y prennent beaucoup de place, sans parler de trois grands ravins, sources d’affluents de la Kokéma ; et bien qu’elle soit nombreuse, la population est moins grande que l’étendue de la ville ne me l’avait fait supposer.

Je fus accueilli à mon arrivée par le chambellan, le secrétaire du chef et le capitaine des gardes ; tous les trois avaient des gilets rouges en signe de leur dignité. Le second de ces fonctionnaires était simplement décoratif, car il ne savait pas écrire ; les affaires du souverain avec les maisons de la côte se traitaient par un subalterne plus instruit, natif de Donndo.

Mes trois dignitaires me conduisirent à une case préparée pour me recevoir, et sans me donner le temps de me rafraîchir, me demandèrent ce que j’avais l’intention d’offrir à leur maître. Un fusil Snider et un peu d’étoffe que je m’étais procuré pour cela à Komanannté constituaient mon présent. Les trois notables affirmèrent que le chef ne serait nullement satisfait ; et je dus me séparer d’une peau de léopard que m’avait donnée Djoumah Méricani, un tapis superbe qui me rendait grand service.

Toute la journée je fus en proie aux regards de la foule ; quand l’averse m’obligea à rentrer dans ma case, les curieux ne se firent aucun scrupule de me suivre, et il devint nécessaire de se garer des pick-pockets.

Parmi les indigènes, se trouvaient des membres d’une caravane appartenant à Mchiré et qui revenait de Benguéla. Tous portaient les marques nationales des Vouanyamouési ; Mchiré a donné l’ordre à tous ses sujets d’adopter ces marques particulières, et beaucoup de gens du Bihé, qui visitent le Katannga, se sont conformés à l’ordonnance pour obtenir la faveur du chef. La plupart des membres de ladite caravane parlaient kinyamouési ; l’un d’eux se prétendait même natif de l’Ounyanyemmbé ; mais il était du Katannga, et avait seulement visité la province dont il se disait originaire. Pour moi, il n’est pas douteux que les gens de Mchiré ne visitent les deux rivages, et que, par leur entremise, on ne puisse envoyer des dépêches de Benguéla à Zanzibar.

Le lendemain matin, vers neuf heures, Kagnommbé était prêt à me recevoir, il me l’envoyait dire. Je me fis aussi beau que le permettait la pénurie de ma garde-robe : et prenant avec moi six de mes serviteurs, je gagnai le ravin au bord duquel était la résidence du chef.

Des sentinelles, ayant des gilets rouges et armées de lances et de couteaux, gardaient la porte. Dans la cour, de petits tabourets, placés sur deux rangs, attendaient les invités. Au bout de ces deux files d’escabeaux était le fauteuil royal, posé sur ma peau de léopard.

Ne voyant pas qu’on m’eût assigné de place particulière, et n’étant pas d’humeur à prendre pour siège un tabouret du même niveau que celui de mes hommes, j’envoyai chercher ma chaise. Les officiers de la cour s’y opposèrent, disant que personne ne s’était jamais assis sur une chaise en présence de Kagnommbé, et que l’on ne pouvait pas me permettre d’introduire une pareille mode. Je répondis que cela m’était fort égal, que je me retirais, et n’avais pas besoin de siège ; sur quoi ma chaise fut admise immédiatement.

Quand tout le monde fut placé, on ouvrit la porte d’une palissade intérieure, et le chef apparut. Il avait un vieux pantalon et un vieil habit noirs, mis n’importe comment, et sur les épaules, un châle écossais gris, dont les deux bouts, rejetés en arrière, étaient portés par un petit garçon complètement nu. Un vieux chapeau crasseux, à larges bords, lui couvrait la tête ; et malgré l’heure peu avancée il était déjà ivre aux trois quarts.

À peine fut-il assis, qu’il commença à m’informer de sa puissance. Il était, disait-il, le plus grand de tous les rois d’Afrique, puisque, en outre de son nom africain, il avait un nom européen : il s’appelait Antonio Kagnommbé ; et le portrait du roi Antonio avait été envoyé à Lisbonne.

Je fus ensuite averti de ne pas mesurer l’étendue de son pouvoir au peu de fraîcheur des habits qu’il portait ce jour-là : un grand costume, un costume tout neuf lui avait été donné par les autorités portugaises, pendant son séjour sur la côte. Il avait passé plusieurs années à Loanda, où il avait, disait-il, fait son éducation ; mais l’unique résultat de ses études semblait avoir été de joindre les vices d’une demi-civilisation à ceux de l’état sauvage.


Couteaux.

Ayant appris que j’étais en route depuis longtemps, il voulait bien être satisfait de ce que je lui avais donné, et se plaisait à me le dire ; mais il me rappelait que, si jamais je revenais chez lui, je devais lui apporter des présents plus dignes de sa grandeur.

Après cette recommandation, qui termina le discours royal, nous entrâmes dans l’enceinte réservée, où un énorme figuier banian répandait son ombre, et où il y avait de grands bananiers femelles portant des graines, mais pas de fruits. Quand les tabourets furent replacés, Kagnommbé entra dans l’une des cases de l’enclos, et reparut peu de temps après avec une bouteille d’eau-de-vie et un gobelet de fer-blanc. Il versa à la ronde de petits coups de sa liqueur ; puis, mettant la bouteille à ses lèvres, il y produisit un si grand vide, que je m’attendis à le voir tomber ivre mort ; mais cela ne fit que le rendre plus actif, et il se mit à gesticuler et à danser de la façon la plus extravagante, employant les entr’actes de son ballet à tirer de sa bouteille de nouvelles gorgées. Enfin il s’arrêta, et nous partîmes.

J’allai me promener dans le voisinage, et visitai la grande féticherie du royaume. Les crânes de tous les chefs vaincus par Kagnommbé y figuraient, plantés sur des pieux, et entourés de têtes de léopards, de chiens et de chacals.

Près de cet endroit sacré, se trouvait le cimetière de la famille du chef. Sur les tombes, orientées sans exception du levant au couchant, étaient des pots brisés, des fragments de plats et d’écuelles. Au milieu du cimetière s’élevait une case à fétiche, où l’on avait déposé des offrandes d’aliments et de boisson pour les esprits des nobles défunts.

Un gros arbre, situé en dehors de la résidence royale, me fut désigné comme abritant de son ombre la place où les Portugais étaient reçus. En pareil cas, le fauteuil de Kagnommbé est placé sur un tertre qui se trouve à côté de l’arbre, et les visiteurs, prenant les racines pour escabeaux, s’asseyent aux pieds du chef. On m’assura que pas un homme blanc n’avait encore eu le privilège d’être admis dans l’enceinte particulière.

Des deux palissades, l’extérieure est, en réalité, la seule qui soit défensive ; toute la nuit, des gens du guet y font sentinelle. Quand le roi se met en campagne, ces gardes du corps ouvrent la marche, et l’honneur de porter le chapeau de Kagnommbé appartient à leur capitaine. Le chapeau royal joue dans l’affaire un très grand rôle ; dès que l’armée atteint le village ennemi, il est jeté par-dessus la palissade, et c’est à qui s’élancera pour le reprendre ; car celui qui le rapporte est le héros de la journée, et reçoit en récompense de l’eau-de-vie et des femmes.

Le lendemain, après avoir fait présenter mes adieux à Kagnommbé, je me mis en route pour l’établissement du sénhor Gonçalvès, où me conduisit une promenade agréable de quelques heures. En approchant de l’habitation, je fus vivement frappé du bon ordre qui régnait partout. Nous arrivâmes ; je me trouvai dans une cour fort bien tenue, où s’élevaient un grand magasin et deux petites demeures. Une palissade assez haute séparait ces bâtiments de la maison principale, qui était accompagnée d’un magnifique bouquet d’orangers couverts de fruits.


Établissement du sénhor Gonçalvès.

Un mulâtre espagnol vint me recevoir, et m’introduisit dans une salle où le sénhor Gonçalvès, ses deux fils et un blanc qui avait été maître d’équipage sur un vaisseau de guerre portugais, étaient à déjeuner.

La pièce où j’entrai me causa une surprise extrême ; elle était planchéiée, les fenêtres avaient des jalousies vertes, le plafond était tapissé de blanc, la muraille soigneusement enduite et décorée de jolis dessins faits au pinceau ; enfin, sur la table couverte d’une nappe très blanche, se voyaient toutes sortes de bonnes choses. Le sénhor Gonçalvès, un vieux gentleman d’une courtoisie charmante, me fit l’accueil le plus cordial ; et, m’engageant à ne pas faire de cérémonie, il m’invita à me mettre à table. Je ne demandais pas mieux, et profitai amplement du meilleur repas que j’eusse fait depuis bien des jours. La cuisine était excellente ; des biscuits, du beurre et d’autres friandises s’ajoutaient au solide, et s’arrosèrent de vinho tinto, suivi du café.

Après le déjeuner, Gonçalvès me montra son domaine et me raconta son histoire. Il avait débuté par être dans la marine ; fatigué de la vie errante, il s’était arrêté dans l’Angola et fixé dans le Bihé. Ruiné deux fois par l’incendie, il avait recommencé avec des capitaux d’emprunt, dont l’intérêt usuraire avait d’abord absorbé presque tout le bénéfice ; puis les affaires ayant grandi, il s’était libéré et avait eu lieu d’être satisfait.

Au bout de trente ans de cette vie laborieuse, il était retourné à Lisbonne avec l’intention d’y finir paisiblement ses jours ; mais les amis qu’il y avait laissés étaient morts, il n’était plus assez jeune pour en faire de nouveaux ; bref, après trois ans d’absence, il était revenu dans le Bihé. Son retour ne datait que de trois semaines.

Avant de partir pour Lisbonne, il avait du blé, de la vigne, un jardin rempli de légumes d’Europe ; et froment, raisin et légumes venaient à merveille ; mais, en son absence, tout s’était perdu faute de soins ; il ne lui restait que ses oranges, les plus belles et les meilleures qu’on pût voir, et une haie de rosiers de trente pieds de haut, alors en pleine fleur.

Son principal commerce se faisait avec Djenndjé pour l’ivoire, avec le Kibokoué pour la cire ; et dans les deux endroits les affaires étaient avantageuses. Chacun de ces villages, ainsi qu’on l’a vu plus haut, fournissait le noyau d’une caravane. Lors de ma visite, deux de ces bandes étaient en route, deux sur le point de partir. L’un de ses fils commandait l’une des caravanes absentes ; les autres arrivaient de Djenndjé, où ils avaient trouvé des marchands anglais venus avec des wagons traînés par des bœufs.

Le dîner fut servi ; nous causâmes longtemps encore, en fumant d’excellent tabac ; puis mon hôte me conduisit à ma chambre, une pièce confortable ; et pour la première fois depuis que j’étais en Afrique, j’eus le plaisir de coucher entre des draps.

Quelque séduisante que fût l’hospitalité qui m’était offerte, je ne pouvais pas m’arrêter plus longtemps ; il fallait partir : ce que je fis le lendemain matin pour me rendre chez João Ferreira.

Gonçalvès me donna, pour la route, une bouteille d’eau-de-vie, des conserves de viande ; et après une connaissance de vingt-quatre heures, nous nous quittâmes vieux amis.

Si des hommes tels que celui-là, profitant de la domination portugaise sur la côte, allaient s’établir en plus grand nombre dans les terres salubres du Bihé, l’ouverture et la civilisation de l’Afrique seraient avancées de beaucoup.

CHAPITRE XXXI


João Ferreira. — Son établissement. — Crime et bonté. — Horoscope, amulettes et guérison. — Procédé divinatoire. — Talisman. — Belmont. — Troupeau de buffles. — Hostilité des indigènes. — Bienveillance des chefs. — Intempéries et jeûnes. — Le Koutato. — Passage périlleux. — Ruisseaux à intervalles souterrains. — Lounghi. Accusé de jettature. — Déclaré innocent par le féticheur. — Raccommodage et confection d’habits. — Un homme en gage. — Orgie. — Un chef supérieur. — Rhumatisme. — Site enchanteur. — Kammbala. — Hébergés et nourris par la femme du premier ministre. — Bouillie et sauterelles. — Visite au roi Konngo. — Mouture du grain. — Femme excellente. — Misère du voyageur. — Chenilles considérées comme friandises.


Ayant dit adieu au sénhor Gonçalvès, nous traversâmes des plaines herbues dont, suivant toute apparence, le sol conviendrait parfaitement à la culture du blé, et nous arrivâmes chez Ferreira.

Entre celui-ci et l’homme que je venais de quitter, la différence était grande. Comme traitant, João Baptista Ferreira ne valait guère mieux qu’Alvez. Toutefois il me fit le meilleur accueil, et je fus bientôt à même d’apprécier son obligeance. Ceux de mes hommes qui devaient me rejoindre étaient là quand j’arrivai. Je leur distribuai immédiatement l’étoffe que je m’étais procurée à leur intention : une partie destinée à les vêtir, le reste pour acheter des vivres.

Ferreira était l’homme à peau blanche dont j’avais entendu parler chez Kassonngo. Il faisait ses préparatifs pour retourner chez celui-ci ; car, depuis son arrivée de l’Ouroua, il était allé à Djenndjé, où il avait troqué ses esclaves contre de l’ivoire. Il avait rencontré là un Anglais du nom de George, qui lui avait fait présent d’une boussole et d’un raïfle, en témoignage de leurs bonnes relations.

De Djenndjé, mon hôte avait ramené un bœuf de selle ; il avait un âne, acheté à Benguéla, et tous les deux le connaissaient et le suivaient comme des chiens, ce qui, pour moi, est une preuve qu’il y avait quelque chose de bon dans sa nature. Je dois reconnaître qu’il fut, à mon égard et à celui de mes gens, d’une bonté parfaite ; j’aurais voulu ne pas être forcé, dans l’intérêt de l’Afrique, de parler du triste côté de son caractère. Mais, « fais ce que dois, advienne que pourra. » Je suis obligé de dire que ce n’était pas lui qui pût donner une idée avantageuse du commerce africain. Il faisait la traite de l’homme ; et bien qu’il fût juge du district, on voyait dans son établissement des esclaves enchaînés.

Sachant par expérience comment on se procure ces captifs, je ne pouvais que souffrir en pensant que des hommes capables d’un tel mépris de tout sentiment d’humanité se trouvaient être les premiers Européens que vissent les tribus de l’intérieur. Il me raconta, comme une bonne histoire, que, lors de sa visite à Kassonngo, celui-ci avait fait couper des mains et des oreilles en son honneur ; et il avait l’intention de porter cent mousquets à ce monarque paternel, pour les échanger contre des esclaves. J’essayai de lui faire entendre qu’il pouvait faire cet échange pour de l’ivoire. Mais il repoussa toute idée de ce genre : l’ivoire s’obtenait plus facilement à Djenndjé, le chemin était meilleur, la route moins dangereuse ; enfin, ce double trafic lui donnait double profit.

Pendant que nous étions là, un féticheur vint dire la bonne aventure aux gens de la caravane qui devaient aller chez Kassonngo. Chasser les mauvais esprits et guérir les malades rentrait également dans ses attributions. Il était suivi de quelques individus qui portaient des sonnettes de fer et qui, de temps à autre, frappaient ces clochettes avec de petits morceaux du même métal.

En arrivant, le devin s’assit par terre, au milieu de ses sonneurs et commença un chant monotone. Il accompagna ce récitatif du craquètement d’un double grelot en vannerie, qui avait la forme d’un haltère. Les acolytes lui répondaient en chœur, et frappaient tantôt sur leurs clochettes tantôt dans leurs mains, ce qu’ils faisaient en cadence.

Le chant s’arrêta, et le devin fut prêt à satisfaire ceux qui voudraient l’interroger, pourvu toutefois que la réponse fût payée d’avance.

Un panier orné de petites peaux de bêtes, et dont une calebasse composait le fond, était le principal instrument du féticheur. Ce panier était rempli de coquilles, de petits bonhommes de bois, de corbeilles minuscules, de paquets d’amulettes, d’une masse de débris hétérogènes.

La méthode divinatoire se rapprochait beaucoup de celle qu’ont adoptée de vieilles dames qui, dans un pays infiniment plus civilisé[93], se figurent qu’elles peuvent connaître l’avenir en regardant les parcelles de thé qui sont au fond de leur tasse.

À la première demande qui lui fut adressée, l’homme aux fétiches vida sa corbeille ; il choisit, parmi les bibelots de l’étalage, ceux qui lui parurent appropriés au sujet, les remit dans le panier, imprima à celui-ci un mouvement rapide ; et, après examen attentif de l’arrangement qu’avaient pris les brimborions, il donna la réponse à l’anxieuse dupe qui l’attendait.

Les questions se pressèrent, et furent résolues par le même procédé. Au tirage des horoscopes, notre homme joignait la vente des charmes et des amulettes, sans lesquels nul voyageur africain ne se croirait en sûreté. La vente fut très active. L’un des talismans les plus demandés était une corne remplie de boue et d’écorce, et dont l’extrémité inférieure portait trois petits cornillons. J’avais vu maintes fois cet objet précieux entre les mains des gens d’Alvez ; ils le frottaient continuellement de terre et d’huile, afin de se rendre favorable l’esprit qui habite ledit objet, et qui empêche les esclaves de s’évader. Au bivouac, les heureux propriétaires de ce talisman le déposaient à côté de la hutte du maître. Une de ces cornes magiques était suspendue à la hampe du drapeau d’Alvez ; mais je crois que ce dernier employait l’huile d’onction plutôt à son bénéfice qu’à celui du malin.

Quand ses talismans ne trouvèrent plus d’acheteurs, le sorcier proposa aux personnes présentes de les guérir de leurs maladies. À quelques-unes, il donna d’autres amulettes comme remèdes ; mais la plupart reçurent des potions faites avec des racines et des simples. Enfin l’habile homme usa du massage, et s’y montra fort expert.

L’œuvre du féticheur accomplie, la caravane pouvait partir. Des mousquets et de la poudre composaient le fond de son chargement. C’était avec ces articles d’échange que Ferreira devait payer les esclaves qu’il allait chercher ; et dès que Kassonngo aura des fusils en quantité suffisante il attaquera les traitants ; pour moi cela ne fait aucun doute, lors de mon passage, il avait déjà un penchant très vif pour le vol de grand chemin ; s’il ne détroussait pas les caravanes, c’était simplement parce qu’il n’en avait pas la force.

Après un jour de halte, nous repartîmes avec des Baïloundas chargés de marchandises qui appartenaient à Alvez, et qui devaient être vendues à Benguéla. Le chef de cette bande me servait de guide, ainsi qu’il avait été convenu ; Manoël remplissait les fonctions d’interprète.

Nous passâmes devant Belmont (endroit assez mal nommé, car il est dans un creux), puis sur de grandes collines pareilles à des dunes et peu boisées, hormis près des villages, qui tous avaient une ceinture de grands arbres.

Belmont est l’établissement de Silva Porto ; il a égalé, sinon surpassé celui de Gonçalvès ; mais le propriétaire s’étant fixé à Benguéla, Belmont a été abandonné aux soins des esclaves ; les arbres à fruits n’ont plus été taillés, les orangers sont devenus sauvages ; et ce qui, autrefois, était un jardin soigné n’est plus maintenant qu’un fourré peu différent d’une jungle.

La pluie commençait à tomber d’une façon régulière, ce qui rendit notre couchée très misérable. Il n’y avait là presque pas d’herbe, pas de buissons qui pussent servir à faire des abris ; et jusqu’au matin, mes gens reçurent une douche continue d’eau froide. Ma position ne valait guère mieux ; la tente que m’avait donnée Djoumah Méricani était si trouée que l’eau y tombait comme dehors ; il n’y avait pas un coin où je pusse me mettre à sec. Je me pelotonnai dans un espace d’environ deux pieds carrés, et me mettant sur la tête un morceau de mackintosh, j’essayai de dormir.

Au point du jour, la pluie cessa ; nous parvînmes à faire du feu ; je donnai à mes gens une goutte d’eau-de-vie de Gonçalvès, et nous partîmes.

Peu à peu, les mouvements de terrain s’accentuèrent, le pays devint plus boisé ; çà et là apparurent des collines rocheuses ayant à leurs sommets des villages entourés de murailles et de palissades, ou bien d’épais bouquets de bois tranchant sur la pierre nue, villages qui me rappelèrent beaucoup de fermes des dunes du Wiltshire.

En traversant une plaine élevée et découverte, nous vîmes des troupes d’oiseaux fort nombreuses ; une bande, entre autres, d’une largeur extraordinaire et fuyant d’un vol rapide, me fut désignée. L’aspect en était si curieux, que je pris ma lunette. Je vis alors que cette nuée sombre était produite par la poussière que soulevait un grand troupeau de buffles qui galopait follement du côté de l’est.


Entre le Baïlounda et la côte.

Sur la route, nous rencontrâmes des indigènes qui revenaient du Baïlounda. La plupart étaient ivres et insolents ; en différents endroits, ils essayèrent de voler mes traînards ; et il fallut une certaine adresse, et beaucoup de patience, pour éviter des conflits qui auraient pu devenir graves. Ces gens prétendaient que nous n’avions pas le droit de traverser leur pays, en ce sens que nous ouvrions la route à des marchands qui les priveraient de leur monopole.

Toutefois, si les habitants nous voyaient d’un mauvais œil, les chefs des villages nous témoignaient beaucoup de bienveillance, et ne manquaient pas de nous apporter de la bière. Refuser cette courtoisie eût été d’une mauvaise politique ; mais on perdait beaucoup de temps dans ces haltes employées à se rafraîchir.

Les nuits étaient complètement pluvieuses, et nous eûmes des campées misérables. À ces mouillades continuelles s’ajoutaient l’insuffisance et la mauvaise qualité des vivres. En relations permanentes avec la côte, les indigènes avaient plus d’étoffe qu’ils n’en voulaient, et ils n’acceptaient en échange de leurs provisions que de l’eau-de-vie ou de la poudre. Nous n’avions ni l’un ni l’autre de ces articles, et il nous arrivait souvent de partir à jeun.

Le 16 octobre, nous traversâmes le Koutato, rivière étrange qui sépare le Bihé du Baïlounda. Ce passage périlleux se fit d’abord sur un pont submergé, d’où la force du courant balaya plusieurs de mes hommes, qui ne se sauvèrent qu’en s’accrochant aux buissons de la rive. Au bout de ce gué suspendu, nous trouvâmes une île, située parmi des rapides et des cascades tombant d’une colline rocheuse.

À première vue, l’obstacle semblait insurmontable ; mais, après quelques instants de recherche, nous découvrîmes un endroit où il était possible de sauter de rocher en rocher, et de franchir ensuite les rapides sur d’étroites corniches, en se tenant à des lianes jetées pour cela d’un bord à l’autre. Un seul faux pas, ou le bris de la corde, aurait été fatal : rien n’aurait pu vous empêcher d’être broyé sur les rocs où vous eût précipité l’eau furieuse.

En aval des rapides, la rivière, très profonde, avait soixante mètres de large, et la vitesse d’une écluse de chasse. J’ai su plus tard que l’on nous regardait comme très heureux d’avoir passé là et d’être au complet. Il est arrivé maintes fois que des gens se sont perdus pour avoir tenté l’entreprise. Dans cette saison, il est souvent nécessaire d’attendre quinze jours avant que la traversée devienne possible.

Du point où nous abordâmes, je jetai un regard en arrière et fus frappé de la vue que présentait cette masse liquide tombant d’une falaise, et que des rochers et des îlots couverts d’arbustes brisaient en cascades écumeuses.

Ce jour-là, beaucoup de ruisseaux furent traversés, qui, par intervalles, coulaient souterrainement. Ils fuyaient alors entre des pierres revêtues d’une épaisse végétation ; quelquefois la partie cachée n’était longue que d’une quarantaine de pas ; mais, ailleurs, ces rivulettes semblaient disparaître complètement. Nul doute qu’en pareil cas elles ne concourent à former les cataractes du Koutato.

Le lendemain nous gagnâmes le village de Lounghi, résidence du chef des Baïloundas qui m’accompagnaient, c’est-à-dire de mon guide ; nous nous y arrêtâmes pour acheter des provisions. Cet achat et la mouture du grain devant nous prendre au moins trois journées, je résolus de me faire construire une cabane, au lieu de rester sous ma tente, où il pleuvait comme à ciel ouvert. Le bois et l’herbe se trouvant en abondance, mes hommes se firent également de bons abris.

Sur ces entrefaites, l’épouse de notre guide tomba malade ; et notre homme, avec une affection conjugale qui lui faisait honneur, déclara qu’il ne partirait que lorsque sa femme serait complètement guérie. Cette résolution m’était fort contraire ; je résolus d’en faire revenir l’époux modèle ; et, à ma grande surprise, je découvris que j’étais soupçonné de mauvais œil, et accusé d’avoir jeté un sort à la femme en regardant le mari.

Bien que le procédé me parût trop indirect pour avoir produit un effet aussi lamentable, on y croyait pleinement ; et un féticheur fut appelé à dire ce qu’il pensait de mon appareil oculaire. Celui-ci, heureusement, assura que mon regard n’avait rien de mauvais : il dit à mon guide que son devoir était de m’assister en toute chose ; qu’il verrait, en arrivant à Benguéla, que j’avais la main ouverte.

Cet appel à mes sentiments généreux était irrésistible ; je ne pouvais, d’ailleurs, qu’être reconnaissant de l’opinion favorable émise sur mon compte, alors que j’étais accusé d’un méfait aussi grave ; je donnai donc au féticheur un morceau d’étoffe : ce qui réduisit mes fonds à quatre mètres de cotonnade.

Mon guide persistant malgré tout à soigner sa femme, un de ses frères consentit à le remplacer ; mais il fallait attendre qu’il se préparât de la farine.

Hommbo, le chef du village, avait été agent de Gonçalvès ; et bien qu’il sût que je n’avais rien à lui offrir, il fut hospitalier à notre égard ; tous les jours il m’apporta de la bière, et me fit présent de deux chevreaux, un pour moi, un pour ma bande.

J’ai peu de chose à dire de notre séjour à Lounghi. La principale occupation de mes hommes fut de confectionner les vêtements avec lesquels ils devaient entrer à Benguéla, vêtements taillés sur un patron à peu près le même pour tous ; la mienne fut de surveiller mes tailleurs, pour les maintenir à l’ouvrage et les empêcher de dépenser l’étoffe en boisson.

Un jour, on vint m’annoncer qu’un homme blanc désirait me voir. J’avais entendu dire qu’il n’y avait pas, dans le pays, d’autre homme de race blanche que Goncalvès et Ferreira ; qui cela pouvait-il être ? Je sortis de ma case, où j’étais en train d’écrire, et me trouvai en face d’un jeune Portugais ; voici comment il était dans le village. Ayant obtenu des marchandises à crédit, il avait quitté Benguéla avec deux associés pour se rendre dans l’intérieur. Arrivés à Lounghi, ses compagnons, s’étant pris de querelle, en étaient venus aux coups ; l’un d’eux avait tué l’autre, puis était parti avec la cargaison, laissant mon visiteur dans un dénuement absolu.

Le traitant qui avait fourni les marchandises ne voulait en avancer de nouvelles que lorsqu’il serait payé des précédentes ; et mon jeune homme, confié à la garde du chef de Lounghi, restait là, en gage des valeurs qu’on lui avait prises. Cette détention ne le chagrinait pas beaucoup ; il était bien vu des indigènes, vivait confortablement, et ne semblait pas désirer qu’on le libérât.

Enfin mes compagnons eurent achevé leurs préparatifs ; mais une grande fête devait avoir lieu le lendemain, et ils refusèrent de se mettre en route.

La fête commencée, j’allai voir ce qui se passait. Sous un énorme banian situé en dehors du village, les danses, les chants, les libations faisaient fureur. Hommes et femmes dansaient ensemble ; leurs mouvements étaient accompagnés de chansons plus que grossières et le tableau était d’une obscénité inimaginable.

Le chef, relativement à jeun, se tenait à l’écart au milieu d’un groupe de huttes ombragées de grands arbres et de bananiers qui, de même que ceux de la résidence de Kagnommbé, ne portaient pas de fruits. Une partie de ce groupe de cases atteignait le haut d’un escarpement d’où la vue était charmante. Hommbo me dit qu’ayant été au service de Gonçalvès, il n’éprouvait nul désir de participer à des divertissements tels que celui que je venais de voir, mais qu’il lui était impossible d’empêcher ces orgies, car les indigènes qu’on voudrait priver de leurs danses se révolteraient et tueraient leur chef.

Par suite de l’humidité et du froid dont ils avaient souffert, beaucoup de mes compagnons étaient rhumatisés. Plusieurs d’entre eux ne pouvaient faire aucun mouvement ; il fallut organiser des litières : et ce ne fut pas sans difficulté que nous partîmes de Lounghi. Presque aussitôt, nous trouvâmes des collines rocheuses, sillonnées de ruisseaux turbulents qui, çà et là, tombaient de vingt à trente pieds de hauteur, formant des cascatelles échelonnées dont les rejaillissements étincelaient au soleil. De grandes fougères arborescentes croissaient sur les rives, parmi des jasmins, des myrtes, des buissons couverts de fleurs ; tandis que de charmantes capillaires et d’autres plantes délicates ornaient les crevasses du rocher.

À mesure que nous avancions, la scène devenait plus belle ; je finis par être contraint de m’arrêter pour jouir de la vue qui se développait devant nous ; rien de plus séduisant que ce paysage : un aperçu du paradis. Au premier plan, des clairières entourées de grands bois ; çà et là des éminences couronnées d’arbres à large cime, ressemblant à ceux d’Angleterre, et abritant des villages aux toits de paille, d’un jaune superbe. Des champs, où le vert gai des moissons naissantes contrastait heureusement avec le rouge vif du sol nouvellement pioché ; des ruisseaux limpides, scintillant sous une lumière incomparable ; dans le lointain, des montagnes de formes variées à l’infini, s’effaçant par degrés, et allant se fondre avec le bleu du ciel.

De légers nuages, d’un blanc soyeux, glissaient dans l’air ; et le bourdonnement des abeilles, le chant du coq, le bêlement éloigné des chèvres, rompaient le silence. Mais le charme profond de la scène ne peut se décrire ; je me contente de l’affirmer ; ni la plume, ni le pinceau, quel que fût le génie du poète ou du peintre, ne rendrait complètement la beauté du Baïlounda.

Couché sous un arbre, dans l’indolente contemplation de ce site enchanteur, j’avais oublié mon œuvre ; toute pensée de ce qui me restait à faire s’était évanouie, quand l’arrivée de mes hommes, geignant sous leurs charges, dissipa mon rêve.

Ce jour-là, notre camp fut taillé dans des amas de lianes odorantes qui allaient enguirlander les arbres jusqu’au faîte, suspendant leurs festons à toutes les branches.

De cet endroit, je devais me rendre à Kammbala pour faire une visite à Konngo, chef du Baïlounda ; cette visite était nécessaire. On m’avait dit qu’il serait impolitique de me présenter avec une suite nombreuse ; je donnai à ma caravane l’ordre de continuer sa route, et ne pris que sept hommes avec moi, dont l’interprète, le guide et mon fidèle Djoumah.

Kammbala est situé sur un monticule rocheux, au centre d’une plaine boisée entourée de collines. Arrivés sur une nappe de granit, où le village a son entrée, nous passâmes trois palissades et fûmes conduits à un enclos renfermant quatre huttes que l’on mit à notre disposition. Les cases dont le village était formé se groupaient au milieu des roches de la façon la plus curieuse : chaque tablette, chaque saillie de la côte pouvant recevoir une bâtisse avait été mise à profit ; et la porte du voisin était généralement au-dessus de votre tête ou à vos pieds. Des arbres de belles proportions croissaient dans les fentes du roc ; de petits carrés de tabac se voyaient près des maisons ; les palissades étaient drapées de lianes couvertes de fleurs.

Nous fûmes reçus par quelques-uns des conseillers du chef. Le premier ministre était absent pour affaire importante, et ce fut à sa femme qu’échut le soin de pourvoir à nos repas. Bientôt notre hôtesse apporta à mes gens une forte ration de bouillie et de sauterelles séchées ; puis nous eûmes la visite de plusieurs notables qui vinrent chacun avec un pot de bière.

J’étais fort désireux d’obtenir une prompte audience et de régler l’affaire du cadeau. J’avais apporté un raïfle ; mais les gens du roi préférèrent sagement le vieux fusil à pierre de Manoël, à qui je donnai le snider en échange, et tout le monde fut content. Quant à l’audience, qui devait être pour le lendemain matin, je réussis à faire rejeter le délai, et il fut décidé que l’entrevue aurait lieu dans l’après-midi.


Kammbala.

À l’heure dite, mes introducteurs vinrent me chercher et me conduisirent au sommet de la colline, où le roi et sa principale épouse avaient leurs résidences, bâties sur une petite plateforme. Celle-ci, entourée d’une forte palissade, n’était en outre accessible que d’un côté. Pour l’atteindre, nous n’avions pas franchi moins de treize lignes d’estacades ; et le sentier, en divers endroits, était si raide, que nous fûmes obligés de nous servir de nos mains pour le gravir. À deux pas de l’enceinte royale, nous nous arrêtâmes près d’un hangar abritant une grosse cloche qui fut sonnée par les gens du guet. Il y a là un corps de garde, afin que personne ne puisse approcher sans qu’au palais on en soit instruit.

Le laissez-passer arriva, et l’enceinte fut ouverte. Nous y trouvâmes quelques escabeaux rangés autour d’un antique fauteuil qui servait de trône ; ma chaise avait été placée parmi les tabourets. Dès que nous fûmes entrés, apparut Konngo, vêtu d’un habit d’uniforme en très mauvais état, et coiffé d’un tricorne également délabré. Comme il était à la fois très vieux et sous l’influence de libations copieuses, deux hommes le soutenaient et il fallut l’asseoir dans un fauteuil. Je m’avançai et lui donnai une poignée de main ; je ne crois pas qu’il sût au juste quel pouvait être son visiteur. Quelques-uns de ses conseillers entamèrent la conversation ; ils me firent observer que tout ce qu’ils me disaient devait être compris comme étant les propres paroles du roi ; mais en réalité, celui-ci était hors de cause.


Visite au roi Konngo.

Suivant l’usage, il me fut assuré que le chef présent était le plus grand chef qu’il y eût au monde. Comme preuve du fait, mes interlocuteurs me conduisirent à une brèche de l’enceinte, et me montrant les environs, me dirent que tout ce pays-là avait pour maître le roi Konngo.

Mon cadeau fut offert en bonne et due forme, et nous nous retirâmes. Comme je revenais à ma hutte, je passai devant un groupe de femmes occupées à moudre du grain. Elles ne se servaient pas de mortiers et de pilons, ainsi qu’on le voit ailleurs, mais de la surface polie du granit et d’un morceau de bois dur incurvé, sorte de maillet dont la courbe constituait le manche.

En arrivant à nos cases, nous trouvâmes notre pourvoyeuse ; elle apportait de nouvelles rations de bouillie et de sauterelles pour ma suite, et une volaille pour moi. Après le coucher du soleil, on nous laissa à nous-mêmes ; et, en dépit de l’averse, nous passâmes la nuit confortablement, nos huttes étant à l’épreuve de l’eau.


Femmes pilant le grain.

Dès le matin, arriva notre bonne hôtesse avec notre déjeuner. Elle me fit ses adieux et me pria, en retour de son hospitalité, de lui envoyer de Benguéla une petite clochette de cuivre ; modeste demande à laquelle je répondis par l’envoi de six clochettes et d’une quantité de bonne étoffe suffisante pour rendre heureuse l’excellente femme pendant longtemps. À en juger par ses traits et par ses manières, qui étaient franchement agréables, elle devait avoir du sang de race blanche dans les veines ; son teint était aussi clair que celui des mulâtres.

Nous sortîmes de Kammbala en suivant la même voie que lors de notre arrivée ; la forteresse du roi Konngo ne me paraît d’ailleurs avoir qu’une seule porte.

Peu de temps après, nous vîmes se dresser, parmi les collines, un pic extraordinaire, plus inaccessible que le Pieter Bot de l’île Maurice, un énorme prisme de granit, auquel le nom de Temmba Loui (Doigt du Diable) que lui donnent les indigènes, convient parfaitement.


Le Doigt du Diable.

Des vaches paissaient autour des villages, et les habitants semblaient vivre dans l’aisance. Partout on nous offrait à boire, mais pas de farine, à moins de l’acheter ; ce qui m’obligea à serrer ma ceinture.

Je retrouvai mes hommes dans l’après-midi. Il y avait parmi eux de nouveaux malades ; mais Yakouti et Djacko avaient recouvré l’usage de leurs membres. D’après Bombaz, Takouti, que j’avais laissé en litière, était mort sur la route ; on l’avait jeté dans la jungle ; sur quoi il était revenu à la vie, et immédiatement avait pu marcher.

Le soir, nous fûmes rejoints par une bande nombreuse d’indigènes qui allaient à Benguéla porter de la farine, et l’échanger contre de l’eau-de-vie. L’un de ces gens avait un panier dans lequel se trouvaient de gros cocons. Je lui demandai à quoi servaient ces chrysalides ; pour toute réponse, il en ouvrit une, me montra la chenille qu’elle renfermait et qui était encore mouvante, l’avala et fit claquer ses lèvres avec un sentiment de délices. On me dit alors que les chenilles arrivées à cette phase particulière sont regardées comme une grande friandise.

Tous les membres de la caravane étant réunis, j’espérais atteindre la côte sans nouveaux retards, mes hommes, par suite de notre dernière halte, avaient déjà dépensé beaucoup de leur étoffe ; et à moins d’une marche rapide, il était probable qu’ils souffriraient de la faim. Je présumais que, par amour pour eux-mêmes, ils sentiraient le besoin d’arriver promptement ; j’étais dans l’erreur.

CHAPITRE XXXII


Découragement de la caravane. — Pont remarquable. — Mauvais temps. — Entrée de la montagne. — À bout de force. — Un traînard. — Affreuse nuit. — Recherche de l’absent. — Funérailles dissimulées. — Légions de sauterelles. — Récolte de ces insectes. — Traite de l’homme sur la côte. — Mode d’embarquement des esclaves. — De mal en pis. — Décision. — Abandon des bagages. — Marches forcées. — Camp le plus élevé du voyage. — Parapluies bigarrés et boîtes vides. — Colonie de métis. — Gorge boisée. — Cascades. — Caravanes nombreuses. — Pas de vivres. — À la recherche d’un camp. — Tombeaux et squelettes. — Fatigue et famine. — La mer ! — En détresse. — Dernière étape. — Scorbut. — M. Cauchoix. — Au port.


Une nuit d’averse enleva à mes hommes le peu d’énergie qu’ils pouvaient avoir ; les traîner sur la route devint une pénible tâche : on eût dit un cortège funèbre, non pas une colonne victorieuse qui va gagner le port.

L’étape, ce jour-là, n’était pas longue ; elle prit néanmoins beaucoup de temps ; et, arrivés au lieu de repos, mes abattus n’eurent pas le courage de se faire des huttes, malgré les menaces de pluie. La lenteur de la marche n’avait pas empêché qu’il y eût des traînards : ceux-ci n’arrivèrent qu’à la nuit close.

Nous avions traversé le Koukéhoui, rivière assez large qui tombe dans la mer à Nova Dondo, et le Kouléli, un de ses affluents, sans parler de nombreux ruisseaux d’importance diverse.

Les deux rivières avaient été franchies sur des passerelles dont le tablier, formé de branchages, était soutenu par des poteaux posés sur pilotis. À l’origine, les traverses du tablier avaient été fixées par des liens aux pieux qui les portaient ; mais les liens avaient disparu, et ces ponts n’offraient qu’un appui très chancelant. Celui du Koukéhoui, de plus de cent pieds de long, sur douze de large, faisait le plus grand honneur aux indigènes qui, sans plus de ressources que d’instruction, avaient pu le construire.

Les menaces de pluie se réalisèrent, et le lendemain matin, les hommes qui déclarèrent ne pas pouvoir porter leurs fardeaux furent plus nombreux que la veille. L’un d’eux était même incapable de marcher ; ce fut à grand’peine que je lui trouvai des porteurs.

Une grande partie du mal était due, sans aucun doute, au manque d’abri. Je résolus dès lors de rester à l’arrière-garde pour obliger les retardataires à gagner le camp, au lieu de s’arrêter en chemin ; et ce fut une longue fatigue que celle de l’étape suivante, où sur les neuf heures et demie qu’elle demanda, j’en employai quatre à rallier les traînards.

Ce jour-là, passant par une brèche, nous traversâmes une crête boisée. Des villages étaient perchés sur les cimes ou enfouis dans les arbres des pentes abruptes, positions faciles à défendre. Il y avait dans les vallées de grands champs de maïs et de manioc.

Les habitants paraissaient très laborieux ; hommes et femmes préparaient la terre pour de nouvelles moissons, ou, deux à deux, portaient d’énormes paniers de cassave suspendus à de longues perches, et montaient lestement leurs charges au village. Ils travaillaient tous avec plus d’activité, plus d’entrain que je ne l’avais vu faire depuis longtemps. L’un d’eux, sachant le portugais, vint demander qui nous étions et donna à mes hommes des racines de manioc.

D’autres montagnes, offrant toutes les formes imaginables, s’élevaient en face de nous, tandis que, sur la droite, une portion de la chaîne que nous venions de traverser finissait brusquement. L’aspect de cet escarpement final me rappela le versant nord du rocher de Gilbraltar. Tout en haut, résidait le chef du district, dont le village n’avait jamais reçu d’étrangers.

Comme ils arrivaient au pied de cette colline, appelée Houmbi, les porteurs de mon malade s’arrêtèrent, déclarant qu’ils étaient à bout de forces. Le camp était voisin ; je leur permis de faire halte, et pressai le pas pour leur envoyer des remplaçants.


Montagne et village de Houmbi.

Malgré le soin que j’avais eu de fermer la marche, un de mes soldats du nom de Madjouto manquait à l’appel. Il avait proposé à un autre de se glisser dans la jungle pour dormir, faisant observer au camarade que si je les trouvais sur la route, je les forcerais à suivre la bande. Le camarade avait refusé, laissant Madjouto accomplir son projet, mais sans en rien dire. Ce ne fut qu’à la chute du jour que le fait vint à ma connaissance. La pluie commençait, il était impossible d’envoyer à la recherche de l’absent.

J’ai passé de bien mauvaises nuits ; celle-ci fut la pire de toutes. Il pleuvait tellement fort que le sol en était liquéfié ; ma tente ne me couvrait plus ; et je pensais à Madjouto, qui était malade et sans abri, sans nourriture et sans feu. Dès que le jour vint à paraître, j’envoyai les moins fatigués de mes gens à la recherche du pauvre garçon. Une autre escouade partit avec l’espoir de nous procurer des vivres.

Ne voulant pas subir de nouveau les misères de la nuit précédente, je me fis construire une hutte et obligeai mes hommes à se faire des abris. Le soleil vint sécher notre peu de bagages ; et le bivouac eut un air habitable.

Dans la journée, passèrent des nuées de sauterelles ; quelques-unes furent assez épaisses pour voiler le soleil. Ma suite profita de l’occasion pour se ravitailler.

Ceux de nos hommes qui étaient partis le matin revinrent dans l’après-midi. Les fourrageurs rapportaient quelques provisions, dont une volaille pour laquelle ils avaient donné deux yards de cotonnade, pris sur les quatre qui me restaient. Quant à l’escouade envoyée à la recherche de Madjouto, elle n’avait rien trouvé, rien appris, bien qu’elle eût remonté jusqu’à l’endroit où l’absent avait quitté la route, et questionné toutes les personnes qu’elle avait vues.

Il était quatre heures ; une nouvelle course n’était pas possible ; mais j’étais bien décidé à fouiller la jungle le lendemain avec tous ceux de mes gens qui n’étaient pas sortis ce jour-là. Si la battue ne faisait rien découvrir, je m’arrangerais avec le chef d’un village voisin pour que, dans le cas où Madjouto se retrouverait, il fût envoyé à la côte.

Suspendre la marche plus longtemps eût été désastreux : mes hommes s’affaiblissaient de jour en jour ; il fallait gagner Benguéla au plus vite, sous peine d’en perdre beaucoup. Mais notre anxiété au sujet de l’absent fut calmée le soir même ; vers sept heures, nous vîmes reparaître Madjouto ; il arrivait plus mort que vif, mouillé, transi, n’ayant pas mangé depuis qu’il avait quitté la caravane. Je le fis sécher, masser, traiter aussi confortablement que le permettaient nos faibles ressources ; hélas ! le pauvre garçon était à toute extrémité et mourut peu d’heures après.

Manoël me dit que si les Baïloundas, qui heureusement étaient campés à quelque distance, apprenaient cette mort, nous ne pourrions enterrer le défunt qu’après avoir payé une forte amende aux chefs du voisinage. Ce fut donc sans bruit, à la lueur du feu pour toute lumière, que nous creusâmes la fosse dans l’une de nos huttes, et que nous répandîmes la terre poignée à poignée.

Madjouto fut enterré selon le rite mahométan, un de ses camarades fit la lecture des prières ; puis la fosse fut comblée, couverte d’herbe, de façon à représenter un lit de bivouac ; et pour ajouter à la vraisemblance, un de mes homme s’y coucha et y resta quelque temps.

Il fut heureux que nous eussions pris ces précautions ; car au moment de partir nous eûmes des visiteurs ; et si la tombe avait été apparente, c’eût été pour nous une cause réelle d’embarras.

À peu de distance du bivouac, nous trouvâmes une légion de sauterelles encore tellement engourdies par le froid, qu’on pouvait recueillir n’importe quelle quantité de ces insectes. Les arbres en étaient chargés d’une façon prodigieuse : il n’était pas de branche, pas de ramille qui n’en fût couverte ; le tronc lui-même en était enveloppé ; et la couche, en beaucoup d’endroits, avait deux ou trois rangs d’épaisseur.

Quand le soleil devint plus fort, les bestioles, sans bouger de place, commencèrent à agiter leurs ailes ; il en résulta un bruit pareil à celui d’un torrent ; puis quelques-unes s’envolèrent, et moins d’une demi-heure après, tout l’essaim avait disparu.

Un grand nombre des indigènes avaient fait là une récolte abondante. Ils y avaient apporté une extrême ardeur, abattant des arbres de belle dimension, pour prendre leur charge de sauterelles. Mes gens ne furent pas les derniers à profiter de cette manne.

La marche qui, ce jour-là, ne fut que de deux heures et demie, nous fit rester six heures sur la route. Sans tenir compte du sort de Madjouto, un de nos hommes alla se coucher dans la jungle, et ne reparut que le soir.

Nous rencontrions maintenant tous les jours des caravanes arrivant de la côte ; mais il n’y avait pas de nouvelles à obtenir de ces bandes, commandées par des indigènes.

L’une d’elles, cependant, qui appartenait au sénhor Gonzalès, nous apprit qu’il était défendu de mener des esclaves à Benguéla ; ceux que l’on y avait conduits récemment avaient été libérés, et les conducteurs sévèrement punis. Cette information, tout à fait inattendue, fit prendre à nos Baïloundas et à Manoël des figures singulièrement longues. La veille, précisément, l’un d’eux m’avait dit que la traite se faisait toujours sur la côte, principalement à Mossamédès, d’où l’esclave était largement exporté. Au lieu d’être, comme autrefois, enfermés dans des baracons, les captifs étaient dispersés dans la ville par petits groupes toujours prêts à partir. Dès l’arrivée du steamer qui devait les prendre, on les embarquait, et le vaisseau repartait immédiatement. Je demandai pour quelle destination ; mais mon informateur ne put pas me répondre, il était trop ignorant pour cela.

Si faible qu’avait été la distance parcourue, je vis à la fin de l’étape que mes gens allaient de mal en pis et qu’il fallait aviser. Plus de vingt d’entre eux étaient à bout de forces. « Jambes enflées, mal au cou, mal au dos, estomac vide, » était le cri général. Si quelque mesure décisive n’était pas prise sans retard, jamais la caravane n’atteindrait la côte, dont nous n’étions plus qu’à cent vingt-six milles géographiques.

J’appelai ma pipe à mon aide, et après une demi-heure de réflexion, il fut décidé que ma tente, mon bateau, mon lit, tout ce que j’avais serait abandonné. Je ne garderais que mon journal, mes instruments et mes livres ; je prendrais avec moi quelques hommes d’élite, et nous gagnerions la côte à marche forcée. De là j’enverrais au secours de la caravane.

Le plan arrêté, l’exécution commença ; il n’y avait pas de temps à perdre.

Manoël s’appropria la tente, le bateau, la literie abandonnés qu’il remisa chez un ami, habitant d’une bourgade voisine ; et le lendemain matin nous partîmes : moi, avec cinq de mes hommes, Djoumah, Sammbo, Ali-Ibn-Mchanngama, Hamis Férhann et Maridjani ; Manoël, avec deux des siens ; et les Baïloundas, qui prétendaient résister à n’importe quelle fatigue.

Une chemise de rechange, des pantoufles, une couverture, une poêle, une tasse de fer-blanc, un horizon artificiel, un sextant, ce qu’il fallait pour écrire, formaient tout mon bagage : un ballot d’une vingtaine de livres que mes gens devaient porter tour à tour.

Mes provisions de bouche se composaient de la moitié d’une poule (celle que j’avais achetée à Lounghi) et d’un peu de farine ; mes fonds se bornaient à deux mètres d’étoffe.

La position de mes gens était un peu meilleure ; ils avaient plus de ressources ; Méridjani surtout, qui, parlant portugais, m’avait servi d’interprète et, comme tel, avait reçu trois pièces de cotonnade. Il est vrai que je lui en avais racheté deux, qui avaient été remises à Bombay pour les besoins de la caravane.

Le lendemain, partis de bonne heure, nous traversâmes d’un pas rapide un pays rocailleux et accidenté. Vers midi, les Baïloundas qui s’étaient vantés de me suivre y renoncèrent, disant qu’ils n’auraient pas cru être soumis à une pareille allure.

À trois heures, nous fîmes halte dans une plaine découverte ; il y avait là un petit camp où nous nous installâmes. Un ruisseau coulait au pied des montagnes qui bornaient la plaine ; je me donnai la jouissance de prendre un bain ; et Djoumah, un habile masseur, rendit à mes muscles courbaturés la souplesse que leur avait fait perdre la marche.

Nous étions à cinq mille huit cents pieds (mille sept cent quarante-trois mètres) au-dessus du niveau de la mer, ce qui est la plus grande altitude que j’aie atteinte pendant tout mon voyage. Les montagnes adjacentes dominaient la plaine d’environ huit cents pieds.

Une grande caravane composée de Baïloundas, revenant de la côte, passa devant nous. Beaucoup de ses membres avaient des parapluies qui, pour la diversité des couleurs, auraient pu rivaliser avec l’habit d’Arlequin. Chaque trou avait été bouché avec une pièce de teinte différente ; le rouge, le vert, le bleu, le rose, le jaune, le blanc, le violet, se heurtaient sur la même couverture.

Autre particularité de la caravane : beaucoup de ses membres étaient munis de boîtes de fer-blanc, où il y avait eu de la paraffine. J’étais fort intrigué par ces boîtes vides : à quel usage pouvaient-elles servir ?

Le jour suivant, nous nous réveillâmes en même temps que l’alouette ; j’avais tellement faim, que je ne pus m’empêcher de finir les restes de ma poule, bien que je fusse à peu près sûr de ne pas avoir d’autre viande avant d’atteindre la côte.

Sortis du camp, nous arrivâmes, par une montée graduelle à une brèche de la montagne. Cette gorge nous conduisit à un versant abrupt que nous descendîmes à la façon des chèvres, en sautant de roche en roche.

Une nouvelle caravane à parapluies bigarrés et à vieilles boîtes à paraffine se trouvait en bas de la pente. Ses chefs m’exprimèrent leur surprise de voir un blanc voyager à pied, et avec une suite aussi peu nombreuse. Leur étonnement redoubla quand ils apprirent d’où nous étions partis la veille ; ils n’avaient jamais entendu dire qu’on eût fait tant de chemin en un jour. Des étapes plus longues et plus rudes que celle-là nous étaient réservées.

À peine étions-nous descendus, qu’il fallut gravir de nouvelles pentes. Arrivés au sommet, nous nous trouvâmes en face d’autres chaînes dont la crête perçait les nuages qui voguaient à nos pieds. Un village important, bâti sur un petit mont conique, s’apercevait au loin, du côté du sud ; c’était une colonie de métis. Presque tous dans l’aisance, mais ne pouvant avoir parmi les blancs qu’une position inférieure, et trop fiers pour frayer avec les noirs, ces mulâtres s’étaient fixés là, où ils menaient, disait-on, une vie confortable. Ils avaient beaucoup d’esclaves, et de temps à autre envoyaient des caravanes dans l’intérieur.

Redescendus, nous traversâmes une gorge boisée sur les deux flancs, et où la légère frondaison du dattier sauvage contrastait avec les cimes plus touffues et plus foncées des acacias.

Du milieu de cet amas de verdure s’échappait une nappe d’eau qui, par une chute de soixante-dix à quatre-vingts pieds, tombait dans un bassin rocheux d’où elle éparpillait ses rejaillissements sur la ramée voisine, et allait rejoindre, par une série de cascatelles, le torrent qui grondait au fond de la gorge.

Celle-ci aboutissait à une plaine couverte d’une haute futaie. Comme nous sortions du ravin, une pile de granit, surmontée d’une croix de bois massive, frappa mes regards. Il me fut dit que ce tombeau renfermait les restes de l’une des filles du major Coïmbra. La pauvre jeune femme, sœur du compagnon d’Alvez, avait épousé Saïd-Ibn-Habid, et était morte à cette place en donnant le jour à un fils. Voulant avoir une épouse qui eût du sang européen dans les veines, Ibn-Habid était revenu chez le major et lui avait demandé une autre de ses filles qu’il avait emmenée à Zanzibar.

Ce jour-là nous ne rencontrâmes pas moins de dix caravanes se dirigeant vers l’intérieur ; chacune était composée de soixante-dix à quatre-vingts hommes, et chargée principalement de sel et d’eau-de-vie achetés à Benguéla.

Une eau courante, traversant un bourbier que nous atteignîmes vers midi, nous fournit l’occasion de prendre un bain. Puis un lunch, composé d’un morceau de damper (sorte de crêpe), un instant de repos, et nous repartîmes.

Le pays dans lequel nous entrions était bien boisé, mais sillonné de ruisseaux, déchiré par de nombreux torrents, accidenté par des affleurements de granit, sous forme de loupes et de vastes nappes.

Une haute colline fut escaladée : en face de nous étaient de nouvelles montagnes, et à nos pieds, un petit camp d’assez bonne apparence, où nous nous arrêtâmes.

Devant le bivouac passait la Balommba, rivière de quatre-vingts pieds de large et de trois pieds de profondeur ; elle fuyait rapidement au nord-ouest, pour gagner la mer un peu au nord de Benguéla.

Des caravanes continuaient à nous croiser. Presque toutes étaient du Baïlounda ; elles avaient porté à la côte de la farine de mais et de la cassave, dont on nourrit les esclaves à Benguéla ; et, comme les précédentes, elles revenaient avec de petits sacs de sel, de l’eau-de-vie, parfois de l’étoffe, qu’elles avaient reçus en échange de leur première cargaison.

Ces Baïloundas sont légèrement chargés, ce qui leur permet d’aller vite : leur absence ne dure pas plus de trois semaines. Pendant ces voyages, ils ne mangent qu’une ou deux poignées de bouillie par jour, et se soutiennent presque entièrement avec de la bière. Ils n’en sont pas moins d’une santé florissante, et paraissent vigoureux. On ne voit pas de femmes dans leurs caravanes ; ils restent si peu de temps en route, et leur ordinaire est tellement simple, qu’ils n’ont pas besoin d’aide.

Nous avions marché d’un pas rapide pendant onze heures, quand nous nous arrêtâmes ; nous fûmes heureux de nous reposer. L’altitude du camp était de trois mille huit cent soixante-dix pieds au-dessus du niveau de la mer ; près de deux mille pieds plus bas que notre couchée de la veille, et infiniment plus que cela au-dessous du point culminant de la route du jour.

Après un vigoureux massage de mon Vendredi, ainsi que j’appelais mon domestique, vendredi étant la traduction littérale de Djoumah, j’entrai dans ma cahute et je jouis du sommeil que j’avais bien gagné.

Le lendemain matin, à cinq heures, nous étions en marche. La Balommba fut traversée ; nous rangeâmes ensuite des terres mises en culture, et des villages perchés sur des collines rocheuses ; villages d’une couleur tellement pareille à celle du grès rouge de leur siège, que je ne les aurais pas vus, sans les spirales de fumée qui s’élevaient au-dessus de leurs cases.

Puis, à travers des jungles, des ravins, des cours d’eau, gravissant et dévalant jusqu’à ce que nous eussions trouvé une plaine située entre deux montagnes, plaine féconde et largement cultivée ; le maïs, la canne à sucre, le tabac, y étaient à profusion. Nous nous efforçâmes de persuader aux individus qui travaillaient dans les champs de nous vendre quelque chose ; ils ne daignèrent pas même nous répondre.

L’estomac vide, nous venions de quitter ces gens peu sociables lorsque nous rencontrâmes une grande caravane qui avait deux semblants de drapeaux, et, à l’arrière-garde, des hommes vêtus à l’européenne ; elle était copieusement chargée d’eau-de-vie. Quelques-uns de ses membres, ayant allégé leurs fardeaux le matin même, se trouvaient d’humeur querelleuse. Ils essayèrent d’abord de nous pousser hors de la route, et se conduisirent envers nous d’une façon très reprochable ; mais l’un d’eux m’ayant heurté à dessein, je lui rendis la pareille ; tout en ayant l’air de faire un faux pas, je l’envoyai rouler à une certaine distance ; après quoi le chemin fut libre.

Vers deux heures, Manoël m’assura que nous étions près d’un village dont il connaissait le chef ; c’était le cas de renouveler notre provision de farine, qui touchait à sa fin. La situation exacte de ce village ne nous étant pas connue, j’allais envoyer à sa découverte, quand nous entendîmes un cri d’enfant. L’instant d’après, la bourgade était trouvée ; bien qu’elle fût à peine à cent mètres du chemin, nous ne l’avions pas aperçue derrière les arbres et les roches qui la voilaient aux passants.

Nous obtînmes du chef une petite quantité de farine ; il me fit en outre présent d’un peu de maïs, d’une gourde de pommbé, aussi aigre que possible, et m’exprima le regret de n’avoir pas été informé de ma visite : il aurait eu quelque chose de plus respectable à m’offrir ; pour le moment, il n’avait rien de préparé.

Remis en marche, nous passâmes parmi d’énormes blocs de granit ; puis le sentier se déroula sur un sol plus uni, bien boisé, bien arrosé, où nous rejoignîmes deux caravanes que nous parvînmes à distancer, et non sans peine. La course fut longue et ardente, ces caravanes n’appréciant pas du tout d’être battues par un blanc sur leur propre terrain.

Vers la chute du jour, nous nous trouvâmes au milieu d’une légion de sauterelles sur le point de se poser. Mes gens étaient fort désireux de s’approvisionner de ces insectes ; mais nous étions encore loin du bivouac et trop fatigués pour repartir, si nous nous arrêtions.

Le camp que nous voulions atteindre était situé dans une grande plaine découverte, brisée çà et là par des blocs de granit, et qui s’appelle Koutoué ya Ommboua (Tête du Chien). Quand nous y arrivâmes, la place était prise ; il fallut en chercher une autre.

La nuit était close ; nous finîmes par trouver dans l’ombre un misérable petit coin, dont nous avions résolu de nous contenter, lorsqu’en ramassant du bois pour notre feu, un de mes hommes découvrit un meilleur endroit, où nous nous rendîmes immédiatement.

Nous étions en route depuis treize heures dans un pays rocailleux, et je n’en pouvais plus ; mais je savais qu’au premier signe de fatigue donné par moi tous les autres s’abattraient ; il fallait sauver les apparences. J’observai donc mes étoiles, et soumis le thermomètre à l’eau bouillante pour relever notre altitude.

La nuit se dissipa ; une rangée de montagnes, qui paraissaient nues, se dessina de l’autre côté de la plaine ; nous l’atteignîmes après deux heures de marche. À droite de l’entrée de la passe, sur un promontoire coupé en falaise, de grands quartiers de roche superposés se tenaient en équilibre, comme les pierres branlantes de la Cornouaille. À gauche, de l’autre côté d’un profond ravin que traversait un cours d’eau rapide, s’élevaient d’énormes dômes, formés chacun, selon toute apparence, d’un seul bloc de granit. Leur surface, lavée par les pluies torrentielles, était polie. Sauf un petit nombre de cactus qui avaient poussé dans les fentes voisines du sommet, ces blocs n’offraient aucune végétation. Plus loin, dans la gorge, se dressaient d’autres masses rocheuses qu’on aurait prises pour des bastions d’une forteresse de Titans.

Le sentier longeait le flanc nord de la passe, sur les corniches glissantes d’une falaise de granit, corniches séparées les unes des autres par des halliers où couraient des filets d’eau, pour aller rejoindre la rivulette qui chuchotait à des centaines de pieds plus bas que la route.

Parfois il nous fallait gravir des quartiers de roche en nous accrochant des mains et des genoux ; parfois, descendre dans la gorge pour éviter un bloc géant qui s’avançait en surplomb ; puis remonter la falaise au moyen de lianes qui poussaient dans les crevasses.

Des tombeaux et de nombreux ossements témoignaient de la quantité de victimes qui avaient péri en cet endroit. Des entraves et des jougs, encore attachés à des squelettes ou gisant auprès d’eux, montraient également que la traite de l’homme se faisait toujours sur cette ligne. D’autres fourches, d’autres liens pendaient aux arbres, et si peu détériorés, au moins un certain nombre, qu’évidemment il n’y avait pas plus d’un mois qu’ils étaient là. On les avait enlevés à des gens trop affaiblis pour qu’on pût redouter leur fuite, et avec l’espoir que le peu de forces qui ne suffisait pas à porter le poids des fers, permettrait au malheureux cheptel de se traîner jusqu’à la côte.

Nous nous arrêtâmes à l’issue de la gorge, pour nous baigner et reprendre l’énergie nécessaire à de nouveaux efforts.

Ces marches, effroyablement dures, commençaient à m’éprouver gravement. La tête et les jambes, surtout la cheville que je m’étais foulée dans l’Oulonnda, me faisaient beaucoup souffrir ; mais j’étais soutenu par l’idée que chacun de mes pas me rapprochait du repos.

Une nouvelle grimpée de quelques heures nous fit gagner un plateau découvert, plateau, hélas ! entouré de montagnes qui nous promettaient pour le lendemain un rude travail. Un peu avant le coucher du soleil, nous nous trouvâmes près d’un village du petit district de Kissandjé, et nous nous établîmes sous l’un des baobabs qui étaient là. C’était dans la passe dont il vient d’être question que nous avions rencontré le premier de ces colosses.

J’étais tellement épuisé, qu’il me fut impossible de profiter de l’occasion qui s’offrait à nous de prendre un bain, occasion que mes hommes saisirent avec empressement.

À peine étions-nous établis, que nous fûmes entourés d’un petit cercle d’indigènes des deux sexes. Je fus surpris du peu de prétention qu’avaient ces gens-là à paraître civilisés, étant tout près de la côte. Une petite draperie crasseuse autour des hanches et une masse de rangs de perles autour du cou — un rouleau du volume d’un traversin — formaient tout leur costume. Une femme y avait ajouté un petit carré d’étoffe, dans le but de se cacher la poitrine, et l’avait fait en pure perte. Je tâchai de persuader aux curieuses du groupe de me donner du lait en échange de l’étoffe que j’avais soigneusement gardée jusque-là ; mais elles méprisèrent ce peu de cotonnade, et il me fallut en emprunter à Méridjâni, pour me procurer une pinte de lait absolument aigre ; nulle part on ne peut avoir de lait doux.

Le lendemain, à quatre heures et demie, nous étions en route : peu de temps après nous croisions des caravanes qui allaient partir, et le mystère des boîtes vides me fut expliqué : elles servaient de tambour, ou pour mieux dire de timbales. La diane bruyante que l’on sonnait en frappant dessus, prouvait qu’elles remplissaient parfaitement leur office.

Gravissant des pentes rocheuses, pentes abruptes, déchirées par des ruisseaux et des ravins aux flancs presque droits, puis les escarpements d’un sentier fait d’une série de marches croulantes, nous arrivâmes au sommet de la chaîne. Quelle était cette ligne qu’on voyait au loin se détacher sur le ciel ? Nous regardions tous avec une étrange anxiété, mélange de crainte et d’espoir.

Plus de doute : c’était la mer. Xénophon et ses Dix mille ne l’ont pas saluée avec plus de bonheur que nous ne le fîmes alors, moi et ma poignée d’hommes exténués.

Irais-je jusque-là ? Je me soutenais à peine ; si la tête et les jambes me faisaient moins souffrir, le dos me causait des douleurs intolérables. À chaque pas, je craignais de m’affaisser et d’être obligé d’attendre qu’on vînt à mon aide. Mais je pensais à mes pauvres compagnons, à ceux qui n’avaient d’autre espoir qu’en moi ; et je restais debout.

Les heures suivantes nous virent ramper sur les rocs, traverser des creux changés en étangs par les pluies, et devenus des bourbiers où la fange nous arrivait à la ceinture.

J’avoue que ce fut un soulagement pour moi quand, vers quatre heures, mes hommes déclarèrent qu’ils ne pouvaient pas aller plus loin. Sachant qu’avancer était pour nous d’une importance vitale, j’aurais hésité à parler de repos ; mais je me sentais si faible, que j’étais heureux d’être contraint à faire halte.

L’un de mes gens et un homme appartenant à Manoël pouvaient encore marcher. Nous les expédiâmes à la côte avec un mot, priant quelque personne charitable de nous envoyer des vivres. Je mangeais ensuite ma dernière bouchée de damper, et m’endormis avec la pensée de tenter le lendemain un dernier effort.

Un peu réconfortés par le repos, nous continuâmes à nous traîner dans la passe jusqu’au milieu du jour. Les rayons du soleil, réfléchis par le roc, donnaient à cette gorge une température accablante. Sortis de cette fournaise, nous fîmes halte à un détour de la Soupa, qui charrie les eaux du défilé et rejoint la mer à Catombéla.

M’étant déshabillé pour prendre un bain, je fus très surpris de me voir couvert de taches rouges ; en outre, une écorchure que je m’étais faite à la cheville s’était envenimée, développée et changée en ulcère d’un très mauvais aspect. Ma surprise augmenta lorsqu’en allumant ma pipe, seul déjeuner que je pusse faire, je vis que ma bouche saignait.

La marche fut reprise à travers une plaine rocailleuse et sans eau, qui nous séparait des montagnes situées derrière Benguéla ; puis, sur des monts calcaires aux pentes abruptes, que l’Océan peut avoir baignées, et qui renferment un grand nombre de fossiles, entre autre d’énormes ammonites ; falaises entrecoupées de ravins où il fallait descendre et remonter, grimpant dans l’ombre, roulant et nous meurtrissant. Mais qu’importaient fatigue et contusion ? le lendemain nous serions à Catombéla.

Au fond d’un lit de torrent, nous trouvâmes de l’eau, qui pour moi fut une aubaine ; il y avait longtemps que je n’en avais plus, et ma bouche saignait toujours.

Une nouvelle escalade nous conduisit presque au sommet de la dernière rampe, à un endroit à peu près de niveau, où des feux dispersés indiquaient des bivouacs. Ces caravanes étaient parties de la côte dans la soirée, et venues là pour se mettre en marche le lendemain, sans être retardées par l’attraction des cabarets.

Tout à coup, un de mes hommes qui avait pris de l’avance héla un arrivant. Je hâtai le pas, et vis l’un de nos messagers, celui de Manoël. Il apportait du pain, du vin, des boîtes de sardines, un saucisson, que nous envoyait un négociant de Catombéla.

Je n’avais pas mangé depuis le mince repas de la veille, et malgré le douloureux état de ma bouche, je parvins à avaler quelque chose.

Ce fut ma dernière couchée hors des limites de la civilisation. En dépit de la fatigue, j’étais trop ému pour dormir. Longtemps avant le lever du soleil, nous finissions les restes du souper, et nous commencions notre dernière étape. Vingt minutes après, nous étions en face de la mer.

Je compris alors la situation respective de Catombéla et de Benguéla. J’avais été fort étonné d’entendre dire que l’on passait dans la première de ces deux villes avant d’atteindre la seconde, et je ne comprenais rien à la direction de notre dernière marche, supposant, d’après les renseignements qui m’avaient été donnés, qu’au lieu d’être sur le rivage, Catombéla se trouvait à dix ou douze milles dans l’intérieur des terres.

Un homme, qui était à la recherche d’esclaves évadés, me raconta que des bruits relatifs à un Anglais venant des provinces centrales s’étaient répandus dans les derniers temps, mais que personne n’y avait ajouté foi.

Je descendis, en courant, la pente qui s’incline vers Catombéla, agitant mon fusil au-dessus de ma tête, que la joie avait tournée. Sous l’influence de la même ivresse, mes compagnons me suivirent ; nous courûmes ainsi jusqu’aux approches de la ville. Là, je déployai mon drapeau, et nous avançâmes plus tranquillement.

Deux litières, suivies de trois hommes portant des paniers, remontaient la route ; quand elles furent près de nous rejoindre, un petit Français, à l’air joyeux, sauta de sa maxilla, prit un des paniers, en tira une bouteille, la déboucha, et but « au premier Européen qui eût traversé l’Afrique tropicale d’orient en occident. » Je devais ce chaleureux accueil à M. Cauchoix, ancien officier de la marine française, établi à Benguéla. Il avait appris la veille, entre dix et onze heures du soir, que j’arrivais, et immédiatement il était venu à ma rencontre.


La maison de M. Cauchoix, à Catombéla.

Ses paniers étaient pleins de provisions, qu’il commença par nous distribuer. Puis on se remit en marche. Peu de temps après nous étions chez lui, à Catombéla, où il possédait un établissement.

CHAPITRE XXXIII


Repos et abondance. — Scorbut. — Catombéla. — De plus en plus malade. — Bons soins. — Convalescence. — Arrivée de ma caravane. — Un homme manque à l’appel. — Mauvaise conduite de Bombay. — Un Américain. — Benguéla. — Discipline peu sévère. — Loyauté peu scrupuleuse. — Jardins. — La maxilla. — Arrivée à Loanda. — Au consulat anglais. — Un ami. — Courtoisie du gouverneur. — Forteresse et prison. — Rapatriement de la caravane. — Difficultés. — Achat d’un navire. — La Frances Cameron. — Excursion à Quinesemmbo. — Ambriz. — Véritable frontière de l’Angola. — Difficulté d’avoir des cartes. — Départ de la caravane. — Départ pour l’Angleterre. — Traversée. — Arrivée à Liverpool.


Tandis que M. Cauchoix veillait à ce que mes gens fussent logés, et leur faisait donner des vivres à discrétion, j’étais conduit à une bonne chambre où je recevais des habits neufs : fort heureusement, car les miens ne tenaient plus ; ma chemise, une vieille chemise de flanelle, était si usée, qu’en l’ôtant je passai à travers.

Je pris un bain et fis ma toilette ; j’éprouvais une joie infinie à me sentir rendu à la civilisation.

Puis je reçus la visite du docteur Aguia, juge à Benguéla ; de M. Leroux, agent de mon hôte à Catombéla ; de M. Seruia, le négociant qui avait répondu à notre message ; et d’autres personnes encore.

Déjà M. Cauchoix avait pris les mesures nécessaires pour envoyer au secours de mes gens en détresse. Il s’était entendu avec le chêfé, ainsi qu’on appelle le gouverneur portugais d’un établissement de peu d’importance, avait parlé au chef indigène ; et dans la soirée, vingt hommes portant des litières, des provisions, et munis d’assez d’étoffe pour acheter un bœuf, allaient au-devant de mes exténués.

Ma bouche était de plus en plus malade ; M. Cauchoix vit immédiatement que j’avais le scorbut ; mais il assura qu’avec un bon régime je ne tarderais pas à guérir. Quant à mes compagnons, excepté Djoumah, il n’y en avait pas un qui ne fût ivre. Ils étaient excusables, assurément, d’avoir fait un excès ; mais je ne m’attendais pas à les trouver ainsi.

Dans l’après-midi, j’allai voir la ville. Elle se composait d’une douzaine de maisons appartenant à des négociants de Benguéla ; d’un fort carré, armé de vieux canons, ayant des pierres pour affûts ; d’une place qui était celle du marché ; et de petites constructions telles que des cabarets. La seule maison de pierre était celle de mon hôte ; lors d’un soulèvement des indigènes, qui avait eu lieu à une époque récente, tous les Européens s’y étaient réfugiés. Les autres bâtiments, blanchis à la chaux, étaient construits en adobes, c’est-à-dire en briques séchées au soleil.


Hôtel de la douane à Benguéla.

Bien que, pendant la visite que nous avions faite au chêfé, M. Cauchoix m’eût appliqué de l’acide carbonique, il me fut impossible de dîner. À partir de ce moment, le scorbut fit des progrès rapides ; j’avais la langue tellement enflée qu’elle se projetait au delà de mes dents, et le sang me coulait de la bouche.

Vers deux heures du matin, me voyant fort mal, M. Cauchoix me fit porter en toute hâte à Benguéla. Quand nous arrivâmes, je ne pouvais plus ni parler, ni avaler, et tout mon corps était couvert de taches de différentes nuances de pourpre, de vert, de bleu, de noir, sur un fond d’un blanc cadavéreux.

Le docteur Calasso médecin de l’hôpital, vint immédiatement. Il me fit poser des cataplasmes sur la gorge ; on m’injecta dans la bouche, toutes les dix minutes, une certaine solution, et de temps en temps on me retira de la bouche, avec des pinces, les caillots de sang qui menaçaient de m’étouffer.

Pendant deux jours et deux nuits, le docteur et mon hôte me veillèrent, ne me laissant pas seul une seconde. Au bout de quarante-huit heures, grâce au talent et à la sollicitude avec lesquels j’étais soigné, je pus avaler un peu de lait ; le mal était vaincu. S’il m’avait pris un jour plus tôt, rien n’aurait pu me sauver.

Je n’ai pas besoin de dire, après cela, avec quel chagrin j’ai appris que M. Cauchoix était mort, en revenant en Europe. Nous avions parlé de ce voyage ; il devait venir me voir en Angleterre, et je me réjouissais de pouvoir témoigner ma reconnaissance à ce Français généreux, qui m’avait secouru avec tant de bonté dans mes jours de détresse.

La convalescence marcha rapidement. Le quatrième jour, il me fut possible d’aller en maxilla faire une visite au major Brito, qui était venu me voir à chaque instant, avait logé mes compagnons et donné des ordres pour qu’on leur fournit des vivres.

Le lendemain, 11 novembre, arrivèrent ceux de mes gens qu’on avait été chercher ; je ne les retrouvais pas au complet : Ferhâne était mort.

Bombay célébra son retour à la civilisation par une orgie exceptionnelle qui lui fit injurier tout le monde, jusqu’à M. Cauchoix, au moment même où celui-ci prenait soin d’eux tous, faisait porter les malades à l’hôpital et veillait à ce que les autres fussent convenablement logés.

Parmi les employés de la maison, se trouvait un Américain fort original, qui m’amusait beaucoup et m’aidait à passer les heures toujours un peu longues d’une convalescence. Il avait été marin et avait servi à bord d’un navire anglais ; mais, ayant jugé à propos de rosser le capitaine et le contre maître, il avait été débarqué à Benguéla et mis en prison. Savoir si j’étais parti « à mes crochets » ou bien aux frais d’une compagnie excitait vivement sa curiosité. Il aurait voulu, disait-il, être du voyage, à cela près qu’il n’aimait pas la marche. Autrefois, étant patron d’une barque américaine, il avait fait le commerce de serpents recueillis en Afrique. Ce genre d’affaires lui avait tellement plu, qu’il me demanda si je pouvais lui indiquer un endroit où il y eût des serpents de grande taille ; il se mettrait immédiatement à leur recherche.

J’allai de mieux en mieux et pus voir le pays. Benguéla est, comme importance, la seconde des villes portugaises de la côte occidentale ; elle fait avec l’intérieur un trafic considérable en cire et en ivoire, et quelques-uns de ses marchands ont des pêcheries sur la côte.

Les rues sont larges, les maisons blanches, les portes et les fenêtres peintes de couleurs vives, ce qui donne à la ville un air de propreté. Au centre est un jardin public disposé avec goût, jardin bien entretenu, où la musique militaire joue tous les dimanches soirs. En fait d’édifices, il y a l’hôtel de la Douane, un très bon hôpital, la maison du gouverneur, le tribunal et une église qui n’est ouverte que pour les baptêmes et pour les enterrements ; puis un fort, grand parallélogramme qui, vu de la mer, a une tournure assez imposante, mais qui n’est défendu que par de vieux canons criblés de trous, huchés sur des affûts dont le bois est pourri, ou sur des tas de pierres qui leur permettent de montrer leurs gueules au-dessus des parapets.

La garnison compte à peu près trente hommes de race blanche — convicts pour la plupart — et deux compagnies de noirs. Selon toute apparence, la discipline n’est pas rigoureuse ; j’ai vu la sentinelle placée à la porte du gouverneur s’asseoir au milieu de la rue en fumant sa pipe, et ôter ses bottes. Je ne croyais certainement pas trouver chez ces soldats une fidélité inébranlable au drapeau qu’ils servent, mais j’étais loin de m’attendre à la proposition que me fit un officier non commissionné, officier à peau blanche, de se mettre sous mes ordres, lui et ses camarades, dans le cas où je voudrais prendre la ville, et de me céder le fort à condition que je leur donnerais de la viande trois fois par semaine au lieu d’une, que leur accordait leur gouvernement.

Tous les condamnés ne font pas partie de la troupe ; il y en a d’occupés aux travaux publics ; pour le moment, ceux-ci étaient employés à faire une chaussée dans une partie de la plaine qui s’étend de Benguéla à Catombéla, et qui est inondée pendant la saison pluvieuse.

Je reçus des habitants le plus chaleureux accueil ; le docteur Aguia, M. Ben Chimol, le docteur Calasso, m’ouvrirent leurs maisons ; ce fut à qui aurait pour moi le plus de bontés.

Il y a dans la ville de nombreux jardins, où l’on cultive avec succès les fruits et les légumes d’Europe. Le sol, terrain sableux, ne demande qu’à être arrosé pour être fertile, et partout l’eau se rencontre à moins de six pieds de profondeur. Malgré la proximité de la mer, elle n’est que légèrement saumâtre.

Quelques résidents ont des chevaux et Benguéla se vante de posséder une voiture ; mais le moyen habituel de locomotion — pas un Européen ne sort à pied pendant le jour — est la maxilla, c’est-à-dire une litière suspendue à une longue perche, à laquelle sont attachés des rideaux, et qui est portée par deux hommes. Les porteurs marchent d’un pas particulier qui évite les secousses ; c’est, en somme, un mode de transport très confortable.

Le vapeur, qui fait le service des dépêches, revint de Mossamédès, l’établissement le plus méridional de la province ; il se rendait à Loanda. C’était le Bengo de Hull, mais sous pavillon portugais, et n’ayant, dans tout l’équipage d’autre Anglais que le mécanicien en chef. Le gouverneur m’y donna le passage pour moi et pour mes hommes.

Je regrette d’avoir à dire que, depuis leur arrivée, ceux-ci avaient une assez mauvaise conduite, ce qui venait du bon marché des spiritueux. Il avait fallu les désarmer, afin d’empêcher leurs querelles d’ivrognes de dégénérer en collisions sanglantes. L’un d’eux avait tout d’abord donné à un de ses camarades plusieurs coups de sabre sur la tête, action pour laquelle je l’avais fait emprisonner dans le fort, où il était resté au pain et à l’eau pendant tout notre séjour.

Toute la ville assista à notre départ ; et la nuit étant close, un feu d’artifice fut tiré à cette occasion.

Le 21 novembre, quinze jours après mon arrivée à la côte, nous étions dans le port de Loanda. Je me demandais comment je gagnerais la plage, ne voyant que des bateaux particuliers s’approcher du navire, lorsque j’entendis un gentleman, qui venait de monter à bord, s’exprimer en anglais. Je me présentai à lui ; il m’offrit immédiatement son canot et sa maxilla. C’était à M. Warberg que je devais ces bons offices.

La porte du consulat anglais, à laquelle j’allai frapper, me fut ouverte par un petit mulâtre qui s’enfuit en me voyant, me laissant dehors, assez étonné de la réception. Mais bientôt s’ouvrit une seconde porte, et le consul apparut en personne. Il me regarda d’un air assez rude, comme se demandant quel pouvait être l’individu pâle et défait qui était devant lui.

« Je viens vous rendre compte de ma personne, lui dis-je ; j’arrive de Zanzibar. »

Ce nom le fit me regarder en face.

« À pied, » ajoutai-je.

Il recula d’un pas ; et laissant retomber ses deux mains sur mes épaules :

« Cameron ! mon Dieu ! » s’écria-t-il.

Le ton dont ces mots furent prononcés me firent sentir qu’en David Hopkins j’avais un véritable ami.

Il m’apporta des lettres qui m’attendaient là depuis dix mois, et me dit que, le matin même, il les regardait avec Carnegie, son suppléant, et exprimait la pensée que je ne viendrais jamais les prendre.

L’instant d’après j’étais établi au consulat, et je me rendais avec M. Hopkins chez le gouverneur général, l’amiral Andradé, qui me faisait un chaleureux accueil : jamais sa bonté, sa courtoisie, ne sortiront de ma mémoire. Je lui demandai si mes hommes pouvaient être logés dans quelque bâtiment public ; et par son ordre le lieutenant Mello, son aide de camp, officier de marine qui avait servi à bord d’un vaisseau de la reine d’Angleterre, voulut bien se charger de mes compagnons. Je lui en fus très reconnaissant, car j’étais encore d’une extrême faiblesse, et la moindre démarche était pour moi une grande fatigue.

Mes gens débarquèrent dans la soirée. Lorsqu’ils virent où on les conduisait, — des logements leur avaient été préparés au fort, — ils refusèrent d’aller plus loin, demandant pourquoi on les mettait en prison, quand ils m’avaient suivi d’une mer à l’autre ; car, dans l’esprit des Zanzibarites, prison et forteresse sont une même chose ; dans leur langage, les deux mots sont synonymes. Mais on leur assura qu’ils seraient libres ; et sur l’affirmation qu’on laisserait les portes ouvertes, ils acceptèrent leur gîte.

Restait maintenant à les rapatrier. Le Spiteful arriva quelques jours après ; je donnai à son commandant le capitaine, Medlycolt, une lettre pour le commodore sir W. N. W. Hewett, qu’il allait rejoindre, et que je priais de vouloir bien m’aider à faire rentrer mes compagnons à Zanzibar. Mais comme il n’était nullement certain que le commodore pût détacher un des vaisseaux de l’escadre pour me venir en aide, je cherchai un autre moyen.

MM. Pasteur et Papé, chefs de la Compagnie hollandaise de l’Afrique occidentale, et consuls de Hollande, offrirent de me prêter un vapeur qui conduirait mes gens à Sainte-Hélène, d’où ils rentreraient facilement chez eux, l’île se trouvant en communication avec le Cap et Zanzibar. Ces messieurs ne m’imposaient d’autres charges que de payer les vivres, le charbon et les droits de port ; le navire et l’équipage étaient mis gratuitement à ma disposition.

Cependant, si généreuse que fût cette offre, il me fallut la décliner. En calculant toute la dépense, je vis qu’il serait moins cher d’acheter et d’équiper un bâtiment qui ferait la traversée complète. Sur ce, je me mis en quête d’une embarcation qui pût me suffire.

On me proposa d’abord un schooner au prix de dix-sept cents livres (quarante-deux mille cinq cents francs) ; mais il fallait le radouber, l’approvisionner : c’était trop d’argent.

Peu de temps après, le San Joào d’Ulloa navire du même tonnage, fut à vendre, et le consul et moi, nous l’achetâmes pour mille livres, auxquelles s’ajoutèrent les frais d’équipement.

N’entrevoyant pas la possibilité de trouver quelqu’un qui pût lui faire doubler le Cap, j’avais résolu de conduire moi-même le San Joâo, qui maintenant s’appelait la Frances Cameron, du nom de ma mère. Je fus déchargé de cette tâche par le capitaine Alexanderson, membre de la Société de géographie de Londres, et bien connu par son exploration du bas Couenza. Il m’offrit de prendre le commandement ; c’était un marin consommé ; je n’hésitai pas à lui confier mes hommes, sachant que ceux-ci ne pouvaient pas être en meilleures mains.

Quelques difficultés s’élevaient parfois entre mon escorte et la police ; et il était amusant de voir, en pareil cas, mes hommes rapporter au consulat le bonnet ou l’épée de l’agent dont ils croyaient avoir à se plaindre. Ils pensaient, avec raison, que le propriétaire de l’objet viendrait le réclamer, ce qui le ferait connaître et leur permettrait d’exposer leurs griefs. Grâce à la bonté du gouverneur et du lieutenant Mello, rien de sérieux ne résulta de ces disputes.

L’équipement du schooner demandait quelque temps ; je profitai de ce délai pour faire un tour à Kinesemmbo avec M. Tait, négociant de Loanda, qui avait là un établissement. J’étais curieux d’avoir un aperçu de la vie des traitants en pays sauvage.

La traversée, faite dans un bateau employé d’ordinaire au transport des marchandises, fut d’autant plus désagréable que la cale n’était pas aussi propre qu’elle aurait pu l’être. Néanmoins nous arrivâmes.

Kinesemmbo est composé d’une douzaine de factoreries appartenant à différentes maisons de commerce. Situé au nord de la limite des possessions portugaises, ce comptoir n’est soumis à aucune formalité et ne paye aucun droit.

J’aurais voulu voir la roche fameuse, dite Colonne de Kinesemmbo, sur laquelle Vasco de Gama et d’autres découvreurs portugais ont, à ce que l’on dit, gravé des inscriptions. Mais il fallait que le chef m’y autorisât ; or, son fétiche ne lui permettant pas de regarder la mer, ce personnage ne pouvait pas se rendre à la côte ; je fus obligé d’aller le trouver ; et, cette démarche faite, le moment était venu de partir pour Ambriz, où arrivait le steamer qui devait nous reconduire à Loanda.

Ambriz est à une douzaine de milles au sud de Kinesemmbo, de l’autre côté d’une petite rivière que les indigènes ne permettent pas aux Portugais de franchir, mais que les Européens d’autre nation peuvent traverser librement.

Cette rivière, située par 7o 48′ de latitude australe, peut être considérée comme la véritable frontière nord de la province d’Angola. Toutefois le gouvernement anglais ne reconnaît la domination portugaise qu’au-dessus du huitième parallèle.

Ambriz a une petite garnison, une douane et quelques autres bâtiments publics.

De retour à Loanda, je trouvai mes affaires en bon train ; mais il fallait des cartes pour la direction du navire, et je ne savais où les prendre ; Mello m’avait donné toutes celles qui étaient dans les archives du gouvernement : il n’y en avait pas une seule du Mozambique.

Sur ces entrefaites arriva le Linda, un beau schooner appartenant à M. Lee, de l’Académie royale, qui retournait en Angleterre. M. Lee était allé à Zanzibar l’année précédente ; il nous donna obligeamment les cartes qui lui avaient servi dans ce voyage et qui étaient les plus nouvelles.

Le 8 février, la Frances Cameron pouvait partir ; elle mit à la voile, et quitta Loanda avec quatre hommes d’équipage, en surplus de mes Zanzibarites.

Je dois tous mes remerciements à MM. Carnegie, Newton et George Essex, non moins qu’à notre consul, pour leur bonne hospitalité et pour la très grande obligeance avec laquelle ils m’ont aidé à équiper et à pourvoir le Cameron.

Le lendemain parut le Sirius, envoyé à Loanda par le commodore, avec ordre de me prêter assistance et, au besoin, de conduire mes gens au Cap, d’où ils seraient emmenés par la malle. Mes gens étaient partis ; je n’avais rien à demander pour eux, excepté qu’on voulût bien remorquer leur schooner, si on venait à le rencontrer.

Peu de temps après, je montais à bord du Congo, commandé par le capitaine King, et se rendant à Liverpool. Le voyage fut long et fastidieux, en raison du nombre des points de relâche : près de soixante-dix.

Dans chaque endroit, nous fûmes chaleureusement accueillis. À Loango, le docteur Loesche Pechel, de l’expédition allemande, persista à venir me voir, bien que l’entreprise fût dangereuse : il chavira six fois dans le ressac avant d’y parvenir.

Au Gabon, les autorités françaises furent on ne peut plus aimables. L’amiral Ribour, commandant l’escadre de l’Atlantique du Sud, en ce moment à cette station, m’envoya prendre pour déjeuner avec lui à son bord ; et ce fut, parmi ses officiers, à qui me ferait les offres les plus gracieuses et me témoignerait le plus de bienveillance.

À Lagos, où nous passâmes trois jours, je devins l’hôte du capitaine Cameron Lee. À Cape Coast, je trouvai le capitaine Stracham, qui était là en qualité de gouverneur, et qui, entendant parler de moi, ne croyait pas que je pusse être le Cameron qu’il avait connu petit midshipman à bord du Victor-Emmanuel.

Pendant que nous étions à Sierra Leone, arriva l’Encounter ; ce fut pour moi un vrai bonheur de retrouver le capitaine Bradshaw, mon ancien capitaine du Star, à l’époque de la guerre d’Abyssinie.

Je rencontrai à Madère l’escadre de la Manche, les amiraux Beauchamp, Seymour et Phillimore, un autre de mes anciens capitaines, le commandant Fellowes, de nombreuses connaissances et de nombreux amis.

Enfin, le 2 avril, nous entrâmes dans la Mersey ; et ce fut avec le cœur plein de gratitude envers Dieu qui m’avait protégé à travers tant de périls, que je reconnus ma mère parmi ceux qui étaient venus saluer mon retour. Mon absence avait duré trois ans et quatre mois.

CHAPITRE XXXIV


L’afrique tropicale. — Conformation, bassins, déserts. — Lignes de faîte. — Zambèse. — Congo. — Géographie physique. — Montagnes de l’Ousséghara. — Sol fertile. — Vallée du Lougérenngéri. — Monts Konngoua. — Copal. — Bois de charpente et autres. — Faune. — Serpents. — Vallée de la Moukonndokoua. — Lac Ougommbo. — Mpouapoua. — Sol infécond. — Le Marennga Mkali. — L’Ougogo. — Pays desséché. — Zihouas. — Kanyényé. — L’Ousékhé. — Granit. — Khoko. — Vallée du Mdabourou. — La Plaine embrasée. — Le Maboungourou. — Djihoué la Sinnga. — L’Ourgourou. — L’Ounyanyemmbé. — Pays cultivé. — L’Ougounda. — L’Ougara. — Montagnes du Kahouenndi. — L’Ouvinnza.


Prise dans son ensemble, l’Afrique tropicale consiste en un plateau dont la vallée du Congo occupe la partie la moins haute, et que des lignes de montagnes échelonnées séparent des deux rivages.

En quelques endroits, ces montagnes se rapprochent étroitement de la mer ; ailleurs elles s’en éloignent ; elles offrent en outre une grande variété d’altitude : malgré cela, leurs rangées sont faciles à reconnaître.

On peut donc représenter cette partie de l’Afrique comme étant formée de trois régions distinctes : un littoral bas et insalubre, une cordillère de monts gradués, et un plateau central. Inutile de rappeler au lecteur que ce plateau, composé de terrains de toute sorte, est d’une grande diversité de nature et d’aspect. Les groupes, les chaînes de collines et de montagnes, les lacs immenses, les nobles rivières abondent au cœur du Pays des Niors.

Une autre manière de diviser le continent en sections géographiques serait de prendre isolément chaque bassin des grands fleuves, et de considérer les lignes de partage comme les limites naturelles de chacune de ces divisions. Nous aurions alors, dans l’état actuel de nos connaissances, les bassins du Nil, du Congo, du Zambèse, du Niger, de l’Ogôoué[94] et celui des eaux qui tombent dans le lac Tchad. Les petits courants qui drainent le littoral et les montagnes voisines, rivières qui n’égouttent qu’une faible portion du pays, peuvent être négligés dans cette esquisse.

Viendraient ensuite les deux grands déserts qui séparent, au nord et au sud, la zone féconde tropicale de la zone féconde tempérée : le Sahara et le Kalahari.

De ces déserts, le premier est de beaucoup le plus étendu et le plus stérile. Tandis que pendant la saison pluvieuse le Kalahari se couvre d’une végétation qui alimente d’innombrables animaux sauvages, le Sahara, si ce n’est dans ses oasis, autour de quelque source accidentelle, présente toujours un aspect sableux et calciné[95].

Le peu de connaissance que nous avons de l’intérieur de l’Afrique ne permet pas de tracer d’une manière précise la ligne de partage entre deux systèmes quelconques des fleuves cités plus haut. C’est pourquoi les observations suivantes devront être largement modifiées, à mesure que les explorateurs nous ouvriront les contrées actuellement inconnues.

Le bassin du Nil est probablement borné au sud-ouest par la ligne de faîte que le docteur Schweinfurth a découverte[96] ; et au sud de l’Albert Nyannza, par les hautes terres qui séparent ce lac du Tannganyika. De ce point, la limite suit une course tortueuse jusque dans l’Ounyanyemmbé, où, du moins je le crois, les bassins du Nil, du Congo et du Loufidji se rapprochent ; elle longe une vague de haute terre qui la fait aller au levant, puis se détourne pour courir au nord, sur les pentes occidentales des monts qui bordent la région maritime, passe par le Kilima Ndjaro et le Kénia, va rejoindre le massif abyssin, où Bruce a trouvé les sources du Nil Bleu, et gagne le littoral grillé de la mer Rouge, sur lequel la pluie ne tombe jamais. À l’ouest, le bassin nilotique a naturellement pour borne la partie orientale du désert[97].

Les bassins du Niger et de l’Ogôoué ne sauraient être délimités avec nul degré d’exactitude ; et la ligne septentrionale du bassin du Congo est tout entière à connaître.

Le Zambèse draine la région qui est au sud du système fluvial du Congo et au nord du Kalahari et du Limmpopo[98], frontière de la république du Transvaal[99]. Quelques-uns de ses tributaires se rencontrent à moins de deux cent cinquante milles de la côte occidentale.

Le roi de toutes les rivières d’Afrique, le puissant Congo, qui pour le débit ne le cède qu’à l’Amazone, et peut-être au Yang-tsé-Kiang, a pour bassin une région qui s’étend des deux côtés de l’équateur, mais dont probablement la partie la plus vaste est dans l’hémisphère sud. Un grand nombre de ses affluents fourchent avec ceux du haut Zambèse sur un plateau horizontal, où le déversoir est tellement sinueux que la ligne en est difficile à tracer, et où, durant la saison des pluies, l’inondation couvre les sources des tributaires de ces deux fleuves[100].

Il est possible que l’Ouellé, découvert par Schweinfurth, soit le Lohoua, qui m’a été dépeint comme une grande rivière se jetant dans le Loualaba au couchant de Nyanngoué ; si ce n’est pas le Loualaba qu’il rejoint, c’est très probablement l’Ogôoué ou la Tchadda, affluent du Niger[101].

Cette esquisse des lignes de partage, dans laquelle je donne simplement mon opinion, sera, je le répète, probablement modifiée par le connaissance plus précise de l’intérieur de l’Afrique que nous acquérons de jour en jour.

Je vais maintenant donner un aperçu de la géographie physique des régions que j’ai franchies pour aller d’un rivage à l’autre, et je dirai à quel système appartiennent les cours d’eau qui ont été rencontrés.

La première partie du voyage, au sortir de Bagamoyo, s’est faite à travers la région basse du littoral, que les monts de l’Ousséghara séparent des provinces de l’intérieur.

Avant d’atteindre les montagnes, on trouve une rangée de collines, formée des éperons de la partie méridionale de la chaîne. Ces collines sont drainées principalement par le Kanngani et ses tributaires, dont le plus considérable est le Lougérenngéri. Le Kinngani a son embouchure près de Bagamoyo.

Tout d’abord, la route traverse des plaines ondulées, couvertes d’herbe, où l’on rencontre çà et là des monticules et des pièces ou des bandes de jungle. La population est peu nombreuse et irrégulièrement distribuée ; ses villages sont bâtis au faîte des éminences et cachés dans le fourré épineux.

Un sable rougeâtre et des galets, revêtus d’un terreau noir dont la fécondité semble être inépuisable, composent le sol. De nombreux cours d’eau temporaires, des noullahs, se rendant tous au Kinngani, sillonnent la contrée.

Le manioc, le maïs, le sorgho (doura d’Égypte, Kaffir corn ou blé cafre du Natal), le ricin, l’arachide, le sésame, sont cultivés par les habitants, qui n’ont pas d’autre bétail que des chèvres et quelques misérables moutons, auxquels s’ajoutent des poules.

Vers Msouhouah, le pays commence à s’élever d’une manière sensible, et des affleurements de quartz et de granit percent par place le grès rouge (grès tendre) qui forme la strate supérieure.

À partir de Msouhouah, la route se continue sur une plaine d’une assez grande altitude, jusqu’à la vallée du Lougérenngéri, vallée aussi belle que féconde où la culture de la canne à sucre est jointe à celle des plantes que nous avons citées plus haut.

Dès qu’on a traversé le Lougérenngéri, on entre dans les montagnes de Koungoua, qui appartiennent à la chaîne des monts du Douthoumi de Burton, et qui présentent un amas confus de hauteurs de granit et de quartz de toutes les formes. Ce chaînon irrégulier entoure un espace fertile et populeux rempli d’éminences coniques, dont les sommets sont couronnés de villages, les flancs couverts de sorgho et de maïs, tandis que les vallons qui les séparent sont occupés par des rizières.

Dans les lieux incultes, le sol est chargé d’herbes énormes et de bambous qui s’élèvent bien au-dessus de la tête du voyageur, et ne permettent que rarement d’entrevoir l’admirable scénerie qu’on traverse.

Sorti de ce bassin par un col de la montagne, vous vous trouvez de nouveau dans la vallée du Lougérenngéri, où alors le sentier se déroule entre la rivière et une rangée de collines située au sud. Cette rampe méridionale est sillonnée de nombreux torrents qui, dans les années de pluie exceptionnelles, portent la désolation dans tous les villages environnants.

Quand on a passé la ville de Simmbaouéni, on retraverse le Lougérenngéri, et côtoyant les falaises d’un promontoire de granit, on gagne la plaine de la Makata, vaste étendue légèrement ondulée, où par place abonde un palmier-éventail, le borassus fabelliformis, et qui, aux endroits les plus secs, présente des bouquets d’arbres forestiers. Dans les parties humides, le sol est composé d’une boue argileuse et tenace, tachetée, pendant la saison des pluies, de marais et de nappes d’eau d’un à deux pieds de profondeur. Le drainage de cette plaine marécageuse est fait par la Makala, rivière qui, dans sa partie supérieure, s’appelle Moukonndokoua, et qui se jette dans la mer sous le nom de Vouami.

Des acacias de maintes variétés, couverts de fleurs de teintes diverses, sont les arbres les plus nombreux de cette région, où l’on trouve également des bois de travail d’une grande valeur et quelques arbres fruitiers. Près de la mer, on cultive le cocotier, le manguier, le jacquier, l’oranger, le limonier, le citronnier, le corossolier, le papayer, le goyavier, le tamarinier, le mfouv et le mzammbaréou, deux arbres qui portent des fruits ressemblant à des prunes.

L’arbre à copal, dont la gomme à demi fossile est extraite du sol, où elle se trouve à une profondeur de cinq à sept pieds, existe toujours dans cette région, sur différents points de la côte[102].

Le tek et l’ébénier africain, le mparamousi (taxus elongatus), le gaïac, le dattier sauvage, le borassus flabelliformis, le raphia, des épines et des lianes d’espèces nombreuses se rencontrent dans les bois, où leur végétation est luxuriante ; tandis que le bambou et des herbes de différents genres, qui ont de six à huit pieds de hauteur, couvrent les plaines et les fonds marécageux.

Une grande diversité d’usages se remarque chez les habitants. Près de la côte, ils ont adopté la plupart des coutumes des Vouamrima ; toutefois le jupon en étoffe d’herbe, jupon semblable à celui des Papous, se voit encore près de Simmbaouéni, et des gens s’enduisent les cheveux d’une pommade faite avec de l’ocre rouge et de l’huile. Au pied des montagnes, on porte ces colliers extraordinaires en fil de laiton, que nous avons décrits dans le 4e chapitre et qui ont parfois plus d’un pied de large.

L’hippopotame et le crocodile abondent dans les rivières. Le buffle, la girafe, le zèbre, l’hyène, le léopard, le chat sauvage, l’ocelot, le chacal, le boukou, énorme rat souvent plus gros qu’un lapin[103], différentes antilopes, des singes, de charmants écureuils, des fourmiliers, des cochons à verrues, parfois l’éléphant, le maki-mongoz, la pintade, un francolin, beaucoup de rapaces, des engoulevents, des orioles et des souimangas, des pigeons et des tourterelles, forment une partie de la faune ; mais si le nombre des espèces est considérable, celui des individus est minime, en raison de la quantité d’animaux que fait périr l’incendie annuel des herbes, chaque indigène profitant de l’occasion pour se mettre en chasse.

Aux yeux de ces gens-là toute chair est pâture ; il en résulte que la plupart des malheureuses bêtes qui échappent à la flamme tombent sous les coups de l’ennemi.

Tous les étangs, tous les marais sont bondés de grenouilles ; et, comme presque partout dans l’Afrique tropicale, le monde des insectes, qui abonde en formes non moins surprenantes que nouvelles, offre un champ immense aux travaux de l’entomologiste.

Il y a peu de serpents, et en général ils ne sont pas venimeux ; toutefois le cobra capella existe dans le pays. On y redoute encore un serpent qui, dit-on, a la faculté d’envoyer sa salive à deux ou trois pieds de distance, salive qui produit chez l’homme ou chez l’animal sur lequel elle tombe une plaie douloureuse et très lente à guérir.

Les arachnides sont communes et de plusieurs genres, Dans les cases des indigènes, le scorpion est loin d’être rare ; et une araignée gigantesque suspend ses toiles aux perches qui constituent la charpente ; on voit quelquefois dans les jungles des arbres entiers couverts de ces mêmes toiles.

La traversée des montagnes de l’Ousséghara par le chemin qui vient du Réhenneko, forme la seconde partie de la route. Ces montagnes sont principalement composées de quartz et de granit ; des feuillets de ces roches, feuillets polis et mouillés, pavent le lit des torrents ; il est souvent difficile de marcher sur ces pierres glissantes.

En quelques endroits, le grès rouge recouvre le squelette de granit, et dans les moindres plis où un peu de terre a pu se loger croissent des acacias qui s’élèvent les uns au-dessus des autres, comme les parapluies dans une foule, tandis que le mparamousi (taxus elongatus) s’élance du fond des creux humides, et domine de très haut tous ses compagnons.

Après avoir franchi la première rampe, nous avons suivi pendant quelque temps la vallée de la Moukonndokoua, au sujet de laquelle Burton a dit, avec justesse, que ses pentes semblent plutôt formées pour la rivière que la rivière pour la montagne.

Le lecteur qui voudrait avoir sur cette vallée plus de détails que la nature de ce chapitre n’en comporte, les trouvera dans le livre de Burton, qui restera au premier rang parmi les ouvrages de géographie descriptive[104].

Après avoir passé le village de Mouinyi Ousséghara, notre route s’éloigna de celle de Burton, et quittant bientôt la Moukonndokoua, suivit la vallée de l’Ougommbo jusqu’au lac du même nom, où l’Ougommbo prend naissance.

Des deux côtés du chemin s’élevaient de hautes collines souvent dominées par des pics et des blocs de granit et de gneiss, et montrant, en beaucoup d’endroits, de grands filons de grès rouge à demi revêtus de broussailles.

Le lac Ougommbo est une sorte de réservoir naturel entouré de petites collines, et qui reçoit les eaux d’une portion de la contrée qui le sépare du Mpouapoua. Il appartient au système de la Moukonndokoua, dont son émissaire est un affluent.

Pendant la saison pluvieuse l’Ougommbo est une nappe d’eau considérable ; vers la fin de la saison sèche, ce n’est plus qu’un étang d’une grandeur suffisante pour abriter le petit nombre d’hippopotames qui lui restent. À mesure de sa décroissance, la plupart de ceux qu’il hébergeait et qui étaient fort nombreux, ont descendu la rivière pour aller chercher asile dans les auges plus profondes de la Moukonndokoua[105].

À partir du lac Ougommbo, le terrain s’élève par une montée graduelle vers la ligne de faîte qui sépare le bassin de la Moukonndokoua de celui du Loufidji ; ce dernier commence immédiatement où l’autre s’achève.

Cette partie de la route se fait en pays aride et inculte. Le sol est composé d’un lit de gravier de quartz et de granit reposant sur un fond d’argile, et que percent des blocs granitiques profondément altérés par le climat. Des herbes sèches, des arbustes épineux, des baobabs, des kolquals et autres membres de la famille des euphorbes constituent la seule végétation. Quelques noullahs desséchés marquent l’endroit où, dans la saison pluvieuse, les torrents ont passé pour gagner le lac Ougommbo.

Quand on a franchi le point de partage, on est en présence d’un lacis de noullahs, de petites chaînes rocailleuses et de fourrés épineux qui s’étendent jusqu’au pied des pentes du Mpouapoua. On remonte alors un grand lit de rivière, et l’on trouve des étangs et des cours d’eau qui fuient le long des collines, et vont graduellement se perdre dans les sables. Les bords de ces cours d’eau sont très cultivés ; les habitants ont des troupeaux de bêtes bovines.

Un éperon de la chaîne de l’Ousségara s’avance du côté de l’ouest. Les villages du Mpouapoua sont situés sur une rampe en forme de terrasse, courant à mi-côte des collines qui constituent cet éperon, collines presque entièrement composées de granit et, comme à l’ordinaire, revêtues jusqu’au faîte d’un manteau d’acacias.

De Mpouapoua à Kounyo, le sentier se déroule sur la terrasse dont il vient d’être question ; puis il descend dans le Marennga Mkali, qui peut être considéré comme le commencement du plateau central, ainsi que de l’Ougogo, bien que nominalement l’entrée de cette province soit au delà du Marennga Mkali.

Pendant les premiers quinze milles, ce qu’on appelle de ce dernier nom est une plaine où sont dispersés de nombreux monticules, formés principalement de blocs de granit, et qui souvent ont la forme d’un cône. La végétation, peu abondante, se compose d’une herbe maigre et d’arbustes épineux, sur un terrain entrecoupé de nombreux noullahs, qui, pendant la saison pluvieuse, se rendent à la rivière de Maroro. Après ces quinze milles, le pays est plus accidenté, le hallier plus étendu.

Malgré l’aridité complète dont nous y avons souffert, nous croyons qu’on pourrait avoir de l’eau toute l’année dans le Marennga Mkali au moyen de puisards, faits spécialement sur le modèle abyssinien, la quantité de pluie qu’y verse la mousson étant considérable.

En sortant de la plaine déserte, on a devant soi l’Ougogo, dont l’aspect est celui d’une terre brune et desséchée, offrant ça et là d’énormes masses de granit, flanquées d’euphorbes raides. Rien n’est d’un vert vivant ; pas de fraîches couleurs, pas d’autre bois que des baobabs aux formes colossales et grotesques et des fourrés épineux.

Le sol est une formation de grès, portant par endroits une couche d’argile. L’eau est mauvaise et ne peut s’obtenir que dans des fosses entretenues par les indigènes, ou en fouillant le lit desséché des noullahs.

Mais arrive la pluie et tout est changé ; tout le pays verdoie ; de grandes étendues sont couvertes de sorgho, de citrouilles, de tabac, seules plantes, ou à peu près, que cultivent les habitants.

Au nord de la route, une ligne de hautes terres partage les eaux entre le bassin du Nil et celui du Rouaha (cours supérieur du Loufidji), ligne qui traverse ce dernier bassin.

Un trait particulier de l’Ougogo est formé par de petits étangs encadrés de verdure bordés d’acacias, et dont la vue est aussi douce, au voyageur fatigué, que celle d’une oasis dans le Sahara.

De nombreux oiseaux d’eau, canards, sarcelles et autres, fréquentent toute l’année ces étangs qu’on appelle zihouas et qui, disséminés en maint endroit de la province, sont souvent les seuls réservoirs où les indigènes trouvent l’eau qui leur est nécessaire. Parfois cette suprême ressource leur manque, et la désolation et la mort s’abattent sur le pays.

De cette chaîne d’étangs, une marche en terrain accidenté, couvert de jungle, conduit au district de Kanyényé. Ce district est formé d’une plaine située entre deux chaînes de collines allant du nord au sud. On y trouve quelques zihouas ; mais généralement c’est un pays aride et brûlé. Des parcelles nitreuses brillent dans les lits desséchés des étangs et des cours d’eau ; elles sont recueillies par les indigènes qui les mettent en pains coniques, et, sous cette forme, les exportent dans les contrées voisines.

Arrivé au sommet de la chaîne qui est à l’ouest du Kanyényé, vous avez sous les yeux un plateau uni, couvert d’herbage et de forêt.

Puis traversant une rangée de collines, amas de blocs de granit de toutes les formes, empilés de la manière la plus fantastique, la route vous conduit à Ousékhé. Ces roches vous rappellent des logans, des églises, ainsi que les monuments druidiques de Stonehenge et d’ailleurs ; mais l’énormité de leur volume exclut toute supposition d’arrangement fait de main d’homme.

Un hyrax ou lapin de montagne abonde dans les fentes et dans les trous de cette chaîne rocailleuse.

Après le district d’Ousékhé se trouve celui de Khoko, séparé du précédent par une lisière de jungle. Bien qu’habités par des Vouagogo, ces deux territoires peuvent être considérés comme appartenant à une nouvelle division géographique.

Le Khoko est une plaine ondulée et fertile, ayant beaucoup d’arbres et quelques-uns de ces blocs erratiques qui donnent à l’Ousékhé une physionomie si frappante.

On remarque dans le Khoko un arbre étroitement allié à celui des Banians, un figuier sycomore qui atteint des proportions énormes et dont la cime étalée couvre une large étendue. Sous la moitié de la voûte d’un seul de ces arbres, notre caravane, composée plus de trois cents hommes, se trouva amplement abritée.

À l’époque du voyage de Burton, il fallait pour gagner le district suivant, qui est le Mdabourou, traverser un long espace couvert de jungle. Lors de mon passage, le hallier avait presque entièrement disparu et la presque totalité du sol était mise en culture.

Le Mdabourou est un grand territoire fertile, dont la population nombreuse possède beaucoup de gros bétail. Il est drainé par le noullah du même nom, série de grandes auges et d’étangs, où dans les saisons les plus sèches on trouve une eau abondante et bonne, et qui, à l’époque des pluies, devient une rivière impétueuse, qui va se jeter dans le Rouaha, situé à moins de cinquante milles de la route que nous avons prise.

Le sol de la vallée du Mdabourou est un riche humus de couleur rouge ; les habitants cultivent la patate et différents légumes en outre du sorgho, principale récolte de leurs parents des sections précédentes.

Entre le Mdabourou et l’Ounyanyemmbé, s’étend ce qu’on appelle le Mgounda Mkali ou Plaine embrasée, et qui autrefois était considéré comme l’une des parties les plus périlleuses de la route. C’était alors un désert fourré de broussailles, où l’eau était rare, et où nulle part on ne trouvait de provisions. Maintenant, bien qu’il y ait encore dans cette traversée quelques étapes pénibles, le changement est complet ; une grande partie de la forêt a été défrichée par les Vouakimmbou, gens de la race des Vouanyamouési que la défaite a chassés de leur territoire. Des citernes ont été creusées, des étangs découverts, des villages construits, dans lesquels on peut acheter des vivres ; et le désert brûlant, naguère redouté des caravanes, qui s’attendaient à y perdre un nombre considérable de leurs membres, est aujourd’hui affronté sans crainte et franchi sans beaucoup de peine.

Immédiatement après le Mdabourou, le pays s’accidente, il devient montueux, le granit affleure en nappes plus ou moins étendues, et apparaît au flanc des collines. Le quatrième jour de marche, on traverse le Maboungourou, noullah du même caractère que le Mdabourou, dont nous avons parlé plus haut, et qui, sur la route de l’Ounyanyemmbé, est l’affluent le plus oriental du Rouana.

Quand on a fait cette traversée, on monte considérablement, et l’on atteint bientôt la plus grande altitude à laquelle on arrive dans cette partie du voyage. Beaucoup d’étangs, et plusieurs petits cours d’eau, les uns et les autres desséchés pour la plupart, se rencontrent dans ce trajet.

Ces noullahs ont un cours tellement tortueux qu’il nous a été impossible de reconnaître si le drainage se faisait vers le Nil, le Tanganyika ou le Rouaha.

Autour des établissements où elle est cultivée, comme à Djihoué la Sinnga, la terre se montre partout d’une fertilité merveilleuse, et l’on pourra faire de ce territoire tout entier un pays à froment.

À partir de Djihoué la Sinnga, les eaux s’écoulent décidément vers le Nil.

Immédiatement après Djihoué, on trouve une petite rangée de collines rocheuses ; deux de ces collines sont reliées par une arête d’environ cinquante pas de longueur, arête que franchit le sentier.

Peu de villages se rencontrent dans le pays où l’on entre et qui est, en grande partie, couvert de broussailles. L’eau y est rare, bien que, sans aucun doute, il y en ait dans les dépressions du granit, qui par endroits affleure en larges nappes ; l’eau existe probablement partout à moins de trente pieds de profondeur.

La portion la plus cultivée de ce district est voisine de la résidence du chef de l’Ourougourou, située à quatre longues étapes de l’Ounyanyemmbé. C’est là que, pour la première fois, depuis que nous avions quitté la région maritime, j’ai vu cultiver le riz dans les fonds humides.

L’espace qui est entre l’Ourougourou et l’Ounyanyemmbé est assez uni, mais presque entièrement couvert de jungle. À Maroua, qui se trouve à moitié chemin, des rochers et des collines de granit surgissent de la plaine en grand nombre et sont entourés de palmyras (borassus flabelliformis).

Sur la frontière de l’Ounyanyemmbé, on traverse un petit cours d’eau temporaire, affluent du Toura, également torrentiel. Dans la saison des pluies, ce dernier va rejoindre à peu de distance, au nord-nord-ouest, une lagune appelée Nya Kouv, dont les eaux finissent par gagner le Victoria Nyannza. Cette information est due aux Arabes, et je pense qu’elle est digne de foi.

Il n’est peut-être pas inutile de faire remarquer la présence de la racine Nya, dans Nyannza, Nyassa, Manyara et Nya Kouv. En Kisouahili, kounya signifie pleuvoir ; kou n’est que le préfixe qui marque l’infinitif, nya est le verbe même.

Cet affluent du Toura, complètement à sec lors de notre passage, forme la limite orientale de l’Ounyanyemmbé, province dont la majeure partie est défrichée, et qui pendant longtemps a été supérieure à tous les pays voisins par le chiffre de sa population et l’étendue de ses cultures. Le nom qu’elle porte l’indique ; ou veut dire contrée ; nya forme de ya, l’n étant ajouté pour l’euphonie, est l’équivalent de notre préposition de, et yemmbé signifie houe, ce qui donne littéralement : Pays des houes, pays cultivé[106].

L’Ounyanyemmbé est couvert d’innombrables villages entourés de haies impénétrables, composées d’un euphorbe, dont le suc est d’une telle âcreté que la moindre goutte reçue dans l’œil cause des douleurs intolérables et souvent rend aveugle[107].

Le froment, les oignons, différentes sortes de légumes et d’arbres à fruits, importés de la côte, sont cultivés par les Arabes établis dans cette province.

Dans la partie méridionale du territoire s’élèvent, en grand nombre, de petites collines rocheuses ; le nord, moins accidenté, va rejoindre, d’une part, les plaines des Masaïs, de l’autre, celles qui bordent le cours moyen du Malagaradzi.

Arabes et indigènes possèdent de grands troupeaux de bêtes bovines, dont toutefois l’état de guerre, qui dure depuis quelques années, a beaucoup diminué le nombre.

Au sud-ouest de l’Ounyanyemmbé, les collines rocheuses disparaissent, et la grande plaine alluviale, couverte de jungle, est en partie défrichée par les gens de l’Ougounda. L’appellation de ce dernier territoire veut dire également : pays cultivé, mgounda ayant le même sens que le mot kisouahili chammba (terrain mis en culture).

Assez incomplet pour que, dans la saison pluvieuse, de larges espaces ne soient propres qu’à être convertis en rizières, le drainage se fait ici principalement par le Voualé, noullah qui va rejoindre le Ngommbé du Sud, et qui appartient au système du Malagaradzi, affluent du lac Tanganyika.

De l’Ougounda au Ngommbé du Sud, qui la borne au couchant, se déploie une vaste plaine, çà et là marécageuse, plaine bien boisée, où la forêt est généralement dépourvue de sous-bois. De belles clairières, où des bouquets d’arbres sont disposés comme dans un parc, servent de pâturages à d’innombrables troupes d’animaux, parmi lesquels se remarquent le rhinocéros, le lion et le buffle.

Le Ngommbé du Sud, pendant la saison sèche, et au commencement de la saison pluvieuse, ne consiste qu’en de longues pièces d’eau, séparées les unes des autres par des bancs de sable ; mais toutes ces auges, qu’en Australie on appellerait des criques, se réunissent avant la fin des pluies et forment une grande rivière qui en maint endroit couvre ses bords sur une largeur de trois ou quatre milles.

Au delà du Ngommbé, se trouve l’Ougara ; toujours la forêt, bois et jungle, sans autre intervalle que les défrichements faits par les indigènes, autour de leurs villages. Du sommet de quelqu’une des éminences, qui s’élèvent de la plaine, vous n’apercevez que feuillage, excepté au nord-nord-ouest, où apparaissent deux ou trois monticules de forme conique.

À mesure qu’on avance au couchant, la plaine est moins unie, le terrain plus ondulé ; des séries de collines, pareilles à de grandes vagues et dont on gagne le sommet par une pente graduelle, ont, à l’ouest, un versant rapide, d’où les eaux coulent par des lits nombreux, vers le Malagaradzi.

Les montagnes du Kahouenndi à l’ouest de l’Ougara, s’élèvent jusqu’à sept mille pieds (deux mille cent mètres) au-dessus du niveau de la mer. Elles sont composées principalement de granit, et, par endroits, présentent du grès et une espèce de schiste argileux incomplètement formé. Leurs promontoires et leurs flancs abrupts, pareils à des falaises, éveillent l’idée qu’elles ont pu être un archipel.

L’Ouvinnza, qu’on trouve après le Kahouenndi, ressemble beaucoup à cette dernière province jusqu’à l’Ougaga, endroit où le Malagaradzi vient longer le versant nord des montagnes.

Cette première partie de l’Ouvinnza est une plaine coupée par les vallées du Louvidji, du Roussougi et d’autres affluents du Malagaradzi, rivières dont les eaux, chose curieuse, sont parfaitement douces, bien qu’en beaucoup d’endroits le pays qu’elles traversent soit imprégné de sel[108].

En approchant du Tanganyika, le terrain est de plus en plus montueux et relie par ses chaînons les montagnes du Kahouenndi à celles de l’Oudjidji et de l’Ouroundi.

Arrivé dans l’Oukarannga, je ramassai dans une jungle des muscades de belle dimension et d’un bon arôme. Les plantes à caoutchouc, de différentes sortes, abondaient au même endroit.

CHAPITRE XXXV


Système lacustre de l’Afrique centrale. — Brisure effectuée dans quelque ancien soulèvement. — Orientation du Tanganyika. — Kahouélé. — Le cap Koungoué. — L’île de Kabogo. — Le Rougouvou. — Filon de houille. — Rapide empiétement du lac sur ses rives. — Falaises. — Restes d’une mer intérieure. — Îles de Makakomo. — Disparition graduelle. — Cap Moussounghi. — Blocs de granit. — Falaises délitées. — Roches fantastiques. — Nombreux éboulis. — Rivages noirs. — Sud-ouest du Tanganyika. — Nouvelle région géographique. — Le Rougoumba. — Fer spéculaire. — Monts Kilimatchio. — Affluents du Loualaba. — Demeures souterraines. — Le Loualaba et le Congo. — Changements dans le lit des rivières. — Apiculture. — Solitude stérile. — Plateau fécond.


L’existence d’une chaîne de grands lacs au centre de l’Afrique, système merveilleux dont le Tanganyika fait partie, semble avoir été connue des anciens, et tout au moins conjecturée, sinon découverte, par les Portugais des premiers temps de la conquête.

Les suppositions émises par ces Portugais — voyageurs et missionnaires — approchent singulièrement de la vérité ; les cartes d’Afrique du dix-septième siècle donnent une idée beaucoup plus exacte de l’intérieur du continent que celle des atlas, faits il y a une vingtaine d’années, avant l’étude récente des anciens voyages, et les découvertes de Burton et de Livingstone.

Pour moi, le Tanganyika, le Nyassa et l’Albert Nyannza — je ne donne cette opinion que pour une simple théorie — se trouvent sur la ligne d’une grande faille qui s’est produite dans quelque ancien soulèvement.

Jusqu’au moment où j’ai trouvé que le Tanganyika avait une inclinaison occidentale de 17o, ce lac était marqué sur nos cartes comme se déployant du nord au sud ; et je crois que quand on fera le relèvement exact des bords du Nyassa, on trouvera à ce dernier pareille inclinaison sur le méridien, les deux cuves étant parallèles aux lignes de soulèvement des montagnes côtières et de celles de Madagascar[109].

L’Albert suit la courbe que décrivent les monts de la côte au nord de l’équateur, où ils se dirigent à l’est pour former le Highland, qui s’étend jusqu’au Gardafui, et dont Socotora et les îlots voisins sont les fragments extérieurs.

Ces trois lacs semblent donc reposer dans une fissure ininterrompue, située à la lisière de l’un des soulèvements d’une série de hauteurs concentriques.

À l’appui de cette idée que le lac Nyassa, de même que le Tanganyika, forme un angle avec le méridien, je citerai un mémoire de Cooley, intitulé Géographie du Nyassa[110], mémoire auquel je renvoie le lecteur, et qui, malgré l’insuffisance et parfois l’inexactitude des données qui lui ont servi de base, a puissamment aidé à soulever le voile qui pendant si longtemps nous a caché l’intérieur de l’Afrique.

Le Victoria doit son existence à une autre cause. Quant aux lacs nombreux qui sont au couchant de cette ligne, quelques-uns, selon toute apparence, sont formés par le refoulement de rivières que des montagnes, situées au bord des plateaux, ont arrêtées dans leurs cours, tandis que les autres ne sont que des expansions lacustres plus ou moins étendues des rivières elles-mêmes.

Le nom de Tanganyika signifie Lieu du Mélange ; il est dérivé du verbe Kou-tanganya (changanya de quelques dialectes) qui veut dire mélanger, confondre. La quantité d’affluents dont il réunit les eaux, — je n’ai pas trouvé, sans parler des ruisseaux et des torrents, moins de quatre-vingt-seize rivières se jetant dans la section que j’ai relevée, — la quantité de ses affluents prouve qu’il mérite bien son nom[111].

Derrière la capitale de l’Oudjidji, se dressent de hautes montagnes, dont les pentes se voient longtemps après que le terrain bas qui porte la ville a disparu sous l’horizon.

Le rivage au sud de Kahouélé nous a d’abord offert de petites falaises de grès rouge, brisées par des éboulis et bordées d’une herbe gigantesque, sorte de roseaux qu’on appelle matétés. En arrière du rivage s’échelonnent des collines boisées.

Une plage marécageuse s’étend à l’embouchure du Rouké, plage d’où la côte s’élève graduellement jusqu’à l’endroit où elle forme le double promontoire de Kabogo. De profondes entrées, différentes baies, des embouchures de rivières, dont celle du Malagaradzi, découpent cette partie de la rive. On aperçoit de l’Oudjidji la grande pointe rouge à côté de laquelle le Malagaradji tombe dans le lac.

Le Kabogo n’a rien de très frappant ; mais c’est le point de départ des canots à destination des îles de Kisennga, situées près de la côte occidentale.

Au sud du Kabogo, le lac forme une baie profonde où viennent tomber un grand nombre de rivières. En cet endroit, le rivage est bas et marécageux, bien que de grandes montagnes s’élèvent brusquement à peu de distance de la côte. C’est de l’une de ces montagnes, le mont Massohouah, que Livingstone et Stanley jetèrent leurs derniers regards sur le Tanganyika.

La limite méridionale de cette baie est indiquée par le cap Koungoué, projection des montagnes de Tonngoué. Immédiatement après cette pointe, surgit du lac une pente abrupte, presque une muraille, que descendent des torrents visibles çà et là, à travers le fouillis de verdure qui tapisse la falaise.

De grands massifs montagneux s’élèvent derrière la chaîne côtière ; celle-ci ne permet de les voir que de la rive occidentale, d’où ils présentent un magnifique coup d’œil.

Les montagnes continuent à surplomber le lac jusqu’à une certaine distance, puis elles reculent, laissant une rangée de collines herbues s’élever entre elles et le bord du rivage.

Au cap Kiséra Miaga, la chaîne principale semble se détourner vers l’est, et rencontrer ensuite une autre chaîne qui, de nouveau domine le lac depuis l’embouchure du Rougouvou jusqu’à la pointe Makanyadzi.

Dans l’angle formé par ces deux chaînes, est une vallée basse qui renferme de petits mamelons, couverts de nombreux palmyras et d’arbres de haute futaie d’une végétation luxuriante.

En face de cette vallée, se trouve la grande île de Kabogo, île plate et féconde, séparée de la terre ferme par un canal qui, à différents endroits, a près d’un mille de large, mais qui se resserre aux deux extrémités, où il y a des bancs de sable.

Les montagnes qui, au delà du Rougouvou, surplombent le lac, prennent souvent la forme de falaises. À la face d’un de ces escarpements, j’ai vu, parmi de grandes courbes de même inclinaison, une strate qui m’a paru être de la houille. Le lac était si agité qu’il me fut impossible d’atterrir et de me procurer un échantillon de cette couche intéressante ; mais plus tard il me fut donné un morceau de charbon, recueilli dans l’Itahoua, et qui probablement est de la même sorte ; un charbon léger à cassure brillante, très légèrement bitumineux.

Cette couche houillère reposait sur le granit ; les strates qui l’avoisinaient étaient formées de calcaire et de grès rouge, de marbre et de schiste, parmi lesquels se montraient des fragments de calcaire tendre de couleur grise, et un dépôt rougeâtre pareil à celui du groupe wealdien, dépôt où l’on voyait des masses pierreuses ayant l’aspect du coral-rag du Kent.

Tous les pans de la falaise sont tellement usés par les pluies, déchirés par les torrents, qu’il est presque impossible, lorsqu’on ne les a vus qu’en passant, d’en faire une description exacte.

Juste au delà du promontoire qui porte le nom de Makanyadzi, le granit, couvert de grès, se sépare du calcaire par une ligne très nette ; bientôt la falaise se termine ; les montagnes s’écartent du rivage et se dirigent au loin, laissant entre elles et la côte un pays de plaines, semé de collines basses en forme de mamelons.

Ici, le lac empiète rapidement sur ses bords, dont les contours changent d’une manière incessante. Près de l’embouchure de la Moussamouira, à la place où il y a un an ou deux se trouvaient de grands villages, on ne voit plus actuellement que des bancs de sable, et qui décroissent d’heure en heure.

Après la Moussamouira, les montagnes viennent de nouveau toucher le lac ; j’ai observé toutefois quelques entrées qui pourraient servir de refuge aux petites embarcations. Puis, à partir du Kamatété (un promontoire), la chaîne recule, à peu près de la même manière qu’aux environs de l’île de Kabogo, et forme une baie profonde, entourée d’une large bande de terre basse et unie.

La corne méridionale de cette baie est formée par le cap Mpimmboué, amas confus et sauvage d’énormes blocs de granit.

Un grès d’un rouge clair, à peine pierreux, dans lequel sont englobées de fortes masses de granit et de grès dur, compose la falaise. L’eau délite peu à peu le grès tendre, elle l’enlève et laisse détachés les quartiers de roche plus dure, qui, dans leur éboulement, forment des piles ou des récifs à demi submergés.

C’est exactement, je crois, par ce même mode de désagrégation que se sont formées les collines et les montagnes qui précèdent l’Ougogo, les dépôts de roches si frappants de cette province, les monticules rocailleux de l’Ounyanyemmbé et tous ceux de même nature que l’on rencontre sur la route dont nous parlons. Selon toute apparence, le pays tout entier fut autrefois un énorme lac, à fond de grès tendre reposant sur le granit. Lorsque, par suite d’un soulèvement ou par toute autre cause, le bassin diminua, les vagues refoulées attaquèrent le rivage, en emportèrent le grès tendre, laissant les blocs que celui-ci renfermait rester ou s’amasser à la place qu’ils occupent aujourd’hui et sous leur forme actuelle. Le Tanganyika, les Nyannzas et les lacs de Livingstone sont probablement les restes de cette mer qui, autant qu’on peut le croire, était une mer d’eau douce.

Elle a pu être saumâtre, à en juger d’après les terres salines de l’Ouvinnza et de l’Ougogo, et adoucie par les pluies périodiques de milliers d’années. Si ce n’est l’élévation graduelle de l’ensemble, cette région n’a probablement subi aucun remaniement géologique important depuis l’époque où le granit, qui en est la roche fondamentale, a été formé par les feux souterrains.

Après l’embouchure de la Moussamouira, les montagnes, avons-nous dit, surplombent de nouveau le Tanganyika, et le nombre des écueils formés par la chute des rocs — quelques-uns ne sont pas à plus d’un pied ou deux au-dessous de la surface de l’eau — rend la navigation dangereuse.

Les îles Makakomo qui, de mémoire d’homme, faisaient partie du continent, au moins plusieurs d’entre elles, et dont la plus éloignée du rivage, féconde et populeuse il y a quelques années encore, n’est plus aujourd’hui qu’un amas de rochers stériles, à demi submergés, prouvent la rapidité de l’accroissement du Tanganyika et de l’action dévastatrice des eaux.

Non loin des Makakomo, vers le sud, on voit de remarquables rochers de granit, deux surtout, qui, pareils à une couple de frères géants, dominent les autres d’une hauteur de soixante-dix à quatre-vingts pieds.


Les deux Frères.

Les montagnes boisées reparaissent sur la côte, mais çà et là des éboulis en exposent la nature pierreuse. Pendant quelque temps la chaîne continue à être parallèle au rivage. Au cap Moussounghi, près de l’île de Poloungo, elle est formée de rocs détachés, rocs de granit, qui paraissent devoir tomber au moindre ébranlement, et font craindre de camper à leur base. Bientôt après, des falaises de calcaire blanc sortent du lac, sous forme de colonnes et de piliers.

Au cap Yamini, la muraille est très haute et composée d’innombrables feuillets de pierre rouge de l’épaisseur d’une brique romaine. Délitée par la pluie et le soleil, rongée par les vagues, cette portion du rivage ressemble beaucoup à une série de châteaux et de forteresses en ruine, reposant sur des arcades, et flanqués de tours et de bastions. À différentes places, deux ou trois des strates, faisant saillie sur le reste, forment des filets, qui augmentent la ressemblance avec une maçonnerie et ajoutent singulièrement à l’illusion.

On est alors peu éloigné de la fin du Tanganyika, dont l’extrémité méridionale est nichée dans le bord d’un plateau qui le domine de quatre ou cinq cents pieds. Ces falaises sont au nombre des plus grandioses du globe.

Dans cette direction, aussi bien que sur la rive orientale, le lac étend incessamment son domaine, ainsi qu’en témoignent les groins pittoresques, ajoutés à la muraille par les nombreux éboulis qu’il provoque.

De grandes cascades étincellent devant la falaise ; cours d’eau paisibles, qui arrosent tranquillement la haute terre jusqu’à l’endroit où, le sol venant à leur manquer, ils tombent brusquement dans l’abîme.

À l’ouest du lac, le plateau va se fondre dans une rangée de belles montagnes, laissant une autre chaîne, qui se dirige au nord, former le côté occidental de l’auge où se trouve le Tanganyika.

Cette chaîne côtière se déploie, sans grande modification, jusqu’au Moulanngo méridional, promontoire d’où elle se détourne vers l’ouest ; pour aller très probablement rejoindre la rampe qui enferme le Moéro.

De cet endroit jusqu’à l’extrémité sud des monts de l’Ougoma, dont le dernier cap s’appelle aussi Moulanngo, toute la contrée, relativement basse, est principalement formée de petites collines de grès tendre, d’un rouge sombre, collines herbues et boisées, à sommet plat.

Sur un ou deux points, le rivage était parfaitement noir ; une forte houle m’ayant empêché de débarquer, je n’ai pas pu savoir la cause de cette teinte exceptionnelle.

Moulanngo ou M’lanngo signifie porte ; les deux caps de ce nom, chose digne de remarque, se trouvent aux deux extrémités nord et sud de la basse terre qui fait ici une brèche dans l’enceinte continue du lac ; ces deux promontoires formant, pour ainsi dire, les côtés du porche qui donne issue au Loukouga.

Au nord du Kassenngé, les montagnes de l’Ougoma, dont les flancs abrupts sortent du lac, s’élèvent à deux ou trois mille pieds (six ou neuf cents mètres).

En quittant la rive occidentale du Tanganyika, on entre dans une région nouvelle : géographie, ethnologie, zoologie, entomologie, botanique, tout est différent.

La route passe d’abord sur les éperons méridionaux de l’Ougoma, habitat du mvoulé, cet arbre si précieux pour les indigènes, qui, de sa tige superbe, font leurs grandes pirogues.

Juste à l’extrémité sud des montagnes de l’Ougoma, le lac reçoit le Rougoumba, qui traverse la lisière septentrionale de la plaine voisine de la sortie du Loukouga ; tandis que le Rouboumba, qui naît près de la source du Rougoumba, est loin de celui-ci, à peu de distance de son embouchure.

Le pays est montueux, pays de collines, offrant çà et là des plaines jusqu’à ce que l’on ait passé l’Ouboudjoua, où il devient décidément pays de montagnes.


Passage de la Legoungoua (Ouboudjoua).

L’Ouhiya et l’Ouvinnza, les deux provinces suivantes, sont formées d’une série de chaînettes projetées dans différentes directions par la chaîne du Bammbaré, qui est la plus importante de cette partie de l’Afrique.

Au delà de ces montagnes est une rampe moins haute, qu’en sépare une plaine fertile, bien arrosée. Vient ensuite un plateau, où s’élèvent quelques monticules rocheux et qui s’étend jusqu’au bord du Loualaba.

Ces montagnes et ces collines sont formées, comme toutes celles que nous avons rencontrées jusqu’ici, de granit, de gneiss et de quartz, avec çà et là quelques épanchements de porphyre.

Des strates de sable et de cailloux roulés en composent les étages inférieurs, et paraissent avoir autrefois constitué le fond de quelque vaste mer. Ces lits de sables et de galets varient beaucoup d’épaisseur et d’étendue.

Entre le Tanganyika et les montagnes du Bammbaré est une hématite rouge, que l’on exploite, mais non sur une très grande échelle.

De l’autre côté des montagnes, le sol qui couvre les plaines est un riche humus sableux, traversé par un grès schisteux d’un gris foncé, qui apparaît dans le lit de quelques-unes des rivières.

Le sol rouge n’existe pas autour de Manyara ni des villages environnants ; mais on trouve là des collines entièrement composées d’un minerai noir de fer spéculaire, qui fournit un métal dont l’excellente qualité contribue, dans une large mesure, à la supériorité des armes et des autres articles forgés dans le pays.

Près du Loualaba, le sol est de nouveau composé de sable et de cailloux roulés, et il est de toute évidence que le fleuve brise l’inclinaison de la strate ; car, sur la rive gauche, le pays s’étend pendant des milles, en ne s’élevant que peu à peu, tandis que, sur la rive droite, la berge, à beaucoup de places, est formée d’escarpements. Sur la tranche de ces falaises, on voit souvent de petites couches nombreuses de grès schisteux ; et, en quelques endroits, de curieuses empreintes circulaires, absolument pareilles à celles qu’auraient faites des boulets venant frapper un mur de brique trop solide pour être entamé.

Au delà du Loualaba et sur toute la route, jusqu’auprès du Lomâmi, la contrée est généralement plate et profondément déchirée par d’innombrables cours d’eau. Les berges de ces tranches profondes montrent que la formation de galets et de sable, auxquels s’ajoute un grès d’un jaune clair, repose sur le granit.

Avec les monts de Kilimalchio, commence un système de collines rocheuses composées de granit, de gneiss et d’un genre particulier de roche vésiculaire, sont disséminés de petits fragments de granit. Par leur apparence, ces fragments donnent lieu de croire qu’ils ont été réellement fondus et non plus simplement métamorphosés par la chaleur. Toutefois, bien que sans aucun doute ils soient produits par la fusion, ils n’ont pas l’aspect des scories et des laves.

Ces collines forment, au couchant, l’extrémité des montagnes du Roua, qui, selon Livingstone, constituent la digue septentrionale du lac Moéro, et dont la chaîne, après avoir côtoyé la partie sud-ouest du Tanganyika, s’en éloigne au cap Moulanngo, c’est-à-dire au sud de Loukouga.

Parlons maintenant des affluents du Loualaba. Celui qui va le plus loin, du côté de l’est, et qui, s’il n’a pas de rapides, pourrait être navigable à moins de cent cinquante milles du lac Nyassa, est le Tchambèzi, principal tributaire du lac Banngouéolo.

On sait que le Tchambèzi sort de ce lac sous le nom de Louapoula, qu’il passe à peu de distance de la ville de Ma Cazemmbé, et alimente le lac Moéro, d’où il s’échappe en traversant les montagnes du Roua. C’est alors le Louhoua des indigènes, que les Arabes appellent Loualaba, nom que, d’après eux, lui a donné Livingstone.

Entre les lacs Moéro et Landji (Kamolonndo du grand voyageur), le Louhoua se joint au Loualaba proprement dit, qui occupe la partie centrale et la plus basse du drainage.

Le Loualaba prend naissance à côté des marais salins de Kouidjila ; il traverse le lac Lohemmba, fait un détour considérable, et entre dans le lac Kassali ou Kikondja. Celui-ci reçoit également le Loufira, qui passe au-dessus des villages souterrains de Mkanna et de Mkouammba.

D’après les informations que j’ai recueillies à leur égard, ces cavernes, situées directement sous la rivière, ont des voûtes très hautes, soutenues par des arcades et des colonnes de pierre blanche, dont l’ensemble est de la plus grande beauté. Plusieurs issues conduisent les habitants sur les deux rives ; et l’on raconte qu’une armée étrangère, étant venue attaquer ces Troglodytes, a été prise, au fort de l’action, par un groupe d’assiégés qui fit une sortie du côté opposé à celui où l’assaut avait lieu.

Ici la population est très affligée de goître ; et il suffit, dit-on, aux étrangers de boire de l’eau du pays pendant quelques jours pour ressentir les premières atteintes du mal : preuve certaine que le terrain est calcaire.

Le Loualaba a encore pour affluents le Louama et le Lomâmi, navigables l’un et l’autre ; puis le Lohoua, qui est représenté comme venant du nord, et comme étant aussi large que le Loualaba à quelque distance en aval de Nyanngoué.

Il est possible que l’Ouellé du docteur Schweinfurth soit tributaire du Lohoua, possible qu’il soit la tête de cette grande rivière, qui doit recueillir les eaux d’une vaste contrée.

Si le Loualaba est le Congo, ce qui pour moi ne fait aucun doute, il doit recevoir le produit du drainage de toute la région qui est au nord du bassin du Zambèse et qui s’étend jusqu’au bassin du Couenza.

Tuckey a estimé, en nombre rond, le débit du Congo à deux millions de pieds cubes par seconde. Alors même que cette estime serait trop élevée, il n’est pas douteux que la puissante rivière, qui, à son embouchure, a plus de mille pieds de profondeur, ne reçoive les eaux d’une aire immense.

Le Congo, d’ailleurs, a des crues très faibles, relativement à celles des autres rivières tropicales, et ses crues ont lieu deux fois par an. Il faut pour cela qu’une partie de ses affluents soient gonflés quand les autres sont bas, ce qui ne peut arriver que si le bassin qu’il occupe s’étend des deux côtés de l’équateur.

Après les chaînes de Kilimatchio et de Nyoka, se trouvent de grandes plaines bien arrosées, qui vont jusqu’à Kilemmba.

Au levant de ce dernier point est une dépression peu profonde, de cinq ou six milles de large, dépression dont la terre est imprégnée de sel, et où l’on trouve des sources salines. Il y a, dit-on, d’autres bassins de même nature dans le voisinage ; mais celui-ci est le seul que nous ayons visité.

De Kilemmba à la résidence de Lounga Mânndi, le pays se compose de collines boisées, de plateaux sableux et de grands marais situés le long des cours d’eau.

Les lits des rivières, ainsi bordées, changent sans cesse ; au bout d’un an ou deux, il n’y a pas trace du canal précédent. Cela tient à la puissance avec laquelle une végétation semi-aquatique comble tout espace où l’eau est dépourvue de rapidité. À la fin de la saison sèche, le canal est beaucoup plus étroit qu’il ne l’était au moment des pluies.

S’il est vrai que ces marais soient les représentants actuels des vieux terrains houillers, on trouvera plus tard parmi les fossiles végétaux, des fougères, des papyrus (surtout leurs racines), des arbres, les uns tombés et à moitié pourris, les autres toujours debout, ainsi que des souches et de grandes herbes ; les fossiles du règne animal comprendront des squelettes de silures, de grenouilles, et accidentellement ceux d’un crocodile, d’un buffle ou d’un hippopotame. Peut-être des couches de sable très minces indiqueront-elles la place des différents canaux dont le marais a été sillonné.

L’Oussoumbé est principalement formé de collines de grès, à sommet plat. Des strates de grès rouge y alternent avec des strates de grès jaune ; entre leurs séries et le granit qui les porte, se voient ordinairement des amas de galets.

Dans l’Oulonnda, le pays, doucement ondulé, est couvert d’une forêt épaisse, déchirée çà et là par des clairières herbues. Ces savanes sont traversées par des cours d’eau sans nombre, qui, pour la plupart, se dirigent vers le nord, où ils vont rejoindre le Congo.

À l’ouest de l’Oulonnda, se déploient de vastes plaines qui constituent le Lovalé. Pendant la saison sèche, c’est une étendue au sol léger et sableux, où des rangées d’arbres marquent la place des cours d’eau qui la sillonnent. Dans la saison humide, tout cet espace est une série de marais et de fondrières.

La ligne de faîte qui sépare le bassin du Zambèse de celui du Congo, passe au milieu de ces plaines, où, à l’époque des pluies, l’eau vous monte jusqu’à la ceinture ; alors les deux bassins se rejoignent.

En sortant du Lovalé, on entre dans le Kibokoué, pays presque entièrement couvert de forêts, et où la montée qui forme le bord de la dépression centrale du continent est très-sensible.

Ici, l’apiculture est la grande occupation des habitants. Près des villages, tous les gros arbres portent des ruches, dont le produit est l’objet d’un commerce considérable et rémunérateur. Les indigènes troquent la cire pour tous les articles de provenance étrangère, dont ils ont besoin, et font avec le miel une boisson fermentée, sorte d’hydromel qui a de la force et qui n’est nullement désagréable.

Dans cette province, le fer est non seulement bien fabriqué, mais travaillé avec goût. Les habitants prennent le minerai dans le lit des cours d’eau, où il se présente sous forme de nodules.

C’est dans la partie occidentale du Kibokoué que se terminent les bassins du Congo et du Zambèse, et que commence celui du Couenza.

Dès qu’on a traversé ce dernier fleuve, on est dans la province de Bihé, dont la section orientale est formée de collines de grès rouge, collines boisées, sillonnées de nombreux ruisseaux ; tandis que la portion du couchant offre un ensemble de vastes prairies, de dunes sans végétation et de quelques bouquets de bois.

Des cours d’eau qui, dans une partie de leur marche, deviennent souterrains, cours d’eau assez nombreux, constituent l’un des traits particuliers du pays. L’exemple le plus remarquable du fait est donné par l’Explosion du Koutato qui se trouve à la frontière du Bihé, et le sépare du Baïlounda.

Celui-ci présente tout d’abord, c’est-à-dire au levant, une plaine modérément unie, où s’élèvent des collines rocheuses portant à leurs sommets les villages des chefs. À l’ouest, il se compose de montagnes de toutes les formes, parmi lesquelles se remarquent des aiguilles et des cônes de granit. Le premier rang du groupe est formé de collines de grès rouge, couronnées de massifs d’arbres superbes, que le jasmin et d’autres lianes parfumées enguirlandent.

C’est dans l’ouest du Baïlounda que nous avons atteint le point culminant de la route suivie par nous, dans cette traversée de l’Afrique.

Une étendue de montagnes et de rochers s’élève entre le Baïlounda et la côte occidentale. Dans quelques-unes des passes, les monts de granit se présentent sous forme de coupoles, semblables au puy de Dôme de l’Auvergne.

Même dans ce massif de montagnes dénudées, parmi ces rocs stériles, se trouvent des vallées fécondes, dont les habitants obtiennent de grandes quantités de grain qu’ils envoient à la côte, où ils l’échangent pour de l’eau-de-vie et de l’étoffe.

De Kissandjé à Catombéla, que sépare une distance de quarante milles, on ne trouve pas une seule habitation. Près des trois quarts de cette partie de la route sont occupés par une gorge, dont le granit est nu, et qui n’offre d’autre ombrage que celui de quelque baobab ou de quelque euphorbe géant, rencontré de loin en loin.

À cette gorge, succède un espace désert et stérile, désert de sable et de gravier, séparé du rivage par des collines calcaires. Au pied des collines, se déroule une bande de terre plate et basse qui rejoint la côte ; c’est ici que se trouvent les villes de Catombéla et de Benguéla.

Il suffit d’arroser cette plage pour en obtenir tous les produits des tropiques ; et l’eau s’y rencontrant partout près de la surface du sol, il y a là de grands jardins d’une culture facile et d’une extrême fécondité.

CHAPITRE XXXVI


Avenir de l’Afrique. — Esclaves et autres objets de commerce. — Routes commerciales. — Exportation croissante du caoutchouc. — Traite de l’homme à l’intérieur de l’Afrique. — Ivoire. — Canne à sucre. — Coton. — Huile de palme. — Café. — Tabac. — Sésame. — Huile de ricin. — Mpafou. — Muscade. — Poivre. — Bois de charpente. — Bois précieux. — Riz. — Froment. — Sorgho. — Maïs. — Caoutchouc. — Copal. — Chanvre. — Dents d’éléphant. — Cuirs. — Cire d’abeille. — Fer. — Houille. — Cuivre. — Or. — Argent. — Cinabre. — Œuvres des Missions. — Entreprises commerciales. — Stations de ravitaillement. — Routes proposées. — Chemins de fer. — Bateaux à vapeur. — Résultats probables. — L’esclavage doit-il continuer ? — Comment y mettre un terme et libérer l’Afrique ?


Il ne me reste plus qu’à dire un mot de l’état présent du commerce en Afrique, des moyens de transport dont il fait usage, et de l’avenir du vaste continent qui nous occupe.

La région du Sahara, celle du Cap, le bassin du Niger, le pays du Somâl, naturellement ne sont pas de mon ressort. Je ne parlerai ici que de la zone fertile où j’ai passé et des différentes voies par lesquelles on peut l’atteindre. Je dirai de quelle manière on peut utiliser ces routes, comment elles peuvent servir au développement des ressources latentes du pays, et donner le moyen d’effacer la souillure que l’odieux trafic de l’homme imprime à notre civilisation trop vantée.

À part le grain et le copal, objets d’un petit commerce restreint au rivage du Zanguebar, l’ivoire, la cire, le caoutchouc et l’esclave sont actuellement, dans la zone en question, les seuls articles exportés des deux côtes.

L’esclave et l’ivoire dominent tellement dans cette exportation, que je n’aurais pas cité les autres produits, si la vente de ces derniers ne prouvait pas qu’il peut y avoir, en Afrique, d’autre commerce profitable que celui de l’homme et des dents d’éléphant.

Les routes que suivent les caravanes pour se rendre aux lieux de production desdits articles, sont aujourd’hui :

1o Celles qui partent des ports de la côte orientale. De Brava au cap Delgado, ces routes sont aux mains des sujets du sultan de Zanzibar ; et du cap Delgado à la baie Délagoa, aux mains des Portugais ;

2o La route du Nil, sur laquelle tant de violences et de cruautés ont accompagné les progrès des traitants, que, d’après le colonel Gordon, « il est impossible à l’explorateur de s’y frayer un chemin autrement que par la force, les indigènes voyant un ennemi dans chaque étranger ». Il est de fait que M. Lucas, après une dépense considérable de temps et d’argent, s’est vu contraint de renoncer au projet qu’il avait formé de se rendre à Nyanngoué par le bassin du Nil ;

3o Les routes qui partent de la côte occidentale. De ces lignes, deux seulement sont suivies par les caravanes des Européens, celles qui passent, l’une à Bihé, l’autre à Cassanngé. Mais ici, le Congo paraît offrir un grand chemin qui conduira aux provinces les plus lointaines du continent ;

4o La route qui, du Natal, gagne les hautes terres des tropiques par les Drakensberg et le Transvaal. Cette ligne a l’avantage de s’ouvrir en territoire britannique et de débuter sur un point salubre de la côte, double considération qui en fera plus tard l’un des grands chemins de l’intérieur.

Le chiffre de l’exportation du caoutchouc qui, pour les ports du Zanzibar, s’élève à quarante mille livres sterling (un million de francs), tandis qu’aux mêmes lieux l’exportation de l’esclave a pu être arrêtée avec le concours loyal du sultan, annonce que des jours meilleurs commencent à poindre pour l’Afrique. Ce fait, qu’un nouvel objet de commerce a été exploité avec avantage, au moment où la suppression de la traite de l’homme produisait dans le négoce du Zanzibar une crise des plus graves, prouve qu’une portion du capital jusqu’alors engagé dans l’exécrable trafic s’est détournée vers une source de profits légitimes.

Aujourd’hui, dans l’Afrique tropicale, tous les transports de marchandises, sans exception, se font à dos d’homme ; le commerce n’a pas d’autre bête de charge que la créature humaine, d’où il résulte qu’une quantité considérable de travail qui pourrait être employée à la culture du sol ou à la récolte des produits naturels, est totalement perdue.

En outre, dans les pays où les dents d’éléphant sont le plus abondantes et le moins chères, les indigènes ne s’engagent pas volontiers en qualité de porteurs, et les traitants sont obligés d’acheter des esclaves pour faire transporter leur ivoire au lieu du marché.

À l’époque où la traite de l’homme était florissante, ces esclaves étaient vendus en arrivant à la côte et augmentaient les bénéfices du marchand ; maintenant qu’ils ne sont plus un article de commerce, il est à craindre que leur vie ne soit encore moins ménagée qu’autrefois par les petits trafiquants de la côte orientale.


Fragment d’un connaissement pour une cargaison d’esclaves de Loanda.

Beaucoup d’Arabes sont assez éclairés pour comprendre que le portage à dos d’homme est le plus précaire et le plus onéreux de tous les moyens de transport ; et ils accepteraient avec joie tout ce qui pourrait le remplacer.

Sur les lignes occupées par les Portugais, principalement sur les routes qui vont du Bihé à l’Ouroua et au Katannga, il se fait un commerce considérable d’esclaves. La plupart de ces capturés — presque tous sont obtenus par la violence et le rapt — ne sont pas menés à la côte, mais en pays cafre, où ils sont échangés pour de l’ivoire. Je ne serais pas étonné d’apprendre qu’une grande partie des travailleurs fournis par les Cafres aux mines de diamant ne proviennent de ces marchés.

Les traitants actuels ne le cèdent en rien à leurs ancêtres, qui inscrivaient leurs esclaves comme ballots de marchandises, et en faisaient baptiser cent d’un bloc par l’évêque de Loanda, pour éviter le droit d’exportation, ils ne le cèdent en rien disons-nous, à ceux d’autrefois pour la manière d’agir envers l’esclave, et pour l’insouciance à l’égard des moyens qui leur procurent cet article de commerce.

Les agents qui vont, dans l’intérieur, chercher la marchandise humaine pour les traitants établis sur la côte, sont généralement eux-mêmes des esclaves ; et comme il arrive toujours, — on le voit dans les basses classes de la civilisation, — les opprimés deviennent les oppresseurs les plus cruels de ceux qui se trouvent à leur merci.

Il n’est pas probable que l’ivoire soit toujours, ni même longtemps encore, le principal objet de l’exportation africaine. Les résultats de la guerre acharnée qu’on fait à l’éléphant sont déjà très sensibles ; en maint endroit où, il y a peu d’années, le noble animal était commun, on ne le rencontre plus que rarement.

En face de l’extinction présumable de la traite de l’ivoire, et en admettant, ce que doit faire tout homme de sens, que le commerce légitime est le véritable moyen d’ouvrir et de civiliser un pays, nous devons chercher quels sont les articles qui pourraient donner lieu à un négoce lucratif, remplaçant la traite de l’ivoire.

Rien de plus facile que cette recherche : le centre de l’Afrique est un pays merveilleux dont les produits égalent en nombre, en diversité, ceux des régions les plus favorisées du globe ; et si l’on employait les habitants de cet heureux pays à l’exploitation de ces richesses minérales et végétales, de grandes fortunes seraient la récompense des pionniers du nouveau commerce.

La première chose à faire serait d’établir des voies de communication. Pendant quelque temps, on manquerait des bras indispensables à la culture du sol, aux travaux des mines, à la création des routes ; mais cette pénurie même ne serait pas sans avantage ; elle ferait sentir aux chefs qu’ils auraient plus de bénéfice à employer leurs sujets dans leur propre pays qu’à les vendre : et l’intérêt qui, aujourd’hui, les pousse à répondre aux demandes des marchands d’esclaves, leur ferait au contraire repousser les offres des traitants.

L’énumération de quelques-uns des produits qui pourraient devenir la base d’un commerce fructueux, donnera une idée de la richesse de cette région.

Dans le règne végétal, nous citerons :

La canne à sucre, qui prospère dans tous les endroits suffisamment humides ;

Le coton, cultivé presque partout et que nous avons trouvé à l’état sauvage dans plusieurs provinces, notamment dans l’Oufipa.

L’élaïs, qui donne l’huile de palme, croît à profusion dans toute la vallée du Loualaba, où il réussit merveilleusement à deux mille six cents pieds au-dessus du niveau de la mer, et en quelques endroits, à trois mille pieds d’altitude. Ce palmier existe également dans l’île de Pemmba, et pourrait être cultivé avec avantage, sans aucun doute, sur la côte orientale.

Le café vient spontanément dans le Karagoué, ainsi qu’à l’ouest de Nyanngoué. Dans la première de ces provinces, la fève, dit-on, est petite ; mais dans le Manyéma elle est aussi grosse que la fève du moka et ressemble beaucoup à cette dernière.

Le tabac, cultivé dans presque toute l’Afrique, est, en différents lieux, d’excellente qualité, surtout dans l’Oudjidji. La feuille en est lisse et soyeuse, comme celle des meilleurs plants de Cuba.

Le sésame prospère sur la côte voisine de Zanzibar, d’où on l’exporte en France par quantités considérables, la meilleure huile d’olive qu’on en fabrique se faisant à Marseille. Nous l’avons trouvé également dans l’Ounyamouési, près du Tanganyika, ainsi que dans l’Ouroua ; et il peut être cultivé dans toutes les provinces.

Le ricin ; deux variétés de cette plante se rencontrent partout, soit cultivées, soit à l’état sauvage.

Le mpafou, grand et bel arbre de haute futaie, dont le fruit semblable à l’olive, contient une huile parfumée, et qui renferme sous son écorce une gomme aromatique, se voit communément depuis le bord occidental du Tanganyika, jusqu’au Lovalé.

Le muscadier, trouvé par nous à côté du Tanganyika (rive orientale), près de la ville de Roussoûna et à Mounza. La noix, très odorante, a le parfum pénétrant.

Le poivre est commun à Nyanngoué : poivre ordinaire, poivre noir. Le piment, gros et petit, se rencontre partout ; et dans le Manyéma et l’Ouroua, il y a un poivre tellement fort que les Arabes, qui mangent le piment à pleine main, n’y goûtent pas. Le fruit en est rouge, de forme ronde et de la grosseur d’une bille d’enfant.

Les bois de charpente et d’industrie, pouvant servir à tous les usages ; bois durs et bois tendres, suffisamment nombreux pour répondre à tous les besoins du pays, et pour devenir l’objet d’une exportation profitable.

Le riz, cultivé avec avantage par les Arabes, sur tous les points où ils sont établis, rapporte, dit-on, cent pour un dans l’Ouroua. Il croît spontanément dans l’Oufipa.

Le froment donne aux Arabes d’abondantes récoltes dans l’Ounyanyemmbé et dans l’Oudjidji ; les traitants essayent de l’introduire à Nyanngoué et paraissent devoir réussir. On le cultiverait, sans aucun doute, avec bénéfice dans les hautes terres de l’Ounyamouési, et, près de la côte occidentale, dans celles du Bihé et du Baïlounda.

Le sorgho, matama ou blé cafre, l’holeus sorghum est cultivé partout et en toute situation. Dans les lieux humides, on ne le sème qu’à la fin de la saison pluvieuse ; dans les endroits secs, au moment où la pluie arrive ; et dans les deux cas, le rendement est énorme.

Le maïs se cultive également dans toute la région. Où la saison humide est longue, on fait souvent trois récoltes en huit mois, dans la même pièce de terre ; le rapport de chacune de ces récoltes est de cent cinquante à deux cents pour un an.

Le caoutchouc, article de tant de valeur, est fourni par des lianes, des arbres, des arbustes qui se rencontrent presque partout.

Le copal, bien qu’à demi fossile, peut être considéré comme un produit végétal. C’est principalement près du Loufidji qu’on le recueille ; on en trouve également, bien qu’en moindre quantité, aux environs de Saadani, de Mbouamadji, et d’autres lieux. L’arbre à copal existe toujours près de la côte ; il se rencontre également au centre même du continent, où des Arabes m’ont affirmé avoir trouvé sa gomme semi-fossile en creusant des citernes.

Le chanvre. Il croît dans l’île d’Oubouari (lac Tanganyika), un chanvre à très longue fibre ; et le liber de beaucoup d’arbres fournit la matière de cordages d’une telle excellence que, pour cet usage, le chanvre est parfaitement remplacé par ses écorces.

Le règne animal donne :

L’ivoire : dents d’éléphant et d’hippopotame ;

Les cuirs de ces animaux et d’autres bêtes sauvages ;

Les peaux de bœuf, que l’on peut tirer en grand nombre du territoire des Masaïs, du pays des Gallas, de l’Ougogo, de l’Ousoukouma, de l’Ougannda, de l’Ouhoumba et d’autres contrées.

La cire est déjà, dans le Lovalé et le Kibokoué, l’objet d’une exportation considérable ; et les abeilles étant communes dans toute l’Afrique, où, en maint endroit, on leur met des ruches pour que le miel soit d’une récolte plus aisée, la cire actuellement perdue, jetée comme chose inutile par les indigènes, deviendrait bientôt la base d’un commerce très important.

Parmi les minéraux :

Le fer tient la première place. Il est ouvré dans la partie nord-ouest de l’Ounyanyemmbé, d’où on l’exporte dans toutes les directions ; les houes de cette province se vendent même sur la côte, où elles sont apportées par les caravanes descendantes.

L’hématite est commune dans tout l’Ounyamouési ; on la trouve dans l’Ouboudjoua, dans l’Ouhiya et dans l’Ouroua, aux environs de Mounza.

Il y a dans le Manyéma, en quantité considérable, un beau minerai noir, minerai spéculaire, qui donne un fer très estimé. Le docteur Livingstone a également trouvé beaucoup de fer à l’ouest du lac Nyassa.

Dans le Kibokoué, le minerai est tiré du lit des cours d’eau, où il se présente sous forme de nodules.

La houille existe sur les rives du Zambèse, le fait est connu depuis assez longtemps. Il y en a dans l’Itahoua ; je l’ai appris dans les environs de Mounza ; j’ai même reçu un échantillon de cette provenance, et je crois avoir vu du charbon de même nature au bord du Tanganyika.

Le cuivre se trouve en quantité considérable au Katannga et jusqu’à une grande distance au couchant de cette province.

L’or se rencontre également au Katannga. Hamed Ibn Hamed m’a montré une calebasse d’une contenance d’une pinte, remplie de grains d’or variant de la grosseur d’une chevrotine à celle du bout de mon petit doigt. Je lui demandai d’où lui venaient ces pépites ; il me répondit qu’elles avaient été trouvées au Katannga, par quelques-uns de ses esclaves qui nettoyaient un puisard et qui les lui avaient apportées, pensant qu’elles pourraient servir de balles. Il n’avait pas cherché à en avoir d’autres, ne croyant pas que d’aussi petits lingots pussent être d’aucun usage.

Les naturels, eux-mêmes, ont connaissance de l’or, qu’ils appellent cuivre blanc ; mais il est si mou, qu’ils ne l’estiment pas et lui préfèrent le cuivre rouge. À Benguéla, j’ai entendu dire qu’on avait trouvé de l’or dans le cuivre apporté du Katannga et qu’une compagnie achetait la totalité de ce cuivre pour en extraire le précieux métal.

L’argent : un homme de l’Ouroua m’a vendu un bracelet d’argent fabriqué dans son district ou dans les environs.

Le cinabre se trouve en grande quantité dans l’Ouroua, près de la capitale de Kassonngo.

Le sel, qui forme un article important du commerce intérieur, est mêlé à certaines parties du terrain, d’où on l’extrait au moyen du lavage dans l’Ougogo, l’Ouvinnza, l’Ouroua ; dans le Manyéma, près de Nyanngoué ; dans l’Oussammbé, près de Kanyoka.

Nous en avons dit suffisamment pour démontrer qu’il y a au centre de l’Afrique des richesses incalculables.

Déjà l’écorce du continent est percée ; les missionnaires établis sur les rives du Nyassa ont prouvé qu’il était possible de transporter un steamer au delà des rapides, et ont fondé un établissement au bord du lac. M. Cotterill s’occupe actuellement d’essais de commerce dans la même direction ; je ne doute pas que ses efforts ne soient couronnés de succès. M. Price, de la Société des missions de Londres, a conduit des bœufs de la côte au Mpouapoua, et les Missions de l’Église et de l’Université continuent de marcher vers l’intérieur.

Toutefois, les efforts des missionnaires ne parviendront pas à supprimer la traite de l’homme, et à ouvrir le pays à la civilisation, à moins qu’ils ne soient complétés par ceux du commerce. Les deux entreprises, au lieu de s’opposer l’une à l’autre, comme il arrive trop souvent, doivent se prêter assistance. Dans tous les endroits où le commerce pourra pénétrer, les missionnaires le suivront ; et sur tous les points où les missionnaires auront prouvé qu’un homme de race blanche peut vivre, il est certain que le commerce s’établira.

Si le projet philanthropique du roi des Belges rencontre l’appui qu’il mérite, bien qu’il n’ait aucun caractère religieux ou commercial, il aidera aussi à l’ouverture du pays.

L’établissement de stations sur un grand chemin qui traverserait le continent, stations où le voyageur, à bout de forces et de ressources, trouverait non seulement un lieu de repos, mais des vivres, des marchandises, un nouvel équipement, des hommes pour continuer sa tâche, permettrait de systématiser les découvertes, au lieu de laisser chaque explorateur chercher sa propre aiguille dans sa propre botte de foin.

Les stations étant fondées, il faudrait nécessairement établir entre elles des moyens réguliers de communication. Le nouvel arrivant pourrait alors se rendre directement au dépôt qui servirait de base à ses opérations, et n’aurait plus à subir les pertes de temps, d’argent et d’énergie que lui impose la traversée d’un pays neuf.

Ces stations pourraient être commandées soit par des Européens, soit par des marchands arabes dont le caractère, d’une honorabilité reconnue, inspirerait toute confiance.

Une chaîne de ces dépôts, espacés d’environ deux cents milles, chaîne partant des deux côtes, pourrait être promptement établie, si l’on avait l’argent nécessaire ; mais les fonds manquent. Il y a beaucoup d’hommes, très capables de se charger d’une expédition, qui n’ont pas le moyen de voyager pour leur propre compte, et qui s’offriraient par centaines, s’ils croyaient à la possibilité de concourir à l’œuvre en question sans exposer leur faible avoir.

Les promoteurs de la mission de Livingstonia parlent d’établir une ligne de stations qui passerait au nord de Nyassa et arriverait à l’extrémité sud du Tanganyika ; ils lanceraient alors des steamers sur ce lac, pour relier la côte orientale aux contrées d’où proviennent la majeure partie des esclaves. Le projet est praticable ; mais on peut se demander s’il n’y aurait pas une autre ligne plus dans la sphère d’action du gouvernement, et où celui-ci pourrait davantage pour la suppression de la traite.

À ce point de vue, je recommanderais l’acquisition d’un port — celui de Mombas, par exemple — que l’on obtiendrait du sultan de Zanzibar, soit par traité, soit par achat, et d’où partirait un chemin de fer se rendant au lac Tanganyika par l’Ounyanyemmbé, avec embranchements sur le Victoria Nyannza, et vers le sud, à travers l’Ougogo. Ce chemin pourrait être construit pour mille livres environ (vingt-cinq mille francs) par mille[112]. Je parle de ce genre de railway dit du pionnier, qui semble le mieux convenir à un pays neuf.

Une pareille ligne serait immédiatement productive ; le commerce d’ivoire, tel qu’il se fait aujourd’hui à Zanzibar, suffirait non seulement à payer les frais, mais donnerait un bénéfice, sans qu’il fût besoin de compter sur l’accroissement du trafic ; et il y a au Zanzibar (dans l’île et sur la côte) une quantité de négociants hindous qui partiraient sur-le-champ pour l’intérieur, s’ils pouvaient s’y rendre sans fatigue.

Il faudrait en même temps établir sur le Zambèse, le Zaïre et le Couenza un service de bateaux à vapeur d’un faible tirant d’eau, marchant vite et pouvant se démonter de manière à être facilement transportables lorsqu’on trouverait des rapides. Un steamer stationnerait sur chaque partie du fleuve. Des dépôts de vivres et de marchandises seraient à former à l’endroit des obstacles ; on y aurait, en outre, des moyens de transport, soit des hommes, soit des charrettes attelées de bœufs ou des tramways.

Par ses affluents, le Congo permettrait à nos marchands et à nos missionnaires de pénétrer dans la plus grande partie des régions actuellement inconnues de l’Afrique.

L’embouchure de cette énorme rivière n’est sous la domination d’aucune puissance européenne. Les principaux traitants qu’on y rencontre sont des Hollandais ; leur fortune dépend aujourd’hui du caprice de quelques-unes des tribus les plus dépravées de la côte, tribus qui, depuis la découverte du Congo, se livrent, en compagnie d’hommes de race blanche plus vils qu’elles-mêmes, à la traite de l’esclave et à la piraterie. Ces Hollandais seraient enchantés de voir le commerce de l’intérieur aux mains d’Européens honnêtes.

À cent dix milles du rivage, se trouvent les chutes d’Yellala, nom qui signifie rapides. C’est, jusqu’à présent, le point le plus éloigné que nous ayons atteint ; il n’a pas été dépassé depuis la malheureuse expédition de 1816, commandée par le capitaine Tuckey, de la marine royale d’Angleterre. Un portage, nullement difficile, et plus tard un tramway, conduirait en amont de ces chutes, et ferait gagner le cours supérieur de ce fleuve que le brave Tuckey dépeint comme « une rivière placide de trois à quatre milles de large ».

Pourquoi laisser dans l’abandon un pareil chemin qui nous mènerait en des contrées d’une richesse infinie ? Pourquoi des steamers, sous pavillon anglais, ne portent-ils pas le trop-plein de nos manufactures à l’Africain nu de ces rives, qui nous donnerait, en échange, les produits les plus précieux de la nature qui l’environne, produits dont maintenant il ignore la valeur et lui sont inutiles.

Les Portugais tiennent les clefs des routes qui partent de Loanda et de Benguéla ; ils ferment ces lignes au commerce étranger et sont moralement complices des marchands d’esclaves, des ravisseurs de femmes et d’enfants. S’ils ouvraient leurs ports, s’ils encourageaient l’emploi des capitaux, la venue d’hommes énergiques, doués d’esprit d’entreprise, leurs provinces d’Angola et de Mozambique pourraient rivaliser avec les dépendances les plus riches, les plus prospères de la Grande-Bretagne ; mais un système prohibitif absurde, soutenu par des fonctionnaires mal rétribués, étouffe le commerce et transforme ces provinces en foyers de corruption.

Beaucoup de Portugais le comprennent et le déplorent, mais se disent impuissants à remédier au mal. De même que l’était le marquis Sa de Bandeira, le vicomte Duprat est plus sage que la majorité de ses compatriotes. Si les conseils de ces hommes éminents, si les avis de l’amiral Andradé, gouverneur général de l’Angola, et ceux de quelques autres pouvaient prévaloir, il y aurait un grand pas de fait vers la civilisation de l’Afrique[113].

Le gouvernement portugais a récemment accordé à une compagnie l’autorisation d’établir des bateaux à vapeur sur le Zambèse ; si le projet s’exécute avec activité, on entendra bientôt parler de ses résultats.

Beaucoup de gens diront peut-être que les droits des chefs indigènes doivent être respectés et que nous n’avons pas à intervenir dans les affaires du pays. Je doute, leur répondrai-je, qu’il y ait au centre de l’Afrique une seule province dont les habitants ne se rallieraient pas avec joie à un gouvernement régulier, différent de celui qu’ils subissent. Les chefs n’ont pas d’autre règle que leurs caprices, d’autres lois que des coutumes barbares ; au moindre signe d’un despote en état d’ivresse, la mort ou la mutilation est infligée à de nombreuses victimes.

Les nègres prennent volontiers pour séjour les lieux où ils sont relativement en sûreté contre les razzias incessantes de leurs ennemis. Ainsi, la résidence d’un traitant devient souvent le noyau d’une agglomération considérable d’indigènes. Ceux-ci, ayant secoué le joug de leurs propres chefs, tombent bientôt sous la domination des étrangers ; et dans les projets qui auront pour but de créer, au centre de l’Afrique, des établissements soit religieux, scientifiques ou commerciaux, on ne devra pas oublier que les directeurs de ces établissements auront bientôt à remplir les fonctions de magistrats.

Si les grandes voies fluviales du Congo et du Zambèse sont utilisées par le commerce, elles devront être placées sous le contrôle de puissantes compagnies ayant, comme autrefois la Compagnie des Indes, le droit de nommer des fonctionnaires civils et militaires. Ou bien des consuls devront être envoyés dans chaque district, à mesure que le pays s’ouvrira, afin d’assurer aux indigènes, non moins qu’aux arrivants, la loyauté des transactions.

Il suffit de jeter un coup d’œil sur la carte pour voir les ramifications extraordinaires des deux systèmes jumeaux du Zaïre et du Zambèse, et pour comprendre combien l’arrivage des produits, transportés actuellement à dos d’homme, serait facilité par des flottilles établies sur ces rivières ; combien on réduirait la distance en conduisant les richesses de l’intérieur à la côte par ces grands fleuves, au lieu d’avoir à leur faire traverser par caravanes les douze ou quinze cents lieues de la vallée du Nil.

Les progrès du commerce et de la civilisation par la voie du sud peuvent être abandonnés à eux-mêmes. Chaque année, les marchands venant du midi pour faire la traite de l’ivoire pénètrent plus loin vers le nord ; les Portugais du Bihé les rencontrent maintenant dans le pays de Djenndjé ; et avant qu’il soit longtemps, les terres fertiles et salubres des rives du Zambèse seront colonisées par des Anglo-Saxons.

La question qui actuellement se pose au monde civilisé est celle-ci : doit-on permettre au commerce d’esclaves qui en Afrique cause, au minimum, une perte annuelle de plus de cinq cent mille existences, doit-on permettre à l’odieux trafic de continuer ?

Il n’est pas un être digne du nom d’homme qui ne réponde négativement.

Espérons que l’Angleterre, qui jusqu’ici a été au premier rang parmi les défenseurs des malheureux esclaves, voudra conserver cette position.

Que les gens qui cherchent un emploi à leurs capitaux inactifs se réunissent pour ouvrir le pays au commerce.

Que ceux qui s’intéressent aux recherches scientifiques se rallient au projet du roi des Belges, projet de systématiser l’exploration africaine.

Que ceux qui désirent l’extinction de la traite des noirs se lèvent, et par leur parole, leur bourse, leur énergie, viennent en aide aux individus à qui cette entreprise peut être confiée.

Que les personnes qui s’occupent des missionnaires secondent de tous leurs efforts ceux qui travaillent en Afrique, et leur envoient de dignes associés, prêts à vouer leur existence à la tâche qu’ils entreprennent.

Ce n’est pas par des discours ni par des écrits que l’Afrique peut être régénérée, mais par des actes. Que chacun de ceux qui croient pouvoir y prêter la main le fasse donc. Tout le monde ne peut pas voyager, devenir apôtre ou négociant ; mais chacun peut donner une cordiale assistance aux hommes que le dévouement ou la vocation mène dans les lieux inconnus.

Toutefois, je recommanderai à tous ceux que la question concerne, de ne pas s’illusionner. Beaucoup de noms seront ajoutés au martyrologe de la cause africaine ; beaucoup de souffrances devront être subies sans plaintes, beaucoup d’années de pénible labeur acceptées sans faiblesse, avant que l’Afrique soit vraiment libre et heureuse.

Je suis fermement convaincu que l’ouverture de voies de communication convenables réduira de beaucoup la traite de chair humaine, et que le développement du commerce légitime anéantira le trafic maudit ; mais je ne suis nullement certain de la rapide extinction de l’esclavage domestique. Il est si profondément ancré dans l’esprit des Africains, que nous devrons, j’en ai bien peur, nous contenter de commencer la tâche et laisser à nos descendants le soin de la compléter.

Quant à l’éducation des indigènes, il faudra n’y pourvoir que graduellement et ne pas tenter d’imposer les coutumes et les manières européennes à des peuplades qui, aujourd’hui, ne sont pas aptes à les recevoir.

Notre civilisation, qu’on ne l’oublie pas, est le fruit de siècles nombreux ; vouloir que l’Africain y arrive en une ou deux décades serait absurde. Le système de culture forcée, si souvent essayé en pareil cas, ne donne aux peuples enfants qu’un vernis de fausse civilisation, et ne fait, chez le plus grand nombre, qu’ajouter aux vices de l’état primitif, ceux qui appartiennent aux couches les plus basses de la lie de nos sociétés.

Travaillons donc avec mesure, bien qu’avec énergie, surtout avec persévérance. Ne reculons pas devant l’obstacle ; ne nous laissons pas décourager par le mauvais vouloir, abattre par l’échec ; si nous rencontrons l’un ou l’autre, cherchons le remède, redoublons d’effort ; et avec le temps, Dieu bénissant notre œuvre, l’Afrique sera libre et pourra être heureuse.


FIN.

APPENDICE



I


LISTE DES PLANTES RECUEILLIES PAR L’AUTEUR DANS LA RÉGION
DU LAC TANGANYIKA


Dressée par M. le Docteur Oliver, Membre de la Société royale de botanique et de la Société linnéenne, Conservateur des herbiers des jardins royaux de Kew[114].


Clematis kirkii, Oliv.

Cleome hirta, Oliv.

Courbonia de cumbens, Brongn.

Abutilon ? sp.

Hibiscus cannabinus, Lin.

Gossipium barbadense, Lin.

Dombeya spectabilis, Boj[115].

Waltheria americana, Lin.

Triumfetta semitriloba, Lin, ou T. rhomboïda, Jacq.

Ochnamacrocalyx, Oliv.

Vitis, sp. nov. ?

Vitis serpens, Hochst, var ??

Policarpa corymbosa, Lam.

Crotalaria laburnifolia, Lin.

Pucraria ?

Indigofera (Trichopoda) cuneata, J. G. B*[116].

I. (Dissitifloræ) dissitiflora, J. G. B.*

I. hirsuta, Lin.

I. torulosa, J. G. B. ?

I. (Tinctorix) Cameroni, J. G. B.*

Phaseolus, sp.

Erythrina tomentosa, R. Br.

Eriosema rhynchosioïdes, J. G. B.*

Doliochos, sp. ?

Cassia, sp.

Cæsalpineacea, allié au Kobbo du docteur Schweinfurth, rapporté par celui-ci au genre Humboldtia.

Dichrostachys nutans, Benth.

Rhus insignis, Del var ? (échantillon de feuillage seulement).

Kalenchoe platysepala ? Welw.

Jussiæa villosa ? var.

Cephalandra ? sp.

Vernonia obconica, Oliv. et Hiern. ined.

Vernonia pauciflora ? Less.

Conyza ægyptiaca, Ait.

Sphæranthus, peut-être une nouvelle espèce alliée au S. peduncularis.

Guttenbergia polycephala. Oliv et Hiern.*

Leptactinia heinsioides. Hiern sp. nov. ined.*

Oldenlandia, voisine d’O. parviflora ?

Kraussia congesta, Oliv.*

Jasminum auriculatum, var. J. zanzibarense (J. tettense, Kl.) ?

Strychnos ? sp. (échantillon de feuillage seulement ; peut-être le même que celui du pays des Batoka, docteur Kirk).

Strychnos ? sp. échantillon de feuillage (aculeata).

Asclepiadacea (Raphionacme ? ).

Convolvulus (Breweria malvacea ? Kl.)

Ipomea, allié à l’I. simplex.

Convolvulus, sp ?

Trichodesma zeylanicum, R. Br.

Heliophytum indicum, D. C.

Leonotis nepetefolia, R. Br.

Ocymum canum, Sims, var. ?

Ocymum, voisin de l’O. obovatum, E. Mey.

Ocymum, sp. ?

Sesamum à feuilles très étroites (pas en état d’être décrit).

Sesamum, peut-être de la même espèce ; semblable à l’échantillon rapporté de l’Afrique sud-orientale par le docteur Kirk ; mais pas à graine.

Stirga elegans, Benth ?

Rhamphicarpa tubulosa, Benth.

Rhamphicarpa, peut-être le même avec une capsule rostrée et oblique.

Rhamphicarpa Cameroniana, Oliv.*

Rhamphicarpa ? trop détérioré pour être décrit.

Cycnium adonense ? E. Mey.

Thumbergia, voisin du T. oblongifolia, Oliv.

Nelsonia tomentosa, Willd.

Barleria limnogeton, Spencer Moore.*

Hypoëstes, sp. insuffisant pour être décrit.

Lantana ? sp.

Lantana, voisin du L. salviæfolia.

Vitex. Feuilles trifoliées ; folioles oblancéolées, obtuses, entières, glabrescentes, plus ou moins tomenteuses à la page inférieure, près de la base de la nervure médiane (pas fleuri).

Cyclonema spinescens, Oliv.*

Plumbayo zeylanica, Lin.

Plumbago amplexicaulis, Oliv.*

Arthrosolen glaucescens, Oliv.*

Arthrosolen glaucescens, Oliv.*

Amarantacea, douteux ; peut-être un achyranthes (trop en mauvais état pour être décrit).

Euphorbiacea phyllanthus, sp ? (pas fleuri)

Acalypha, sp. ?

Habenaria ? ?

Lissochilus, sp.

Walleria-Mackenzii, Kirk.

Gloriosa virescens, Lindl. Le type, aussi une variété à feuilles très larges et sub-opposées.

Asparagus racemosus, Willd.

Asparagus Pauli-Gulielmi, Solms.

Anthericum Cameroni, J. G. B.*

Chlorophytum macrophyllum, A. Rich.

Cienkowskia, sp. ?

Hæmenthus, sp.

Gladiolus, voisin du G. natalensis ?

Ancilema longifolia, Hook.

Commelina, deux espèces.

Nerine, sp.

Fuirena pubescens, Kunth.

Cyperus rotundus, Lin.

Cyperus coloratus, V.

Setaria glauca, Beauv.

Tricholæna rosea, Nees.

Stipa, sp.

Eragrostis poœides, Beauv.

Eragrostis Chapelieri, Nees.

Eragrostis, sp.

Hymenophyllum polyanthos, Sw.

Indigofera cuneata, Baker. « Suffurticosa, ramulis gracillimis dense pubescentibus, foliis perparvis subsessilibus simplicibus vel ternato-digitatis, foliolis minutis obovato-cuneatis crassis pilosis complicatis, floribus solitariis raro geminis, pedunculis gracillimis, folio multo longioribus, calyce minuto dense setoso dentibus linearibus, petalis minutis rubellis, legumine cylindrico glabrescente atro-brunneo, seminibus pluribus. »

Appartient à la section des trichopodæ ; ressemble beaucoup à l’I. trichopoda par ses fleurs et par son inflorescence, mais en diffère complètement par le feuillage.

Tiges très minces, sous-frutiqueuses, cylindriques, très ramifiées ; ramilles ascendantes revêtues de poils blancs, fins, serrés, translucides, diversement dirigés, d’une longueur égale à leur diamètre ou plus grande que celui-ci. Stipules menues et sétacées. Feuilles très petites, presque sessiles, simples, entremêlées de feuilles trifoliées ; folioles obovées, cunéiformes dans la moitié inférieure, n’ayant pas généralement plus d’une ligne de longueur, digitées subaiguës, revêtues de poils semblables à ceux des branches, mais plus courts. Fleurs nombreuses, solitaires ou rarement géminées ; pédoncules ascendants, filiformes, presque nus, longs de 3 à 4 lignes. Calice d’une demi-ligne de profondeur, couvert de poils fermes et épais ; dents linéaires, découpant profondément les bords. Corolle rougeâtre, poilue extérieurement, trois fois plus longue que le calice. Gaine staminale longue d’un huitième de pouce (3 millimètres). Gousse cylindrique, nullement toruleuse, sessile, de 6 à 7 lignes et demie de longueur, d’abord obscurément hispide, finalement glabrescente, droite et d’un brun sombre ; graines nombreuses.

Indigo dissitiflora, Baker. « Suffruticosa, ramulis gracillimis teretibus obscure pilosis, stipulis setaceis, foliis petiolatis pinnatis, foliolis 1-4-jugis linarie-subulatis oppositis pallide viridibus setis paucis adpressis, racemis laxe 3-5-floris pedunculatis, calyce minuto dense griseo-hispido dentibus lanceolatis, petalis parvis purpureis, ovario cylindrico multiovulato. »

Appartient à la section des dissitifloræ ; est voisin de l’I. pentaphylla, Lin., auquel il ressemble étroitement par ses fleurs, mais dont il diffère entièrement par ses folioles et par son port, étant un sous-arbrisseau.

Tige droite, sous-frutiqueuse ; rameaux nombreux, très minces, dressés, n’ayant qu’une faible quantité de poils, lesquels sont raides et adpressés. Stipules menues, sétacées, persistantes. Feuilles de la tige d’un pouce de long, distinctement pétiolées, composées de 3 ou 4 paires de folioles linéaires, écartées et opposées, d’un vert-gris, d’un quart de pouce de longueur (6 millimètres), rétrécies à la base, d’une texture plutôt épaisse, n’ayant non plus que quelques poils adpressés pareils à ceux des rameaux. Feuilles des branches seulement à 3 ou 5 folioles. Racème à peu près de la longueur des feuilles, lâche, à 3 ou 5 fleurs distinctement pédonculées. Bractées menues, subulées. Pédicelles de la même longueur que le calice ou environ. Calice profond d’une demi-ligne, couvert de poils raides et épais ; dents lancéolées, aussi longues que le tube calicinal, largement infundibuliforme. Corolle légèrement pourprée, trois fois aussi longue que le calice, hérissée de poils courts ; ovaire cylindrique, multiovulé. La gousse à maturité n’a pas été vue.

I. cameroni, Baker. « Fruticosa, ramulis gracillimis teretibus obscure pilosis ; stipulis minutis setaceis, foliis pinnatis breviter petiolatis, foliolis 2-3-jugis oblongis subcoriaceis utrinque tenuiter pilosis, racemis densis brevibus conicis sessilibus folio brevioribus, calyce minuto oblique campanulato argenteo sericeo dentibus deltoideis, petalis angustis elongatis extus brunneo-sericeis, ovario cylindrico multiovulato. »

Appartient à la section des Tinctoriæ, voisin de l’I. torulosa, Baker, dont il diffère par ses feuilles et ses ramilles poilues, son calice argenté, etc.

Arbrisseau. Branches minces, cylindriques, maigrement couvertes de poils blancs, menus et comprimés. Stipules sétacées. Feuilles brièvement pétiolées, de 1 pouce et demi à 2 pouces de longueur ; folioles 2-3-juguées, oblongues, subcoriacées, mucronées, opposées côte à côte, longues de 2 à 3 quarts de pouce, arrondies à la base ; limbe ayant les deux faces, surtout la page inférieure, couverte de poils blancs courts et menus. Fleurs en grappes épaisses, d’un pouce de long, axillaires et sessiles. Bractées lancéolées-naviculaires, menues, argentées, caduques. Pédicelles très-courts. Calice obliquement campanulé, à peine une demi-ligne de profondeur, couvert de soies épaisses et argentées ; dents deltoïdes. Corolle d’une longueur d’un quart de pouce ; soies épaisses et brunes. Ovaire cylindrique, multiovulé. Gousse n’a pas été vue à maturité.

Eriosema rhynchosioides, Baker. « Volubilis, dense griseo-pubescens, stipulis parvis lanceolatis persistentibus, foliis longe petiolatis ternatopinnatifidis subcoriaceis conspicue venulosis, foliolo, terminali oblongo distincte petiolulato obtuso minute mucronato, floribus 4-8 in racemum capitatum densum longe pedunculatum dispositis, pedicellis brevissimis, calyce campanulato dentibus magnis lanceolatis, petalis purpureis extus pilosis, legumine oblongo applanato piloso inter semina haud constricto. »

Cet eriosema, de l’espèce de l’Afrique tropicale, devra être placé près de l’E. parviflorum d’E. Meyer ; mais il en diffère beaucoup par la feuille et le calice, et a tout à fait le port d’un rhynchosia, tellement qu’on le rapporterait inévitablement à ce dernier genre, si l’on n’examinait pas les graines.

Herbe volubile, ayant de longs entre-nœuds. Brins couverts de poils gris, épais, courts et plutôt divergents. Stipules petites, lancéolées, persistantes. Pétioles de ¾ de pouce à 1 pouce, divergents, couverts de poils serrés. Feuilles à trois folioles subcoriacées, oblongues, d’une longueur de 1 à 2 pouces, maigrement poilues des deux côtés ; veines et veinules saillantes (celles de la face inférieure) ; finement mucronées, l’impaire plus large que les deux autres, distinctement pétiolulées et légèrement obliques. Fleurs groupées au nombre de 4 à 8 à l’extrémité d’un pédoncule axillaire dépassant la feuille de beaucoup. Pédicelles très-courts. Calice d’une profondeur de deux lignes, revêtu d’une couche épaisse de poils gris, courts et divergents ; dents calicinales lancéolées, excédant de beaucoup la longueur du tube. Corolle deux fois aussi longue que le calice, très incurvée, couverte extérieurement de soies épaisses. Gousse oblongue, plate, d’un ½ pouce de long sur ¼ de large, couverte de poils épais, biovulée, arrondie à la base, non resserrée entre les graines. Funicule aplati, attaché obliquement à l’extrémité du hile.

Guttenbergia polycephala, Oliv. et Hiern, Fl. trop. Afr. III. ined. « Herba plus minus incano-tomentella ; ramis teretibus striatis ; foliis, superioribus sessilibus lanceolatis v. ovato lanceolatis acutiusculis basi obtusis cordatisve amplexicaulibus integris v. subintegris, supra glabratis v. scabriusculis subtus albido-tomentosis ; capitulis parvis numerosis in paniculas cymosas dispositis, squamis, involucralibus pauciseriatis, exterioribus lineari-lanceolatis ; interioribus 8-12 subæqualibus ovali-oblongis 3-nerviis, achænio obovoideo 10-12 costato glabro v. parce breviter pilosulo. »

Nous avons la même plante, rapportée de Quiloa, par le docteur Kirk.

Kraussia congesta, Oliv., sp. nov. « Glabra, foliis ellipticis tenuiter coriaceis breviter obtuse acuminatis basi in petiolum brevissimum angustatis, floribus in cymis brevibus paucifloris axillaribus sessilibus v. subsessilibus congestis, pedicellis bracteolatis brevissimis subnullisve calycis lobis rotundatis tubo ovoideo æquilongis, corollæ lobis tubo æquilongis fauce hirsuta, antheris apice appendicula gracili terminatis, stylo bifido glabro, ovulis in loculis paucis (circ. 4). Folia 3-31/2 poll. longa. »

Rhamphicarpa Cameroniana, Oliv., sp. nov. « Herba verisimiliter 1-2-pedalis, caule ramoso tetragono 4-sulcato parce pilosulo v. glabrato, foliis sessilibus v. subssessilibus lineari-lanceolatis linearibusve basin versus sæpe utrinque grosse 1-2 dentatis v. pinnatifido-dentatis, floribus racemosis breviter pedicellatis, pedicello calyce brevioribus, calyce tubuloso-campanulato 10-costato, lobis lanceolatis acutis tubo subæquilongis, corollæ hypocrateriformis tubo (4/5-1 poll. longo) gracili limbo ample (11/2 poll. lato) paulo longiore, labio superiore breviter et obtuse 2-lobato, labio inferiore profunde 3-fido lobis subæqualibus late obovato-rotundatis, filamentis apice piloso barbatis, capsula calycem paulo superante subtruncata v. obcordata vix aut leviter obliqua, valvis coriaceis retusis. »

Remarquable par son fruit obtus et déprimé, qui n’a pas d’autre bec que la base persistante du style ; pas d’obliquité appréciable.

Barleria Limnogeton, Spencer Moore, sp. nov. « Caule subtereti, leviter tomentoso ; foliis petiolatis, oblanceolatis, acutis, integris, primo tomentosis demum supra pubescentibus ; floribus spicatis spicis terminalibus ; bracteis strobilaceis, inermibus, late ovatis, obtusis, sericeo-tomentosis ; bracteolis linearibus, acutis ; calycis laciniis exterioribus late lanceolatis, interioribus subulatis ; corolla hypocraterimorpha, glabra, tubo quam calyx duplo longiore, segmentis limbi, patentis obovatis ; staminibus fertilibus 2 exertis, sterilibus ; capsula ignota[117].

« Caulis erectus. Folia matura 3-31/2 unc. longa ; petiolus 1/2 unc. longus. Bracteæ 1/2 unc. longæ, nervosæ. Calycis laciniæ pubescentes, exteriores 1/3 unc., interioreis 1/4 unc. longa. Corolla 1 unc. longa Ovarium compressum, villosum ; stylus crassus, glabrescens. »

Espèce très distincte ; port d’un Crossandra. Des indications à l’aisselle de quelques-unes des feuilles feraient présumer que l’inflorescence peut être axillaire aussi bien que terminale.

Cyclonema spinescens, Oliv., sp. nov. « Piloso-pubescens, ramulis teretibus interdum spinis rectis recurvisve supraaxillaribus oppositis folio brevioribus armatis, foliis late ellipticis rotundatisve obtusis v. mucronatis brevissime petiolatis v. subsessilibus, utrinque pilosopubescentibus, pedunculis 1-floris axillaribus patentibus folio æquilongis v. eod. longioribus supra medium 2-bracteatis, bracteis anguste linearibus, calycisvillosi tubo campanulato, limbo 5-lobo, lobis ovatolanceolatis-acutis, corollæ tubo cylindrico calycem superante, limbo 5-partito lobis obovatis integris apice obtuse rotundatis late v. acutatis venuloso-reticulatis, staminibus longe exsertis glabris, ovario glabro.

« Folia 2/3 1 1/4 poll. longa. Bracteæ 3-4 lin. longæ. Flores 1-11/4 poll. diam. »

Plumbago amplexicaulis, Oliv., sp. nov. « Ramis glabratis v. puberulis, in sicco longitudinaliter sulcatis, foliis obovato-ellipticis late acutatis integris v. undulatis glabris reticulatis subtus nervo medio venisque secundariis prominulis, lamina in petiolum late alatum continua basi conspicue rotundato-auriculata, auriculis amplexicaulibus, floribus cæruleis spicatis, spicis paniculalis glandulosis, bracteis ovatis breviter apiculatis, calyce anguste tubuloso costato puberulo parce glanduloso, corollæ hypocrateriformis tubo gracili poll. longo, limbi lobis obovatis obtusis nervo medio gracillimo excurrente mucronatis, antheris exsertis.

« Folia 2-5 poll. longa, 11/3-3 poll. lata. Calyx 1/31/2 poll. longus. »

Arthrosolen glaucescens, Oliv., sp. nov. « Glabra, glaucescens, ramulis foliiferis (circ. 1/2-pedalibus) teretibus lævibus, foliis alternis adscendentibus linearibus planis utrinque leviter angustatis acutiusculis, floribus tetrameris capitatis, capitulis solitariis terminalibus multifloris, foliis involucralibus ovatis acuminatis glabris floribus brevioribus, receptaculo dense hirsutopiloso, floribus puberulis, tubo perianthii gracili, lobis limbi patentibus ovato-lanceolatis acutis, antheris subsessilibus lineari-oblongis lanceolatisve plus minus apiculatis, squamulis hypogynis nullis. »

« Folia 2/3-3/3 poll. longa, 1-11/2 lin. lata. Peranthium tubo 1/2 poll. longo. »

Anthericum (dilanthes) Cameroni, Baker. « Caule pedali, foliis caulinis 4 anguste linearibus duris glabris persistentibus, racemo simplici laxifloro rachi insigniter flexuosa, bracteis parvis deltoideis, floribus semper geminis, pedicellis brevibus prope basin articulatis, perianthii segmentis lanceolatis dorso nervis 5 laxis purpureis vittatis margine angusto albido, staminibus perianthio vix brevioribus, antheris magnis papillosis, ovulis in loculo pluribus crebris. »

Très-voisin de l’Anthericum triflorum du Cap, Ait., placée à tort par Kunth avec les chlorophytum, dont on peut facilement le distinguer, ainsi que des autres espèces, par la nervation des segments du périanthe.

La racine n’a pas été vue. Tige de 1 pied de haut, portant 3 ou 4 feuilles d’une longueur variant de 6 à 15 pouces ; feuilles linéaires, de 3 à 4 lignes de large, fermes, persistantes, acuminées, entièrement glabres, à nervure médiane épaisse, ayant de chaque côté de celle-ci 20 nervules où environ. La plus élevée de ces feuilles prend naissance à la moitié de la tige et atteint l’extrémité supérieure du racème. Grappe florale simple, de 1/2 pied de long ; rachis mince et très flexueux. Bractées menues et deltoïdes. Racème lâche ; fleurs disposées par paire jusqu’à l’extrémité de la grappe. Pédicelles inégaux, ascendants ou étalés, de 1 à 3 lignes de longueur, articulés immédiatement au-dessus de la base ; les fleurs se détachent facilement par cette articulation. Périanthe long de 3/4 de pouce, dont les segments lancéolés ont, au milieu, de 1 ligne et 1/2 à 2 lignes de large, sont plutôt réfléchis, quand l’épanouissement est complet, et présentant, au centre, cinq côtes pourpres distinctes, ne laissant de chaque côté qu’une étroite lisière blanche. Étamines presque aussi longues que le périanthe. Anthères linéaires papilleuses, aussi longues que les filets, qui sont plutôt aplatis. Ovaire, menu, oblong ; ovules en grand nombre, dans chaque loge, où ils sont placés horizontalement. Style de 1/2 pouce de long, filiforme.

II

VOCABULAIRE KIROUA[118].
1
Kamo.
9
Kitéma.
2
Touhouili.
10
Di Koumi ou Kikoui.
3
Toussatou.
11
Di Koumi na kamo.
4
Touna.
12
Di Kami na touhouili.
5
Toutano.
20
Vikoui vihouili.
6
Toussammba.
30
Vikoui vissatou.
7
Toussammbalahouili.
100
Katoua.
8
Mouannda.
200
Toutoua touhouili.

Je
Amihoua.
Tu
Avè.
Il
Ayè.
Nous
Atouè.
Vous
Avouè.
Ils
Atcha.
Mien ou nôtre
Mina.
Tien ou vôtre
Avè.
Son, sa, ses, leurs
Ayè.
Ces
Lonnganngennghè.
Qui
Naïmboka.
Mauvais (en parlant des choses)
Tchi-vipi.
Bon (en parlant des choses)
Tchi-ammpi.
Plein
Ki-sannkou.
Beaucoup
Tchi-kouavo.
Peut-être
Sika-kasanngava.
Près de
Pèpi-pèpi.
Pas encore
Koulinnghivili.
Après
Tchannsouma.
Au-dessus
Koulo.
Au-dessous
Annchi.
De nouveau
Vououchia.
Maintenant Vouino-vouino.
Avant Likoméso.
À travers Kavoukita.
Dieu Vidié.
Père Tata.
Mère Lolo.
Frère Toula.
Sœur Kaka.
Enfant Mouana.
Fils Mouana maloumè.
Fille Mouana m’kadzi.
Jeune homme, jeune fille Kaloukèkè.
Une personne Moukaloumbè.
Homme Moukaloumbè maloumè.
Femme Moukaloumbè m’kadzi.
Tous les hommes Anngola kouammbou.
Européen Msoungou.
Européens Vouasoungou.
Ami Mlounda.
Un grand personnage Moukalenndjé.
Maître Mfoumvouami.
Guide Kina méchinnda.
Esclave Mahika.
Fou Kinèma-nèma.
Il n’a pas d’entendement Kadi mananngo.
Charpentier Msonnga.
Ouvrier qui travaille le fer Mvissenndi.
Magicien Mgannga.
Sorcier Mfouichi.
Idole Kavita.
Esprit (revenant) Kiloui.
Âme Milivoua.
Corps Vili-vili.
Cœur Moula.
Jambe Miennga.
Pied Oussouaya.
Bras Kouvouoko.
Doigts Minouè.
Ongle Mala.
Tête Koutouè.
Bouche Makanou.
Langue Louvimi.
Dents Néno.
Nez Miona.
Yeux Masa.
Sourcil Madzighi.
Cil Kofio.
Oreille Matoui.
Cheveux Mouènè.
Barbe Mouèvou.
Estomac Moumounda.
Seins Mavèlè.
Os Tchikoupa.
Chair Mouita.
Sang Machi.
Peau d’un homme Kova-kova.
Peau d’un animal Kiséva.
Soleil Minyia.
Lune Kouési.
Étoile, astre Kanyénya.
Jour Mfouko.
Nuit Tcholoua.
Aujourd’hui Lélo.
Demain Ousikoua.
Hier Kécha.
Froid Masika.
Vent Louvoula.
Nuages Malè.
Chaleur Tchannga.
Feu Miriro.
Faim Ndjali.
Soif Nafoua kilaka.
Nourriture Voulio ou Vilivoua.
Eau Méma.
Pluie Mvoula.
Crainte Oulimoyo.
Colère Bomana.
Guerre Louana.
Sueur Tchannga.
Ordure Vicha.
Fort (adj.) Moumi.
Long Moulammpi.
Court Mouipi.
Large Mkata.
Petit Kichéché.
Mince Mchou.
Lourd Tchaléma.
Léger Tchaperla.
Bon Viyammpi.
Méchant Tchavouola.
Vieux Mounounou.
Lentement Vîchi-vîchi.
Vivement Boukiti-boukiti.
Cru Mouvitchi.
Cuit Koukennda.
Nu Vitoupou.
Amer Kisoukou.
Demi Kiponngo.
Malade Ouvéla.
Noir Afita.
Blanc Sitoka.
Rouge Ouchila.
Autre Vouannghi.
Fourmi Manyo et mpadzi.
Termite M’soua.
Antilope Kachia.
Antilope (petite espèce) Kabrouka.
Singe Bouya.
Abeilles Nyouki.
Oiseau Ngoöni.
Buffle Nboö.
Chat sauvage Paka.
Crocodile Nanndou.
Chien Mboua.
Canard Kisoulolo.
Œufs Mayi.
Éléphant Holo.
Poisson Mouita oua louvoui.
Mouche Landji.
Volaille Dzolo.
Grenouille Nyounda.
Chèvre Mboudzi.
Pintade Kannga.
Hippopotame Tchobou.
Frelon Matemmbo.
Hyène Koumoungou.
Léopard Nghé.
Lion Tammbou.
Lézard Sammbatou.
Singe Kima.
Bœuf Ngommbè.
Cochon sauvage Ngourouvouè.
Cochon domestique Ngourouvouè a mboudzi.
Rat Mkossouè.
Scorpion Kaminiè.
Mouton Mkoko.
Serpent Nyoko.
Bananes Makonndè.
Bambou Sounouno.
Fèves Koundè.
Petites fèves rouges Alanndavouala.
Huile de ricin Mono.
Farine Oukoula.
Fleur Kouloungo.
Fruit Kouha.
Arachide Nyoumou.
Voiandzéia Konnkota.
Caoutchouc Koudimmbo.
Maïs Mavèlè a vouahemmba.
Sorgho Mavèlè à loua.
Huile Mâni.
Huile de palme Ngadzi.
Poivre Lounghito.
Citrouille Mâni.
Riz Mouélè a mpounga.
Sésame Oulonngo.
Canne à sucre Mionnghè.
Tabac Fannga.
Pipe Mtonnga.
Igname Kouloungou.
Fièvre Patchési.
Trou Mkina.
Sel Mouèpou.
Chose Kinntou.
Jeu de bao[119] Kisolo.
Graines avec lesquelles se joue le bao
Masoko.
Pays
Nchi.
Terre
Vilovoua.
Sable
Vilovoua a vitannda.
Boue
Vilovoua a mèma.
Pierre
Ouivè.
Montagne
M’kouna.
Rivière
Louvoui.
Rive opposée
Ouchiga.
Étang
Lizihoua.
Route
Michinnda.
Arbre
Tchiti.
Enfourchure d’une branche
Kihannda.
Branche
Mikammba.
Buisson
Toussonndè.
Épine
Miba.
Maison
Mzouo.
Toit
Moukalo.
Muraille
Bilou.
Chaise
Kipôna.
Couchette
Mtannghi.
Petit banc servant d’oreiller
Msama.
Cuiller à écumer
Loutouvoua.
Cuiller pour remuer
Mpannzi.
Ferme
Kourimi.
Boma (camp palissadé)
Kihanngo.
Fardeau
Misélo.
Pot de terre
Kissoukou.
Sébile
Louvou.
Panier
Kisakou.
Gourde
Moungou.
Natte
Tchata.
Étoffe (cotonnade)
Mbouicha.
Étoffe d’herbe
Kissandi.
Cauris
Mbéla.
Grains de verre
Maloungo.
Sac
Mkolo.
Boîte, caisse
Kipóvou.
Filet
Vouannda.
Cordon
Sonndè.
Bois de feu
M’kouni.
Charbon
Makaa.
Médecine (taliman)
Vouannga.
Miel
Boukè.
Poudre à canon
Bouannda.
Cartouche
Vissonngho.
Arc
Outa.
Corde de l’arc
Kiremmba.
Flèche
Mikétou.
Carquois
Tchiboungo.
Lance
Mkovè.
Massue
Kavommbogoni.
Bouclier
Ngao.
Épée
Loupétè louvouanndo.
Couteau
Loupétè.
Cognée
Kasolo.
Doloire
Tchonngo.
Houe
Loukaso.
Fer
Kilonnda.
Cuivre
Mouammbo.
Canot
Vouatou.
Pagaie
Kvouho.
Être capable
Kou missachans.
Souffrir
Kou fimmpa.
Changer, modifier
Kou chinntani.
Amuser
Kou chikouta kipona.
Ennuyer
Ouliloukammpo*.[120]
Répondre
Vouavouinnga*.
Rassembler
Mouloui*.
Arriver
Kou fika.
Cuire au four
Kou chia.
Baigner
Kou vamèma.
Porter des fruits
Kau voutala.
Battre
Kou koupila.
Mendier
Kou lommba.
Se comporter
Ndi kouva*.
Croire
Kou Mammbo.
Dire : C’est bien (approuver)
Meiyammpi.
Courber
Kou téma.
Mordre
Kou Mousoumè méno.
Flamber
Kou vouannka.
Saigner
Kou tammba.
Bouillir
Kou vila.
Briser
Kou kata.
Bâtir
Kou vouaka.
Éclater
Kou vouala djika.
Acheter
Kou ota.
Appeler
Mouité* (l’appelle).
Porter
Kou éla.
Mâcher
Kou sakao.
Nettoyer
Kiammpi*.
Vêtir
Kou vala.
Venir
Kou hennga.
Cuisiner
Kou ipika.
Traverser
Kou tchalakata.
Crier
Kou malilo.
Couper
Kou tèla.
Retarder
Kafia*.
Mourir
Kou taha.
Creuser
Kou kola.
Tirer de l’eau
Kasséka*.
Boire
Kou toma.
Manger
Kou chia.
Entrer
Kou touéla.
Surpasser
Kou pita.
Tomber
Kou fiona.
Attacher
Kou téi.
Engraisser
Kou nouni.
Craindre
Kou tchina.
Nourrir
Kou avouana.
Combattre
Kou pouloua et kou louana.
Emplir
Tchinnté*.
Voler (avec des ailes)
Tchatammbaka*.
Oublier
Naïlouvoua.
Suivre
Kou mlonnda.
Gagner
Kou sammbannganyo.
Donner
Kou maviré.
Aller
Kou ennda.
Guérir
Kou vouatouha.
Entendre
Kou ommvana.
Piocher
Kou ndima.
Tuer
Kou taha.
Connaître
Kou vouonnvoua et kou djouka.
Rire
Kou séka.
Laisser, quitter
Kou vika.
Mentir
Kou ouvouerla.
Aimer (une chose)
Kou souatcho.
Aimer d’affection
Kou dzimina.
Faire
Kanngouvilè* et kivila kovè*.
Mesurer
Vouikou vikou*.
Rencontrer
Kou sammbaganya.
Ordonner
Kou vouammbana.
Ouvrir
Kou chita lamo.
Payer
Kou fouta.
Ramasser
Kou vouôya.
Plâtrer, crépir une maison
Kou boua.
Jouer
Kou vouakaiya.
Tirer
Kou koka.
Mettre
Kou vika.
Abattre
Kou toula.
Courir
Kou ennda ouviro.
S’enfuir
Kou vouanyéma.
Dire
Kou nèna.
Voir
Kou tala.
Coudre
Kou fouma.
Être malade
Kou véla.
Chanter
Kou vemmba.
S’asseoir
Kou chikata.
Raser
Kou tennda.
Montrer
Kou lammbôla.
Fermer la porte
Kou chita (koutchi vouélo).
Dormir
Kou lala.
Barbouiller
Kou isinnga.
Sentir (odorer)
Kou mouka.
Fumer (du tabac)
Kou toma (fannga)
Gâter
Kou tchavola.
Téter
Kou fvouama.
Nager
Kôya*.
Prendre
Kamoutvalitè.
Emporter
Kou foundoula.
Dire (raconter)
Kou sapouila.
Jeter
Kou soumbou.
Tonner
Kou ngalou.
Attendre
Kou nga.
Veiller
Kou talouka.
Avoir besoin
Kou sakatcho.
Marcher
Kou kanannga.
Laver
Kou kennda.
Travailler
Vouéila minnghéla.

Je vous battrai
Nsaka nikou koupilè.
Quand un sultan meurt, que font les Vouaroua ?
Loufa a Mlohhè toulonnga na mini la lèlo Vouaroua ?
Donnez-moi à boire de l’eau
Navila méma nitomè.
Il est très ivre
Vouakolouého katoma vibi.
Y a-t-il grande danse aujourd’hui ?
Vouazia an-ngoma ikata lélo ?
Non, c’était hier
Vitouou kécha.
D’où tirez-vous le fer ?
Vouabôya hi kilonnda ?
Kassonngo paye-t-il un tribut au Mata Yannfo ?
Kassonngo oulammboulakoué Mouata Yannfo ?
Non, il n’en paye pas
Vitouou, kaloumboulaho.
Kassonngo a très peur de Déiyaï à Kédjèra
Kassonngo alino moyo na Déiyaï a Kèdjèra.
Combien Kassonngo a-t-il d’enfants ?
Kassonngo vouana vouanngavo a vouatoula ?
Où est allé Kassonngo ?
Kassonngo (Mlohhè) aenndi hi ?
Kassonngo est allé aujourd’hui faire couper des nez et des oreilles
Ya lélo Mlohhè ouatchihoua matoui na moulou.
Les Vouaroua mangent-ils des hommes ?
Voualoua[121] nahouo voualia vouanntou ?
Non, ils ne le font pas.
Vitouou, viso.
Qui fait les couteaux des Vouaroua ?
Voualonngo loupéto Vouaroua ?
Les gens des environs de Mounza travaillent le fer.
Vouanntou voualipépi a Mounza vouafoula kilonnda.
Où se procurent-ils le cuivre ?
Vouavoué ahi mouammbo ?
Font-ils des couteaux de pierre ?
Voualonngo loupétè ouivè ?
Non
Vitouou.
Les Vouaroua prient Dieu, et IL leur donne ce dont ils ont besoin.
Voualoua sakalésè Vidié, anngavilè tchonnsaka.
Les Vouaroua ont-ils des chants ?
Voualoua nè nimmbo ?
Pouvez-vous trouver un homme qui m’en dise un ?
Vouasammba kania mountou ounéna makouao ?
Les Vouaroua ont-ils des récits (légendes, chroniques, traditions) ?
Voualoua né vichima.
Je voudrais entendre les chants et les récits
Nsaka kounyoukicha vouami vouavouiti mimmbo na vachima.
Les Vouaroua se rasent la tête
Voualoua vouatennda mévou.
Les femmes se tatouent le ventre
Vouakadsi vouataa an tappo tchali.
Quand les Vouaroua ont besoin de feu, comment font-ils ?
Voualoua vouasoka mililo[122] voualanngoukka ?
Ils frottent des baguettes
Moufio vouavié mililo.
L’eau bout-elle ?
Méma avila ?
J’ai très faim, je voudrais manger
Nafandzala, ousaka koulia.
Donnez-mot de la nourriture
Ngavilè voulio.
Est-ce une rivière, ou quoi ?
Kéki louvoui, ikika ?
Il s’est caché
Vouafia.
Il est adroit
Kalima lannga.
C’est un méchant homme
Tammboula miondzi.
Tous les gens portent-ils des boucliers, ou seulement les chefs ?
Vouandzololo vouanngherla ngao Mlohhè.
Tous les chef en portent
Vouandzerla Mlohhè vouondzolo.
Il connaît le chemin
Vouayouka ouchinnda.
La caravane a traversé la rivière
Voualvouenndo vouavoukakala louvoui.
Combien (se passera-t-il) de jours avant qu’ils reviennent ?
Mafouka vouennga vouahinnghili ?
Que fait-il ?
Vouakalanngaka ?
Voulez-vous montrer le chemin ?
Ounommbolé michinnda ?
Suivez cette route
Ennda diè la michinnda.
Conduisez-le à la rivière
Moutoaté kou louvoui.
Dites-moi quel est votre nom
Lisè yovè lisina vouiani.
Je suis venu de Kiremmba
Narya voua Kiremmba.
Avez-vous vu mes hommes ?
Ouvouaono vouatou vouami ?
Je ne les ai pas vus, mais cet homme (les a vus)
Vitoupou tchammvouénevo, vou immkona ava.
Dites à mes hommes de revenir
Tounénè tou hinnghi vouakouétou.
J’ai besoin d’un bateau et d’un guide
Nisaka vouatou na kilima machinnda.
Où sont les pagaies ?
Vouavilé masouki ?
Allez vite lui dire que je l’attends
Ennda oukaté oukoumkoughhila kogo.
Êtes-vous prêt ?
Oulivoua kiti ?
Partons
Touenndè vouosololo.
Cet homme dit un mensonge
Mountou avoua anénà ovéla.
Quelqu’un a volé un fusil
Mountou vouaiva outavoua mpouta.
Il fait très chaud
Avoualénè oulovou.
Le soleil a disparu
Mouina ammkata.
Il y a beaucoup de nuages au ciel (en haut)
Makoumbi avannghévila kélou.
La pluie est maintenant très forte
Mvoula ounoko oulovou.
Le camp d’aujourd’hui est-il loin ou tout près ?
Makoumbi a lélo koutéka palammbi a pépi ?
D’où venez-vous aujourd’hui ?
Vouatalouka ouya lélo ?
Où allez-vous ?
Vouindapi channgali ?
Avez-vous des nouvelles ?
Tala ipo ?
Il a tué son frère
Vouataha toula yani (toula, grand frère ; mkasanndi, petit frère).
Il a perdu sa hache
Kasola Kasinina.
Il riait
Ouséha.
Il pleurait
Oulila.
Il fait de mauvais rêves
Nalota nvibi.
Est-ce un magicien ou un sorcier ?
Ou kili mgannga é mfouichi ?
Que fera cette idole ?
Kichi Kilonngoka ?
Les cornes d’antilope sont une grande médecine
Kisenngo tammbouloukou mvouandza mkatammpè.
Il est pauvre
Moulannda.
Il n’a pas de fortune
Kalilo pato.
C'est un homme bon (il parle bien)
Ayo mountou miyammpi.
Il a la colère mauvaise
Ouli nésoungou ibi.
Il a battu ses gens et tous ont pris la fuite
Vouakoupila vouanntou, vouanyouéma vouanlolo.
Cette charge (ce ballot) est-elle lourde ?
Kisaka tchaléma.
Non, elle est légère
Vitouou, tchapèrla.
Qu’y a-t-il dedans ?
Moulitchika oukisaka ?
Des cannes à sucre et des bananes
Mionnghé na makonnde.
Mettez bas votre charge
Séla kisaka tchovè.
Portez la caisse
Ousélè kitoundou.
Tenez la corde
Tamboula mionnzi.
L’étoffe est gâtée (tachée)
Mbouicha yavola.
La hache coupe
Kassolo kahouiti.
Donnez-moi votre arc et vos flèches
Gahouilé outa na mikétou yové.
La corde de l’arc est rompue
Kilemmba vouatchivika.
Qu’avez-vous à vendre ?
Vouasela ka a kouota ?
Que voulez-vous ?
Ousakaka ?
Dites à un homme d’apporter de l’étoffe d’herbe
Sohouili mountou a kalétè kissanndi.
Où prennent-ils la teinture pour teindre l’étoffe d’herbe en noir ?
Kiaviloha ya afiti ha vissanndi ouchiti kouéhi ?
J’ai besoin de chèvres grasse
Nsaka mboudzi mounoumè.
Apportez des chèvres et six volailles
Lélè moudzi na vouadzolo tousammbi.
Il a des fèves
Mountou vouaianè koundè.
Donnez à mon esclave un pot de terre
Gavilè makika mouavilè a kisoukou.
Apportez-moi de l’ivoire (une dent d’éléphant) et je vous donnerai des couteaux
Létélè lino, nikouavilè loupèto.
Allez couper du bois et je vous donnerai du sel
Ennda katiavè kouni na makouavilè mouépou.
Avez-vous des patates à vendre ?
Dinè vouammbala sakatè notè ?
Je voudrais des œufs et des bananes
Nsaka mayi a dzolo na makonndè.
Il n’y en a pas
Hatoupou.
Vendez-moi la peau
Niotà kiséva.
Il ne veut pas la vendre, il vous la donnera
Kisoué kouota, ousaka koungavila.
Je veux boire du vin de palme
Nitoma malovou.
Il a tué deux pintades
Nataha vouakannga touhouili.
Laissez aller le mouton
Mkoutouhila mkoko.
Ils mangent des grenouilles
Voualia vyoula.
Le pot est plein
Kisoukou tchayala.
L’eau y a coulé
Méma mabi.
Il mange
Oulia.
Les singes mangent des fruits
Mpouyè voualè matoungoulo.
Les oiseaux boivent de l’eau
Ngoöni outoma méma.
Les bambous croissent près de l’eau
Sounoumou ili papa na méma.
Demandez si les porcs sont bons
Nghé vouakouata ngourouvouè a mboudzi.
Le chat a pris une volaille
Paka vouavouata dzolo.
Les rats des jungles sont très grands
Sennzé a kouno vakata.
Les rats mangent l’ivoire
Vouammpoukou voualia méno.
La viande sent mauvais
Mivita lina vinio.
Quel est le nom de cet animal ?
Mouita la lisoua mouitaka ?
Il a dit aux gens de tuer une chèvre
Vouanèna vouanntou vouakatahè mboudzi.
Broyez ce grain
Outouè matava.
Faites du feu
Vouandza mililo.
Allez tirer de l’eau
Vouenndé katéka méma.
Boit-il de la bière ?
Voualinntoma maloua ?
Il ne boit pas de bière, mais il fume du chanvre
Kachouè maloua, liloma liammba.
Combien de volailles avez-vous là ?
Dzolo vouannga vouo vouaïa navo.
Les hommes seuls font la guerre
Vouanntou voualouou louana.
Les femmes font tout l’ouvrage
Vouanavouakadza vouasaka minnghilo vouosolola.
Vraiment elle n’a pas d’enfants
Ouinè vinouliè vouanavo a vouatoula.
Elle est enceinte
Ouliné limi.
J’ai vu aujourd’hui une femme qui a eu huit enfants
Lélo touamono maloua mnakadzi avoutoula vouana mouannda.
Ils aiment leurs enfants
Ousaka vouana vounndi.
Les petits enfants sont méchants
Voualévouakaiya noumo vouana vouatché.
Cet homme est mort
M’ntou vouafou.
Où enterrez-vous les gens ?
Koudzika m’ntou kouéhi ?
Il a tué un éléphant
Vouataha holo.
Un crocodile a tué un homme
Nanndou kikouata m’ntou.
Fermez la porte
Chita koutivouélo.
Allez vous baigner
Ennda koyé méma.
Cela est sale
Oulina ouko.
Nettoyez-le
Katokè si viyammpi.
Attendez un peu
Kounghila kachi.
Ne vous pressez pas
Likà koulonnga oukili.
Ne faites pas de bruit
Kisotounoua.
Allez-vous-en
Talaka nano.
Il est ici
Oulipano.
Il n’est pas ici
Patupounghé.
Il est là-bas
Akouanaka, koutoupouryé.
Il n’est pas là-bas
Ouliakoua koulammpé.
C’est un grand arbre
Mounti moulammpi.
C’est une grande maison
Mzouo kata.
Comment allez-vous ?
Ou lina mini ?
Je ne suis pas bien ; la maladie m’a pris très fort
Hili viyammpi, louva louannka ména.
Je vais tout à fait bien
Pikomo.
Il est aveugle
Fofa.
Il a perdu un œil
Kisonngo.
Il est sourd
Mboulou.
Il est maigre
Vouanyanyé.
Il engraisse
Mouita mounouné.
Il a de grands cheveux
Visouki moulammpi.
Tailler les dents
Koukou la néno.
C’est un petit homme
Mountou mouéka mouipi.
C’est un homme fort et brave
Mouiyammpi Kayoukilé oudzendzany.
C’est un méchant homme
Avoué moubi.
C’est un voleur
Nghvi.
Il jeta une pierre
Ouaéla ouivoué.
La pierre m’a touché
Vouanntahè ouivoué.
Il se réjouit beaucoup
Vouachalmi ou chélenngami.
Je me suis coupé le doigt
Makéka tchala tchami.
Creusez un grand trou
Kola kina mkata.
Lâchez
Ouléké.
Bâtissez promptement une maison
Vouakandzou nodzouo oukiti.
Un très grand chien
Mboua oukata Katà.
Le lion est féroce
Tammbou moukali.
Un léopard a déchiré la chèvre
Nghè vouakouatà mboudzi.
Les chiens aiment les hommes
Mboua ouli viyammpi vouanntou.
La chèvre a porté deux chevreaux
Mbouzi yavoutoula vouana touvouili.
Adieu
Ennda Kou lala.
Mkondzo qui signifie
Au pied rapide.
Kirennga
Tueur d’hommes.
Kovouinmmbi
Tueur d’hommes.
Moéna Tannda
Roi de tous les pays (roi du monde entier).
Moéné Mounza
Chef de tous les hommes.
Vidiè
Dieu.
Mloua ou Mroua
Le Mroua par excellence.
Mlonnda
Le grand Mlonnda, mot qui également veut dire ami.
Koungoué a Bandza
Nom du Grand-Esprit des Vouara ; lui est donné parce que l’on suppose qu’il descend de cet Esprit, ou tout au moins qu’il en est proche parent.
NOMS KIROUAS[123].

Bammbarré.

Boula.

Bouya.

Tchala.

Tchikara.

Tchooni.

Déiayi.

Darammbo.

Darla.

Déri.

Fouma Djouérla.

Fouma Mouana.

Foumé a Kenna.

Foumo.

Irounga.

Kadièra.

Kaiyoumba.

Kadjiri.

Kalala.

Kalalina.

Kali èlè.

Kalou Koulako.

Kaloulou.

Kamouania.

Karennga.

Kassonngo.

Kassali.

Katouammba.

Kenndélé.

Kifouammba.

Kikondja.

Kilo.

Kimé Kinnda.

Kinngo.

Kiroua.

Kiroumba.

Kirounga Soungou.

Kissiko.

Kitammbara.

Koga.

Kokolo.

Koma Souindzi.

Komouimmba.

Konngoua.

Kopa Kopa.

Kovouemmba vouemmba.

Koulou.

Koussèka.

Kouâdi.

Loutchilou.

Loukondja.

Loukounga.

Lounga Mânndi.

Loupannda.

Louvouanngoué.

Louvouenndi.

Louvouéti.

Malalè.

Malova.

Mammdjania.

Manama.

Massenngo.

K’Kanndjila.

Mombèla.

Mona Kéiayi.

Mona Kassannga.

Mpannga.

Mchina.

Mtommbo.

Mtouvouadji.

Mousséna.

Mouammbaiyi.

Mouéhou.

Mouéné Kassovo.

Mouendzi.

Mouépa.

Mza Koulla.

Nabannda.

Nanndou.

Ngàvoua.

Ngoï.

Ngoï-Mani.

Nionnè Ootè.

Noumbi.

Poiyo.

Pomouimmba.

Poupoundou Lanngou.

Sammbi.

Sannga Tammbi.

Sennga.

Sennga Vouana.

Chéké Chéké.

Soungou.

Tammboui.

Tooté.

Touité.

Oukoua Kanouno.

Vouana Mpounga.

Vouana Ngao.

Vouapana Vissivoué.

Vouonndo.

  1. Voyez Dhow chasing in Zanzibar waters and on the Eastern coast of Africa par le capitaine G. L. Sulivan, R. N., Londres, 1873.
  2. « Un beau jeune homme, d’une taille splendide, souple et vigoureux, la figure vive, l’air intelligent, » dit Stanley, en parlant de M. Dawson. (Voyez Comment j’ai retrouvé Livingstone, Paris, librairie Hachette, p. 534. (Note du traducteur.)
  3. Voyez dans Stanley, Comment j’ai retrouvé Livingstone, p. 530 et suivantes, les détails de cette démission et de l’avortement de l’entreprise. (Note du traducteur.)
  4. Ce fut avec beaucoup de regrets qu’à mon arrivée à Loanda j’appris la mort de M. New. C’était un honnête homme, un esprit droit, un cœur généreux et brave ; il avait pris à tâche d’améliorer la condition des Africains, et a sacrifié à cette œuvre une existence précieuse.
  5. M. Oswell Livingstone commençait alors une maladie grave ; s’il renonça à aller rejoindre son père, ce fut d’après l’avis formel du docteur Kirk, et sur les instances réitérées de celui-ci, qui ne le croyait pas en état d’accomplir ce voyage. (Note du traducteur.)
  6. Langue du Sahouahil ; nous ferons remarquer la contraction qui est toute récente ; Stanley (1871), dit encore partout : Kisahouahili, Msahouahili, Vouasahouahili ; Cameron ne le met nulle part ; il écrit toujours : Kisouahili, Msouahili, Vouasouahili. (Note du traducteur.)
  7. Peninsula and Oriental Steamer.
  8. Plume d’acier.
  9. Messmates, littéralement : compagnons de gamelle. (Note du traducteur.)
  10. Voyez pour plus de détails sur Bombay, Sources du Nil, journal du capitaine Speke, Paris, Hachette, 1864, p. 242, et Stanley, Comment j’ai retrouvé Livingstone, Paris, Hachette, 1874, p. 32. (Note du traducteur.)
  11. Mot qui veut dire soldats et qui s’applique aux gens armés composant l’escorte d’une caravane, bien qu’ils n’aient rien de commun avec la force militaire du pays (Note du traducteur.)
  12. La daou est une barque arabe, pontée seulement à l’arrière, qui est très élevé, tandis que l’avant est très bas. C’est la plus petite des embarcations maritimes de ces parages ; on fait néanmoins avec elle non seulement la traversée de Mascate à Zanzibar et à Madagascar, mais de Zanzibar dans l’Inde. (Note du traducteur.)
  13. Scribe au service du gouvernement, employé d’une administration, probablement ici un comptable de la douane. (Note du traducteur.)
  14. Calicot écru fabriqué en Amérique, d’où lui vient son nom. (Note du traducteur.)
  15. Cotonnade bleue fabriquée dans l’Inde. (Note du traducteur.)
  16. Petite monnaie de cuivre de Zanzibar, valant quatre centimes. (Note du traducteur.)
  17. Ceinture des soldats qui ont fait l’expédition de Chine. (Note du traducteur.)
  18. Littéralement : fête du Christ, fête de Noël. (Note du traducteur.)
  19. Ministère de la guerre.
  20. Voyez sur Chammba Gonéra les détails que donne Stanley, Comment j’ai retrouvé Livingstone, Paris, Hachette, 1874, p. 62. (Note du traducteur.)
  21. Sorte de caleçon ou plutôt de culotte courte en étoffe légère et très ample. (Note du traducteur.)
  22. « Nous dirons à ce propos que le nom de Zanzibar ne désigne pas seulement la ville, ni même l’île qu’on appelle de la sorte. Ce mot qui signifie côte des Noirs s’applique à tous les États du sultan, dont il est l’appellation correcte. Le véritable nom de la ville de Zanzibar, celui qu’elle a reçu des indigènes, est Oungoundja. » La dénomination de Zanzibar, appliquée aux provinces de terre ferme, est la même que celle de Zanguebar (région, pays des noirs). Voyez Burton, Voyage aux grands lacs de l’Afrique orientale, Paris, Hachette, 1822, p. 29. (Note du traducteur.)
  23. Voyez, sur ce pont et cette crique fangeuse, Stanley, Comment j’ai retrouvé Livingstone, p. 65. (Note du traducteur.)
  24. Le noullah est un ravin creusé en plaine, et dans un sol meuble, par des eaux torrentielles ; c’est le gully des Américains. Le nom est hindou ; il a été consacré en Afrique, pour cette région, par Burton ; Stanley lui-même l’a adopté, et comme il n’a pas d’équivalent dans les langues européennes, les voyageurs feront bien d’en généraliser l’emploi. (Note du traducteur.)
  25. Village de la côte, soumis en partie au sultan de Zanzibar.
  26. Oungérenngéri de Stanley. Il est probable que l’orthographe de Caméron est la plus exacte, Lo, Lou, Ro, Rou signifiant eau courante, et formant, dans toute cette région, la première syllabe du nom de presque toutes les rivières. (Note du traducteur.)
  27. Stanley, qui passa au moment où ce désastre venait d’avoir lieu, et dont la véracité scrupuleuse est aujourd’hui bien avérée, dit que cent villages ont été détruits. Ce n’est pas de la pluie qui accompagna la tempête, mais une trombe : « Tout le monde dormait quand, au milieu de la nuit, on fut réveillé par d’épouvantables roulements, tels qu’en auraient fait de nombreux tonnerres. La mort faisait son œuvre sous la forme d’une grande masse d’eau ; on aurait dit un mur qui passait, arrachant les arbres et abattant les maisons. » Voyez dans Stanley (Comment j’ai retrouvé Livingstone), p. 91 et 525, la description de la vallée avant et après les dégâts. (Note du traducteur.)
  28. L’ébénier de cette région n’est pas de la famille des ébénacés, mais un dalbergia, le sissoo, qui se rencontre dans toute l’Afrique orientale, où il paraît être commun. Lors de son dernier voyage au Zambèze, Livingstone chauffait la machine de son petit vapeur avec ce dalbergia, dont l’ébène, dit-il, est plus beau que celui qu’on apporte en Europe. Voyez Explorations du Zambèse, Paris, Hachette. 1866, p. 19. (Note du traducteur.)
  29. Tracks of pigs. Probablement les traces d’un cochon à verrue : phacochère ou sanglier à masque. (Note du traducteur.)
  30. Coucou indicateur, l’oiseau qui fait trouver les ruches. (Note du traducteur.)
  31. Sens littéral du nom de Simmbaouéni. Pour la description de la ville et pour sa ruine, voyez l’ouvrage de Stanley : Comment j’ai retrouvé Livingstone, p. 91 et 525. (Note du traducteur.)
  32. La chaine du Kihônndo s’anastomose avec celle du Kigammboué ; et c’est dans l’angle formé par la réunion des deux chaînes que se trouvent les sources du Lougérenngéri.
  33. « Le seul arbre important de la vallée de Makata est le Borassus flubelliformis, dit Stanley. Il y croit à certaines places en nombre suffisant pour former des massifs qu’on peut appeler des bois. On ne voit ensuite dans cette plaine que des arbres épineux d’espèces diverses, arbres très secondaires, et un mimosa parasol, dont la cime gracieuse est toujours verte » (Comment j’ai retrouvé Livingstone, p. 111.) (Note du traducteur.)
  34. La Moukoundokoua est, à proprement dire, la partie supérieure de la Makata, et celle-ci est l’une des branches mères du Vouami, qui s’appelle, en remontant de l’embouchure à la source : Vouami, Roudéhoua, Makata, et Moukonndokoua, suivant la partie de son cours dont il est question. (Note du traducteur.)
  35. Voyez Burton, Voyage aux grands lacs de l’Afrique orientale, p. 169. Paris, Hachette, 1862.
  36. Cette richesse, bien diminuée alors, avait été réelle, et à une époque récente. Voyez ce que dit Stanley du prix de l’ivoire dans le Manyéma en 1871. (Comment j’ai retrouvé Livingstone, p. 362.) (Note du traducteur.)
  37. Voyez dans Stanley, qui a passé là deux jours, la description de ce petit lac, plus curieux qu’il ne paraît d’abord. (Comment j’ai retrouvé Livingstone, p. 123 et suiv.) (Note du traducteur.)
  38. Cette immunité peut provenir de l’époque à laquelle l’eau a été bue, époque moins éloignée de la saison pluvieuse. Stanley, qui a passé à Khounyo le 22 mai, dit positivement : « Les Arabes et les indigènes boivent sans crainte ce liquide nitreux et n’en souffrent pas, mais le redoutent pour leurs ânes, qu’ils ont grand soin d’en éloigner. Ne sachant pas cela, ignorant même où commençait exactement la Plaine de l’eau amère, je laissai conduire mes bêtes à l’abreuvoir ; le résultat fut désastreux : celles qu’avaient épargnées l’affreux marais de la Makata furent tuées par les citernes de Khounyo. (Comment j’ai retrouvé Liningstone, p. 236.) (Note du traducteur.)
  39. Ces rongeurs étaient des damas, ou hyarx, petits pachydermes poilus qui habitent les rochers et sont très répandus dans l’est, dans le midi de l’Afrique, et probablement dans tous les pays rocheux de cette partie du monde. Voyez, pour la conformation du pied de ce curieux animal, la description qu’en donne Schweinfurth. Au cœur de l’Afrique. Paris, Hachette, 1875, tome 1, p. 363. (Note du traducteur.)
  40. Les étoffes de couleur, dites étoffes avec un nom, sont de trois espèces : lainage, cotonnade et tissu mélangé, soie et coton. Burton décrit de vingt-cinq à trente sortes de ces étoffes, qui valent jusqu’à vingt-cinq dollars (plus de cent vingt-cinq francs) l’écharpe dont l’aunage ne dépasse guère deux mètres. Voyez pour plus de détails, Burton, Voyage aux grands lacs de l’Afrique orientale, p. 368. (Note du traducteur.)
  41. Il serait plus juste de dire l’une des têtes du Rouaha. (Note du traducteur.)
  42. Le diouli, le lânghi des Hindous, est une étoffe de soie fabriquée à Surate. À Zanzibar, on lui ajoute une frange, souvent une bordure de fil d’or. Cette soierie est à fond rouge, vert ou jaune, avec des raies de couleurs diverses. La moins chère se vend sept dollars le coupon de trois yards et demi (trois mètres vingt-six), sans la frange, qui est de deux dollars. La plus précieuse, celle qui est décorée de fil d’or, monte à quatre-vingts dollars. (Note du traducteur.)
  43. Le sohari est une étoffe à carreaux bleus et blancs, avec une bordure rouge et de petites raies bleues, rouges et jaunes. À chacun de ses bouts, la pièce a des carreaux plus grands, où du rouge est mêlé. Moins cher que le diouli, le sohari se vend encore jusqu’à trente dollars les vingt choukkas, c’est-à-dire les vingt brasses. (Note du traducteur.)
  44. Le coquillage qui fournit la matière de ce bijou est un cône de la mer des Indes ; on verra plus loin quelle en est la valeur au centre de l’Afrique et dans les provinces qui se rapprochent de la côte orientale. (Note du traducteur.)
  45. La koubaba, unité de mesure employée à Zanzibar, pèse d’une livre et quart à une livre et demie. Toutefois rien de plus arbitraire ; elle se divise en grande et petite koubaba, et généralement est représentée par une gourde, dont la capacité est loin d’être fixe. (Note du traducteur.)
  46. Voyez au sujet de cette guerre les détails que donne Stanley, et qui, bien que plaçant Mirammbo sous un jour peu favorable, ne contredisent pas ceux qu’on vient de lire. Stanley avait reçu des Arabes les informations qu’il transcrit, page 213, de Comment j’ai retrouvé Livingstone. (Note du traducteur.)
  47. Voyez, sur la fièvre de cette région, les détails qu’en a donnés Stanley, p. 217 et 258 de Comment j’ai retrouvé Livingstone. Paris, Hachette, 1874. (Note du traducteur.)
  48. Tribu sauvage dont le territoire est sur la route qui va de l’Ounyanyemmbé à la partie sud du Tanganyika.
  49. Voyez dans le Dernier journal de Livingstone, vol. II, p. 402, le récit détaillé de cet épisode. (Note du traducteur.)
  50. L’Ougara, dans lequel nous étions alors, est divisé en trois chefferies indépendantes. Il n’est pas considéré comme faisant partie de l’Ounyamouési proprement dit ; mais sa population est la même que celle de cette dernière province ; elle a les mêmes marques nationales, le même langage et se distingue difficilement de ses voisins d’autre race.
  51. Voy., pour toute cette région, Stanley, Comment j’ai retrouvé Livingstone, p. 422-496 et 473. (Note du traducteur.)
  52. Le titre de moutoualé désigne dans tout l’Ouvinnza et dans quelques pays voisins le chef d’un simple village.
  53. La Mouzimou de Stanley, la Mosima de Livingstone, l’Oubouari de Burton et de Speke. « L’endroit ou l’on aborde, dit Burton en parlant de cette île, s’appelle Mozimou. » C’est là qu’on fait échouer les pirogues et que les insulaires se pressent en foule pour troquer leur ivoire, leurs esclaves, leurs provisions contre du sel, de l’étoffe, des grains de verre, du fil de métal. Ce nom aura été donné par les traitants à l’île entière depuis que le commerce a pris de l’extension dans ces parages. (Note du traducteur.)
  54. Un métis arabe avec qui nous ferons connaissance beaucoup plus loin.
  55. Lagune située au sud-ouest de l’Oukahouenndi. (Note du traducteur.)
  56. Non pas de Livingstone, mais des renseignements qui lui avaient été donnés et qu’il a transmis dans ses lettres. C’est au contraire l’illustre docteur qui, en en suivant les bords, a découvert que le Liemmba n’était autre chose que la partie méridionale du lac Tanganyika. Voyez Livingstone, Dernier Journal, vol. I, pages 279-293 (Note du traducteur.)
  57. Les Vouatouta sont des Mazitous, peuplade de proie dont le territoire est au nord-ouest du lac Nyassa. Voyez dans Livingstone, Explorations du Zambèze, pages 354 et 358, des détails relatifs à l’origine et aux coutumes de cette tribu, et dans le Dernier Journal du docteur, pages 149, 172, 182, l’effroi qu’inspirent ces Cafres de race zouloue. (Note du traducteur.)
  58. Natifs de l’île de Zanzibar. (Note du traducteur.)
  59. Plus tard, en divers endroits, je recueillis des témoignages qui confirmaient le fait de la jonction du Loukouga avec le Loualaba. Les hommes qui me fournirent ces derniers renseignements affirmaient avoir longé eux-mêmes la rivière à une grande distance de là.
  60. Djoho, corruption du mot djohh, drap grossier écarlate ou bleu. (Note du traducteur.)
  61. Cette hideuse coutume est très répandue en Afrique ; elle existe sur les bords du Zambèse inférieur, sur les rives du Chiré et du lac Nyassa, où le bijou inséré dans la lèvre est une bague nommée pélélé. On retrouve celui-ci parmi les riverains de la Rovouma, chez qui il est même porté par quelques dandys, bien que cette parure soit essentiellement féminine ; enfin l’ornement labial, sous forme de cheville, de plaque, d’anneaux métalliques, de brins de bois, etc., est commun dans tout le bassin du Diour. Voy. Livingstone, Explorations du Zambèse, p. 108 ; Schweinfurth, Au cœur de l’Afrique, vol. I, p. 380, 381, 382, et vol. II, p. 288, 355. (Note du traducteur.)
  62. Voyez pour les moutons et les chèvres dinkas, Schweinfurth, Au cœur de l’Afrique, Paris, Hachette, 1815, vol. I, p. 160-161. (Note du traducteur.)
  63. Moïnékouss de Livingstone, nom qui signifie : seigneur du perroquet, d’après celui du perroquet rouge appelé Kouss dans le Manyéma, où cet oiseau joué un rôle important, surtout par son plumage : il faut avoir tué un homme pour avoir le droit de mettre dans ses cheveux l’une des plumes rouges du Kouss. Voyez Livingstone, Dernier Journal, tome II, p. 103 et 109. Paris, Hachette, 1876. (Note du traducteur.)
  64. Peut-être moins par avarice que par maladie ; voyez dans Livingstone, Dernier Journal, vol. II, p. 93, les détails de cette curieuse affection, appelée safara à Zanzibar, et dans laquelle les malades mangent de l’argile, même au sein de l’abondance. (Note du traducteur.)
  65. Voyez ce que dit Livingstone de Moéné Bougga (son Moïnemmbegg), Dernier Journal, vol. II, p. 27, 28 ; et les détails qu’il donne sur Moïnékouss, même vol., p. 15, 66, 19, 80. (Note du traducteur.)
  66. Après un détour considérable, le Louboumba rejoint la Louama à une trentaine de milles en amont de l’endroit où nous avons passé.
  67. Voyez dans Livingstone, Dernier Journal, la description d’autres greniers en plein vent, et la manière dont l’épi de maïs est accroché, épi de forme curieuse obtenue par sélection, p. 37, vol. II. (Note du traducteur.)
  68. Nous rappellerons que le Souahil (contraction de Sahouahil), pays des Vouasouahili, et dont le nom signifie rivage, s’applique particulièrement à cette partie de la côte du Zanguebar qui s’étend de Mombas à l’embouchure du Pangani, où commence la Mrima (Terre des Collines) qui est la partie du Sahouahil située en face de Zanzibar. (Note du traducteur.)
  69. Voyez pour plus de détails sur ces marchés intéressants le Dernier Journal de Livingstone, vol. II, p. 130, 135, 145, 146. (Note du traducteur.)
  70. Voyez dans Schweinfurth, Au cœur de l’Afrique, Paris, Hachette, 1875, vol. I, p. 496 et suiv., les observations de l’éminent voyageur, et les renseignements qu’il a recueillis sur le cours de l’Ouellé. D’après les informations « données avec une concordance qui ne s’est jamais démentie, cette rivière aurait une direction O. N. 0. » Parmi les informants, plusieurs avaient suivi l’Ouellé pendant des jours et des jours, ils l’avaient vu déboucher dans un lac et donnaient de longs détails sur les riverains de la partie inférieure ; gens vêtus d’étoffe blanche et se mettant à genoux comme les Turcs pour faire leurs prières. « Ce sont donc des musulmans, dit Schweinfurth, qui habitent les bords du bas Ouellé ; ce qui, joint à la direction et à la distance (20 jours de marche), indique la province occidentale du Baghirmi » ; et le célèbre voyageur en conclut que l’Ouellé est le haut Chari. (Note du traducteur.)
  71. C’est afin qu’elles soient promptement séchées par le soleil. Voyez, pour plus de détails sur ces villages, le Dernier journal de Livingstone, vol. II, p. 139. Paris, Hachette, 1876. (Note du traducteur.)
  72. Voyez pour ce genre de couverture, qui est également celui des maisons, le Dernier journal de Livingstone, vol. II, p. 35. (Note du traducteur.)
  73. Voyez dans le Dernier journal de Livingstone, vol. II, p. 33, les détails et la gravure qui se rapportent à cette récolte des termites. (Note du traducteur.)
  74. Pluriel de Msoungou, mot du langage de la côte, qui sur toute la ligne des caravanes, à partir du Sahouahil, désigne un homme blanc, de race européenne. D’après Burton, ce mot est synonyme de savant : Ousoungou, pays du savoir, pays des blancs ; Vouasoungou, gens du pays de la science. (Note du traducteur.)
  75. Pombéiros, traitants à peau noire des provinces portugaises, souvent des esclaves de confiance dirigeant une caravane. Sur les deux pombéiros en question, voyez Livingstone, Explorations du Zambèse, p. 241. (Note du traducteur.)
  76. Livingstone dit Kamolonndo. Dans la plupart des dialectes de l’Afrique australe les liquides l et r se prennent indifféremment l’une pour l’autre. En Kisahouahili, elles sont distinctes toutes les fois que leur changement pourrait modifier le sens du mot ; mais quand la signification ne doit pas en souffrir, dit Burton, les Arabes et les plus policés des gens qui parlent cet idiome emploient la lettre r de préférence. Par contre, les esclaves et les nègres de l’intérieur lui préfèrent un l, et paraissent tellement épris de cette dernière lettre qu’ils s’en servent ad libibum au commencement et au milieu des mots. Ainsi l’emploi de ces deux liquides pour un même nom indiquerait, suivant celle qui a été choisie, la provenance du renseignement que le voyageur a obtenu sur le point dont il parle. (Note du traducteur.)
  77. Que Mata Yafa soit la qualification donnée par les Vouaroua au chef suprême des Balonnda, cela n’empêche pas celle de Mata Yannvo ou Yammvo d’être exacte ; et l’on sait, au moins depuis le passage de Livingstone dans le pays même (1854), que ce n’est pas un nom, mais un titre. « Nous rencontrons ici, dit le célèbre voyageur, des messagers qui viennent annoncer à Quenndenndé la mort du grand chef dont Matiamvo (Mouata Yammvo) est le titre héréditaire, mouata voulant dire seigneur. » Plus loin, Livingstone est reçu par un chef voisin du Lonnda, qui lui adresse ces paroles : « Je suis le grand Moéné Katéma, légal du Matiammvo. » Voyez Livingstone, Explorations dans l’Afrique australe, deuxième édition, Paris, Hachette, 1873, p. 319 et 323. (Note du traducteur.)
  78. Roua de Livingstone, de Stanley et probablement des indigènes ; le préfixe ou, qui veut dire : contrée, pays de, est emprunté au Kisouahili, dont les caravanes font usage, et qui s’est promptement répandu sur toute la ligne qu’elles suivent. Renseignés par les traitants qu’il rencontra dans l’Oudjidji, Speke a également écrit Ouroua. C’est sous la même influence, qu’après avoir fait observer qu’à partir du Tanganyika méridional, le préfixe Voua, marque du pluriel des noms de peuples dans la langue du Sahouahil, se changeait en Ba, et nous avons donné pour exemple Bafipa, gens du Fipa, Cameron continue à dire avec les hommes des caravanes, Vouaroua, Vouaghénya, Voualônnda, tandis que Livingstone, d’après les indigènes, écrivait Baroua, Baghénnya, Balonnda, et pour le pays de ces derniers employait simplement Lonnda, au lieu d’Oulonnda. (Note du traducteur.)
  79. Dans l’Ouroua, Kouinhata, nous l’avons dit plus haut, signifie : résidence du chef et désigne toujours la principale demeure de celui-ci ; en outre, le village, le lieu quelconque où le souverain, voire sa première épouse, s’arrête pour une halte, devient de facto Kouinhata pendant le séjour du maître, ce séjour ne durât-il qu’une nuit.
  80. Salomon fils de David.
  81. On a vu souvent en France exécuter ces tours d’adresse. Le jeu en question était en faveur parmi nous il y a quelque soixante ans ; il nous vient, dit-on, des Chinois. Nous l’avons perfectionné en creusant les deux boules du sablier et en les perçant chacune d’un trou ; ce qui en fait deux toupies d’Allemagne, toupies dont le ronflement a valu à ce jouet le nom de diable. (Note du traducteur.)
  82. Here for the first time I saw ant-hills similar to those in South Africa. À quelles fourmilières du midi de l’Afrique est-il fait allusion ? Le termite belliqueux est celui qui passait jusqu’à présent pour avoir les plus grandes retraites, et la hauteur de ses édifices sud-africains est généralement de dix à douze pieds. Ce dernier chiffre est celui de Smeathman ; Jobson a dit vingt pieds, le maximum des citations n’arrive pas à vingt-cinq. La similitude est-elle dans la forme ? Ces monuments de plus de seize mètres de haut sont-ils des cônes entourés de clochetons, comme les plus grandes fourmilières qu’on ait décrites, ou des tourelles à large toiture, comme celles du Termes mordax ? La muraille est-elle d’argile rouge, ainsi que l’est toujours la bâtisse du belliqueux, où de terre d’alluvion grise ou noire, comme le sont les demeures de l’atroce ou du mordant ? Nous avons bien, page 304, le croquis d’une fourmilière qui, d’après la hauteur des herbes, pourrait avoir une trentaine de pieds, et qui paraît être recouverte en chaume. Est-ce de celle-là qu’il est ici question ? Nous regrettons vivement que l’auteur n’en ait pas dit davantage sur ces merveilles du monde animal. (Note du traducteur.)
  83. Tous les degrés, indiqués dans le texte d’après le thermomètre de Fahrenheit, sont marqués ici à l’échelle centigrade. Cette température de 8o ne semble pas bien rude ; mais ainsi que dans la région polaire, où un chiffre très bas du thermomètre ne représente pas, chez l’homme de nos contrées, une impression de froid égale à celle que lui produisent nos gelées ordinaires, ici, un chiffre qui n’a rien de rigoureux est le signe d’une température pénible. « Le matin, dit Livingstone, le thermomètre marque 10o, et nous avons très froid. Dans cette saison ajoute-t-il, les Balonnda ne quittent jamais leurs feux avant neuf où dix heures. » Et le célèbre docteur eut les pieds gelés entre les 11o et 12o degrés de latitude, plus près de l’équateur que des tropiques, alors que, pendant le jour, il avait 32o de chaleur, à l’ombre la plus épaisse. (Note du traducteur.)
  84. On appelle pombeiros les marchands indigènes appartenant aux provinces de l’Angola, d’où ils vont trafiquer dans l’intérieur, en général au compte de traitants portugais. Ceux dont il est ici question, et que la chronique désigne sous le nom de trafiquants noirs (os fetrantes pretos), furent envoyés vers 1806 dans le Lonnda, par Francisco Honorato da Costa, le premier Européen qui s’établit à Cassanngé. Ils furent ensuite expédiés à la côte orientale, et ne dépassèrent pas Têté, d’où ils rapportèrent des lettres que le gouverneur du Mozambique leur avait adressées dans cette ville, et qui étaient datées de 1815. Voyez, à ce sujet, Livingstone, Exploration du Zambèse, p. 241. (Note du traducteur.)
  85. Cette communication existe par la Lotemmboua, double émissaire du lac Dilolo, qui se jette au nord-ouest dans le Cassaï, à une distance d’environ quinze milles de son point de départ, et au sud dans la Liba, réunissant ainsi le bas Congo et le haut Zambèse par deux de leurs tributaires les plus importants. La Lotemmboua du nord, à la sortie du lac, avait un mille de large et un mètre de profondeur, quand Livingstone l’a traversée en revenant de Loanda, et cela pendant la saison sèche. La Lotemmboua du sud est moins considérable, mais elle est également permanente. (Voyez Explorations dans l’Afrique australe, p. 470.) (Note du traducteur.)
  86. Il n’est pas étonnant que Katenndé n’ait pu rien dire de Livingstone, car il n’y avait eu entre eux qu’un échange de messages, au sujet du tribut. Les débats se prolongèrent pendant deux jours, au grand ennui du voyageur, qui entre à cet égard dans de longs détails, et termine par ces mots : « Nous partons enfin sans avoir vu Katenndé. » (Voyez Explorations dans l’Afrique australe, p. 336 et suivantes.) (Note du traducteur.)
  87. Une autre légende du lac Dilolo est rapporté par Livingstone ; c’est bien le même fond, le même sujet, mais les détails diffèrent. Au lieu d’un homme, c’est une femme, cheffe de bourgade, qui demande l’hospitalité ; les riches habitants la lui refusent ; elle leur reproche leur avarice : « Que ferez-vous pour nous en punir ? » lui demandent-ils d’une voix railleuse. Sans leur répondre, la femme se mit à chanter lentement ; elle s’appelait Moéné Monennga ; tandis qu’elle prolongeait la dernière syllabe de son nom, le village tout entier, jusqu’aux oiseaux de basse-cour et aux chiens, s’enfonça et disparut dans la terre, à l’endroit où les eaux sont venues prendre sa place. Kasimakaté, le chef de ce village, était absent ; lorsqu’il revint et qu’il ne trouva plus sa famille, plus personne, pas même les ruines de sa demeure, il se précipita dans le lac, où il est toujours ; et c’est du mot ilolo, qui signifie désespoir, qu’à été formé le nom du lac où le malheureux Kasimakaté a cherché la mort. (Explorations de Livingstone dans Afrique australe, p. 330.) (Note du traducteur.)
  88. Ce serait alors le pays des Makololos. Nous regrettons que l’auteur ne soit pas entré dans plus de détails à ce sujet. Après la mort de Sékélétou, arrivé au commencement de 1864, une partie des Makololos est allée se fixer près du lac ’Ngami ; les tribus noires, tribus conquises, se sont alors insurgées ; Impololo, oncle de Sékélétou, qui avait pris la régence, a été tué et la nation a été dissoute. Le Djenndjé est-il l’endroit voisin du ’Ngami, où les premiers mécontents allèrent s’établir ? (Voyez sur cette peuplade intéressante et sur Sékélétou, Livingstone, Exploration dans l’Afrique australe, p. 86, 200, 390, et Exploration du Zambèse, p. 251, 252 et suivantes. (Note du traducteur.)
  89. « Le goût de ce poisson, dit Livingstone, est piquant et amer, avec quelque chose d’aromatique ; mes hommes, qui n’avaient jamais vu ce fretin séché, en mangèrent avidement. » Pour la plupart des Africains de la zone équatoriale, la viande ou le poisson n’est jamais trop faisandé ; l’un ou l’autre s’emploie alors pour relever la bouillie de manioc, qui autrement serait fade, et qui a besoin d’un mélange azoté pour n’être pas nuisible. Peut-être un homme du Kibokoué ou du Manyéma se demanderait-il comment certains de nos fromages peuvent être mangés avec plaisir par les hommes blancs et après les délicatesses de l’entremets. (Note du traducteur.)
  90. C’est pour cette raison que les fardeaux sont portés dans une hotte et non sur la tête. Cela annonce également la supériorité de la race, car c’est un indice de la longueur des cheveux. (Note du traducteur.)
  91. Le boisseau anglais est d’une contenance de trente-six litres.
  92. Very seedy looking. Était-ce un chou de mauvaise mine ou paraissait-il très grenu ? Le looking nous a fait pencher pour l’étiolement ; cependant il est avéré que le chou vient à merveille dans cette région. De tous les légumes d’Europe introduits jadis par les missionnaires, le chou est le seul qui, excepté à Benguéla et à Mossamédès, soit resté dans le pays, où même il est devenu plante d’agrément. « Parfois, dit M. Monteiro, on le voit dans les villes, généralement isolé, s’élevant sur une tige épaisse, de quatre à cinq pieds de hauteur, dont on a soigneusement détaché les feuilles basses. Il est alors entouré d’une palissade qui le protège contre les attaques des chèvres et des moutons. À la campagne on le cultive dans les jardins ; mais je ne l’ai jamais vu dans les champs. » (Angola and the river Congo, Londres, 1875.) — M. Monteiro avait des choux à Bembé ; ils poussaient là d’une manière luxuriante, mais ils pommaient rarement. (Note du traducteur.)
  93. Ce pays est l’Angleterre ; nous-même, nous avons connu de vieilles ladies qui, lorsqu’elles désiraient ou craignaient quelque chose, attendaient une lettre ou faisaient un projet, ne manquaient pas de consulter l’arrangement de ces parcelles. (Note du traducteur.)
  94. « Nulle part, » dit Onésime Reclus en écrivant le Sahara de cette plume qui tient du pinceau et du burin, « nulle part au monde le mot séparer ne s’applique aussi justement ; plus que les hautes montagnes que franchissent des cols viables, plus que l’Océan bravé par les navires, plus que la toundra affermie tous les ans par la rigidité des froids, le grand désert éloigne l’un de l’autre les régions entre lesquelles il déroule ses sables, ses rochers, ses oasis, élève sans ordre, à une hauteur de mille à deux mille mètres, ses monts de grès ou de granit jaunes, noirs ou rougis par du minerai de fer. Dans cet espace de cinq à six mille kilomètres de long et de mille à deux mille kilomètres de large, contenance de six cent trente millions d’hectares, égale aux deux tiers de l’Europe, douze fois celle de la France, des chardons, des artémises, des buissons épineux, quelques herbes nourries par l’oued invisible, des scorpions, des lézards, le leffà, vipère à cornes dont la morsure tue si vite qu’on l’a nommé serpent-minute, c’est, en dehors des oasis, à quoi se borne toute la vie saharienne. » — (La terre à vol d’oiseau, Paris, Hachette, 1877, vol. II, p. 74.) Mais dans le Sahara plus encore, peut-être, que dans le Kalahari « l’eau a une puissance d’évocation prodigieuse : il suffit d’une nuit mouillée pour vêtir de verdure les sables les plus indigents. » Voyez également pour le grand désert du sud, pour les pays qui l’entourent et leur dessiccation, la Terre à vol d’oiseau, même volume, de la page 115 à la page 134. (Note du traducteur.)
  95. D’après les informations recueillies par M. Marche, et que paraît confirmer ce que nous savons des découvertes de Stanley, l’Ogôoué serait une branche du Congo. (Note du traducteur.)
  96. Cette ligne a été franchie par Schweinfurth dans le pays des Niams-Niams, entre le Lindoukou, sous-affluent du Diour, et le Mbroûolé tributaire de l’Ouellé. Voyez pour ce point intéressant Au cœur de l’Afrique, Paris, Hachette, 1875, tome Ier, p. 452, (Note du traducteur.)
  97. Le Bahr el Arab ou Bahr-el-Homr, principale branche du Ghazal, n’est connu que près de son embouchure. Assez important pour être placé par Schweinfurth à côté, sinon au-dessus du Bahr el Djebel (haut Nil Blanc), le Bahr el Homr semblerait être la grande rivière des Abou Dingas et prendrait alors sa source dans les monts du Rounda, au sud de l’Ouadaï ; ce qui, au sud-ouest, rejetterait la limite du bassin nilotique assez loin de la ligne orientale du désert. Relativement aux sources du Bahr el Homr, le point traversé par Schweinfurth serait au sud-est. Voyez Au cœur de l’Afrique, tome II, p. 325. (Note du traducteur.)
  98. Une ligne de faîte sépare bien les affluents du Limmpopo des tributaires du Zambèse inférieur, mais autrefois les deux bassins communiquaient entre eux. Aujourd’hui encore, dans les années très pluvieuses, le Limmpopo, d’après de récentes découvertes, serait rejoint par la Zouga, ce qui le réunirait au cours moyen du Zambèse. Nul doute que, plus tard, les pluies ne se régularisent par le reboisement et la culture du sol, que les rivières ne soient débarrassées de leurs obstacles, que les chutes trop considérables ne soient tournées par des canaux. Les produits du centre africain pourront alors gagner l’Atlantique par le Zaïre, l’Ogôoué et le Gabon, la Méditerranée par le Nil, la mer des Indes par le Zambèse ou le Limmpopo, à 54 degrés de latitude de Port-Saïd. Si, comme le pense Schweinfurth, l’Ouellé était le haut Chari, un canal de quelques lieues ferait passer du bassin du Nil dans celui du lac Tchad ; et s’il est vrai que ce dernier communique par le Serbenel avec la Bénoué, on irait d’Alexandrie à Tombouctou sans quitter la voie fluviale. (Note du traducteur.)
  99. On sait que depuis l’époque où l’auteur a écrit ces lignes, l’Angleterre, qui n’a jamais reconnu l’indépendance des États du Transvaal et de l’Orange, a pris possession de ladite république. (Note du traducteur.)
  100. Voyez dans Explorations de l’Afrique centrale, p. 311, 313, 332, 410, ce que rapporte Livingstone de cette curieuse ligne de faîte, de la nature des sources et de l’enchevêtrement des tributaires du Congo et du Zambèse. (Note du traducteur.)
  101. Suivant Schweinfurth, l’Ouelié serait le Chari supérieur. Avec une concordance qui ne s’est jamais démentie, les Mombouttous et les Niams-Niams qu’il a questionnés sur cette rivière donnaient à l’Ouellé une direction ouest-nord-ouest. Plusieurs d’entre eux l’avaient suivie pendant des jours et des jours jusqu’à un lac dont les riverains, vêtus d’une étoffe blanche, faisaient leurs prières à la façon des Turcs, ce qui indique une population musulmane. Voyez, pour plus de détails : Au cœur de l’Afrique, vol. Ier, p. 498 et vol. II, p. 139. (Note du traducteur.)
  102. Burton a donné sur le copal, sur l’arbre qui le fournit, sur le commerce dont il est l’objet, d’amples détails que l’on trouvera p. 695 du Voyage aux grands lacs de l’Afrique orientale. (Note du traducteur.)
  103. Probablement l’aulacode, bohko des Bohgos, fahr el bouhss des Nubiens, nom qui signifie : rat des roseaux. (Note du traducteur.)
  104. Livre traduit sous le titre de Voyage aux grands lacs de l’Afrique orientale, Paris, Hachette, 1862. Voy. également Stanley, Comment j’ai retrouvé Livingstone, Paris, Hachette, 1874, p. 177 et suiv. (Note du traducteur.)
  105. Voyez pour le lac Ougommbo, Stanley, Comment j’ai retrouvé Livingstone, p. 180. (Note du traducteur.)
  106. Peut-être aussi : pays d’où viennent les houes. (Note du traducteur.)
  107. La sève de cet euphorbe est assez abondante pour éteindre le feu mis à la plante où elle circule, particularité qui jointe à sa nature épineuse, et à ses dix ou douze mètres de hauteur, rend l’euphorbe en question doublement précieux pour enclore les villages. (Note du traducteur.)
  108. Faisons remarquer, à ce sujet, que les fontaines des bords du lac sont absolument douces, tandis que les baies du Tanganyika sont généralement saumâtres ; ajoutons que les eaux de la nappe même sont d’une nature spéciale. « Le Loukouga a la même saveur que le Tanganyika, pas salée, mais pas douce, saveur particulière,  » dit Cameron, qui voit dans ce fait la preuve que le Loukouga est bien l’émissaire du lac. Burton (Voyage aux grands lacs de l’Afrique orientale, p. 474) mentionne, d’après les indigènes, l’action corrosive des eaux du Tanganyika ; et Livingstone (Dernier journal, vol. II, p. 104) cite l’efficacité de ces mêmes eaux pour la guérison du goitre. (Note du traducteur.)
  109. Both being parallel to the lines of upheaval of the mountains of the coast range and of Madagascar. Le mot parallèle ne peut s’entendre ici que de la latitude ; en effet, bien que son extrémité nord dépasse d’environ trois degrés celle de Madagascar, le Nyassa débouche par la vallée du Chiré à la hauteur du plateau central de l’île, et a ses cataractes sous la même latitude que le massif septentrional des Malgaches. Cette interprétation est la seule que l’on puisse faire du parallélisme invoqué dans le texte, puisque l’orientation des deux lacs, N.-0. — S.-E., est précisément contraire à celle des montagnes citées, dont l’inclinaison sur le méridien est au levant. (Note du traducteur.)
  110. Geography of Nyassa.
  111. Burton a écrit Tanganyika, donnant, dit-il, aux voyelles le son qu’elles ont en italien. Stanley, prêtant sans doute à l’y la valeur qu’il a en anglais et qui est celle d’, combat cette orthographe, et dit positivement qu’on doit écrire Tanganîka, mettant sur l’i un accent pour montrer que la voyelle est longue. Cameron a repris l’orthographe de Burton, et comme elle est plus conforme à l’étymologie, sans altérer pour nous la prononciation du mot, nous l’avons conservée. (Note du traducteur).
  112. 1 609 mètres.
  113. Ces avis sont près de triompher ; on écrit de Lisbonne, à la date du 28 octobre : « La commission chargée par le gouvernement de réformer les tarifs des douanes des Indes portugaises, a décidé d’autoriser le libre cabotage des navires étrangers sur la côte de Guinée. » (Note du traducteur.)
  114. Les plantes énumérées dans cette liste, reçues à Kew en février 1875, ont été recueillies par moi dans le bassin méridional du lac Tanganyika. La flore de cette région, et de toute celle qui entoure le lac, peut être regardée comme appartenant au bassin du Congo.
  115. M. T. M. Trop. afr. flora, p. 227.
  116. Les noms marqués d’un astérisque désignent des plantes d’espèce nouvelle.
  117. La description de ces espèces nouvelles a été faite par M. Oliver et par MM. Baker et Spencer Moore, conservateurs-adjoints.
  118. « Les mots de ce vocabulaire, dit l’auteur, sont écrits d’après l’orthographe adoptée par l’évêque Steer dans son dictionnaire kisouahili. À peu d’exception près, l’accent tombe toujours sur la pénultième ; les voyelles sont fortement prononcées ; le g est toujours dur. » Nous ajouterons que, dans le titre même du vocabulaire, le qualificatif appartient au kisouahili, où le préfixe ki veut dire chose de, surtout langage de : Cisouahili, idiome du Souahil, Kiroua, idiome du Roua. Nous avons fait remarquer précédemment l’adoption du préfixe Ou, contrée, pays de, sur toute la ligne des caravanes : ainsi Ouroua, Oulonnda ; et celle du préfixe Voua, marque du pluriel des noms de peuple : Vouaroua, Voualonnda, gens du Roua, gens du Lonnda, formes également empruntées à la langue du Souahil et qui témoignent de la rapide extension du trafic des gens de la côte au centre de l’Afrique. (Note du traducteur.)
  119. Sorte de trou-madame, jeu très répandu dans toute l’Afrique intertropicale, le manngala des Nubiens, l’ouri des Peuls, l’ayo des Yoloffs, le vouorra, des Achantis. Voyez sur ce jeu qui demande beaucoup d’adresse et de calcul, Schweinfurth, Au cœur de L’Afrique, vol. II, p. 28. (Note du traducteur.)
  120. Les verbes marqués d’un astérisque ne sont pas à l’infinitif.
  121. Cameron écrit toujours Vouaroua ; le remplacement de l’r par l’l, dans les réponses citées, prouve que l’emploi des deux liquides se fait indifféremment dans cette province comme dans les précédentes, et que la lettre l y est également préférée par les indigènes. (Note du traducteur.)
  122. Mililo est ici également pour miriro. (Note du traducteur.)
  123. Ces noms appartiennent aux deux sexes ; dans l’Ouroua, il n’y a pas de distinction entre les noms d’hommes et les noms de femmes.