À travers l’Afrique/Chapitre14

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Traduction par Henriette Loreau.
Librairie Hachette (p. 166-180).

CHAPITRE XIV


Papiers de Livingstone. — Examen de la cargaison. — Punition d’un voleur. — Difficulté d’envoyer à la côte. — Traitants de Kahouélé. — Costume des indigènes. — Marché de Kahouélé. — Produits du district. — Sorte de numéraire. Location d’un bateau. — Curieux mode de payement. — Équipement d’une barque. — Malchance. — Désertion des guides. — Nègres musiciens. — Sur le Tanganyika. — Demeures d’esprits malins. — Sacrifices propitiatoires. — Chasseurs d’esclaves.


Il ne me fut pas possible de rester dans la maison que m’avaient prêtée les Arabes ; elle tombait en ruine, et le seul endroit où je pusse dresser mon lit était la véranda, qui, ouvrant sur la place du marché, m’exposait aux regards de la foule. J’en louai donc une autre que je payai deux dotis par mois. Bien qu’elle fût moins grande que celle que j’avais dans l’Ounyanyemmbé, j’y étais plus commodément ; et avec une table, posée sous la véranda, on y travaillait à l’aise.

Je profitai de mon déménagement pour inspecter mes ballots : trente-deux frasilahs de verroterie m’avaient été volées — la frasilah est de trente-cinq livres. Une seule charge était restée intacte, celle d’un nommé Soliman, un très honnête homme. Je congédiai tous ceux qui avaient entre les mains le corps du délit ; mais je suis persuadé que ceux-là étaient seulement plus malheureux que les autres, et que, dans toute la bande, il n’y en avait pas une demi-douzaine qui ne m’eussent rien enlevé.

À peine avais-je fait cette exécution, que Bombay, avec sa négligence habituelle, ayant laissé la porte ouverte, je vis un homme sortir du magasin ; cet homme avait plusieurs rangs de mes perles les plus précieuses et trois brasses d’étoffe de couleur mal cachés sous sa jupette. Je le fis immédiatement saisir et fouetter, ainsi que je l’avais promis à quiconque serait pris en flagrant délit de vol ; et le renvoyant sur l’heure, je lui dis que, si on le retrouvait près de mon habitation, il serait arrêté et fouetté de nouveau.

Mon premier soin avait été de m’enquérir des papiers de Livingstone ; j’avais appris avec joie qu’ils étaient sous la garde de Mohammed Ibn Sélim, qui, bien que n’ayant pas de titre officiel, était considéré comme chef de la colonie, où il remplissait bénévolement les fonctions d’arbitre, je pourrais dire de juge.

Par contre, le résultat des informations que je pris, relativement à la suite de mon voyage et à l’envoi des papiers de Livingstone à la côte, fut loin d’être encourageant. On m’affirmait qu’à l’ouest du Tanganyika le pays ne serait pas praticable avant trois mois, au plus tôt ; on me disait, d’autre part, que rien n’était moins sûr que l’arrivée à la côte d’un parti peu nombreux, en raison des troubles qu’il y avait sur la route ; et l’on me conseillait de placer mes envoyés sous la protection d’une caravane imposante.

Je résolus donc, en attendant pour les papiers une occasion favorable, pour moi le moment du départ, d’explorer la partie sud du Tanganyika ; et je fis sur-le-champ les préparatifs de cette croisière.

Mais avant d’aller plus loin, parlons un peu de Kahouélé et de ceux qui l’habitent. La situation est admirable, la vue du lac est splendide : à l’ouest, les montagnes de l’Ougoma ; sur la rive orientale, une végétation épaisse d’un vert éclatant, avec çà et là des clairières, où apparaissent des grèves au sable jaune et de petites falaises d’un rouge vif. Des bouquets de palmiers, des villages entourés de verdure, descendent jusqu’au bord de l’eau, et des mouettes, des plongeons, des anhinngas, des martins-pêcheurs, de nombreuses pirogues, des îles flottantes, qui, de loin, ressemblent à des bateaux sous voiles, animent la scène.

Devant ce magnifique décor, sur la place de Kahouélé qui touche au rivage, se tiennent tous les jours deux marchés : l’un de sept heures et demie à dix heures, l’autre dans l’après-midi.

Celui du matin, qui est le plus considérable, offre un tableau à la fois plein de vie et d’intérêt. Il est fréquenté par les gens de l’Ougouhha, de l’Ouvira, de l’Ouroundi et autres lieux des bords du lac. Les femmes de Kahouélé et celles des environs y apportent de la farine, des patates, des ignames, des fruits de l’élaïs, que l’on voit ici pour la première fois, des bananes, du tabac, des tomates, des concombres et autres végétaux, de la poterie ainsi que d’énormes gourdes remplies de bière et d’huile de palme.

Les hommes vendent du poisson, de la viande, des chèvres, de la canne à sucre, des filets, des paniers, des lances, des arcs, des bâtons, de l’étoffe d’écorce.


Marché de Kakouélé.

Les Vouaroundi arrivent principalement avec du grain et des pagaies. Il vient de l’île d’Oubouari[1] une espèce de chanvre dont on fait des filets de pêche, tandis que l’Ouvira fournit de la poterie et des objets en fer, l’Ouvinnza du sel, et différents endroits de l’huile de palme.

Au milieu de la foule circulent des gens venus de loin pour placer de l’ivoire et des esclaves ; et le marchandage se faisant sur un ton très élevé, le bruit est assourdissant.

Tous les objets mis en vente sont évalués en sofis, perles cylindriques d’un blanc mat, ayant l’aspect de fragments de tuyaux de pipe. Il en résulte une industrie curieuse : au commencement du marché, des hommes, porteurs de valises remplies de la monnaie courante, échangent leurs sofis contre des perles d’autres sortes, que leur donnent ceux qui se proposent de faire des achats. À la fin de la séance, ils placent ces mêmes perles aux vendeurs, en retour des sofis que ceux-ci leur rendent : double transaction qui leur procure double bénéfice.


Poteries de l’Oudjidji.

Chaque vendeur a sa place, et beaucoup de marchands se construisent de petits hangars avec des feuilles de palmier.

Les Vouagouhha se distinguent facilement à leur coiffure, très compliquée chez les deux sexes ; caractère auquel s’ajoute, pour les femmes, un tatouage fantaisiste, largement employé.

On reconnait les Vouaroundi à leur couleur de bronze florentin, couleur qu’ils se donnent en s’enduisant d’argile rutilante délayée avec de l’huile ; ce qui les fait désigner par les Arabes sous le nom de gens à peau rouge, c’est-à-dire d’une nuance claire.

Les habitants de la ville et du district, les Vouadjidji, sont d’une assez belle race ; mais ils passent pour être à la fois ivrognes et voleurs. Je ne crois pas, néanmoins, que, sous ces deux rapports, ils égalent les gens des basses classes de la côte, Ils sont du reste bons forgerons, bons porteurs, pêcheurs habiles, excellents canotiers.

Leur vêtement se compose, en général, d’une simple draperie de feutre d’écorce, qui, d’un côté, passe sous l’aisselle, de l’autre va se nouer sur l’épaule. Cette draperie laisse une moitié du corps tout à fait nue, et flotte au vent de manière à ne pas toujours répondre aux exigences de la pudeur la moins farouche.

Les Vouadjidji ont pour ornement particulier un croissant d’ivoire d’hippopotame, merveilleusement poli, et de la dimension d’une faucille, croissant qui leur entoure le cou. Ils sont en outre parés d’une profusion de sammbos, de clochettes et de bracelets de fil de fer et de cuivre. Les hommes portent généralement une lance.

Rien de plus varié que leur coiffure. Ils se coupent les cheveux de manière à former des spirales, des zigzags, des touffes, des crêtes, des rubans sur un crâne soigneusement rasé d’ailleurs ; ils se font des couronnes en se dénudant le sommet de la tête, et réalisent toutes les bizarreries que leur imagination peut concevoir.

Le grand chef ou Mtémé de l’Oudjidji habite un village situé dans la montagne, à quelque distance du lac ; mais il y a dans chaque commune un moutoualé, souvent héréditaire, qui, assisté d’un conseil de trois ou quatre anciens, nommés vouakéto, rend la justice, règle les différends et perçoit le tribut, qu’il remet au mtémé, après en avoir réduit une certaine portion pour lui et pour son conseil.

Ces chefs ont le même costume que le plus pauvre de leurs villageois ; seulement, au lieu d’être en feutre d’écorce, en tissu du pays ou en peau de chèvre, leur manteau est fait d’étoffe dite de couleur, apportée par les caravanes. À cette distinction, ils ajoutent, comme insigne de leur dignité, de lourds bracelets armés d’une pointe.

Lors de mon arrivée, la colonie se composait de Mohammed Ibn Sélib, vieux métis arabe de noble prestance qui, depuis trente-cinq ans, n’avait pas mis le pied à l’est de l’Oudjidji.

En 1842, il était allé chez Casemmbé où il avait été détenu plus de vingt ans, et avait passé la plus grande partie de sa détention avec la chaîne ou la fourche au cou. Maintenant il ne quitte plus Kahouélé.

Après lui, comme importance, venaient Mouinyi Héri, natif de la Mrima et riche traitant, qui pendant mon séjour épousa la fille du mtémé ; puis Hassani et son frère, Mohammed Ibn Ghérib, un ami de Livingstone, auquel il avait rendu maint service et dont il avait reçu un fusil en témoignage d’affection.

Ceux-ci étaient les notables. Il y avait ensuite Abdallah Ibn Habid ; Saïd Mézroui, un métis qui avait fait banqueroute, et les agents de divers Arabes ; enfin des charpentiers, des forgerons, des fabricants de sandales.

Mais revenons à mon projet de croisière. Il fallait d’abord me procurer un bateau ; les propriétaires d’embarcations dont m’avait parlé Ibn Sélim, le gouverneur de l’Ounyanyemmbé, étaient absents, il fallait chercher ailleurs ; je trouvai une barque chez Saïd Ibn Habid, qui lui-même était en voyage ; et ce fut avec son agent que je traitai l’affaire, celle-ci fut assez amusante.

L’homme de Saïd voulait être payé en ivoire, je n’en avais pas. On vint me dire que Mohammed Ibn Sélib avait de l’ivoire et désirait de l’étoffe ; comme je n’avais ni l’un ni l’autre, cela ne m’avançait pas beaucoup. Mais Ibn Ghérib, qui avait de l’étoffe, manquait de fil métallique, dont j’étais largement pourvu. Je donnai à Ibn Ghérib le montant de la somme en fil de cuivre ; il me paya en étoffe, que je passai à Ibn Sélib ; celui-ci en donna l’équivalent en ivoire à l’agent de Saïd, et j’eus la barque.

D’après nos conventions, elle devait m’être livrée prête à partir ; elle prenait l’eau, il fallut la calfater, ce qui est une besogne ennuyeuse.

Une voile m’avait été promise ; je l’attendais, et ne vis apparaître que deux loques, prétendues suffisantes pour toute espèce de navigation. Non content d’avoir reçu pour loyer le prix de deux ou trois canots en bon état, l’agent cherchait à me duper sur tous les accessoires.

À l’impudence de qualifier ses guenilles du nom de voile, le fourbe ajouta l’affirmation que les rames n’étaient pas comprises dans le marché, et que je devais payer pour les avoir.

J’en appelai à Mohammed ; il décida en ma faveur dans la question des rames, et contre moi dans celle de la voilure.

Dès lors, je me mis à tailler et à coudre une voile latine qui effraya tout le monde par ses dimensions : on les disait énormes ; mais la barque était lourde, elle avait besoin d’une grande voile, et je ne diminuai pas la mienne.

Sur ces entrefaites, j’appris par hasard que la femme de l’un des propriétaires de bateaux dont m’avait parlé Ibn Sélim était à Kahouélé. Je lui fis aussitôt ma demande ; elle y répondit par l’envoi immédiat d’un canot en bonne condition, mais n’ayant pas de voile. Je l’acceptai comme tender de ma barque que j’appelais Betsy ; et je lui donnai le nom de Pickle.

Ma première course fut pour me rendre à Banngoué, un îlot qui est le point le plus septentrional qu’on aperçoive de Kahouélé, sur la rive orientale, bien que par l’inclinaison du lac il soit au nord-ouest trois quarts ouest de la ville. J’y fis de nombreux relèvements qui, avec des calculs soigneusement faits de la distance à un autre lieu d’observation, calculs pris à Kahouélé, devaient me fournir une base certaine pour dresser la carte du Tanganyika.

Restait à me procurer des hommes qui pussent me servir d’interprètes, me dire les noms des différents points du rivage et m’indiquer les lieux de repos nocturne.

On m’en présenta deux qui avaient accompagné Livingstone et Stanley, dans leur excursion au nord du lac. Le prix de leur engagement fut débattu par le moutoualé et son conseil, qui demandèrent, pour la commission, plus que ne devaient recevoir les deux hommes. Je donnai ce qu’on me demandait ; ce fut une affaire conclue. Mais le lendemain j’eus un accès de fièvre qui dura deux ou trois jours ; mes interprètes pensèrent que je n’avais pas de chance, que le voyage pourrait bien être mauvais, et ils refusèrent de m’accompagner.

On me renvoya l’argent qu’ils avaient touché, ainsi que les honoraires des anciens. Trois jours après, le conseil me fournit deux autres individus très convenables : Parla et Régoué ; celui-ci était le principal des deux, mais non le meilleur. Les anciens me procuraient ces gens au prix de dix-sept dollars par tête, pour les deux mois du voyage, et demandèrent trente-quatre dollars de commission, qu’il fallut leur donner.

C’était payer un peu cher les services de deux hommes tout nus, pour une couple de mois ; mais dans les pays non civilisés, toute chose est fort coûteuse pour le voyageur, alors même qu’il n’en est pas ainsi pour le colon.

Pendant toute la durée de mon séjour, les traitants furent pour moi d’une extrême politesse ; ils m’envoyèrent fréquemment de très bonne cuisine, et Mohammed Ibn Sélib me donna un bœuf et six moutons. Il va sans dire qu’à mon tour je leur fis des présents, et d’autant plus volontiers qu’ils avaient été remplis de soins et d’attentions pour Livingstone.


Carte du Tanganyika méridional, d’après le lieutenant Cameron.

Je ne saurais passer sous silence une visite de trois ménestrels, qui battaient le pays à la façon des joueurs d’orgue italiens qu’on voit en Angleterre chercher les gens dont ils pourront blesser les oreilles. Ceux de Kahouélé étaient pourvus d’énormes grelots faits avec des gourdes remplies de cailloux, grelots rendant un son de crécelle, et dont ils accompagnent leurs chants et leurs danses.

Quand les trois baladins secouaient leurs gourdes tous ensemble, on était assourdi, car leurs instruments ont bien autrement de puissance que les claquettes de nos chanteurs de noëls.

Ils me régalèrent de break-dowms et de walk-rounds d’un style qui pourrait bien être l’original de celui de notre musique de taverne. Les chants — solos avec chœurs — avaient les yah ! yah ! qui précisément accompagnent chez nous ce genre de musique, et étaient poussés de la même manière que les émet le nègre des théâtres de nos halles.

Je fis en sorte de partir enfin le 13 mars avec Bombay et trente-sept de mes hommes, laissant le reste de la bande, ainsi que la cargaison, sous la surveillance de Bilâl. Mon intention était d’embarquer de bonne heure ; mais ayant reçu les perles destinées à leur procurer les vivres de cinq jours, mes compagnons s’enivrèrent dès le matin, et ce ne fut que dans l’après-midi que je pus les réunir et les rappeler à eux-mêmes.

Je choisis la Betsy pour y planter mon pavillon, et j’étendis au-dessus de l’espèce de poupe qu’elle se vantait d’avoir une couverture de grosse toile — un tendelet de charrette — espérant que cela pourrait m’abriter ; mais cette couverture n’étant rien moins qu’imperméable, je fus très heureux d’avoir pris ma tente.

Une jolie brise nous permit de déployer notre voile. L’établissement de Djoumah Méricani[2], dans l’Oukarannga, fut passé, et nous allâmes camper à la pointe de Mfonndo.

Le lendemain, après avoir rangé une scénerie charmante, — de petites falaises, des pentes boisées qui me rappelaient beaucoup le Mont Edgcumbe, — il fallut, à peu de distance du point de départ, échouer la Betsy, afin de boucher une voie d’eau considérable qu’elle avait à l’arrière et qui endommageait la cargaison. L’avarie fut réparée, la route fut reprise, et la couchée eut lieu près d’Ougounyia.


Monts Rawlinson (lac Tanganyika).

Pour croire à toute la beauté des rives du Tanganyika, il faut les avoir vues. Le vert éclatant et varié du feuillage, le rouge vif du grès des falaises, le bleu des eaux, forment un ensemble de couleurs qui, à la description, paraît criard, mais qui dans la réalité est d’une harmonie suprême. Des oiseaux d’espèces diverses rasent la surface du lac ; mouettes blanches et grises à bec rouge, anhinngas au long cou, au manteau noir, alcyons gris et blancs, balbusards bruns à tête blanche, étaient les plus nombreux ; et de temps à autre le ronflement d’un hippopotame, une longue échine de crocodile, ressemblant à la crête d’un roc à demi découvert par le reflux, ou le saut d’un poisson, annonçaient que les eaux, de même que l’air, étaient abondamment peuplées.

Pendant la nuit, je fus pris d’un nouvel accès de fièvre. Je voulus néanmoins partir ; mais ma tête et la boussole tournaient à l’inverse l’une de l’autre ; il fallut m’arrêter un peu au sud du Malagaradzi, à Kabonngo, où je restai deux jours avant d’être capable de faire un relèvement.

J’éprouvai pendant cette fièvre de très curieuses sensations. Une nuit, il me sembla que je formais un groupe d’au moins vingt personnes, qui toutes étaient malades, et ressentaient chacune la même douleur, le même effet que les autres.

La nuit suivante je n’étais plus que deux ; mais la perception était beaucoup plus distincte ; j’avais de ma dualité un sentiment très net. Je m’imaginais qu’un second moi-même était couché de l’autre côté du bateau, et j’éprouvais toutes les secousses du frisson, tous les élancements du mal de tête qu’il subissait. J’étais persuadé que la théière, pleine de thé froid, que je voyais à côté de lui, était à son intention ; et lorsqu’en m’agitant je roulais de ce côté-là, je m’emparais de la théière, je buvais comme une baleine, et je riais tout bas à l’idée de cet autre qui mourait de soif et dont j’avalais le breuvage.

Toutefois, si incohérentes que fussent mes idées quand j’étais seul, dès que je voyais approcher mon domestique, je m’efforçais de rappeler mes esprits, et malgré le vertige qui me troublait le cerveau, je parvenais à donner un peu de sens à mes paroles.

Dès que j’allai mieux nous repartîmes. Ce jour-là, nous devions passer la nuit au cap Kéboué. Mais les gens de mes bateaux étaient loin d’être braves ; un orage, accompagné d’une petite bourrasque, les effraya tellement qu’ils refusèrent de bouger tant que durerait cette menue tempête.

Une heure de rame nous fit ensuite gagner une entrée profonde appelée Matchatchézi, où mes pilotes, montrant le bout de l’oreille, m’obligèrent à camper, ne voulant pas atteindre le Kabogo à la chute du jour.

Il y a au Kabogo un double promontoire, résidence du diable et de son épouse, ce qui rend la place doublement dangereuse. Cet endroit redoutable fut gagné le jour suivant, et bien que le terrible couple demeurât invisible, mes pilotes, debout à l’avant de la Betsy, lui firent leur offrande.

L’un d’eux avait à la main une pagaie tendue, sur laquelle étaient quelques grains de verre, d’espèce commune, et l’un et l’autre dirent en même temps une invocation que l’on peut traduire ainsi :

« Ô vous qui êtes puissant, vous, noble diable, vous, grand roi, vous qui prenez tous les hommes, vous qui les tuez tous, laissez-nous passer. »

Puis après quelques saluts, quelques gestes, les perles furent jetées dans le lac, et le mauvais esprit fut rendu propice.

Ayant doublé le Kabogo, nous longeâmes le fond d’une baie qui s’étend de ce cap terrible au cap Koungoué, point le plus méridional que l’on aperçoive de Kahouélé. Rasant ensuite de belles collines, dont les pentes descendaient jusqu’au rivage, nous nous arrêtâmes dans un petit havre splendide où tombaient deux rivières.

L’appétit me revenait ; je commandai à Sammbo de tuer une poule et de me la faire cuire. À ma grande surprise, il n’en avait pas, bien que je lui eusse donné des grains de verre et de l’étoffe pour faire provision de volaille. Afin de s’éviter de la peine, il avait acheté à la place une couple de chèvres, qu’il était facile d’avoir au marché, tandis que les poules ne s’obtenaient qu’en allant de maison en maison.

« Eh bien ! donnez-moi de la chèvre. »

Mon cuisinier me dit alors qu’une des deux bêtes avait été abattue le jour où la fièvre m’avait pris, que la viande s’était gâtée, qu’il avait tué l’autre pour avoir quelque chose à me donner quand j’irais mieux et que la viande de celle-ci avait fait comme la première. Il en résultait que des deux chèvres, remplaçant la volaille, il ne restait pas un morceau.

Heureusement que les Vouadjidji que nous avions rencontrés la veille, et qui suivaient la même route que nous, voulurent bien me céder une bonne chèvre laitière dont le lait, pour un convalescent, n’était pas moins bon que la viande.

Pendant les deux jours suivants, nous continuâmes à longer le bord de la baie. Le premier soir, le camp fut dressé à embouchure d’une rivière, tout près de l’endroit où Stanley débarqua avec Livingstone pour reprendre le chemin de l’Ounyanyemmbé.

Là, nous trouvâmes de malheureux indigènes, extrêmement effrayés d’une bande de Vouanyamouési qui venait de s’établir au bord du lac et allait à la chasse des habitants. Le lendemain, j’eus la visite du chef de cette bande ; il parut très contrarié de ce que je n’avais pas apporté de grain et de chèvres, qu’il m’aurait payés en esclaves. À la vue de ses canots, tous ceux des naturels qui étaient dans notre camp furent saisis de terreur et prirent la fuite, malgré l’assurance que je leur donnai qu’ils n’avaient rien à craindre, tant que je serais là.



Sammbo.

Je ne parle pas des nombreux cours d’eau que nous avons rencontrés dans cette marche, la liste en serait trop longue. Ils charriaient au lac une masse d’eau énorme et une quantité d’îlots flottants, principalement composés des mêmes plantes que ceux qui couvraient le Sinndi ; en surplus de ces herbes, quelques-uns portaient des buissons, même des arbres.

L’aspect de ces îlots mouvants est des plus singuliers ; parfois plus de cinquante sont en vue, et, de loin, ils ressemblent d’une manière frappante à des navires sous voile.

Le cap Koungoué, qui forme l’autre pointe de la baie, ainsi que nous l’avons dit plus haut, fut doublé le 23 ; nous entrâmes alors dans la partie du Tanganyika que pas un blanc n’avait encore explorée.

  1. La Mouzimou de Stanley, la Mosima de Livingstone, l’Oubouari de Burton et de Speke. « L’endroit ou l’on aborde, dit Burton en parlant de cette île, s’appelle Mozimou. » C’est là qu’on fait échouer les pirogues et que les insulaires se pressent en foule pour troquer leur ivoire, leurs esclaves, leurs provisions contre du sel, de l’étoffe, des grains de verre, du fil de métal. Ce nom aura été donné par les traitants à l’île entière depuis que le commerce a pris de l’extension dans ces parages. (Note du traducteur.)
  2. Un métis arabe avec qui nous ferons connaissance beaucoup plus loin.