À travers l’Afrique/Chapitre18
CHAPITRE XVIII
Nous fûmes accueillis avec tous les dehors d’une politesse convenable, mais rien de plus. Si l’on avait désiré se joindre à nous, c’était pour traverser le Manyéma en compagnie de gens bien armés ; car à eux tous, les chefs de la bande ne disposaient que d’une soixantaine d’armes à feu, dont beaucoup de vieux fusils de munition hors de service, et autres fusils à pierre ; le reste — ce qu’il y avait de meilleur — se composait de fusils à percussion, fusils français de pacotille, et à un seul coup.
Nous ne pouvions pas espérer quitter Pakhoûndi avant que les deux caravanes eussent perdu tout un jour à échanger leurs cancans, et ce ne fut que le 22 juin que la marche put être reprise. Elle se fit dans une contrée montueuse, aux sites variés, que traversent différents cours d’eau, les uns tributaires du Rouboumba, les autres du Loukouga.
Le soir, nous couchâmes à Kouaséré ; il y avait eu là un village prospère, qui évidemment avait été détruit dans une guerre récente, ainsi que plusieurs bourgades voisines. Des tabourets, des mortiers, des écuelles, des marmites gisaient de tous côtés dans le plus grand désordre ; la récolte n’avait pas été faite.
Il est plus que probable que Mouinyi Hassani et les autres n’étaient pas étrangers à cette œuvre de destruction ; car ils eurent grand soin d’entourer leur camp d’une palissade très forte, ce qu’ils n’avaient pas fait depuis leur départ du Tanganyika. Mais en réponse à mes questions, ils affirmèrent que pays n’ayant pas été troublé, ils n’éprouvaient nulle inquiétude.
À Kouaséré même, il y avait eu deux ou trois petites fonderies ; chacune était formée d’une aire d’argile, battue de façon à être parfaitement lisse. Cette aire, d’environ douze pieds carrés, et entourée d’une banquette également en argile, s’inclinait vers une auge profonde qui, placée au milieu, recevait le métal. Dans un coin se voyaient les restes d’un fourneau ; et de tous côtés, gisaient des tubes de terre cuite, qui avaient servi de tuyaux à des soufflets de forge.
Ce jour-là, à une heure et demie, le thermomètre avait marqué plus de 38o à l’ombre et plus de 62o au soleil. En maint endroit, l’herbe à travers laquelle nous avions dû nous ouvrir un passage avait plus de douze pieds d’élévation, des tiges souvent plus grosses que le pouce et tellement serrées, qu’en s’y appuyant on les inclinait à peine.
Même où cette herbe avait été incendiée, les chaumes avaient encore de quatre à cinq pieds de hauteur, et vous écorchaient la figure et les mains d’une horrible manière. Enfin, à la chaleur et aux difficultés de la route, s’ajoutait l’étouffement causé par les cendres sur lesquelles on marchait, poudre impalpable et noire dont la moindre brise vous emplissait les yeux, le nez, la bouche, les cheveux et les oreilles.
Partis de Kouaséré, nous fîmes plusieurs étapes dans un pays bien arrosé, pays populeux où l’on voyait des champs de sorgho d’une végétation luxuriante, et où nous fûmes accueillis avec une tranquillité morne, un calme hostile : les traitants n’y devaient leur sécurité qu’à la crainte inspirée par leurs fusils.
Néanmoins les indigènes venaient au camp nous offrir non seulement des vivres, mais des esclaves. Ceux-ci, ordinairement, étaient bâillonnés avec un morceau de bois, placé comme un bridon ; ils avaient en outre la fourche au cou, les mains liées derrière le dos et, de plus, étaient attachés par une corde à la ceinture du vendeur.
Je crois que, en général, ces malheureux gagnaient à être achetés ; ils avaient moins à souffrir dans la caravane que chez les naturels. C’étaient, pour la plupart, des gens des environs qui avaient été pris dans les bois à peu de distance de leurs cases ; il fallait nécessairement les garder à la chaîne pour les empêcher de fuir. À part cela, ils n’étaient pas maltraités ; on les nourrissait bien, et leurs charges n’étaient pas trop lourdes.
Dans le petit nombre de cas de mauvais traitements dont je fus témoin, je parle de notre caravane, les propriétaires étaient eux-mêmes des esclaves ou des affranchis de date récente, qui, dans le premier enivrement de la liberté, semblaient jaloux d’empêcher leurs subalternes d’arriver à un pareil bonheur.
Un conducteur d’esclave.
Beaucoup des villages qui furent traversés dans cette marche avaient des parcs publics, grands espaces réservés au centre du bourg, et ombragés de beaux arbres. Des troncs de palmyras y tenaient lieu de bancs ; les hommes venaient s’y asseoir pour nous regarder. Ils saluaient les chefs de la caravane d’un madji mouko chanté en chœur, en battant des mains, et accueillaient la réponse par un : Eh hânn, vociféré et accompagné de la même manière. Les femmes et les enfants, relégués au fond de la scène, ne nous regardaient pas avec moins d’intérêt.
Mais en dépit de leur désir apparent d’être polis à notre égard, ces gens-là étaient grossiers et n’avaient nulle obligeance. Si je demandais à boire, ou bien à allumer ma pipe, ils me répondaient que la rivière était voisine ou que le feu leur appartenait. Cependant, s’ils m’avaient obligé, ils auraient eu de petits présents de verroterie ou d’un peu de sel ; et ils recherchent celui-ci avec une extrême avidité, n’en ayant pas chez eux.
Nous étions alors dans l’Ouhiya, dont les habitants diffèrent essentiellement de leurs voisins par le costume et les usages. Beaucoup d’entre eux ont les dents limées en pointe, horrible coutume qui leur donne l’aspect de bêtes féroces ; et leurs coiffures ne sont pas moins laides que bizarres.
Les uns portent un énorme chignon en cuir, ayant au milieu un trou d’où pend une espèce de langue, également en cuir. D’autres se couvrent les cheveux de boue et d’huile, se font des rouleaux, des crêtes, ou bien des tortillons qui donnent à leur chevelure une certaine ressemblance avec la perruque d’un magistrat anglais.
Commun dans les deux sexes, leur tatouage est sans régularité, et les affreuses cicatrices laissées par les profondes incisions, faites sur le corps dans un but ornemental, sont quelque chose de repoussant.
Le vêtement des hommes consiste en une jupette de feutre, d’écorce ou de pelleterie. Celui des femmes, en une ceinture de peau à laquelle est suspendu par derrière un petit carré d’étoffe, par devant, un tablier qui se réduit quelquefois à un petit morceau de cuir, divisé en lanières de la dimension d’un lacet de bottine ; le tout n’ayant pas plus de trois pouces de large sur quatre ou cinq de long.
J’ai entendu dire qu’à peu de distance, du côté de l’ouest, les gens étaient complètement nus, mais qu’au moyen d’une manipulation constante pratiquée dans la première enfance, ils produisaient une élongation de la peau de l’abdomen qui finissait par former un tablier tombant presque à moitié de la cuisse, et destiné à tenir lieu de vêtement.
L’amiral Andradé, gouverneur général de l’Angola, à qui je mentionnais le fait, me dit qu’il avait vu pareille coutume chez les tribus qui demeurent au levant du Mozambique.
Les Vouahiya ont pour armement des lances légères, et de grands arcs dont la corde, formée de lanières de roseau, envoie des flèches pesantes.
Leurs mortiers à broyer le grain sont tout simplement faits d’une section de tronc d’arbre creux, enfoncée jusqu’au bord dans le sol, dont on a battu la surface ; et le tronc d’arbre ayant des fissures, la farine contient encore plus de gravier que celle des autres provinces.
Remis en marche, nous traversâmes le Louhouika, rivière qui, selon le témoignage d’un mgouhha établi ici en qualité de chef de bourgade, est un affluent du Loukouga. Ce chef, qui avait beaucoup voyagé, me dit avoir suivi le Loukouga, et l’avoir vu tomber dans le Loualaba.
Construction de huttes dans un village de l’Ouhiya.
Au moment de sortir de l’Ouhiya, nous nous arrêtâmes dans un village, qui, d’après une coutume très répandue en Afrique, venait d’être abandonné par suite de la mort du chef. Les habitants étaient alors fort occupés de la construction de nouvelles demeures, qu’ils élevaient à côté de leur ancienne résidence. Ils avaient déjà planté des arbres à étoffe autour du village, fait la charpente de leurs cases, celle de leurs greniers ; ils recouvraient ceux-ci d’une argile rouge, pris à de grandes fourmilières, et qu’ils emploient également pour faire leur poterie.
Les huttes étaient carrées ; pour les construire, on avait d’abord enfoncé en terre, à huit ou dix pouces les uns des autres, des piquets s’élevant à quatre pieds au-dessus du sol et qu’on avait assujettis par deux liens, enlacés comme dans un clayonnage. À l’extrémité de chacun des pieux, on avait attaché une longue baguette flexible et conique ; puis toutes ces baguettes avaient été réunies au sommet, et reliées par des cerceaux placés de trois pieds en trois pieds. À cette période de leur construction, les huttes ressemblent exactement à d’énormes cages.
Les intervalles qui séparent les piquets sont ensuite remplis avec un mortier d’argile ; et de grandes herbes recouvrent la toiture, qui descend presque jusqu’à terre.
Deux fortes pièces de bois placées de chaque côté de l’entrée, plusieurs baguettes décrivant une courbe appuyées sur ces deux poteaux, enfin le chaume dont cette arcade est revêtue, forment une espèce de porche.
À l’intérieur, les murailles, ainsi que le bas de la toiture, reçoivent une couche d’argile soigneusement lissée ; le reste du toit est doublé d’un tortillon d’herbe appliqué en spirale.
Comme partout, la hutte n’a pas d’autre ouverture que la porte, qui tient lieu de fenêtre et de cheminée. Le soir, la porte est close ; et une famille de six ou huit personnes, des poules, des chèvres, des chiens, des moutons, un feu qui brûle et qui fume, sont hermétiquement enfermés dans la pièce jusqu’au matin. Comment tout ce monde-là peut-il vivre sans plus d’oxygène ? C’est un mystère pour moi.
Les greniers sont des tourelles de huit pieds de hauteur, sur quatre de diamètre ; ils ont pour base de petites plates-formes, qui les élèvent à deux pieds de terre, et pour couverture, des toits de chaume mobiles.
Il y avait dans l’ancien village beaucoup de très beaux arbres à étoffe : les indigènes les firent garder pendant que nous dressions notre camp.
De là nous traversâmes une plaine située entre deux rangs de collines abruptes et que drainait le Louhouika. Cette plaine était absolument unie ; mais tout à coup la route tourna sur la droite et nous mit en face d’un versant tellement raide qu’il fallut se servir des mains et des genoux plus que des pieds.
Arrivés au sommet, nous trouvâmes un plateau d’environ deux pas de large ; puis une descente, non moins rapide que la montée, nous conduisit dans une vallée riche et fertile, remplie de villages. C’était le commencement d’un second Ouvinnza, qu’il ne faut pas confondre avec celui qui est à l’est du Tanganyika.
Près de quelques-uns des villages que renfermait la vallée, se voyaient de grandes idoles d’argile, les unes assises, les autres debout ou couchées ; toutes ces idoles étaient placées sous de petits hangars et entourées de pots de bière et d’épis mûrs.
Les gens de cet Ouvinnza, plus que tous les indigènes que nous avions rencontrés jusqu’alors, montrent de véritables dispositions artistiques ; un grand nombre de leurs cannes, entre autres choses, sont des échantillons très estimables de l’art du sculpteur.
Quelques individus des deux sexes portaient, dans la cloison du nez, des fragments de roseau, ou des bagues en perles ; leurs cheveux étaient soigneusement disposés en rouleau ou en cônes, terminés par des nattes.
Le camp fut dressé au bord du Louloumbidjé, qui, après s’être ouvert un lit dans la rampe que nous venions de franchir, s’unit au Louhouika ; la rivière qui résulte de cette jonction garde les noms des deux branches dont elle est formée et s’appelle indifféremment Louhouika ou Louloumbidjé jusqu’à son embouchure dans le Loukouga. Cette information coïncide exactement avec ce qui m’a été dit à l’entrée du Loukouga d’une rivière tombant dans celui-ci, à un mois de marche des bords du lac.
Le Louloumbidjé fut passé le lendemain : et après une marche fatigante en pays montueux, marche dans laquelle nous traversâmes plusieurs affluents de ladite rivière, nous atteignîmes Kolomammba que ses habitants se disposaient à déserter, par suite de la défaite qu’ils avaient subie dans l’un des combats que se livrent perpétuellement toutes ces communes.
Du faîte de la rangée de hautes collines, où était situé le village, on aperçoit les élaïs qui entourent Rohommbo, première bourgade du Manyéma. À cette vue, le kiranngosi de la caravane arabe improvisa un discours où il fut dit que le Manyéma était un pays dangereux, dont les habitants étaient plus perfides, plus cruels que tous ceux des contrées précédentes ; qu’il fallait que personne ne demeurât en arrière, car les traînards seraient pris et probablement dévorés. Je me rassurai en pensant que j’étais trop maigre pour valoir qu’on me mangeât : à peine si l’entourage de mes os eût fait le repas d’un homme.
Bien que du village de Kolomammba on aperçût Rohommbo, il nous fallut marcher péniblement pendant des heures pour atteindre ce dernier endroit.
Des clairières herbues, entremêlées de jungles, se déployaient des deux côtés de la route. À mesure que nous avancions, une foule plus compacte se pressait au bord du chemin pour voir la caravane.
J’arrivai à la tête de l’avant-garde ; on me montra le lieu de campement : un grand espace découvert où se trouvaient trois petits villages entourés d’estacades. J’y fis dresser ma tente sous un gros arbre qui étendait ses branches dans un coin de l’emplacement. Peu de temps après, je la vis en plein soleil. Questionnés à cet égard, mes gens répondirent que le kiranngosi des Arabes l’avait fait déplacer, parce que lui-même voulait se mettre à l’ombre.
Je ne pouvais pas souffrir que l’on me traitât de la sorte, et je fis replacer ma tente à l’endroit que je lui avais assigné ; sur quoi le kiranngosi déclara qu’il n’y aurait pas de halte, à moins qu’on ne lui donnât la place qu’il voulait avoir. Je lui dis, pour en finir, qu’il pouvait aller au diable si bon lui semblait ; et il alla camper à une distance d’un mille avec ses gens, tandis que je restais avec les miens. Plus tard, les chefs de sa caravane me firent des excuses au sujet de cette impertinence.
Ces kiranngosis se donnent des airs de supériorité et imposent tous leurs caprices à leurs maîtres ; celui-ci croyait pouvoir agir de même avec moi.
Les gens du village étaient sales et grossiers, mal coiffés de touffes irrégulières, plâtrées d’argile ; mais les denrées abondaient ; et les bananes, les œufs, la volaille, la farine, le vin de palme nous furent apportés avec empressement.
L’escalade des élaïs se fait ici au moyen d’un éclat du pétiole et d’une corde fabriquée avec des lianes. L’éclat de pétiole est aplati, assoupli et mis autour de l’arbre ; la corde lui est attachée, elle passe derrière le dos du grimpeur, et l’arbre est escaladé de la même manière que le cocotier l’est fréquemment dans l’Inde.
Notre halte dura deux jours, pendant lesquels un indigène se constitua mon cornac. À chacun des visiteurs qui venaient dans le camp, il signalait mes caisses, mes livres, mes habits, mes armes, et lorsqu’on apportait mes repas, il jetait un cri d’appel qui, instantanément, réunissait une foule nombreuse, accourue pour me voir manger. Le spectacle, je dois l’avouer, semblait produire une satisfaction générale.
La familiarité de ma chèvre excitait la plus grande surprise ; ce qui, du reste, avait lieu partout : on pensait évidemment qu’il fallait que je fusse un grand magicien pour la faire venir à mon appel.
Partis de Rohommbo, nous traversâmes une grande vallée, dont les eaux copieuses se dirigent vers le lac Landji, le Kamolonndo de Livingstone, puis nous commençâmes à gravir les montagnes de Bammbarré. Pendant des heures et des heures, nous nous traînâmes sur leurs flancs rapides, nous accrochant aux lianes de leurs grands bois, et il faisait presque nuit quand nous nous arrêtâmes à l’ancien village de Koana Mina, maintenant abandonné pour un autre, construit à une distance d’un peu plus d’un mille.
Le lendemain matin, l’ascension fut reprise. Nous suivîmes pendant une heure les zigzags du sentier ; puis nous entrâmes dans une forêt épaisse, où immédiatement commença la descente.
Le côté nord de ces montagnes diffère entièrement du côté sud : au lieu de former comme celui-ci une pente continue, le versant septentrional est déchiré par d’énormes ravins. Souvent le sentier plonge au fond de l’abîme et regagne le sommet, ou se déroule au flanc du précipice. Aucun rayon, aucune brise ne pénètre dans ces profondeurs : une masse épaisse de larges cimes ne permet pas d’y entrevoir le ciel.
Et quels arbres se rencontrent là ! Arrêté au bord d’une gorge, dont les falaises ont cent cinquante pieds de hauteur, vous voyez ces géants s’élancer du fond même du ravin, et leur tige se perdre au milieu du feuillage, à une distance égale au-dessus de votre tête. Des lianes magnifiques enguirlandent ces arbres splendides ; ça et là, un des monarques de la forêt, mort depuis longtemps, est retenu par les embrassements de ces parasites, qui l’enchaînent à ses frères pleins de vie.
Le sol, frais et humide, portait des mousses et des fougères luxuriantes. Cependant, malgré la fraîcheur de la température, on était douloureusement oppressé par l’immobilité de l’air ; et ce fut avec un sentiment de délivrance que je vis réapparaître le ciel bleu et ruisseler la lumière entre les arbres, moins grands, et moins pressés à mesure que nous nous rapprochions du sommet de la montagne.
Émergés de cette forêt vierge, nous entrâmes dans un beau pays de plaines verdoyantes, d’eaux vives, de mamelons boisés, de cultures étendues, où les villages étaient en grand nombre.
Le premier que nous atteignîmes se trouvait à une heure et demie du fourré. En y arrivant, je me sentis dans une contrée absolument nouvelle ; car bien qu’il soit convenu que le Manyéma commence à Rohommbo, sa véritable frontière, sous le double rapport ethnologique et géographique, est formée par les montagnes de Bammbarré. Pays, costume, architecture, disposition des villages, tout différait de ce que nous avions vu jusqu’alors. Les cases étaient rangées en longues rues parallèles ou rayonnant d’une grande place centrale ; les murailles avaient pour crépissage un enduit d’un rouge vif, les toits à pignon n’avaient plus la même couverture.
Sur la route de Manyara.
Le costume ne ressemblait pas davantage aux costumes précédents. Les hommes portaient des tabliers de cuir d’antilope de huit pouces de large qui leur descendaient jusqu’aux genoux. Ils tenaient une lance très lourde et avaient à la ceinture un petit couteau dont ils se servent pour manger. Les chefs étaient armés d’une courte lame à double tranchant, sorte de dague élargie et recourbée vers le bout, qu’ils portaient dans un fourreau orné de clochettes de fer et de cuivre. Un ample jupon de tissu d’herbe, aux vives couleurs, remplaçait pour eux le tablier de cuir.
Généralement les chevelures masculines étaient empâtées d’argile et travaillées de manière à former des cônes et des plaques. Parfois de longues écailles pendaient autour de la tête, et dans les trous qu’on y avait faits étaient passés des anneaux de métal.
Homme et femmes du Manyéma.
Entre les plaques d’argile les cheveux étaient complètement rasés.
Les femmes étaient mieux faites et plus jolies que pas une de celles que nous avions vues depuis longtemps ; toutefois la lèvre inférieure était pendante. Elles furent empêchées par les hommes de se mêler à la foule qui, à notre arrivée, se pressait autour de nous.
Beaucoup d’entre elles avaient une partie de leurs cheveux arrangés de façon à représenter la passe de ces anciens chapeaux qui ombrageaient la figure, tandis que l’autre moitié flottait en longues boucles sur leurs épaules. Mais quelques-unes méprisant le chapeau, ou plus confiantes en leur beauté, rejetaient leur chevelure en arrière, la nouaient sur la nuque et en faisaient des nattes qu’elles laissaient pendre.
Leur costume, des plus restreints, consistait simplement en une corde passée autour de la taille — ceinture recouverte de perles chez les riches — et en deux petits tabliers d’étoffe d’herbe ; celui de devant était de la dimension d’une demi-feuille de papier à billets ; celui de derrière un peu plus large.
Coiffures des hommes du Manyéma.
Ces tabliers sont souvent ornés de perles et de cauris et brodés avec soin. Lorsqu’elles vont à la pêche ou travailler à la terre, celles qui portent ces jolis petits vêtements les ôtent, de peur de les gâter, et les remplacent par de petits bouquets de feuillage.
Les moutons et les chèvres, aussi bien que les hommes, différaient de ceux que nous avions vus de l’autre côté des monts, et ressemblaient aux bêtes de même espèce que Schweinfurth a rencontrées chez les Dinkas[1]. Ces races, alors nouvelles pour nous, sont répandues dans tout le Manyéma, et se retrouvent partout dans l’Ouroua.
Bien nourris, les moutons ont beaucoup de graisse ; et les chèvres castrées deviennent d’une grosseur et d’une bonté particulières. Les femelles sont prodigieusement fécondes ; j’en ai vu plusieurs avoir quatre petits d’une seule portée ; on m’a dit qu’elles en avaient jusqu’à six et toujours au moins trois.
Nous arrivâmes ensuite à un grand village où notre camp fut établi. Tous les gens des alentours vinrent regarder l’homme blanc, qui pour eux, cependant, n’était pas une nouveauté, puisque Livingstone avait passé plusieurs mois chez Moéné Koussou, grand chef du voisinage[2].
Moéné Koussou était mort et avait été remplacé par ses deux fils, Moéné Bougga et Moéné Gohé. Celui-ci vint nous voir, et offrit, de la part de son frère et de la sienne, l’hospitalité la plus large au compatriote de Livingstone, du voyageur dont la conduite équitable et douce avait gagné à tous les Anglais le respect des indigènes.
Nous fûmes arrêtés là par la maladie de Mouinyi Bokhari, l’un des petits traitants de notre caravane, qui, ne se trouvant pas assez riche pour acheter des denrées, s’efforçait de vivre de terre et d’herbe[3], ce dont naturellement souffrait son organisme.
Remis en marche le 1er juillet dans un pays populeux et bien cultivé, arrosé de nombreux cours d’eau vifs et limpides, affluents du Louama, nous arrivâmes chez Moéné Bougga, qui nous fit un chaleureux accueil, et me parla très affectueusement de Livingstone ; celui-ci évidemment était très aimé de toute la population.
Moéné Bougga est fort respecté dans tous les villages voisins. Il n’y a pas, de ce côté-ci du Manyéma, l’état de guerre permanent qui existe de bourgade à bourgade dans les autres parties de la province et désole le pays.
Fils de Moéné Koussou, ainsi que nous l’avons dit plus haut, Bougga suit la politique de son père vis-à-vis des traitants. Il s’efforce d’entretenir avec eux de bonnes relations et voudrait leur voir fonder un établissement régulier dans son village[4].
Beaucoup de chefs vinrent nous rendre visite ; ils étaient accompagnés de leurs musiciens et de leurs servants d’armes.
Harpons, fers de lances et de flèches, manière de corder les arcs, couteaux, cannes, talisman, marimeba, timbales, tambours, grelot.
Deux de ces visiteurs avaient en outre un nain qui portait une
crécelle et acclamait le nom de son maître, en criant : Ohé ! ohé ! Moéné !… Ohé ! ohé ! tandis qu’il faisait craqueter son instrument.
L’un de ces nains, couvert de pustules et qui avait un
genou difforme, était affreux à voir.
Les musiciens jouaient du marimeba, sorte de tympanon formé de deux rangées de gourdes de dimensions graduées, sur lesquelles sont placées des touches de bois, également de diverses grandeurs, et qui, frappées avec des baguettes terminées par une boule en caoutchouc, rendent un son métallique. Ces baguettes elles-mêmes étaient de différentes dimensions ; l’artiste en changeait fort habilement lorsqu’il voulait obtenir des notes plus vibrantes ou plus étouffées.
Moéné Bôoté s’approcha d’un pas à demi dansant, qui ne le faisait guère avancer que d’un yard par minute ; il s’arrêtait quand il avait gagné deux ou trois mètres, afin que son joueur de marimeba et son nain pussent à loisir exalter sa grandeur.
Au Manyéma, la danse est l’une des prérogatives du pouvoir. Quand un chef se sent en veine chorégraphique, il choisit dans la foule une jeune et jolie femme, lui fait vis-à-vis, et tous les deux gesticulent et se tortillent d’une façon curieuse, au bruit des tambours que bat vigoureusement l’orchestre, en criant : Gamello ! gamello !
Si la danseuse est une jeune fille, l’invitation du chef équivaut à une demande en mariage, et il en résulte souvent de graves complications.
Ici, les habitants sont plus prolifiques que tous les Africains d’autre race que j’ai eu l’occasion de voir. Ils paraissent s’aimer beaucoup entre eux et ont des qualités nombreuses ; mais ils n’en sont pas moins anthropophages et d’une anthropophagie dégoûtante. Ils ne mangent pas seulement les hommes tués dans le combat, ils y ajoutent ceux qui meurent de maladie, font macérer les cadavres dans l’eau vive, jusqu’à ce que les chairs soient presque putréfiées, et les dévorent sans plus de préparation. Même procédé à l’égard des animaux : toute charogne leur est pâture ; ce qui leur fait contracter une odeur révoltante.
Je fus régalé d’un chant qui vantait les jouissances du cannibalisme ; il y était dit que la chair de l’homme est bonne, que celle de la femme est mauvaise, et qu’on ne doit y recourir que lorsque les vivres sont rares ; mais qu’elle n’est pas à mépriser quand l’homme fait défaut.
Nous fûmes retenus chez Moéné Bougga pendant deux jours par une indisposition de Mouinyi Hassani. Le pauvre Bokhari était fort malade et fut informé de la résolution qu’on avait prise de le laisser là, à moins qu’il ne consentit à donner un peu de ses cauris et de ses grains de verre pour se faire porter. J’essayai de le guérir, mais mon traitement n’eut aucun succès.
En quittant la résidence de Bougga, la route nous fit passer près de nombreux villages, puis franchir par une brèche une rangée de collines couvertes d’arbres énormes, pareils à ceux du versant nord des montagnes de Bammbarré.
Il y eut là une vive alerte, dont je fus la cause bien innocente. Je marchais tranquillement au milieu de la caravane ; les pigeons abondaient ; je crus pouvoir profiter de l’occasion pour me procurer à souper. Mais, au premier coup de feu, un tumulte effroyable se produisit dans toute la bande : de l’avant et de l’arrière on se précipita vers moi, chacun demandant pourquoi j’avais tiré, et disant que dans le Manyéma on ne devait décharger son fusil que pour défendre la caravane. Mon ignorance de cette règle les avait frappés de terreur.
Toutefois nous atteignîmes sans encombre le village d’un autre Moéné Bôoté, chef du bac de la Louama. Nous y restâmes deux jours à débattre le prix du passage, et parce qu’Hassani était trop paresseux pour continuer la marche.
- ↑ Voyez pour les moutons et les chèvres dinkas, Schweinfurth, Au cœur de l’Afrique, Paris, Hachette, 1815, vol. I, p. 160-161. (Note du traducteur.)
- ↑ Moïnékouss de Livingstone, nom qui signifie : seigneur du perroquet, d’après celui du perroquet rouge appelé Kouss dans le Manyéma, où cet oiseau joué un rôle important, surtout par son plumage : il faut avoir tué un homme pour avoir le droit de mettre dans ses cheveux l’une des plumes rouges du Kouss. Voyez Livingstone, Dernier Journal, tome II, p. 103 et 109. Paris, Hachette, 1876. (Note du traducteur.)
- ↑ Peut-être moins par avarice que par maladie ; voyez dans Livingstone, Dernier Journal, vol. II, p. 93, les détails de cette curieuse affection, appelée safara à Zanzibar, et dans laquelle les malades mangent de l’argile, même au sein de l’abondance. (Note du traducteur.)
- ↑ Voyez ce que dit Livingstone de Moéné Bougga (son Moïnemmbegg), Dernier Journal, vol. II, p. 27, 28 ; et les détails qu’il donne sur Moïnékouss, même vol., p. 15, 66, 19, 80. (Note du traducteur.)