À travers l’Afrique/Chapitre23

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Traduction par Henriette Loreau.
Librairie Hachette (p. 325-340).

CHAPITRE XXIII


Kilemmba. — Chez Djoumah Méricani. — Membres d’une caravane portugaise. — José Antonio Alvez. — Impossibilités. — Convention touchant le retour à la côte. — Projet d’exploration. — Résidence privée du chef de l’Ouroua. — Visite à la première épouse du chef. — Répugnance des Vouaroua à dire leurs noms. — Camp d’Alvez. — Villages fortifiés. — Droit de prise. — Lac Mohrya. — Habitations lacustres. — Race amphibie. — Un médium. — Case sacrée. — L’Ouroua. — Gouvernement. — Hiérarchie rigoureuse. — Mutilation. — Prétention du chef à la divinité. — Harem. — Meubles vivants. — Mœurs et coutumes. — Idoles et amullettes. — Coiffure. — Tablier distinctif. — Tatouage.


Le village appelé Kilemmba ou Kouinhata, nom qui désigne toute résidence du chef de l’Ouroua, était, comme je l’ai dit, la capitale de Kassonngo. Il y avait près de deux ans que Djoumah y faisait du commerce, principalement en ivoire, qui, dans le pays, n’était pas cher.

Ce commerce l’ayant fait beaucoup voyager, mon hôte, ainsi que les plus intelligents de ses hommes, pouvait me fournir de nombreux renseignements géographiques, et me donner la clef de ce que m’avaient dit mes guides au sujet des lacs que je désirais tant connaître.

Djoumah avait visité les mines de cuivre et d’or du Katannga ; il avait été chez Msama, où il avait trouvé de la houille, dont il me donna un échantillon. En suivant la route qui passe entre le Tanganyika et le lac Moéro, il avait traversé le Loukouga et fondé un établissement à Kiroua, sur le Lânndji, le lac Oulenghé ou Kamoronndo[1] de Livingstone ; puis il était venu à Kilemmba.

Quand on lui avait dit qu’un Anglais se trouvait dans le voisinage, il avait cru que c’était Livingstone, avec lequel il avait été en relation et dont il ignorait la mort. Il avait également connu Burton et Speke, dans l’Oudjidji, à l’époque de la découverte du Tanganyika (1858), et avait eu de ces voyageurs des capsules d’Eley et de Joyce qui étaient encore excellentes ; tandis que les capsules françaises, qu’on lui avait envoyées de Zanzibar, depuis moins de cinq ans, avaient subi les effets du climat et étaient complètement hors de service.

Le soir de mon arrivée, je reçus un message du chef de la caravane portugaise dont on m’avait parlé à Mounza, et qui depuis un an se trouvait dans le pays. Par ce message, José Antonio Alvez, que les indigènes nommaient Kenndélé, et qui faisait surtout le commerce d’esclaves, m’annonçait sa visite pour le lendemain.

En attendant, j’eus celle d’une partie de sa bande, une réunion d’êtres grossiers, à l’air farouche ; des sauvages presque nus, armés de vieux fusils à pierre dont les canons, d’une longueur insolite, étaient décorés d’un nombre infini d’anneaux de cuivre.

Ces gens voulurent regarder tout ce que je possédais, et témoignèrent une grande joie en reconnaissant les livres, les tasses, tous les objets européens dont ils avaient vu les pareils sur la côte. Ils les désignaient aux indigènes comme étant fort communs dans leur pays, et prenaient texte de cela pour établir leur supériorité.

Le lendemain, ainsi qu’il l’avait annoncé, José Antonio Alvez, dit Kenndélé, vint me faire sa visite. Il arriva en grande cérémonie, couché dans un hamac surmonté d’un tendelet, et porté par des hommes dont la ceinture était garnie de clochettes d’airain. Derrière le palanquin, venait une escorte d’un certain nombre de mousquets, et le jeune garçon chargé du tabouret et de l’arme du maître : un mauvais fusil de Birmingham.

Le voyant venir en pareil équipage, et l’ayant toujours entendu qualifier de msoungou, je m’attendais à trouver un homme de race blanche qui pourrait me donner d’utiles renseignements. Grande fut ma déception, quand je vis sortir du hamac un affreux vieux nègre.

Certes, il était mis à l’européenne et parlait portugais ; mais c’était là tout ce qu’il avait emprunté à la civilisation, bien qu’il se dit complètement civilisé, à l’égal d’un Anglais ou de tout autre individu à peau blanche.

Un point sur lequel il insista d’une façon particulière fut qu’il ne savait pas mentir : « Sa parole valait un écrit ; il était le plus honnête homme du monde. »

Quand les saluts furent terminés, que je lui eus dit mon nom, mon pays, l’objet de mon voyage, je m’enquis de son histoire, et j’appris qu’il était né sur les bords du Couenza, à Donndo, province d’Angola. Il en était sorti depuis plus de vingt ans, avait passé la majeure partie de ces vingt années en voyages dans l’intérieur de l’Afrique, d’abord en qualité d’agent de traitants portugais, ensuite pour son propre compte.

Son quartier général était, disait-il, à Cassangé, où il me donna à entendre qu’il retournerait bientôt : dès que les gens qu’il y avait envoyés seraient revenus, car il n’avait plus de marchandises. En outre, une partie de sa bande accompagnait Kassonngo dans la tournée que faisait celui-ci pour toucher le tribut et pour châtier les récalcitrants.

Je demandai à Alvez ce qu’il savait du lac Sannkorra, il ne le connaissait que par ouïi-dire, et ajouta que, pour s’y rendre, il fallait traverser le pays du Mata Yafa, où la route était fort dangereuse.

Mata Yafa est la prononciation indigène du titre que porte le chef de l’Oulonnda, titre que nos géographes prennent pour un nom propre, et qu’ils écrivent Mouata Yannvo[2].

J’avais le plus grand désir de visiter la capitale de ce grand chef sur lequel on a rapporté des choses étranges ; mais il me fut dit que la saison pluvieuse étant commencée, les chemins seraient impraticables, et que si j’atteignais la ville, je n’en sortirais probablement pas : le dernier blanc qui s’y était rendu avait été fait prisonnier par le Mata Yafa, pour qu’il apprit aux sujets de celui-ci à faire la guerre à l’européenne ; le malheureux était mort après quatre ans de captivité.

Ne pouvait-on pas gagner le lac par une voie plus directe ? Des gens d’Alvez et de Méricani étaient allés à peu de distance de ses bords — quelques jours de marche — pour chercher de l’ivoire qu’ils n’avaient pas trouvé.

Il me fut répondu que le voyage n’était possible que dans la saison sèche, la route traversant de vastes plaines qui étaient entrecoupées de rivières, et que les débordements convertissaient en marais.

Je n’avais plus qu’à souscrire à la proposition d’Alvez. D’après lui, mon escorte n’était pas assez nombreuse pour que je pusse franchir, sans péril, la distance qui me séparait de la côte, et il offrait de me conduire soit à Benguéla, soit à Loanda. J’acceptai, ne voyant pas d’autre parti à prendre ; et il fut convenu qu’en arrivant je ferais à Alvez un cadeau proportionné à l’étendue de ses services.

Comme il était probable, d’après ce qu’il disait lui-même, qu’il ne partirait pas avant un mois, je résolus d’explorer telle partie du voisinage qui pouvait être visitée pendant ce laps de temps, et de commencer par le Mohrya, dont les bourgades lacustres me paraissaient offrir un très vif intérêt.

Mais il fallait d’abord aller voir Foumé a Kenna, la première épouse de Kassonngo, qui, en l’absence de celui-ci, remplissait les fonctions de régente. Il fallait également rendre à Alvez la visite qu’il m’avait faite, et le lendemain, accompagné de Djoumah et de plusieurs de mes hommes, je sortis dans ce double but.

Nous commençâmes par aller à la Moussoumba, où demeurait la régente ; Moussoumba est le nom de la résidence du chef. Une palissade de cinq pieds de hauteur, faite avec soin, doublée d’herbe et n’ayant qu’une porte, enfermait un établissement de six cents yards de long sur deux cents de large.

En entrant, nous vîmes une grande cour, au centre de laquelle, à cent pas de la porte, s’élevait l’habitation de Kassonngo. Un peu plus loin, trois petites clôtures entouraient les cases de Foumé a Kenna et d’autres épouses de premier ordre. De chaque côté de l’espace quadrangulaire, qui formait la cour d’honneur, se déployaient trois rangs de cases plus petites, servant de logis à la plèbe du harem.

Lorsqu’on nous ouvrit l’enceinte réservée à la régente, les femmes de celle-ci entrèrent dans la case principale et étendirent sur l’aire de la pièce une magnifique peau de lion. Bientôt parut Foumé a Kenna, drapée d’un tartan aux vives couleurs ; elle alla s’asseoir sur le tapis de fourrure et m’adressa immédiatement la parole.


La Moussoumba de Kassonngo.

Après m’avoir demandé d’où je venais, où j’allais, quel était le but de mon voyage, elle fut curieuse de savoir si toute ma personne était blanche ; et riant beaucoup, elle insista pour me faire ôter mes bottes et mes chaussettes, afin, disait-elle, d’examiner mes pieds. Satisfaite sur ce point, elle regarda mes armes, dont il fallut lui expliquer le mécanisme.

À mon tour, je lui demandai comment elle s’appelait, ignorant que c’était manquer à toutes les règles de l’étiquette. Elle répondit : Mké Kassonngo, l’équivalent de Mme Kassonngo, les Vouaroua n’osant pas donner leurs propres noms. Ils ont également beaucoup de répugnance à dire ceux des personnes présentes, bien qu’ils vous apprennent sans difficulté ceux des absents. Autre bizarrerie : ces gens qui refusent de décliner leur nom, ne se formalisent pas d’être interpellés nominativement, ainsi que le font quelques tribus de l’Amérique du Sud.

J’informai la régente de mes projets d’excursion et la priai de me procurer des guides. Elle répondit que je ne devais pas partir avant le retour du chef ; car bien qu’elle fût investie du pouvoir en l’absence de Kassonngo, celui-ci pourrait être mécontent si je partais sans l’avoir vu. Je finis cependant par vaincre ses scrupules, et elle promit de me donner un homme qui me conduirait au lac Mohrya.

J’allai ensuite voir Alvez, que je trouvai dans un camp misérable. Excepté le sien, pas un logis ne valait mieux que les huttes des bivouacs.

Sa case toutefois, bâtie en pisé, craignait moins l’incendie que les autres, faites simplement avec de l’herbe ; elle avait une haute toiture, mais l’intérieur en était sale, étouffant et sombre, l’air et la lumière n’arrivant que par la porte. En outre, il y avait du feu, un brasier au centre de la pièce, alors que le thermomètre indiquait de trente-deux à trente-sept degrés à l’ombre.

Alvez me prodigua ses offres de service et m’assura que nous ne mettrions pas plus de deux mois pour atteindre Cassangé. Il ne me faudrait ensuite, disait-il, que trente jours pour gagner Loanda ; moins encore si je prenais passage sur un steamer du Couenza.

Nous nous quittâmes ; et le lendemain, 30 octobre, je partis pour le Mohrya avec une escorte peu nombreuse. Le guide que m’avait envoyé la régente avait le bras gauche amputé au coude ; il eut grand soin de me dire que cette opération lui avait été faite par suite d’une blessure provenant d’une flèche empoisonnée ; pas du tout comme punition.

Bien qu’il ne me fallût que huit ou dix hommes, j’eus beaucoup de peine à les rassembler. Bombay me vint un peu en aide ; mais Bilâl, qui, huché sur de hautes sandales pareilles à des sabots, ne faisait que se promener d’un air d’importance, accueillit mes ordres par des rires.

Bombay m’avait déjà dit que les soldats cherchaient à dissoudre la caravane, dans l’espoir de me faire rétrograder. Cette fois on voulait me contraindre à renoncer à l’exploration du Mohrya. S’ils avaient réussi, mes gens auraient empêché toute autre excursion, et pensé de nouveau à me faire reprendre la route de Zanzibar. Mais je forçai Bilâl à baisser de ton en le chassant à coups de pied de ses patins, que je lui jetai à la tête, et l’ordre fut rétabli.

La marche débuta dans un pays montueux et bien boisé, où de grands villages, cachés dans d’épais massifs de jungles, n’étaient accessibles chacun que par un étroit couloir.

Ce tunnel sinueux, creusé dans l’épaisseur du hallier, et si bas qu’on ne peut guère y passer qu’en se traînant sur les genoux, aboutit à un porche, composé d’une série de troncs d’arbres plantés de manière à figurer un V, dont la pointe regarde les arrivants. En cas d’attaque, l’ouverture est fermée par une lourde herse, et l’ennemi ne doit pas espérer de forcer la porte.

Néanmoins, ces villages sont fréquemment surpris par les gens des communes voisines pendant l’absence de leurs guerriers ; car, bien que toutes les provinces de l’Ouroua soient nominalement sous la domination de Kassonngo, les bourgs et les districts sont souvent en guerre les uns avec les autres.


Le lac Mohrya.

Notre troisième étape, celle du 1er novembre, nous mit en vue du lac Mohrya. Là, j’eus avec mon guide une vive altercation. Je lui avais donné des grains de verre pour acheter des denrées, ne voulant pas qu’il volât tant qu’il serait avec moi ; mais, appartenant à la cour, il croyait devoir s’emparer de tout ce qui lui convenait, et à peine vit-il des indigènes apporter des provisions qu’il se mit à les piller. « En voyage, répondit-il à mes remontrances, c’est la coutume, pour Kassonngo et pour les gens de sa maison, de prendre tout ce qu’ils veulent ; je ne renoncerai pas à mon droit. Si, d’après vous, les objets sont volés, payez-les. »

L’affaire arrangée, nous atteignîmes un grand village bâti près de l’extrémité occidentale du lac, et je fis dresser ma tente.

Le lac Mohrya occupe le fond d’un petit bassin enveloppé de collines basses et boisées. La partie découverte de sa nappe formait alors un ovale de deux milles de long sur un de large, ovale entouré d’une ceinture de végétation flottante, et dont le grand axe courait de l’est-nord-est à l’ouest-sud-ouest.

Ainsi qu’on me l’avait annoncé, trois bourgades et quelques huttes éparses, bâties sur pilotis, s’élevaient au-dessus de l’eau. Je priai le chef du village où nous étions de me procurer des pirogues. Il me dit qu’il essayerait d’en obtenir des habitants du lac, lui n’en ayant pas, non plus que ses sujets ; mais il déclara qu’il serait très difficile de réussir, les gens du Mohrya ne voulant point de visiteurs.

Il avait raison : je n’eus pas de canots, et il fallut me contenter d’un examen télescopique. À l’aide de ma longue-vue, je distinguais facilement les villages ; j’en pris un croquis, et fis avec soin le relèvement des bords du lac.

Les habitations, bâties sur des plates-formes construites sur pilotis, s’élevaient à six pieds au-dessus de la surface de l’eau. Quelques-unes de ces demeures étaient carrées, les autres de forme ronde. La toiture et les murailles paraissaient faites de même que celles des cases du rivage.

Sous les plates-formes, des canots étaient amarrés, des filets suspendus. Bien que j’eusse entendu dire qu’il y avait dans le lac d’énormes serpents, dont la morsure était fatale, on voyait des hommes aller à la nage d’une maison à l’autre.

Les gens du Mohrya n’ont pas d’autres demeures que ces habitations lacustres ; ils y vivent avec leurs chèvres et leurs volailles, ne quittent jamais le lac que pour cultiver les champs qu’ils ont sur la rive, faire leurs récoltes, et mener les chèvres au pâturage.

Leurs bateaux sont des pirogues de vingt à vingt-cinq pieds de longueur ; ils les conduisent avec des pagaies à long manche et dont la pelle, large et circulaire, est creuse.

N’ayant aucune chance d’obtenir des canots, je repris le lendemain la route de Kilemmba. Des hommes du lac travaillaient dans les champs ; j’essayai d’entrer en conversation avec eux ; mais ils coururent à leurs pirogues, qui étaient proches, et s’éloignèrent. Nous les suivîmes sur le tinghi-tinghi, — tapis d’herbes flottantes, — cherchant à les faire revenir en leur montrant de l’étoffe et des perles ; rien ne put les attirer, et il me fallut renoncer à tout espoir de mieux connaître leurs habitudes.

Deux étapes nous firent regagner Kilemmba ; la seconde eut lieu sous une averse qui commença dix minutes après notre départ et ne cessa qu’à notre arrivée.

Nous avions bivouaqué le premier soir près de l’ancienne résidence de Bammbarré, le père de Kassonngo. La veuve du chef habitait toujours le vieux harem. Elle passait pour être en communication avec le défunt, ce qui lui valait le don de prophétie, et elle ne pouvait recevoir d’autre visite que celle de l’un des magiciens du chef actuel qui venait la consulter dans les grandes circonstances.

Ses chèvres et ses poules vaguaient sans danger autour de sa demeure ; il n’y avait pas, dans tout l’Ouroua, d’homme assez téméraire pour oser toucher à quelque chose qui pût lui appartenir. Elle vivait complètement seule, n’ayant près d’elle que d’anciens esclaves de son mari. Le soir, ces esclaves apportaient à l’endroit désigné les vivres dont leur maîtresse avait besoin et se retiraient sans l’avoir vue.


Maison lacustre du Mohrya.

Le même jour, nous avions passé devant un petit hangar, bâti avec un soin particulier. Des rideaux d’étoffe d’herbe, tombant de la toiture, dérobaient le contenu du bâtiment aux regards des profanes. Décidé à voir ce contenu, que l’on me disait être une grande médecine, je soulevai l’étoffe : une quantité de crânes humains, rangés en cercle et ornés de perles, s’offrit à mes yeux. J’ai su plus tard que ces crânes étaient ceux des fils et des lieutenants de Bammbaré, qui, ayant disputé le pouvoir à Kassonngo, avaient été vaincus et mis à mort.

Quand nous arrivâmes, Kassonngo n’était pas de retour ; personne ne savait même au juste où il pouvait être. Ce fut donc de nouveau à Foumé a Kenna que je demandai un guide pour aller au Kassali, puis au Kohouammba, premier anneau d’une chaîne de petits lacs que traverse le Kamoronndo ou véritable Loualaba ; la rivière que Livingstone appelle ainsi, d’après les Arabes qui appliquent le même nom aux deux branches, est le Louhoua des indigènes.

Mais avant d’aller plus loin, donnons quelques détails sur la contrée où nous étions alors, et sur ses habitants.

L’Ouroua[3] proprement dit commence immédiatement au sud du camp de Tipo-Tipo, et s’étend jusqu’au neuvième degré de latitude méridionale. Il est borné à l’ouest par le Lomâmi, à l’est par les tribus riveraines du Tanganyika. Au centre du pays se trouve le territoire de Cazemmbé, qui relève du Mata Yafa, chef de l’Oulonnda.

Kassongo, chef suprême de l’Ouroua, est en outre souverain de plusieurs peuplades des bords du Tanganyika ; les Vouagouhha sont, de ce côté, les plus septentrionaux de ses sujets. Il a pour tributaires Miriro et Msama, chefs de l’Itahoua, ainsi que Roussoûna et le Kassonngo, dont il a été question dans les pages précédentes.

L’Oussoumbé, situé à l’ouest du Lomâmi, reconnaît également la suzeraineté du chef de l’Ouroua, bien que d’autre part il paye tribut au Mata Yafa ; car, étant sur la frontière de l’Oulonnda, il serait exposé au pillage, s’il fermait l’oreille aux demandes de son puissant voisin.

Le vaste territoire soumis à Kassonngo est divisé en un grand nombre de districts, gouvernés chacun par un kilolo ou capitaine. Quelques-uns de ces gouverneurs ont un pouvoir héréditaire ; les autres sont nommés pour quatre ans. À l’expiration de ce terme, s’ils ont bien rempli leurs fonctions, ils peuvent être renommés, soit dans le même district, soit ailleurs ; mais si Kassonngo n’est pas content d’eux, il leur fait couper le nez, les oreilles ou les mains.

La hiérarchie sociale est fortement établie, et une grande déférence est exigée des inférieurs. J’en ai eu de nombreux exemples, dont l’un surtout m’a vivement frappé. Un homme de condition en causant avec moi vint à s’asseoir, oubliant qu’un de ses supérieurs était présent ; immédiatement il fut pris à part et chapitré sur l’énormité de son offense. J’appris ensuite que, si je n’avais pas été là, il eût sans doute payé de ses deux oreilles la faute qu’il avait commise.

On ne connaît dans l’Ouroua que deux châtiments : la mutilation et la peine de mort, toutes les deux fort en usage, surtout la première. Pour la moindre peccadille, le chef et ses lieutenants font couper un doigt, une lèvre, un morceau de l’oreille ou du nez. Pour des fautes plus sérieuses, ils prennent les mains, les oreilles, le nez, les orteils, et souvent tous ensemble.

Kassonngo, de même que le faisaient ses prédécesseurs, s’arroge un pouvoir et des honneurs divins. Il se dit au-dessus des nécessités de la vie et prétend qu’il n’a pas besoin de nourriture : s’il mange, s’il boit, s’il fume, c’est tout simplement parce qu’il y trouve du plaisir.

En surplus de sa première épouse et de son harem, il se vante d’avoir droit sur toute femme qui, lorsqu’il est en voyage, plaît à ses regards. Cette femme devient-elle mère d’un fils, il lui donne une peau de singe pour envelopper l’enfant, cette peau conférant le droit de prendre des vivres, de l’étoffe, etc., chez tous les gens qui ne sont pas de sang royal.

Du coucher au lever du soleil, aucun homme, excepté le maître, ne peut entrer dans le harem, sous peine de mort ; même si l’une des femmes du sérail accouche d’un garçon pendant la nuit, la mère et l’enfant sont immédiatement chassés.

Les cinq ou six premières épouses sont toutes de sang royal, étant les sœurs et les cousines germaines du chef. Parmi les autres, il n’y a pas seulement ses sœurs et ses cousines, mais ses belles-mères, ses tantes, ses nièces et, chose plus horrible à dire, ses propres filles.

Chez lui, Kassonngo n’a pas d’autres meubles de chambre à coucher que les femmes de son harem. Quelques-unes, posées sur les mains et sur les genoux, forment à la fois la couchette et le sommier ; quelques autres mises à plat, sur l’aire battue, forment le tapis.

Ainsi que doit le faire présumer la conduite du maître, les mœurs des sujets sont extrêmement relâchées. Dans l’Ouroua, l’épouse infidèle n’est pas mal vue ; tout ce qui peut lui arriver de plus grave est une correction du mari, et celui-ci n’y apporte jamais beaucoup de violence, de peur d’endommager quelque pièce importante du ménage.

Tous les hommes du pays font leur feu et leur cuisine eux-mêmes. Kassonngo est le seul qui échappe à cette règle ; et s’il arrive que son cuisinier s’absente, c’est lui qui prépare son dîner.

Il est également d’usage de prendre ses repas tout seul : aucun Mroua ne permet qu’on le regarde manger ou boire. J’ai vu fréquemment les indigènes à qui on offrait de la bière, demander qu’on déployât devant eux un morceau d’étoffe qui les cachât pendant qu’ils boiraient. Ils tiennent doublement, en pareil cas, à n’être pas vus des femmes.

Leur religion est un mélange de fétichisme et d’idolâtrie. Dans tous les villages, il y a des petites cases abritant des idoles qui ont devant elles des offrandes de grain, de viande et de pommbé. Presque tous les hommes portent des figurines suspendues au bras ou au cou, figurines qui sont des talismans ; et de nombreux magiciens colportent des idoles qu’ils prétendent consulter au profit de leur clientèle. Quelques-uns de ces féticheurs sont d’habiles ventriloques ; ceux-là font d’excellentes affaires.

Colportées ou non, toutes ces images sont vénérées ; mais l’objet le plus élevé du culte, le grand fétiche est Koungoué a Bandza, une idole qui représente le fondateur de la dynastie actuelle et qui passe pour être toute-puissante.

Ce Koungoué a Bandza est gardé au fond d’une hutte, située dans une clairière que l’on a faite au centre d’une jungle épaisse. Il a toujours pour épouse une sœur du chef régnant, épouse qui porte le titre de Moualé a Pannga.

Autour de la jungle, habitent des prêtres nombreux qui protègent le bois sacré contre l’intrusion des profanes, et qui reçoivent les offrandes des croyants. Ils prélèvent en outre une partie du tribut que l’on paye à Kassonngo.


Indigènes de l’Ouroua.

Toutefois, malgré leur position officielle, et bien qu’ils soient initiés à toutes les cérémonies du culte, ces prêtres ne sont pas admis à contempler l’idole. Voir Koungoué a Bandza est un privilège uniquement réservé à l’épouse du fétiche et au souverain, qui va le consulter dans les moments difficiles, et ne manque jamais d’arriver les mains pleines. Le jour de son avènement, il a présenté son offrande ; il la renouvelle à chaque victoire remportée sur l’ennemi ; et ses craintes, ses espérances, ses joies, ses maux, ses triomphes et ses revers sont l’occasion de nouvelles largesses.

Malgré tous mes efforts, je n’ai pas pu découvrir ce fétiche, mais je suis pleinement convaincu de son existence. Non seulement tous les détails qui m’ont été donnés à son égard n’ont jamais varié, mais chaque fois que j’ai prononcé derrière un indigène le nom de Koungoué a Bandza, j’ai vu mon homme bondir et regarder autour de lui avec effroi, comme s’il avait eu l’idole à ses trousses, et craint d’être emporté par elle. Si en raison de sa nature il ne pouvait ni blêmir, ni avoir les cheveux hérissés, on n’en voyait pas moins sa toison et sa peau témoigner de sa frayeur.

Les habitants de l’Ouroua ont le même tatouage et le même costume que les Vouagouhha, mais ils se coiffent d’une manière différente. La plupart rejettent leurs cheveux en arrière, les attachent solidement et les tordent de manière à les faire tenir dans une position horizontale, ce qui représente une queue de poêlette. Les hommes décorent cette queue d’un panache fait souvent des plumes rouges du perroquet gris. Le volume et la hauteur du plumet varient suivant la qualité du personnage.

Ils se font de grands tabliers d’une peau de bête. Tous les clans ont, pour cet objet, une peau distinctive, qu’il est d’usage de porter en présence du chef.

  1. Livingstone dit Kamolonndo. Dans la plupart des dialectes de l’Afrique australe les liquides l et r se prennent indifféremment l’une pour l’autre. En Kisahouahili, elles sont distinctes toutes les fois que leur changement pourrait modifier le sens du mot ; mais quand la signification ne doit pas en souffrir, dit Burton, les Arabes et les plus policés des gens qui parlent cet idiome emploient la lettre r de préférence. Par contre, les esclaves et les nègres de l’intérieur lui préfèrent un l, et paraissent tellement épris de cette dernière lettre qu’ils s’en servent ad libibum au commencement et au milieu des mots. Ainsi l’emploi de ces deux liquides pour un même nom indiquerait, suivant celle qui a été choisie, la provenance du renseignement que le voyageur a obtenu sur le point dont il parle. (Note du traducteur.)
  2. Que Mata Yafa soit la qualification donnée par les Vouaroua au chef suprême des Balonnda, cela n’empêche pas celle de Mata Yannvo ou Yammvo d’être exacte ; et l’on sait, au moins depuis le passage de Livingstone dans le pays même (1854), que ce n’est pas un nom, mais un titre. « Nous rencontrons ici, dit le célèbre voyageur, des messagers qui viennent annoncer à Quenndenndé la mort du grand chef dont Matiamvo (Mouata Yammvo) est le titre héréditaire, mouata voulant dire seigneur. » Plus loin, Livingstone est reçu par un chef voisin du Lonnda, qui lui adresse ces paroles : « Je suis le grand Moéné Katéma, légal du Matiammvo. » Voyez Livingstone, Explorations dans l’Afrique australe, deuxième édition, Paris, Hachette, 1873, p. 319 et 323. (Note du traducteur.)
  3. Roua de Livingstone, de Stanley et probablement des indigènes ; le préfixe ou, qui veut dire : contrée, pays de, est emprunté au Kisouahili, dont les caravanes font usage, et qui s’est promptement répandu sur toute la ligne qu’elles suivent. Renseignés par les traitants qu’il rencontra dans l’Oudjidji, Speke a également écrit Ouroua. C’est sous la même influence, qu’après avoir fait observer qu’à partir du Tanganyika méridional, le préfixe Voua, marque du pluriel des noms de peuples dans la langue du Sahouahil, se changeait en Ba, et nous avons donné pour exemple Bafipa, gens du Fipa, Cameron continue à dire avec les hommes des caravanes, Vouaroua, Vouaghénya, Voualônnda, tandis que Livingstone, d’après les indigènes, écrivait Baroua, Baghénnya, Balonnda, et pour le pays de ces derniers employait simplement Lonnda, au lieu d’Oulonnda. (Note du traducteur.)