À travers la jungle politique et littéraire/3
La petite bohême
I
Aux environs de 1900-1904 — ce n’est pas d’hier — nous étions quelques jeunes gens qui, sur la foi des aînés et pour nous être saoulés du mauvais vin romantique, nous obstinions à vivre ce que nous appelions la « vie de bohème ». Nous aurions pu nous en dispenser et poursuivre une existence sinon brillante, du moins paisible et exempte de heurts. Mais l’ombre de Verlaine flottait encore sur le boulevard Saint-Michel et de vieux débris aussi authentiques que sordides des fêtes de « jadis et de naguère » magnifiaient leur passé fangeux et vide. Ils évoquaient Charles Cros, poète et génial inventeur ; Rimbaud, enfant terrible ; Richepin, Touranien splendide à la barbe flamboyante et, surtout, le pauvre Lélian, le nez dans son absinthe.
Je venais de déserter les hauteurs montmartroises et, comme tant d’autres, je plantai ma tente en plein quartier Buci — la Bustoc, comme l’on disait alors C’était le carrefour où se rejoignaient rapins dans la débine, poètes faméliques, étudiants en médecine qui ne mettaient jamais les pieds à l’École, philosophes et critiques d’art en herbe, le tout condimenté de quelques aventuriers louches, de souteneurs miteux et de métèques désespérants. Cette cité où campait la jeunesse « intellectuelle », cour des Miracles de la rive gauche, tenait dans une sorte de losange qui allait de la rue de Seine à la rue de l’Ancienne-Comédie et du boulevard Saint-Germain aux quais.
La rue de Buci, où fleurissaient, tous les cinq mètres, des bars et des comptoirs qui débitaient le café-crème « à dix centimes », — oh ! la douceur de vivre de ce temps ! — était l’artère principale. On s’y retrouvait chaque jour, comme dans les rues de la République des villes de province. Des idylles rapides s’y nouaient, car les demoiselles ne manquaient point dans ces lieux où elles jouaient les héritières de Mimi et de Musette, oh ! pas longtemps, juste ce qu’il fallait pour jeter leur gourme et s’évader vers le trottoir hospitalier. On y ébauchait des amitiés solides, évaporées depuis, disloquées par la vie. On y faisait beaucoup de bruit. Le quartier, pour tout dire, était notre domaine. Nous étions installés dans ses bars et dans ses hôtels garnis — ah ! que garnis ! comblés de toute la vermine imaginable !
J’ai connu là des types inouïs. Il faudrait du temps et la plume d’un Vallès pour les ressusciter. Les vieux, surtout, gonflés d’expérience et qui avaient hanté les gloires de la Poésie, de l’Art, de la Littérature. Ceux-là-étaient admirables. Ils tenaient le coup merveilleusement devant des demi-douzaines de pernod ou de picon. Ils étaient généralement barbus, chevelus, poudrerisés de pellicules neigeuses, cravatés de lavallière, construits en velours à grosses côtes. Ils traînaient des souliers baptisés pompes, probablement parce qu’ils aspiraient toute l’eau des ruisseaux, et arboraient des chapeaux invraisemblables. Je ne garantis point que leurs tignasses rebelles aux caresses du peigne constituaient des flots absolument déserts.
Ces patriarches auxquels on se frottait avec autant de crainte que de vénération étaient merveilleux. Ils collectionnaient les aventures les plus abracadabrantes. Ils savaient tout. Ils avaient tout vu. Ils parlaient de leur « autrefois » avec lyrisme. Je puis assurer qu’on les écoutait avec respect et qu’on méditait leurs leçons. Quelques-uns, d’ailleurs, s’étaient vus à l’honneur avant d’être à la peine, et quand ils ouvraient le sac de leurs souvenirs, c’était comme une bénédiction.
Je revois la barbe assyrienne du père Jacquemin, un des clients fidèles de cet « Habitué » que mon vieux compagnon André Salmon, a fait revivre dans ses Tendres Canailles. C’était, disait-on, un ancien architecte pour lequel la vie n’avait eu aucune clémence. Il fréquentait, aux temps orageux de sa jeunesse, les Richepin, les Pelletan, les Bouchor. Plus tard il accueillit Jean Lorrain, qui le fourra dans un de ses livres. Quand les jeunes que nous étions l’approchèrent, il traînait lamentablement ses pas incertains et sa démarche titubante aux alentours de la rue Dauphine.
Par la suite, il poussa une pointe, en notre compagnie, hors de la « Bustoc », jusqu’à cette fameuse Chope de la Harpe qui eut une manière de célébrité durant plusieurs années. Mais quand il ouvrait son réservoir à anecdotes, on se taisait autour de lui. Il parlait comme il buvait, tout naturellement, et plus il buvait, mieux il parlait. Il disait les vers d’une voix profonde, appuyée et nuancée. Il faisait surgir, à nos yeux, des personnages ignorés, mais qui, par la magie des mots, nous semblaient — si près de nous — de vieux camarades. Tenez, il faut que je vous dise un mot du bon poète Poussin, tel que le dressait le père Jacquemin devant nos yeux émerveillés. Poussin ! Ça ne vous dit rien ? Il est certain, très certain, que je ne l’ai jamais connu, jamais vu ; mais j’ai vécu, tout de même, avec lui, à sa table, dans son ombre ; je l’ai entendu, je l’ai touché, je lui ai serré la main, le soir, son dernier verre achevé, alors qu’il se levait péniblement sur ses jambes molles. Et je l’ai vu mourir, d’une mort cruelle et ignominieuse. Mais écoutez son histoire.
Poussin débarqua un jour dans la capitale, « riche de ses yeux tranquilles », avec un manuscrit sous le bras — ses poèmes. Timidement, il se mit à fréquenter les cabarets assez nombreux et les tavernes, où tonitruaient des bardes audacieux. Il se mêla ainsi au groupe Ponchon-Richepin. Mais l’on s’amusait de lui. Il cachait, dans ses papiers, un long poème de forme naïvement romantique : La mort de la Jument. Et certains soirs, on lui criait :
— Allons ! Poussin ! Vas-y ! Récite-nous ta « jument ».
Le pauvre homme se faisait un peu prier. Puis, décidé, il grimpait sur une table. Mais à peine avait-il ouvert la bouche que c’était un charivari assourdissant. L’assistance, en chœur, reprenait les vers, sur l’air de la « Marseillaise » :
Alors, mélancolique, le poète descendait de sa table et se réfugiait dans un coin.
Un jour, il bénéficia d’un petit héritage. Ce fut une existence joyeuse. Il régalait à la ronde. Il payait à boire à tous. À ce jeu-là, l’argent fondit en quelques mois.
Et la misère devint sa compagne habituelle. Il dégringola de taudis en taudis, tapant les compagnons les plus fortunés, couchant le plus souvent dehors, passant des nuits entières sous les galeries de l’Odéon. Mais il continuait à rimer. Chose étrange. Son talent, inexistant jusqu’alors, s’était précisé, affiné peu à peu, un talent sobre et amer, éclos dans la « purée ». Il réussit à publier une plaquette. Cela s’appelait : Versiculets. Au beau milieu, on découvrait ce titre : « Minuit, grand poème ». On tournait la page et l’on pouvait lire :
Et cet alexandrin valait bien, en effet, un grand poème. Tout le bouquin était à l’avenant. La réputation de Poussin s’enfla, du coup, dans le monde du quartier.
Mais cela ne lui donnait pas à manger. Par bonheur, un de ses admirateurs, fort riche, lui vint en aide. Il décida de lui payer sa chambre, sa pension, plus un pernod, chaque soir (mais pas un de plus) et deux demis après dîner. Cela dura quelques années. Poussin se laissait vivoter tout doucement et il trouvait toujours quelques bonnes âmes, pour ajouter à sa ration apéritive. Le mastroquet, lui-même, se laissait quelquefois séduire et portait les pernods supplémentaires sur la note. Ces jours-là, le bienfaiteur tempêtait, menaçait de couper les vivres, puis s’exécutait.
Mais Poussin buvait trop. Le bienfaiteur se lassa. Le poète roula jusqu’à l’hôpital, où il mourut, à peu près seul, abandonné de tous, après d’horribles souffrances. Pauvre diable lunatique ! Pauvre épave ! Mais le père Jacquemin, lui, quand il avait pour la cinquantième fois, achevé l’histoire, la triste histoire du poète des Versiculets, s’écriait de sa voix claironnante :
— Mort au champ d’honneur !
Qu’a-t-il bien pu devenir, le vieux, par la suite ? De loin en loin, on le donnait pour mort ; puis il reparaissait soudain. On le fêtait. Et lui, tout ragaillardi, de nous ressortir ses histoires :
— Ce soir-là, Richepin me prit par le bras et me glissa à l’oreille : « Je donnerais bien cent sous à celui qui consentirait à me prêter vingt francs… »
Ou bien :
— Je dis à Pelletan : Mon cher Camille…
Ou encore :
— Verlaine en était à peine à son sixième pernod et Jarry réclamait de l’encre rouge dans son absinthe…
Je le perdis de vue. La bohème, ça va bien un temps, à la condition d’en sortir à peu près indemne. Malheur à ceux qui ne savent s’en dégager ! C’est une maîtresse tenace. On laisse entre ses bras toute force, toute énergie, toute pensée, tout désir de lutte. Et puis, il y a ceux qui s’imaginent sérieusement que c’est arrivé et il y a les autres qui s’amusent, qui prennent les choses à la blague. J’ai connu un fils de famille que son notaire de père avait expédié aux Beaux-Arts. Il fabriquait des croûtes effarantes. Parfois, il nous invitait à boire le café, chez lui, dans une petite chambre de la rue Grégoire-de-Tours. Et là, il nous disait :
— C’est la bohème… Nous allons faire comme dans la bohème.
Et il se mettait à démolir les chaises qu’il jetait au feu par morceaux.
Un autre, employé des Postes, attendait que la journée fût terminée pour grimper en grande hâte, chez lui, troquer son complet impeccable contre un pantalon de velours à la hussarde, une lavallière, un veston cintré. Après quoi, il s’armait d’une énorme pipe et accourait parmi nous. Parfois, nous l’entendions qui jetait, superbe :
— Nous autres, les artistes !
Le malheureux, d’ailleurs, voyait son innocente manie terriblement exploitée par quelques sans-scrupules conscients. Au commencement du mois, il payait tournée sur tournée, emmenait ses compagnons ravis dans le restaurant où il avait pris pension. Une semaine après il n’avait plus le sou. Alors il plantait des drapeaux un peu partout. Il fit si bien qu’on le jeta à la porte de son administration.
La bohème a ses amoureux fervents, ses héros, ses victimes et ses farceurs !
Le père Jacquemin comptait parmi les victimes. Il avait eu cependant une vie dorée, assurait-on. Il recevait à sa table littérateurs et artistes. Il portait beau. Puis, tout à coup, la dégringolade dans les bouges de la rue de Buci. Mais jamais il n’ouvrait la bouche là-dessus.
La dernière fois que je le rencontrai, aux environs du Luxembourg — j’avais déjà fui la contrée de Buci — il s’en allait la tête basse, voûté, l’air très las. Il me fallut insister pour qu’il me reconnût.
Quelques semaines après, un ami me dit :
— À propos, tu sais le père Jacquemin, il s’est fait écraser par un camion.
Pauvre vieux père Jacquemin !
Un autre type de cette bohème vermineuse et trempée dans l’alcool ? Bibi-la-Purée ! l’inoubliable Bibi-la-Purée ! L’ombre falote et crasseuse de Verlaine. Il faudrait lui consacrer des pages à celui-là, et le prendre avec des pincettes. Il aurait dû dégoûter à tout jamais les jeunes gens de cette existence insensée de chiens galeux cherchant leurs croûtes dans des tas d’ordures.
Mais, pour nous qui n’avions point connu Verlaine, c’était tout ce qui nous restait du poète de Sagesse, Bibi, l’affreux Bibi et l’Académie. Je veux parler de l’Académie de la rue Saint-Jacques où l’on dégustait la liqueur verte sur des tonneaux.
L’Académie de la rue Saint-Jacques, où le père d’Ubu prit son dernier pernod et où nombre de nos contemporains, parvenus à la notoriété, voire à la gloire, firent leurs premiers pas.
Les jeunes gens d’aujourd’hui ont bien de la chance. Ils dédaignent la Butte, la rue de Buci et la rue Saint-Jacques. Ils ne boivent plus le pernod que la guerre a supprimé. Ils ne perdent plus leur temps et le souvenir de Verlaine ne pèse pas trop sur leurs épaules… Mais ils connaissent en échange les parages de Montparno et les jouissances de la cocaïne.
Parmi les bars et les bistrots qui s’épanouissaient au Quartier Latin, hantés par des troupeaux de jeunes gens que l’on qualifiait d’intellectuels, d’artistes ou d’anarchos, les plus courus étaient l’« Habitué », en pleine rue de Buci, et le « Petit Bar », au coin de la même rue de Buci et de la rue Grégoire-de-Tours.
Ce dernier lieu faisait rêver de Villon et de ses mauvais compagnons. Sans prétendre entrer dans des détails, qui risqueraient de heurter les sentiments des lecteurs, il me sera permis de noter que la clientèle bizarre de cet incomparable « Petit bar » se composait d’individus, mâles et femelles, surgis des milieux les plus inattendus. Il y avait là de la moderne truandaille — des gloires de la bande du Bicot de Montparnasse qui descendaient des hauteurs de la Gaieté ; — des réfugiés polonais et croates qui passaient leur temps en querelles ; des rapins chevelus, de doux poètes avec leurs Muses venus l’on ne savait d’où et vivotant on ne savait comment. Parfois, des sociologues, de hardis réformateurs de la société se mêlaient à ces divers groupes et s’efforçaient de les catéchiser. Ces jours-là, l’unique salle du bar retentissait d’éclats de voix et de coups de poing sur les tables boiteuses, cependant que Julot de la rue de Vanves hurlait, dans un coin, qu’il coupait le manillon.
On se retrouvait, chaque jour, à l’heure de l’apéritif, c’est-à-dire vers les cinq heures. Puis, après dîner — quelques-uns d’entre nous dînaient — on venait là passer la nuit devant des tasses de café à dix centimes.
La plus franche cordialité régnait. Les souteneurs inquiets et donnant, par instant, des coups d’œil au dehors, faisaient bon ménage avec les « artisses ». Au coin de la rue, des ombres rasaient les murs ; les dames de ces messieurs, en plein ouvrage.
Peu d’incidents. Les différentes catégories de clients se connaissaient, s’estimaient, se mêlaient sans se confondre. Chacun son boulot, disait Julot. Un soir, cependant, le joyeux Mécislas Goldberg, héritier direct du prophète Jérémie, faillit déchaîner une bagarre. Ce malheureux, qui ne manquait ni de talent, ni d’intelligence, était alors considéré comme un maître. Il venait de lancer quelques volumes aujourd’hui oubliés et dont on parlait beaucoup, et dirigeait une petite revue, Sur le Trimard, où le bon poète Emmanuel Signoret donnait ses premiers vers. L’originalité de Goldberg consistait dans sa réfutation de Karl Marx par la découverte d’un cinquième état : ceux qu’il appelait les irréguliers du travail, toute l’immense armée des « non-professionnels ». Il soutenait que cette masse d’en-dehors n’avait aucun intérêt à l’avènement du collectivisme et au triomphe de la classe ouvrière proprement dite.
À l’époque dont je parle, Goldberg, auteur de Lazare le Ressuscité, était soupçonné, à tort ou à raison, d’accointances policières. Il fut même, si mes souvenirs sont précis, jugé par un tribunal de jeunes gens dont faisait partie mon vieil ami Bure, aujourd’hui directeur de L’Ordre. Pourtant, l’infortuné était tombé dans une purée noire, ce qui rendait invraisemblables les accusations de ses ennemis. Il ne mangeait pas beaucoup et buvait davantage (on trouve toujours quelqu’un pour vous offrir à boire). Il s’était laissé envahir par la crasse et, l’alcool aidant, se répandait en larmes sur toutes les tables. Triste déchéance d’un homme, point encore vieux, et qui avait donné de superbes espoirs.
Un soir donc, Mécislas Goldberg nous arriva complètement « retourné ». Il commença à discourir à tort et à travers, allant d’un groupe à l’autre. Mais ces messieurs les souteneurs le supportaient avec impatience. Ils jouaient à la manille et prétendaient avoir la paix.
Soudain, Goldberg grimpa sur une table et se mit à vociférer des choses incohérentes. Avec le ton des prophètes, il stigmatisait la société, l’humanité, le monde et les dieux. La salive glissait au coin de ses lèvres et de sa bouche grimaçante roulait un torrent d’éloquence pâteuse. Cela dura près d’une heure. Au début, on riait. À la fin, le prophète nous tapait sur les nerfs.
Et ce fut, brusquement, le bouquet. Dressé sur la pointe des pieds, l’index tendu vers nous, Mécislas hurlait :
— L’humanité me dégoûte !… Je vomis sur l’humanité !
Et le malheureux, dans un hoquet, fit exactement comme il disait. Alors, un de ces messieurs les manilleurs, vaguement éclaboussé, se leva, saisit Goldberg, et, d’une poussée, l’envoya rouler sur le trottoir. C’était la deuxième ou troisième fois que pareille mésaventure lui arrivait.
Il y eut une rumeur dans la salle, des yeux menaçants. Mais Goldberg, tel Antée, avait reconquis ses forces en épousant le pavé. Il se releva avec le sourire, prit place à une table bien sagement. On ne l’entendit plus de la soirée.
Dans l’après-midi, le Petit Bar était désert. L’hiver, on se réfugiait à la Bibliothèque Sainte-Geneviève. Pendant les beaux jours, on se donnait rendez-vous au Luxembourg.
Toute une allée du Luxembourg nous appartenait en propre. C’était celle qui longe le kiosque à musique parallèlement au boulevard Saint-Michel. Là sous la fraîcheur des arbres, des groupes s’improvisaient sur les bancs, disputant, se lançant à la tête des vers de Rimbaud, de Laforgue, de Verhaeren… C’était un charivari de tous les diables qui faisait fuir l’honnête passant égaré dans ces parages.
Quelques-uns s’installaient sur des chaises qu’ils refusaient obstinément de payer. C’était alors des luttes homériques avec la brave dame qu’on appelait la « mère Ticket ». Elle invitait doucereusement le client à verser son obole. Le client lui riait au nez. La dame tempêtait, se répandait en injures. Puis, elle réclamait l’intervention du garde. Mais quand le garde surgissait, le client avait disparu.
Très souvent, des bandes descendaient de Montmartre. Le chahut atteignait, ces jours-là, au scandale. La mère Ticket se voyait bafouée et les gardes demeuraient impuissants. Il leur fallait quémander les secours des soldats. Et l’on pouvait voir, tenu solidement par le bras, un bohème récalcitrant et hilare que l’on conduisait, parmi la foule réjouie, rue de Condé, vers le poste de police que nous avions baptisé : La Gaillarde. Quel est celui d’entre nous qui n’a pas fait un séjour de quelques heures dans ce poste d’où l’on nous renvoyait, le soir venu, après une sévère mercuriale ?
Des écrivains et des artistes qui, depuis, ont atteint à la notoriété, doivent se souvenir de la « mère Ticket » et de la « Gaillarde ».
Il y avait bien quelques étudiants, fils de famille futurs notaires, futurs morticoles de campagne, qui se risquaient dans notre domaine avec leurs charmantes demoiselles. Mais ils n’étaient pas à leur aise. Ils avaient des regards méprisants pour ces voyous de rapins (toute la bande était désignée par ce terme général de rapin, alors que la plupart d’entre nous n’avaient pas même mis les pieds aux galeries des Beaux-Arts). À la vérité, cette allée du Luxembourg était comme notre propriété, par droit de conquête.
De loin en loin, quand nous sentions quelque menue monnaie battre dans la poche, nous montions jusqu’à la rue Saint-Jacques, à cette fameuse Académie dont j’ai déjà parlé.
L’Académie avait un passé glorieux. Elle ruisselait de souvenirs. On se montrait le tonneau où Verlaine, accablé, s’était assoupi. Et l’on saluait de vivats le lamentable Bibi-la-Purée qui venait de cirer les chaussures de quelque étudiant cossu et nous demandait si nous n’avions pas de parapluie à vendre.
Dans ce taudis, l’absinthe coulait à flots. Nombreux, cependant, étaient ceux qui l’absorbaient sans le moindre plaisir, mais parce que c’était le genre. Il fallait bien entrer dans la carrière, après les aînés. Par malheur, certains en prirent la douce habitude et cela les conduisit, assez rapidement, à la plus irrémédiable des déchéances.
Mais, demandera-t-on, de quoi et comment vivaient tous ces charmants paladins de la bohème — le dernier carré ? Ici je touche un point scabreux de mon histoire. Il faut qu’on sache qu’il y avait un peu de tout dans la bande joyeuse et minable : des chenapans authentiques, de braves garçons dévoyés, quelques indicateurs de police, des gars de province pourvus de mensualités, d’autres qui travaillaient par-ci, par-là. Et aussi, des partisans déterminés de la reprise individuelle.
La majorité, pourtant, se composait de bons jeunes hommes dont les uns étaient, momentanément, brouillés avec leur famille ; dont les autres prenaient régulièrement leurs repas chez leurs parents, couchaient chez eux, mais avaient réussi à lasser la sollicitude paternelle. Ces derniers cherchaient non leur « croûte », mais les deux sous de tabac quotidiens et le café-crème à dix centimes qui leur permettait de « tenir » jusqu’à deux heures du matin, au petit bar de la rue de Buci.
Quelques-uns de ceux-là ont conquis une situation. Je ne citerai pas de noms. Mais les autres, les épaves ? Tenez, l’un des plus drôles et des plus populaires, dans ce milieu, en raison de son entrain et de son bagout, était appelé partout : le Bandit. C’était un type extraordinaire. On ne savait pas très bien comment il s’arrangeait, mais il n’était jamais à court de monnaie. Il ne reculait devant aucun expédient. Il était toujours flanqué d’une petite brunette, délurée parigote, qui l’aidait dans ses combinaisons multiples. Le Bandit ! Je ne lui ai jamais connu d’autre état civil. Un beau jour, il disparut de la circulation. On raconta qu’il était allé un peu fort et qu’on l’avait envoyé méditer dans une cellule. D’aucuns le regrettaient, car il régalait volontiers.
Mais la grande industrie de ces hurluberlus s’exerçait sous les galeries de l’Odéon. Les volumes s’étalaient là, qu’on pouvait feuilleter discrètement et, parfois, glisser sous sa pèlerine. Un livre se revendait, sur les quais ou ailleurs, entre douze ou quinze sous, de quoi s’offrir deux sous de frites, une absinthe et du tabac. Le veinard qui avait pu accrocher un volume au passage pouvait dire comme l’empereur romain : Je n’ai pas perdu ma journée.
Seulement, il y avait des coups durs. Les amateurs de littérature étaient sérieusement repérés. Des guetteurs se tenaient dans tous les coins. L’œil était dans la galerie et regardait les bouquins. Il les voyait disparaître sous les manches ou sous les pans d’un manteau. Notez que quelques-uns commettaient le vol, poussés non pas par le souci de gagner honorablement leur journée, mais par le besoin irrésistible de lire. La tentation était trop forte, et comment résister au désir de se monter une bibliothèque à peu de frais ?
Il y en eut qui trinquèrent sérieusement. Les galeries subirent une épuration sensationnelle. Et ce furent les Béotiens, c’est-à-dire ceux qui faisaient commerce des livres dérobés, qui donnèrent l’éveil. L’un d’entre eux, le nommé D…, était passé maître dans le métier. Il usait de maints stratagèmes. Pour dissimuler ses larcins, il n’avait trouvé rien de mieux que de découdre ses poches, à l’intérieur. Le volume s’engouffrait dans la doublure du pardessus. Ni vu ni connu. Il lui arriva d’être surpris. On tâtait ses poches. Lui le prenait de très haut, menaçait de porter plainte. Finalement, comme on ne sentait rien dans les poches, on se voyait obligé de le lâcher.
Sa superbe devait lui jouer un mauvais tour. Il avait trop confiance en lui. Il faut dire aussi qu’il portait beau, arborant crânement une jaquette et un haut de forme sur la tête. Il n’était point dépourvu, quoique formidablement ignorant, d’une éloquence zézayante. Avec ça, des ruses d’apache. Il avait organisé une petite troupe dont il était le chef et il opérait de la façon suivante : à cinq ou six, ses hommes se rangeaient devant l’étalage, coude contre coude, et tout en ayant l’air de ne point se connaître. Ainsi comme le roi Jean le Bon, ils se gardaient à droite et se gardaient à gauche, et cela de telle sorte que l’œil le plus méfiant ne pouvait discerner les gestes de ceux qui se plaçaient au milieu.
Pendant des mois, avec une remarquable impunité et une constance étonnante, ils mirent au pillage les étalages de l’Odéon. Ce que Flammarion, en ce temps-là, a dû passer aux profits et pertes ! Mais un matin, ce fut la catastrophe. Deux des complices se firent pincer sottement. Alors le chevaleresque D…, de son pas nonchalant, la barbe en avant et son nez bourbonnien plus insolent que jamais, exécuta une entrée solennelle dans le commissariat de police. Il venait « témoigner », criait à l’erreur judiciaire. Il fit si bien qu’on le fouilla de fond en comble et qu’on découvrit, tout en bas de son pardessus, trois ou quatre volumes tout neufs et non coupés.
D… eut beau tempêter, menacer, affirmer que ces volumes lui appartenaient. Le commissaire jugea, comme pour César de Bazan, que ce n’était pas là la façon dont les honnêtes gens portent les livres qu’ils ont. D… fut condamné à plusieurs mois de geôle.
On l’avait à peu près oublié quand il sortit de prison, sans sa barbe, mais toujours aussi sûr de lui. Il expliqua paisiblement qu’il avait changé de « combine » et qu’il « travaillait » dans les petits chevaux au Casino d’Enghien.
Qu’on ne s’y trompe point, cependant. Parmi ces bohèmes que j’évoque le plus discrètement possible (tous n’ont pas disparu et quelques-uns, je le répète, seraient marris de se voir ainsi ressusciter), il n’y avait pas que des faiseurs et des combineurs. Ce monde-là était évidemment très mélangé, et la misère coudoyait la canaillerie. Mais cela conservait, malgré tout, je ne sais quelle candeur. Les plus fieffés coquins étaient de grands innocents.
Et puis, il y avait tous ceux qui crevaient simplement de faim et s’avouaient incapables de se défendre. Ils erraient, lamentables, traînant leurs semelles trouées de la rue de Buci au Luxembourg, semblables à des chiens battus, n’ayant qu’une idée : manger. Je ne charge nullement le tableau. Et je songe à ce pauvre diable de J… (mort sans doute depuis). Celui-là s’en allait, claudicant, hâve, jamais débarbouillé. Il logeait chez une invraisemblable Gothon qui avait des bontés pour lui. Et voici comment il se procurait sa pâture.
Nonchalamment, il se glissait vers la devanture d’un épicier et là, comme s’il s’agissait d’une bonne petite plaisanterie, plongeait sa main dans un sac, en retirait une pomme de terre qu’il faisait sauter joyeusement en l’air, rattrapait dans sa paume, relançait comme une balle… Naturellement, l’épicier s’imaginait avoir affaire à un farceur et ne s’indignait point pour une malheureuse pomme de terre. Mais au coin de la rue, J… glissait la chose dans sa poche.
Après quoi, il recommençait le tour un peu plus loin. Puis, en possession d’une douzaine de ces précieux légumes, il rejoignait son home où la maritorne s’empressait de jeter le tout à la poêle, avec un morceau de lard rance ou des rognures de viande (on en achetait un plein sac pour deux sous).
Un autre encore… Mais je n’en finirais point. Cette bohème douloureuse et miséreuse recelait les plus extraordinaires échantillons d’humanité. J’ai rencontré aussi de nobles cœurs et des consciences inflexibles, des Don Quichotte de l’Art et des apôtres. Tous, après tant de heurts et de dégoûts, ont fini plus ou moins « bourgeoisement ». Et s’embourgeoiser, dit la morale bohème, c’est mourir.
Il est pourtant quelques types des plus curieux qu’il me faut signaler avant de lâcher ce sympathique et pittoresque milieu que je fouille avec la conscience d’un chiffonnier. Au hasard de la plume, les souvenirs se lèvent en foule. Telle silhouette funambulesque, évadée de ma mémoire, surgit soudain. D’autres ombres l’accompagnent. Et, dans les heures d’autrefois, on replonge avec une sorte de joie malsaine, j’allais dire une sombre et morose délectation.
Quel est celui-ci qui vient de se dresser, avec son visage ratatiné, flétri, comme d’une petite vieille, et ses yeux inquiets roulant dans ses orbites glaireuses aux bords jaunes et roses ainsi que du jambon rance ? Je le retrouve ; il s’en allait, chaque matin, traînant sa patte gauche, une épaule plus haute que l’autre, la tête de biais, pitoyable, mais, d’une impeccable correction vestimentaire.
Où allait-il ? À Saint-Sulpice où le curé l’attendait. À Saint-Séverin. À Saint-Germain-des-Prés. Ailleurs encore. Il connaissait toutes les sacristies. Parfois, il entrait au séminaire de la place Saint-Sulpice, en revenait avec quelques menus travaux de copie — généralement de vieux manuscrits en latin — qu’il repassait à d’autres, moyennant quelques sous. Et à ce petit jeu-là, il se faisait une soixantaine de francs par semaine, mettait de l’argent de côté.
Il ne hantait pas seulement les curés qu’il visitait périodiquement à jour fixe. Muni de recommandations, il se présentait chez des écrivains notoires, chez des artistes ou des hommes politiques bien pensants. Ces démarches lui valaient la thune, pour le moins. Et, chaque jour, il agrandissait le nombre de ses protecteurs. En somme, sa besogne de tapeur professionnel lui prenait quelques heures dans la matinée.
Sa journée promptement terminée, on le voyait flâner très bourgeoisement, dans les allées du Luxembourg, sur le boul’‑Mich, louchant du côté des femmes. Celui-là faisait ses deux repas par jour, dans un restaurant. Ce petit vieux jeune homme malheureux était le plus veinard de la bande.
Il affectionnait particulièrement François Coppée. Ce dernier ouvrait volontiers sa porte et sa bourse. Ce que le bon poète a pu être estampé, roulé !
Et qu’on me permette d’ouvrir une parenthèse. Il y avait, à ce moment-là, parmi les phénomènes qui pullulaient au carrefour Buci, un autre poète, un aîné : Adophe Retté, l’auteur d’Aspects et d’Arabesques. Il a fait, depuis, une chute fâcheuse dans un bénitier. Mais alors, c’était un remarquable polémiste. Il s’était amusé à dépiauter Stéphane Mallarmé au grand scandale de toute la gendelettrerie de la rive gauche et à démontrer que, dans le sonnet fameux où « armoire » rime avec « manque de mémoire », ce délicieux « manque de mémoire » précisément mis là pour l’« oubli », constituait une affreuse cheville. Puis il s’évertuait à donner une traduction approximative du sonnet d’Edgar Poë :
Il avait tort, d’ailleurs. Ce sonnet tant décrié, voire bafoué et décrété obscur, nous semble aujourd’hui d’une clarté limpide et sa musique coule délicieusement dans nos oreilles.
Retté, donc, était « quelqu’un ». De plus, il affectait des sentiments et des convictions anarchistes. Le jour que Vaillant lança sa bombe à la Chambre des députés, Retté, dans un groupe de poètes réunis dans une taverne, levait son verre et s’exclamait, souriant :
— Je bois à la « vaillance ».
Cette anecdote colportée parmi nous, nous rendait le poète sacré. Il avait, sans trop s’en douter, des admirateurs fervents. On lisait et l’on relisait certaines pages d’une extraordinaire vigueur par lui consacrées à Zo d’Axa, ce vagabond de génie. Pour tout dire, il comptait parmi nos maîtres.
Un beau soir, on apprit que Retté allait se convertir. Le diable se faisait ermite. Stupeur. Mais, depuis, nous en avons vu d’autres. La conversion est très bien portée et, dans les débuts, ça rapportait. Je ne sais pas si le métier vaut maintenant quelque chose. À l’époque, ça permettait de recruter une honorable clientèle catholique, de pénétrer chez le doux Coppée, d’emplir son escarcelle. « Du Diable à Dieu », disait Retté. Et il pensait bien pouvoir expulser le diable de son porte-monnaie.
Un soir, on le vit arriver dans un bistrot de la rue de Seine, quelque peu exalté. Il appela le garçon et commanda une tournée.
— C’est moi qui régale.
Puis il sortit de sa poche deux objets : sa bourse où sonnaient quelques pièces, et un scapulaire. Et, avec un gros rire, montrant l’argent :
— Ça, c’est Coppée.
Il brandit le scapulaire :
— Ça, c’est Huysmans.
L’auteur de La Cathédrale était moins généreux que l’auteur du Passant.
Mais, après des années envolées, quand je songe, non sans une douce hilarité, au geste de Retté, des doutes m’assaillent quant à la sincérité de sa foi catholique.
Je ferme la parenthèse et je saute sur un autre spécimen de la redoutable faune qui régnait alors rue de Buci.
Le père Édouard.
C’était un homme d’un âge incertain, à la barbe broussailleuse, aux sourcils épais, aux yeux noirs d’un extraordinaire éclat. Il marchait, lui aussi, en boitillant, et traînait la jambe (c’est étonnant ce que ce milieu comptait d’éclopés et, particulièrement, de boiteux, de demi-boiteux, de jambes molles, de traîne-la-patte). Il suivait, avec un soin particulier, les réunions publiques d’avant-garde et il possédait un bagage sociologique et philosophique absolument étonnant. Par malheur, les idées ne se classaient pas très clairement dans sa caboche et son érudition était aussi embrouillée que sa barbe.
Il fallait l’entendre, des soirées entières, discuter des plus grands problèmes, depuis le matérialisme de l’histoire, l’organisation sociale de l’avenir, le sur-homme, jusqu’à la non-existence de Dieu et les énigmes de l’univers (voyez monisme ; en ce temps-là, nous ne jurions que par Hæckel). Il avait, généralement, comme partenaire, un jeune Oriental venu à Paris pour étudier la peinture. Celui-là, presque sans orthographe, s’était jeté pendant plusieurs hivers, à Sainte-Geneviève, sur les philosophes qu’il avait littéralement dévorés, engloutis. Rien ne le rebutait. Il avalait, sans préparation, Kant, Hegel, Stirner, Nietzsche. Mais la digestion était plutôt laborieuse.
Durant des heures, les deux bougres se donnaient la réplique. Il était question tantôt de la théorie de la valeur, d’autres fois du monde en tant qu’apparence ou de l’impératif catégorique. Quelle salade ! Ils se jetaient des textes et des noms à la figure. Bakounine, Herzen, Kropotkine, Marx, Lassalle entraient dans la danse et faisaient vis-à-vis à Fichte, à Spinosa, et Schelling… Sur le terrain de la sociologie, Édouard manœuvrait à son aise. Dans les marécages métaphysiques, l’autre prenait sa revanche.
C’était parfois assez fastidieux. Mais Édouard savait varier les plaisirs. Il se piquait, par exemple, de psychologie et prétendait, selon sa propre expression, sonder les individus. Octave Mirbeau déclarait un jour que rien qu’à voir le bas d’un pantalon, il reconstituait la psychologie d’un passant. Édouard allait plus loin. Un mot, un geste, un regard et il argumentait, pesait son homme, lisait en lui, faisait jouer ses ressorts secrets, divulguait son avenir. Je l’entends encore !
— Un tel (il l’avait à peine entrevu), c’est un sentimental. Il trahira, un jour, par faiblesse.
— Celui-là, c’est un féroce. Sa douceur n’est qu’apparente. Au jour de la Révolution, il sera terrible.
Édouard annonçait Freud.
Mais le plus souvent, ces exercices de psychologie aboutissaient à des ragots de vieille pipelette.
Édouard n’était pas seulement une célébrité dans notre domaine de Buci. Il était connu partout. Pas une réunion publique sans qu’on le rencontrât, à la porte, au milieu d’un groupe. Il tenait, sous son bras, tout un lot de vieilles brochures ou de journaux et il happait les militants au passage :
— Pour la propagande, camarade !
Le client acceptait la brochure ou le journal, fouillait dans son gousset :
— Ce sera ce que vous voudrez, camarade !
Mais on lui lâchait, qui deux sous, qui cinquante centimes.
Et le père Edouard se précipitait sur un autre.
Car c’était là son métier, son industrie. Il n’était pas le seul, du reste. À chaque réunion, ils se retrouvaient une demi-douzaine qui hurlaient :
— Pour la propagande, camarade !
Ces journaux, ces antiques brochures, ils se les procuraient presque toujours pour rien. On les fournissait de marchandise chez les syndicats, les groupes, les feuilles avancées. Rarement, on les faisait payer ou juste le prix du vieux papier. Comme on pense, la propagande, c’était leurs poches.
Durant des années, à chaque réunion, on put contempler ces aimables propagandistes. Puis quelques organisateurs s’avisèrent de la petite plaisanterie et mirent le holà.
Après la guerre, ce fut le déclin. On rencontrait bien, de-ci, de-là, quelques paladins de la « Propagande, camarade », mais la discipline communiste, la vogue de la nouvelle littérature bolcheviste qui s’écoulait au profit d’un parti organisé, eurent promptement raison des derniers champions.
Édouard dut se résigner comme les autres. Je l’avais perdu de vue depuis des années. Un soir, je l’aperçus, boulevard Saint-Michel, dans une file d’hommes-sandwich. Il était toujours le même, barbe confuse et jambe en retard, avec ses yeux de mystique roublard ! Une autre fois, je le repérai, au Père-Lachaise, lors d’un anniversaire de la Semaine sanglante. Il offrait de rouges églantines aux manifestants. L’églantine, c’est aussi une industrie ; mais ça ne fait pas vivre son homme.
Aujourd’hui, Édouard a disparu. On ne rencontre plus sa silhouette courbée et traînante. L’autre semaine, je me suis risqué dans ce vieux quartier — notre berceau — qui tient entre l’Odéon et l’Institut, avec ses maisons lépreuses aux immenses croisées, ses hôtels borgnes, toute sa crasse et son parfum spécial. Je suis tombé sur un vieux de la vieille, Pascal, petit homme à lunettes, fils de sculpteur, peintre et sculpteur lui-même.
— Ah ! ça ! que deviens-tu ?
— Moi, dit Pascal, je tiens un cabaret-chantant et je joue du piano.
— Ah !… Et, dis-moi… Un tel ?
— Mort !
— Et le grand… Chose… tu sais ?
— Mort !
— Et cet autre qui était si drôle ?
— Ah ! celui-là… Marié, père de famille, représentant de commerce.
— Ah ! bah !… Et Machin ?
— Au « Petit Parisien ».
— C’est inouï… Et ce petit Juif zézayant qui quémandait du matin au soir, une « pétite pipé dé tabac » ?
— Lui… tu ne sais donc pas ? Critique d’art influent, expert chez les marchands de tableaux. Riche, très riche.
Tous envolés, dispersés, casés ! Mais la plupart nettoyés, installés dans « l’inclusive sinécure », comme dit Laforgue. Autour de nous, s’agitaient des marchands des quatre-saisons. Crainquebille avait pris possession de la rue de Buci. Je poursuivis ma route. Le « Petit Bar » ressemblait à un bar quelconque. L’« Habitué » me parut morne. Les autres boîtes n’étaient plus là. Des épiciers, un bureau de tabac et horreur ! une succursale de la Société Générale.
Tout s’en va. Mais au coin de la rue de Seine, un fantôme, rapide : un jeune rapin au feutre mou, aux cheveux dans le cou, un carton sous le bras, candide et pressé, toute une évocation. La Tradition. Elle s’engouffra dans un couloir.
Je descendis, tristement, vers les quais.
Comme on a pu voir, on rencontrait dans ce quartier de Buci, tel que je l’ai connu à une époque où je comptais parmi les « moins de trente ans », les types les plus variés : tapeurs professionnels, souteneurs, combineurs — toutes les épaves. André Salmon qui a exploré ces milieux, avec autant d’obstination que moi-même, les avait baptisés : tendres canailles. Je lui emprunte les lignes suivantes :
« Au carrefour Buci, des autels de la fraternité sont dressés ; les peuples réunis, les classes confondues y boivent, selon le vœu du chansonnier, à l’indépendance du monde.
« Il y a le bar « Bobillot » à l’angle de la rue Bourbon-le-Château ; le bar de « L’Habitude », au centre ; la « Petite Pologne », rue Grégoire-de-Tours ; le café du « Cardinal », près de la rue de l’Ancienne-Comédie, lequel, par son public d’employés aisés, de marlous pacifiques, de dames pensionnaires des rues Mazarine et Grégoire-de-Tours, est, si j’ose dire, le Maxim’s du carrefour…
« Pauvre et capricieux, aristocrate vagabond, j’ai trouvé en ce carrefour Buci, un duché accueillant à ma fantaisie, séduisant par ses masses aisées et compliquées pourtant, sa morale favorable à l’instinct et ses lois généreuses… »
Oui c’était bien le domaine de la fantaisie débraillée. Toutes les aberrations se rejoignaient là et, aussi, toutes les espérances. Parmi la faune spéciale où j’ai cueilli quelques échantillons, il y avait de très purs artistes, de bons poètes, d’excellents écrivains. J’en nommerai quelques-uns. Il y avait, de même, des militants libertaires qui rêvaient de chambarder le vieux monde. Salmon, lui, évoluait paisiblement dans ces parages ; il avait fixé son choix sur « L’Habitué » (qu’il appelle « L’Habitude ») ; moi, je tenais mes assises au « Petit Bar » (Petite Pologne). Je crois que Salmon a baptisé ce dernier lieu la « Petite Pologne » en raison des bandes polonaises qui l’envahirent durant des mois sous la conduite du dessinateur romancier, d’Ostoya. Il y eut même des histoires terribles entre certains des nôtres et la colonie polonaise : bagarres, coups de poing et coups de triques, échanges de témoins pour duels au sabre… Mais ne réveillons pas ces haines nationales. Tout cela, d’ailleurs, s’apaisa gentiment.
J’ai dit que Salmon promenait sa curiosité nonchalante dans les boîtes du carrefour. Il apparaissait un peu comme le dandy, l’aristo du coin, une sorte de Villon moderne et élégant. Nous ne hantions pas les mêmes clans. Il y avait une sorte de rivalité obscure entre « L’Habitué » et le « Petit Bar ». Mais nous nous retrouvions sur un terrain neutre, à l’heure de l’apéro chez G…, un bistrot de la rue de Seine. Là, le pernod coulait glorieusement. Le bon gros poète hollandais, Van der Peal tonitruait, emplissait l’établissement de ses éclats de voix. C’était un charmant et jovial garçon avec qui je me brouillai quelque peu, pour des sottises. Mais, à cette époque, il croyait dur comme fer à son génie poétique et à son incontestable originalité.
Un soir, alors qu’il me lisait, chez lui, quelques-uns de ses poèmes, il se fâcha tout rouge, parce que j’avais déclaré sans trop de conviction :
— C’est pas trop mal !
— Pas trop mal, hurlait-il, pas trop mal ! C’est tout ce que tu trouves à dire.
Une autre nuit, vers les trois heures du matin, comme je lui affirmais que sa manière rappelait vaguement Laforgue, il s’emporta, pourpre de colère :
— Je ne dois rien à personne, n… de D…. ! Je suis « Moi », tu entends, « Moi », et ça suffit.
Pourquoi je me fâchai avec ce bon vivant de poète et, du même coup, comment je faillis me battre en duel avec Salmon, je vais vous le dire et, cette parenthèse fermée, je reviendrai à mes héros de la rue de Buci.
En ce temps-là, j’étais hospitalisé à la Santé (je vous ai déjà conté la chose) et, de ma cellule, je rédigeais, chaque semaine, les huit pages des Hommes du Jour. Un après-midi, on me porta un « écho ». Il s’agissait d’un concours de poésie à l’Odéon. L’écho affirmait que le lauréat était désigné d’avance, que ce concours n’était que chiqué et que, d’ailleurs, de Max, qui lisait un des poèmes, s’était trompé de feuillet et avait commencé par la fin sans que le public y prit garde. Qu’y avait-il de vrai là dedans ? Je l’ignore. J’insérai le malencontreux écho, où précisément mes amis Salmon et Van der Peal étaient en cause.
Mais quel potin lorsque le numéro parut ! Salmon se précipita dans les bureaux du canard, demandant un responsable. Il était pâle de fureur. Il parlait de constituer des témoins. Henri Fabre lui fit remarquer que je me trouvais placé dans un cas formel d’impossibilité et qu’à moins de consentement gouvernemental… Salmon se rendit à ces justes raisons et se contenta de m’expédier une lettre vengeresse. Nous nous bombardâmes quelques semaines de missives injurieuses. Puis, avec le temps, tout se calma. Salmon, du reste, apprit par la suite que j’étais complètement innocent dans cette sombre affaire. Tout fut oublié.
Et un matin — c’était au mois de mai de l’année 1910 — je reçus un volume du poète : Le Calumet, avec cette dédicace amusante :
Nous eûmes ce projet de nous couper la gorge,
Ou bien encor de nous décerveler, pas moins !
Avec d’affreux geôliers, cher Méric, pour témoins,
Ainsi que des soudards ou des « Maîtres de Forge » ?
Nous nous comprenons mieux et je sais tout le prix
De votre amitié franche.
Ô, preneur de Bastille !
J’ai pris tout simplement, Madeleine-Bastille,
Mais, de là-haut, Méric, j’assiège un Paradis.
Dois-je dire que j’ai fait relier confortablement le volume et que je conserve pieusement ce témoignage « rimé » du duel féroce qui nous mit aux prises ?
D’autres poètes ? D’autres écrivains ? Tenez il y avait Maurice Robin, probe et consciencieux, un des fins dessinateurs de ce temps et qui, plus tard, tint la férule du critique aux Hommes du Jour. Et Gaston Syffert, un délicat poète, auteur de ces Brumes de la Vie où je cueille les vers que voici :
Trop gueux pour affronter la clarté des chemins,
Dans l’ombre et dans l’oubli, j’ai caché ma jeunesse ;
De rêve et d’idéal j’ai vêtu ma détresse,
Et je me suis créé des bonheurs surhumains.
Et encore ceci :
O soirs qui m’emplissez de vos mélancolies,
Soirs maladifs d’automne où tout parait mourir,
Dans le linceul mouvant de vos teintes pâlies,
Vous gardez, soirs méchants, mes lointains souvenirs !
Celui-là était un tendre, délicieux, émouvant poète. Je crois qu’il n’a plus rien publié depuis. La vie l’a pris dans ses remous. Il a dû lutter comme tant d’autres et la Muse a fui à tire-d’aile.
D’autres encore ? Alexandre Mercereau, qui dirigeait il y a peu, les soirées du « Caméléon ». À cette époque, il publiait les Turibulums affaissés, recueil de poèmes terribles. Et il signait bravement : « Esmer Valdor ». Mais il a fait mieux par la suite. Et Albert Verdot, épris de Verhaeren, qui a lâché la littérature pour l’architecture. Et mon vieil ami Vincent Muselli, un des poètes les plus purs et les plus classiques de ce temps, malheureusement affligé d’une insouciance sans limites et trop ennemi de la publicité. Et le verlainien Cholet qui fait aujourd’hui des affaires, tout en continuant de pourchasser la rime…
Tous, nous rêvions de lauriers, de monde à conquérir. Rastignacs de l’écritoire, nous lancions aux Béotiens de sonores : « À nous deux, Paris ! ». Mais combien sont tombés sur la route ? Combien ont dévié ? La guerre en a emporté quelques-uns. La vie, sans pitié, a courbé les autres.
Car l’on imaginera malaisément ce qu’il nous fallut d’espoir au ventre, de ténacité, d’orgueil fou. Et surtout, de combats féroces livrés à la Gêne et à la Médiocrité — à la Purée hideuse. Sombres bouges de la rue Buci, que d’avortements dans votre puanteur et dans vos fumées. À distance, je vous ressuscite pour vous parer de couleurs brillantes et vous enguirlander de rires. Il y eut, pourtant, de ces soirs lugubres où nos doigts fiévreux cherchaient vainement une pièce de deux sous dans les doublures de nos gilets aussi plates que nos ventres.
Et puis les années coulent. Le pic de la trentaine se rapproche. Il faut s’évader. Alors s’offrent aux tristes épaves quelques perspectives de libération, je veux dire quelques moyens de gagner à peu près son existence, de manger tout son saoul, tant bien que mal. On commence d’abord par se livrer au petit jeu des « adresses et des bandes ». On copie, durant des heures, pour le compte de quelque industriel, des centaines et des centaines de ces adresses. Cela pour quelques sous le mille. Mais on est sauvé, on dîne. Puis, on échoue, un beau soir, au port de la « correction »…
La correction, c’est le havre définitif pour nombre de naufragés. Ce que le Syndicat des correcteurs a pu abriter de bohèmes repentis, décidés à faire une fin, c’est incalculable. J’ai travaillé dans le rayon durant des mois et des mois. J’ai heurté là de très nobles esprits, des écrivains qui, plus tard, surent accrocher la notoriété et, aussi, tous les échantillons d’humanité : des curés défroqués, des professeurs révoqués, des musiciens malchanceux…
Cependant, aux heures glorieuses de la Buci, pas un d’entre nous ne songeait à se « ranger » ainsi. On ne voulait pas déchoir. Le « Petit Bar », l’« Habitué », les allées du Luxembourg bornaient notre horizon. Pas d’existence plus prosaïque et plus casanière, au fond. De loin en loin, une excursion sur le Boul’‑Mich et de grandes vadrouilles jusqu’à Montmartre. C’était à peu près tout.
D’ailleurs, qu’aurions-nous réclamé ? Songez que nous avions notre « revue ». Eh ! oui. Cela s’appelait : l’Œuvre d’Art international. Un écrivain italien, Francesco Zeppa, en était le directeur et nous ouvrait ses colonnes. Des douzaines de jeunes écrivains ont collaboré à cette inoubliable revue, parmi lesquels de vigoureux talents. J’ai fait là de la critique littéraire, de la critique dramatique… Nous nous réunissions, deux ou trois fois par mois, chez le directeur Zeppa, rue de la Tombe-Issoire. Toutes les tendances politiques et littéraires se heurtaient et le libertaire que j’étais y coudoyait un jeune homme qu’on appelait Georges Casella.
Casella ! Ce nom ne vous dit rien. Rappelez-vous l’affaire Caillaux, le deuxième bureau. Casella était, en Suisse, au centre des machinations ourdies contre l’ancien président du Conseil. De la littérature à la police. Lorsque, dans le Journal du Peuple, après la guerre, j’entrepris de défendre Caillaux, alors en cellule — et moins confortable que M. Léon Daudet, — je dus secouer et maltraiter mon ancien collaborateur de l’Œuvre d’Art. En échange, il promit quelques paires de gifles à certains « défaitistes » notoires. Il eut le bon goût et la prudence de n’en rien faire.
Casella ! Je ne puis, sans mélancolie, me pencher sur cette ombre. Rien, dans sa jeunesse aventureuse, ne laissait prévoir une aussi triste fin. Et voyez comme la vie est fertile en surprises. Un peu avant de mourir et tout déconsidéré, tout démonétisé qu’il était, il fit un prodigieux rétablissement. Il devint directeur de Comœdia, à la place de Pawlosky. Tout simplement.
Paix à ses cendres !
Maurice Robin, Gaston Syffert, Alexandre Mercereau, Albert Verdot, Raymond Meunier, Vincent Muselli, d’autres que j’oublie, collaboraient à cette revue qui paraissait quand… on trouvait de l’argent. Il y eut des numéros splendides où l’on pourrait épingler des signatures qui étonneraient. Je crois bien que j’y rencontrai — mais je n’en suis pas certain — Michel Georges-Michel l’auteur des Monparnos, aujourd’hui mon collaborateur au Quotidien. Seulement, Michel ne se mêlait que d’assez loin à la bohème du quartier. Je le revois, tout jeune, tout fluet, tout mince au Luxembourg. Il cherchait sa voie. Je pense qu’il l’a trouvée.
Enfin, dans la clientèle des bars de la Buci, partageant ses loisirs entre Montmartre et le Quartier, un jeune homme qui débutait dans les journaux et dont tout le monde sait le nom aujourd’hui. Le plus grand de toute la bande. Cette évocation ne le gênera sans doute point. Je veux parler de l’admirable écrivain des Croix de Bois et de Saint Magloire : Roland Dorgelès.
J’ai dit que, parmi tous ces vagabonds de la littérature, de la peinture, de la politique, qui erraient de la Seine au boulevard Saint-Germain, il y avait un petit groupe de libertaires. On se retrouvait, une fois par semaine, dans une salle de café, au premier étage, à une douzaine à peu près. On y discutait très gravement des problèmes les plus redoutables. Puis on se livrait à de dangereuses manifestations.
Par exemple, durant les périodes électorales, nous partions, la nuit, avec un pot de colle et des pinceaux, et nous allions poser sur les murs les fameuses affiches du Père Peinard. Elles représentaient un candidat, ou plutôt un élu, montrant son postérieur aux foules. Comme légende : « Je vous avais promis la lune. La voici ! » Ce n’était peut-être pas d’un goût bien délicat, mais d’un symbolisme accessible à tous.
La police, cependant, jugeait la farce détestable. Et il arrivait que quelques-uns d’entre nous finissaient leur soirée au poste. Ils en sortaient, naturellement, outrés et se répandaient en invectives contre l’infâme société.
À cette époque, l’anarchisme était très bien porté. On sortait de l’affaire Dreyfus et la plupart des jeunes gens affichaient des opinions outrancières. Il était de bon ton de se révéler antimilitariste, individualiste et de jouer les révoltés. Combien de mes contemporains qui gravitent, présentement, autour de la cinquantaine et ont atteint d’enviables situations, seraient marris si on leur rappelait leur jeunesse libertaire !
Il en est, pourtant, qui ont continué, et à quelques nuances près, n’ont nullement varié dans leur pensée constante. Je pourrais citer, parmi ceux-là, Pierre Monatte dont on ne saurait oublier le rôle décisif dans le mouvement syndicaliste, pendant la guerre et dans les heures difficiles du communisme. Il n’appartenait pas alors à notre groupe : la « Jeunesse du Cinquième ». Il arrivait de sa province. Comme Vallès, il avait exercé le métier de surveillant, quelque part dans un collège. Petit, mince, la parole un peu difficile, il donnait, néanmoins, une impression de force et d’entêtement. Il savait où il allait et sa conviction était profondément enracinée en lui. Mais, chose qui étonnera ses amis, en ce temps-là il ne pensait pas le moins du monde au syndicalisme.
On le voyait assez souvent au Petit Bar, au coin de la rue Grégoire-de-Tours. C’étaient alors des controverses passionnées. Monatte se révélait un anarchiste idéaliste et quelque peu littéraire, ainsi que son ami Fernand Després, aujourd’hui communiste (comme on change, hein ?). Je ne sais plus trop comment vivait Monatte. Plutôt mal que bien, ainsi que nous tous. Mais l’on s’en moquait. On lisait Laforgue :
Je n’ajouterai pas qu’on était « piètre et sans génie », car on était plutôt persuadé du contraire. Il y a un âge où l’on ne doute de rien. Et l’on se gargarisait également du Rimbaud — l’enfant terrible. On… crachait vers le ciel.
D’autres maîtres, aussi, nous envoûtaient. Tristan Corbière, le rude poète des Amours jaunes, l’auteur de ce quatrain inoubliable sur Victor Hugo :
Hugo, l’homme apocalyptique,
L’homme « Ceci tuera cela ! »
Meurt, garde national épique,
Il n’en reste qu’un : celui-là !
Et Charles Cros ! Et le puissant, touffu, immense, marécageux Verhaeren. Mais par-dessus tout et tous, Verlaine. Encore Verlaine. Lui ! Toujours lui !
Monatte ne buvait point. C’était le seul sérieux, au fond, de la bande, et ses allures contrastaient avec le débraillé général. Il se cherchait. Que voulait-il ? Un jour, il me confia :
— Il paraît qu’on demande un secrétaire de rédaction à La Plume. Je vais voir ça.
Il le fit comme il disait. Il expliqua très simplement au directeur de la revue (Karl Bos, je crois) qu’il possédait une connaissance approfondie de la poésie et des poètes contemporains, doublée d’une culture étendue. L’autre promit, prit bonne note. Mais il n’y eut rien de fait. Monatte n’entra pas à La Plume.
Un beau jour, il dépouilla le vieil homme, lâcha ses poètes et se jeta dans la bataille ouvrière. Il ne devait pas tarder à devenir un des leaders de ce syndicalisme d’avant-guerre, à la tête duquel brillèrent Griffuelhes, Pouget, Yvetot, Merrheim… Comme la plupart d’entre nous, il s’évada de la rue de Buci pour la voie du correcteur d’imprimerie.
Quelquefois, le soir venu, nous descendions au « Caveau du Cercle ». Là, on chantait, on déclamait, moyennant le prix d’une consommation. Des artistes y débutaient qui ont fait leur chemin. Des chansonniers apparaissaient, de loin en loin, parmi lesquels le vieux Paul Paillette, l’auteur des Tablettes d’un Lézard, et Charles d’Avray, qui nous débitait les Géants. Toute l’Histoire de France, en quelques couplets :
Charlemagne, tu peux m’en croire,
L’Église a flétri ton histoire.
Elle a du sang sur son blason.
Peut-elle encore avoir raison ?
Ce caveau était situé au coin du boulevard Saint-Germain et de la rue Grégoire-de-Tours — notre frontière. Je crois qu’il existe toujours. Mais de « mon temps », il réunissait les êtres les plus étranges et les plus opposés : des noceurs, de petites femmes, des rapins, quelques-uns de ces messieurs à ces dames, plutôt rares, et beaucoup de jeunes gens qui jetaient leur gourme. Dans le tas, je note que l’un de ces chanteurs bénévoles a suivi, depuis, une carrière que rien ne laissait prévoir. Il est connu sur la place de Paris et administre un journal politique du matin. Un autre, qu’on nommait Gadbin et qui avait un réel talent de diseur, eut son heure de célébrité aux « Folies-Bergères », avec son numéro de l’Écrasé vivant. Il faisait passer une lourde automobile sur son ventre. Tout simplement. Il trouva sa fin, plus tard, à l’étranger, en exécutant un autre numéro : le « Saut de la Mort ».
Le directeur du Cercle était un petit bonhomme nasillard et malicieux, aux yeux clignotants derrière les verres du lorgnon. Nul ne l’égalait pour imposer le silence à l’aide d’un bon mot. Il commençait à fournir de chansons les cafés-concerts et obtenait déjà quelques succès. Mais il avait eu des débuts plutôt modestes comme garçon coiffeur. Quelquefois, il lui arrivait de s’armer d’un quart de soldat, d’un blaireau, d’un morceau de savon et, sous les arbres du Luxembourg, de nettoyer les mentons de ses compagnons, pour la somme modique de dix centimes. En même temps, il rimait ses premiers couplets.
Au Cercle il sacrifiait à la mode et lançait des chansons antimilitaristes.
Et il lançait aussi : « Viens Poupoule ! La Boiteuse, » etc. Le succès lui sourit peu à peu et il abandonna son caveau. Aujourd’hui, il compte parmi les plus grands fabricants de revues. Il fournit le Casino de Paris, les Folies-Bergères, tous les music-halls. Sa boutonnière est tachée de rouge. On l’appelle Léo Lelièvre.
Bravo Léo ! Dire qu’il manqua me « lancer » comme chansonnier de caf’‑conc’. Par malheur je n’avais pas le « truc ». Je faisais trop « littéraire ».
Le jour qu’il quitta le Cercle ce fut la débandade. Le caveau n’avait plus aucun charme. On se réfugia alors rue Champollion au cabaret de la « Bohême » où triomphait Gadbin, déjà nommé, et un certain Stein, bonisseur effarant doué d’une insupportable faconde. Ce sacré Stein était affligé d’un dangereux strabisme, d’une voix cassis-cognac et d’un accent qui fleurait outrageusement la barrière. Il imitait Bruant et couvrait de fleurs les clients. Son bagout donnait le vertige.
Quelque temps avant le cabaret de la Bohême, je l’avais rencontré à Marseille, où je terminais une tournée de conférences. Il avait monté, rue de Noailles, une sorte de « Chat Noir » qui ne faisait pas recette. On offrait au public du Privat et du Delmet de derrière les fagots. Mon ami Albert Villeval, de passage dans la cité phocéenne, s’amusait parfois, de sa superbe voix de baryton et avec sa diction si prenante, à débiter les couplets des Thuriféraires :
Hé ! là-bas ! les gueux sans asiles,
Crève-faim sans mailles ni sous,
Et tous les Robinsons sans îles…
Qu’êtes vous ?
Ce qu’ils étaient, les Marseillais s’en souciaient fort peu. Ils préféraient le Palais de-Cristal ou l’Alcazar « pécaïre ! ». Si bien que Stein, furieux, dut fermer boutique. Mais sa colère atteignit au paroxysme le soir où l’on annonça que Sébastien Faure, au Théâtre Chave, apportait au public les douze preuves de la non-existence de Dieu. J’entends encore Stein :
— Ton Sébastien Faure, ça n’existe pas. Il répète toujours les mêmes choses. Si je voulais m’en donner la peine, j’en ferais autant que lui. Mais qu’il y vienne, ton Sébastien Faure, qu’il y vienne à mon cabaret ! Nous verrons bien s’il pourra tenir le coup !
Rue Champollion, toutefois, Stein eut plus de chance. Le cabaret marcha à peu près. Mais il n’avait pas la tenue ni le pittoresque familier du Cercle. À dire vrai, on s’y rasait consciencieusement. Je n’y ai heurté qu’un type intéressant, un jeune homme très sûr de lui et qui devint un des as du cinéma, en Amérique. Il a tourné Mon Homme. Son nom ? Charles de Rochefort.
Hélas ! les années filent. On avance en âge. Tout s’use, tout se disperse, comme dit à peu près Massillon. Les uns après les autres, les plus authentiques représentants de la bohème désertèrent la vieille patrie de la Buci. Chacun fila de son côté, à l’aventure.
J’ai compté parmi les plus endurcis. Je ne saurais dire quel sortilège me collait là. Après des essais de fugue, des mois passés sur la Butte, je revenais, guidé par quelque force irrésistible, vers le Petit Bar. Tristesse ! Un silence perfide meublait ces lieux. Les indigènes avaient presque tous disparu.
Le soir, rien. Une autre clientèle avait envahi les bistrots. Les derniers des Abencérages tenaient leurs assises, rue de la Harpe, dans une chope rectangulaire, basse de plafond, toujours enfumée où l’on dégustait de la bière du Lion à vingt-cinq centimes le demi.
Il y a des degrés, dans la bohème. Le carrefour Buci, c’était tout à fait en bas de l’échelle. La Chope, c’était déjà mieux. À part le père Jacquemin et quelques vieux obstinés, la « Buci » se voyait à peine représentée. Il y avait là des gens de mœurs plus sévères, de tenue plus digne, qui n’allaient point dîner à la Huchette pour trente centimes. Car j’ai oublié de vous parler de la Huchette où chaque client prenait une poignée de jetons à la caisse, en entrant, et devait se servir lui-même à la cuisine. Je n’exagère en rien quand j’affirme que, pour trente centimes — six sous ! — on faisait des repas copieux. Détaillons : pain, un sou ; viande, trois sous ; légume ou dessert, deux sous. Comme boisson, de l’eau. Quand on pouvait s’offrir du vin, c’était la grande noce. Et, parfois, au moment de régler le garçon avec les jetons, on trouvait le moyen de lui faire « sauter » un plat. On s’en tirait, ce soir-là, avec quatre sous.
À la Chope, on ignorait ces choses. Le genre était tout différent. Les clients faisaient figure d’hommes sérieux, quelquefois très graves. C’était le temps de l’hervéisme, de la Guerre Sociale, des grandes batailles. J’appartenais alors au parti socialiste unifié — membre de la quatrième section.
La Chope retentissait surtout des éclats de voix des tribuns. Changement de décors. Les diverses tendances du parti avaient leurs représentants. Les insurrectionnels faisaient face aux guesdistes et se chamaillaient avec les jauressistes. On y préparait les congrès et les élections. Plus d’un élève-candidat fut évincé au cours de ces soirées tumultueuses. Mais cette Chope, que tant d’hommes politiques, d’écrivains notoires, d’artistes admirés ont hantée pendant des années et des années, vaut qu’on s’y arrête.
Les hôtes les plus assidus de la Chope de la rue de la Harpe étaient, pour la plupart, des membres du parti socialiste unifié. Ils venaient là, de tous les coins de Paris, voire de province. On savait que c’était une des dernières « boîtes » politiques du quartier. Je pense que presque tous les militants y sont passés, entre 1908 et 1912.
Je pique quelques échantillons, dans le tas. D’abord Marcel Deschamps, un gros garçon amateur de bière, paradoxe vivant qui trouvait le moyen, tout en débarquant des régions du Nord, de battre le record de la pétulance et de la gesticulation et de damer le pion au plus exubérant des naturels de la Cannebière. Il brillait, surtout, par une élocution ultra-rapide et en raison même de cette vélocité oratoire, s’embrouillait quelque peu dans ses phrases. Mais très brave cœur et d’une sensibilité que son aspect ne laissait en rien deviner. Ajoutez d’une susceptibilité folle. Et polémiste, terriblement polémiste. Le plus curieux, c’est que ce journaliste, qui, dans la vie, paraissait si peu préoccupé de logique et de méthode, s’affirmait, la plume à la main, un chercheur et un classeur de documents de premier ordre.
Il employait son temps à fureter, à fouiller de vieux papiers, à confronter des textes. Et il assommait ses ennemis à coups de citations. Rien de ce qui concernait le socialisme, son histoire, ses hommes, ses chapelles, ne lui était inconnu. Avec de telles qualités, il aurait dû aller très loin. Par malheur, sa fantaisie lui jouait de mauvais tours. Il était trop l’homme du premier mouvement et, son instinct obéi, il s’entêtait.
Un jour, il portait aux nues tel ou tel militant, tel ou tel homme public. Six mois-après, sans qu’on sût exactement pourquoi, il le démolissait. Mais, chaque fois, il exprimait son opinion avec la même sincérité fougueuse et truculente, avec la même entière bonne foi. De la spontanéité, mais pas de méchanceté.
Et quel admirable buveur ! Les soucoupes s’entassaient devant lui. Pélion sur Ossa. Toutes les dix minutes, on entendait sa grinçante voix : « Garçon ! un demi ! » Le demi tombait, floc ! dans son estomac comme dans un gouffre. Ô fils glorieux de Gambrinus, la Chope de la rue de la Harpe était ton royaume ! Tu dominais là comme le dieu réjoui, hilare — un dieu bon enfant et au fond, si candide — de cet antre comblé de vapeurs et de querelles. Quand je me penche vers ce passé trop passé et trépassé, je te revois, à ta table, dans toute ta souveraineté énorme et écrasante. Et je sais aussi, avec quelle timidité de petite fille, avec quel empressement touchant, tu te montrais toujours prêt à rendre discrètement de menus services.
Pourtant ce bon mauvais diable de Marcel Deschamps apparaissait comme un pamphlétaire redoutable. Plus redoutable quelquefois à ses amis qu’à ses ennemis. Car, dès qu’il s’emparait de la rédaction d’un journal, les procès s’abattaient en tempête, les amendes succédaient aux amendes. Cela jusqu’à la mort du canard, par inanition.
Un jour, nous partîmes pour Marseille pour y confectionner un quotidien socialiste que lançait le guesdiste Marius André, qui faillit battre le vieux Pelletan aux élections législatives. Ce quotidien, La Provence, avait comme éditorialiste Maurice Allard, alors député du Var, qui expédiait ses papiers de Paris. L’équipe régnant à Marseille se composait, outre Marcel Deschamps, de Melgrani, un impénitent bohème échappé du maquis ; de Théo Bretin, Bourguignon barbu, et des citoyens et citoyennes Cambier, en révolte contre la direction du parti. Cette bande fit sensation sur le port. Le journal allait de bric et de broc. Marius André, directeur, ne s’occupait de rien. Melgrani, secrétaire de la rédaction, se disputait avec tous et parfois Théo Bretin, furieux, lui courait sus pour lui flanquer sa botte quelque part.
De retour à Paris, Marcel Deschamps reparut naturellement à la Chope. Puis le temps fila. La guerre vint. On me dit que Deschamps était enrôlé parmi les zouaves. Il a dû coûter cher à la patrie, en drap militaire. Mais il avait eu des aventures. Il s’était évadé de Lille. La guerre terminée, il retourna dans Ie Nord, fonda des journaux, fut poursuivi, condamné. Il eut, notamment, une polémique violente avec le général Percin qu’il chargeait de tous les crimes, à la suite d’un volume qu’il publia sur l’abandon de Lille. Entre temps, il s’était marié avec la fille de Jacquet, le militant socialiste fusillé par les Allemands. Une des dernières fois que je le rencontrai, à Paris, il venait défendre l’ancien préfet du Nord, Trépont, qui fut longtemps prisonnier en Allemagne et qui était alors en butte à la rancune canaille de Jeroboam Mandel[1].
À côté de Marcel Deschamps, une des gloires de la Chope, était le père Escat, candidat plusieurs fois malheureux à toutes sortes d’élections législatives ou municipales. C’était un vieux petit brave homme, primaire et ignorant à souhait, dont l’accent gascon faisait nos délices. Imaginez une bonne gueule sympathique, une barbe carrée et courte à peine grisonnante, avec des yeux de braise. Il faisait rouler harmonieusement les « r », versés en cascades formidables sur ses auditeurs bénévoles. Sa grande passion était de discourir. Il pérorait avec fureur. Il pérorait dans la rue, à la Chope, dans les groupes, partout.
Ce qui le sauvait, c’était un grand bon sens pratique, une vision juste des choses qui l’arrachaient au ridicule total et en faisaient même, parfois, un homme de bon conseil. Le vieux, d’ailleurs, avait roulé sa bosse un peu partout. Sorti de l’Assistance publique et ne se connaissant point de famille, il se « débrouillait » dès l’âge de douze ans, cheminant à travers monts et vaux, tantôt garçon de ferme, tantôt aide-maçon, garçon de café, marchand de charbon… Dans ses dernières années, il représentait une maison d’habits laissés pour compte.
À l’âge de vingt ans, seul et sans secours, il s’était mis à apprendre à lire et à écrire. Plus tard, il s’était offert l’absorption d’une certaine quantité de « brochures de propagande ». Dans sa cervelle en jachères, quelques excellentes idées avaient pris racine.
Le malheur, c’est qu’il parlait trop. Encore s’il s’était contenté de parler simplement. Mais il croyait devoir se lever, prendre la pose et le ton de l’orateur de réunions publiques et ameuter tout l’établissement. Si on essayait de l’arrêter, il se fâchait tout rouge.
Il prononçait imperturbablement : les z’Huguenots. Un soir, on l’avait vu s’encolérer soudainement parce qu’un jeune homme, à côté de lui, vantait Balzac :
— C’est bon pour les bourgeois, tonitruait le père Escat. Est-ce que nous avons le temps, nous, les prolétaires, qui travaillons du matin au soir, de lire des machines comme ça ? Fichez-moi donc la paix avec votre Balzac.
Il prononçait « Balzaque ». Mais on avait trop rigolé autour de lui. Il avait eu conscience de sa gaffe. Et, belle âme, naïvement, il cherchait à se rattraper :
— Bien sûr que votre « Balzaque », c’est un grand écrivain. Je le sais, parbleu ! Je ne l’ai pas lu. « Mais j’en ai entendu parler en d’excellents termes. »
Certains soirs, la Chope était comble et tumultueuse. Nombre de petits fonctionnaires se mêlaient à des jeunes gens dits de lettres, à des rapins chahuteurs, à des journalistes. À la table des socialistes, c’étaient des vociférations, des coups de poings sur le marbre. On disséquait les conceptions sociales, économiques et historiques de Karl Marx ou l’on dénonçait âprement les ambitions prématurées de quelques camarades arrivistes. À deux pas de là, des jeunes gens pâles, aux cheveux longs et crasseux, aux nez prétentieux, aux yeux vitreux, roucoulaient du Stéphane Mallarmé.
Leurs voix avaient l’inflexion des voix qui vont se taire et expirer, tout doucement, mais qui persistent dans une note de plus en plus languissante et monotone. Ils n’interrompaient leur ronronnement que pour se jeter à la face des noms de poète, avec des exclamations sourdes de mépris ou des gestes las d’admiration…
Plus loin, c’étaient quelques autres jeunes gens aux allures équivoques et aux faux cols douteux. Ils s’affirmaient défenseurs du trône et de l’autel. Ils s’étiquetaient Camelots du Roi. Ils comptaient, en effet, parmi les fidèles de Charles Maurras, le filandreux. Pour l’instant, et en attendant le retour, qu’ils jugeaient au fond improbable, de l’affectionné Philippe, chacun d’eux dégustait lentement, au grand mécontentement du patron du lieu, le même et éternel quart de bière du Lion, lequel témoignait, depuis dix heures du soir, de l’extrême sobriété de ces peu désirables clients. Ces messieurs — jeunes étudiants qui n’étudiaient pas grand-chose, fils d’aristocrates dans la débine, auxquels se mêlaient volontiers, et avec leur consentement, quelques apprentis bouchers, quelques garçons pâtissiers et une demi-douzaine d’ouvriers discutables — nageaient dans une irrémédiable purée.
L’un de ces champions de la patrie et de la tradition avait su rapidement atteindre, tant au Quartier Latin qu’à Montmartre, à une véritable célébrité. Condamné à quelques jours de prison à la suite de manifestations plus bruyantes que dangereuses, le jeune Rabourdin, aide-pâtissier de son état et fils de pâtissier, avait connu la gloire d’être cité au tableau d’honneur de l’organe royaliste.
Depuis, il sévissait sans nulle modestie, dans toutes les boîtes de nuit et sur le trottoir du Boul’‑Mich. J’ai déjà eu l’occasion de le signaler et de noter qu’il était encore plus abominablement sourd que son chef de file, le théoricien des Martigues. Aussi, l’on n’entendait que lui. Il frappait du poing sur les tables, poussait de longs hurlements, brisait tout sur son passage.
Très souvent, ces messieurs de la Chose Royale, plus nombreux et plus hardis, se mettaient à chanter leurs meilleurs refrains :
Si personne ne protestait à la table des socialistes révolutionnaires, les voix se fortifiaient, les couplets devenaient provocateurs :
Le Juif, ayant tout pris,
Tout gardé dans Paris,
Dit à la France :
Tu n’appartiens qu’à nous,
Obéissance !
Tout le monde à genoux
Non, non !
La France bouge
Et voit rouge.
Non, non !
Assez de trahison !
Mais la France ne bougeait certainement pas à la Chope qui se souciait fort peu de ces manifestations périodiques. Seul le père Escat, agacé, ripostait certains soirs. Il se dressait, barbiche au vent, et il y allait de sa chanson favorite :
C’étaient des couplets de l’époque chanoiresque. On les devait à la verve de Gérault-Richard, révolutionnaire repenti qui fut un grand chambardeur.
Ainsi, bien des soirées finissaient par des chansons. Pas toujours, cependant. Vers les deux heures du matin, les langues devenaient pâteuses. Rabourdin, tout à coup, se livrait à un chahut désordonné. La salle s’emplissait de cris, de relents, de fumée. Et l’on entendait la voix aiguë de Marcel Deschamps, l’orgue du père Escat, les éclats de Mayéras, les déclamations de René Cabannes :
— La so-cia-li-sa-tion !…
— Le… pa-tro-nat !…
— C’est de l’in-co-hé-ren-ce !…
— Ju…les… Gues… de…, Marx…, La…far…gue…., loi d’ai…rain…
— Zut… La bar…be !… On ferme !…
Il faut, maintenant, que je vous présente un client de marque de la Chope : le citoyen Barthélemy Mayéras, qui nous arrivait, tout frais, avec ses illusions, de la bonne ville de Limoges et qui, bientôt, allait devenir conseiller municipal, puis député de la Seine.
C’était un phénomène effroyablement barbu. La nature illogique l’avait comblé de poils au menton pour mieux dégarnir, sans doute, le sinciput. Ce qui est, à tout prendre, une application de la loi des compensations. Mais, du menton, la broussaille, épaisse cheminait sur les joues, rejoignait les arcades sourcilières, risquait une incursion dans les tissus des oreilles, assiégeait les pariétaux.
Définition : un dôme virginal sur une forêt noire. Ou, si vous préférez, le mont Pelé.
Avec ça, deux petits yeux clignotants et bridés, engloutis dans cette sombre végétation, des yeux d’Annamite rieurs et enfantins d’où ruisselait la malice. Et une voix de stentor qui éclatait en fanfare, dominant les tumultes, régnant sur les fracas.
Cette pénurie capillaire et ces paupières mi-closes qui constituent la physionomie de Mayéras, une physionomie hirsute quant à la base, immaculée quant au sommet, provoquent irrésistiblement la sympathie. Car la franchise est inscrite là, tempérée d’un peu, de beaucoup de rosserie. Notre Limousin, s’il n’a rien du Chinois, en dépit de ses yeux où filtre la prudence du regard, a tout du chineur incorrigible. Il adore les grosses et grasses plaisanteries. J’imagine qu’au collège il a dû éplucher consciencieusement Maître Alcofribas.
Au début de nos rencontres, nous n’étions pas très, très camarades. Nous avions rompu des lances à la quatrième section du Parti socialiste, rue Charlemagne. J’étais « insurrectionnel ». Il était « guesdiste ». La Chope devint, pour nous, un terrain neutre où, peu à peu, nous apprîmes à mieux nous connaître.
J’ai dit qu’il arrivait de Limoges. Il était précédé par sa réputation. Effroyable, cette réputation. On racontait qu’il avait manqué déchaîner la révolution, là-bas, dans sa ville natale. On l’avait vu à la tête d’une émeute, conduisant les insurgés jusqu’à la porte d’une prison, forcée et prise d’assaut. Cette équipée fut suivie d’une fusillade sanglante. On se battit trois journées, dans les rues.
Mais, bien avant, Mayéras avait donné sa mesure. Excellent élève au lycée, il était devenu répétiteur à Saint-Maixent, lorsqu’il se fit révoquer, en pleine période dreyfusarde, pour avoir refusé de dire le « Pater » à la messe. Après ça, on le voit professeur à Turgot. Mais, déjà, le socialisme l’avait conquis tout entier.
À l’époque de la Chope, Mayéras était simplement rédacteur à L’Humanité, celle de Jaurès.
Il ne faisait pas bon, alors, de se ranger parmi ses ennemis politiques. C’était un redoutable adversaire. Il n’aimait point les anarchistes, qui le lui rendaient bien. Il montrait infiniment d’esprit — un esprit parfois cruel, mortel, dont il abusait un peu. Ce qui ne l’empêchait nullement d’être le plus doux des hommes.
Cela explique qu’à côté de bien des amis sûrs et qui l’aiment, il ait pu réunir tout un lot d’inimitiés qui ne lui pardonnent rien et dont il s’enorgueillit volontiers.
Mayéras était, avec Bracke, avec René Cabannes, avec Marcel Deschamps, avec Escat, avec moi-même, un des habitués les plus assidus de la Chope. Peu de soirs sans qu’on vit, sur le coup de minuit, apparaître sa barbe en bataille.
À deux heures, à la fermeture, il remontait vers les hauteurs de Montrouge.
Il ne déserta ce lieu, je crois, qu’aux environs de 1912, un peu avant la guerre. Il était alors le représentant de Charenton au Conseil général, puis à la Chambre. Mais quel député !
Il semblait prendre un malin plaisir à irriter ses électeurs et à jouer son siège. Il s’offrait impétueusement aux coups. Ce qui comptera, dans sa carrière, c’est le magnifique et tranquille courage qu’il étala au cours des massacres, alors que tant d’autres, pris de frousse, lâchaient pied.
Aujourd’hui, ce combatif s’est cuirassé de philosophie. Il va, dans la vie, avec le sourire un peu désabusé du monsieur qui connaît bien les hommes. Il s’occupe de livres et d’édition et aussi de journalisme. Mais, de loin en loin, le naturel revient. Les griffes reparaissent. Gare dessous[2] !
Ce qu’il y a de plus curieux, c’est qu’à travers la vieille amitié qui me lie à Mayéras, nous n’avons jamais été d’accord pas plus sur les individus que sur les tendances. Certains de ses jugements sur des hommes m’exaspéraient parfois.
Durant la période hervéiste, je le trouvai dressé contre moi. Au moment où le communisme s’implantait en France et à l’heure de la grande scission de Tours, je le retrouvai encore de l’autre côté de la barricade. Je n’oserai affirmer, aujourd’hui, qu’il avait tout à fait tort.
Ce qu’on ne sait pas assez de ce terrible « débineur » devant lequel rares sont ceux qui trouvent grâce, c’est son inépuisable bonté naturelle et son honnêteté scrupuleuse. Rien ne lui répugne comme les combinaisons et les cuisines de congrès. Il se divertit énormément à renverser les échafaudages de machiavélisme et, tel César de Bazan, à patauger lourdement dans toutes les toiles d’araignées qu’il rencontre sur son chemin. Et il manifeste une joie d’enfant lorsqu’il a pu pénétrer quelque manigance et chahuter un pot de fleurs.
Une des dernières fois que nous nous rencontrâmes, avec quelques anciens de la Chope, c’était à l’enterrement du père Escat, décédé à l’hôpital Cochin, après une courte maladie.
Nous conduisîmes le vieux au cimetière d’Ivry, pieusement, mais sans douleur. Escat avait interdit qu’on s’attristât sur sa tombe et recommandé au contraire qu’on chantât. C’est ce qu’expliqua René Cabannes, son ami des bons et des mauvais jours, en lui adressant l’adieu définitif.
Après quoi, nous entrâmes dans je ne sais plus quelle taverne pour y casser la croûte.
Il y avait là des vétérans du guesdisme, dont Lucien Rolland, ancien fonctionnaire du parti et poète chansonnier dont tous les militants savent la « Complainte du Prolétaire » :
Prolétaire malheureux,
Lorsqu’un jour, devenu vieux
Tu ne pourras plus à l’usine
Faire manœuvrer ta machine…
Et, ma foi, je dois le dire, les volontés du père Escat furent scrupuleusement respectées. On chanta, on bavarda, on évoqua les années d’un jadis encore très proche. On se serait cru aux soirées de la Chope. Dans sa caisse de sapin, le père Escat devait avoir le sourire.
Et le Grand Chose ?
Nous l’avions surnommé ainsi — vous rappelez-vous, Mayéras ? — d’abord parce qu’il était grand, ensuite parce qu’il nous parvenait du fond de la Bretagne où on l’avait expédié comme pion. Mais il n’était pas fait pour exercer longtemps cette noble profession parmi les indigènes de Lannion et la curaille qui les conduisait. Il lui fallait Paris, ses nuits ses tavernes, ses bohèmes.
Jamais il ne se couchait avant l’aube. Rarement il se levait avant le crépuscule.
Je tairai son nom. Il est aujourd’hui rangé des voitures, fonctionnaire dans un syndicat, père de famille, je crois. Mais, pour nous, il est demeuré le Grand Chose.
C’était un être délicieux et sublunaire et, de plus, méticuleux à l’excès.
Je le revois, exécutant son entrée à la Chope. Il commençait par inspecter soigneusement banquettes et chaises. Puis il ôtait son pardessus, son chapeau, hésitait quelques secondes avant de les suspendre ; après quoi, de son mouchoir, il époussetait longuement le siège sur lequel il avait fixé son choix. Enfin il condescendait à s’asseoir avec une grimace de dégoût.
Il ne demeurait pas longtemps en place. Il paraissait s’ennuyer partout. Les discussions orageuses sur le « marxisme » l’exaspéraient. Aussi, au bout d’un instant, il se dressait, disant :
— Allons faire un tour.
Dehors, il me prenait le bras et déclarait, avec un soupir lugubre :
— Gravissons notre Calvaire.
Le calvaire, c’était la promenade sur le boulevard Saint-Michel, de la Chope au Panthéon, aller et retour. Cette courte ballade accomplie, le Grand Chose soupirait de nouveau et proposait :
— Entrons à la Chope.
Il parlait len…te…ment, jamais pressé, avec un éternel sourire au coin des lèvres. Sourire de mépris pour la plupart des gens qui péroraient autour de lui. Il ne dissimulait point le peu d’estime dans laquelle il tenait ceux qu’il appelait des « primaires ». Et il avait coutume de se présenter ainsi : « Un Tel, licencié ès lettres ».
Il ajoutait : « Mention anglais ».
La langue anglaise, en effet, n’avait pas de secrets pour lui et il était, vaguement, d’origine irlandaise. Mais, un soir, cet ennemi des primaires fut victime d’une petite mésaventure. Nous nous trouvions, boulevard Saint-Michel, devant une pâtisserie célèbre entre toutes parce qu’à la fermeture, cafés, restaurants, brasseries, déversaient là leur clientèle nocturne. Étudiants, pierreuses, bohèmes, souteneurs, agent des mœurs, toutes les variétés de noctambules se rejoignaient devant la porte. Et les discussions orageuses se poursuivaient sur le trottoir. Un soir donc, ou plutôt un matin, il était question de Nietzsche, de Karl, de métaphysique. Le Grand Chose tranchait, péremptoire. Tout à coup, son partenaire lâcha le nom de Malebranche.
Le Grand Chose s’esclaffa.
— Pourquoi rigolez-vous ? hurla l’autre furieux. Connaissez-vous Malebranche ? Avez-vous lu Malebranche ?
— Euh !…
— Dites-moi donc, seulement, le titre de son ouvrage. Voyons, puisque vous le connaissez…
Le Grand Chose se gratta la nuque, embarrassé. Je le poussai du coude et murmurai : « De la recherche… »
Mais l’adversaire m’interrompit violemment :
— Ce n’est pas vous que j’interroge.
Et, planté devant le Grand Chose, rouge de colère, il lui criait dans le visage :
— Alors, vous ne savez pas ? Et vous avez le culot de vouloir juger ! C’est malhonnête, cela, savez-vous.
Je dus entraîner le Grand Chose, interloqué, puis furieux à son tour. Les choses menaçaient de se gâter.
Il devait se souvenir longtemps de l’homme qui a lu Malebranche — tel le héros d’Alphonse Daudet qui, lui, avait lu Proud’hon.
De tels incidents étaient fréquents, d’ailleurs, au sortir de la Chope. Il arrivait qu’on recevait un coup de poing en l’honneur de Schopenhauer ou qu’on tombait victime des représailles de Max Stirner.
Souvent, le Grand Chose nous faisait faux bond. Il disparaissait pendant une semaine. On le rencontrait sur la Butte. Je voudrais vous le montrer, long et maigre, le visage anguleux, son chapeau pointu et étroit sur le crâne, l’aspect vague d’un Louis XI fureteur, installé au « Lapin Agile », dans la fumée et parmi les vociférations. Ni Pierre Mac Orlan, ni Max Jacob, ni Dorgelès ne peuvent l’avoir oublié. Si ces lignes tombent sous leurs yeux, ils l’auront promptement identifié.
Mais le Grand Chose était aussi une des gloires des boîtes des Halles où je le suivais volontiers jusqu’à sept heures du matin.
Dès que la Chope se vidait et que la dislocation s’opérait après une courte halte à la pâtisserie, Mayéras filait vers le quatorzième ; Marcel Deschamps accompagnait Bracke qui demeurait alors boulevard Saint-Germain, et le Grand Chose m’entraînait vers les ponts.
Aux Halles, nous retrouvions le poète Gaston Couté et le dessinateur Jules Depaquit, futur maire de Montmartre.
Il faut en finir avec ces évocations de cabarets, de tavernes et de taudis qui constituent, pour nombre de mes contemporains « arrivés », la base un peu trouble de leur jeunesse glorieuse. D’autant que si je ne mettais un frein à la fureur des flots, je serais capable d’emplir des colonnes jusqu’à suffocation radicale et anesthésie des lecteurs.
Mais il y a encore quelques types qu’il est indispensable de silhouetter.
Le père Bracke, comme nous l’appelions familièrement, nous qui avons vécu à ses côtés et qui le connaissons bien. À l’époque de la Chope, il n’était pas encore député. Mais sa réputation était assise parmi les socialistes et ailleurs. On savait, parbleu, qu’il était le professeur Desrousseaux, directeur de l’École des Hautes Études, le premier helléniste de ce temps, le traducteur de Nietzsche au Mercure de France et, de plus, le fils du chansonnier populaire du Nord, l’auteur du Petit Quinquin.
Ah ! ce Petit Quinquin, il faut entendre Bracke le chanter avec une ferveur, une piété attendrissante et, aussi, une diction un peu lente, mais impeccable.
Il sait lui restituer toute son émotion. La dernière fois que j’entendis le fils de Desrousseaux nous détailler cette berceuse — un pur chef-d’œuvre — que certain pas redoublé, pendant la guerre, m’avait rendue moins sympathique, c’était au banquet qui fêtait les soixante-cinq ans du citoyen Bracke et que présidait Léon Blum. Je me souviens qu’au dessert, invité à dire quelques mots, je fis allusion à la candidature au Sénat du vieux militant et, après avoir évoqué sa première élection à la Chambre, au quatorzième (élection que je lui avais prophétisée envers et contre tous), je l’assurai de son prochain et nouveau triomphe. Alors Bracke se leva et dit, un peu goguenard :
— Leconte de Lisle fut, un jour, candidat à l’Académie et obtint une voix. Le poète se montrait fort marri de cet échec lorsqu’un ami lui apprit que le suffrage recueilli était celui de Victor Hugo. Aussitôt, Leconte de Lisle se dressa radieux, et déclara : « Ça me suffit. J’ai la voix de Victor Hugo : Je suis élu ! »
Et Bracke d’ajouter, avec un sourire narquois :
— Moi aussi, ça me suffit. J’ai la voix de Méric. Je suis élu.
C’était charmant. Mais je n’avais de commun avec Hugo que mon prénom. Et puis, la suite fut moins drôle, car Bracke ne voulut même pas poser sa candidature. Son intransigeance de doctrinaire lui interdisait de s’allier aux « partis bourgeois ».
Ceux qui ont entendu Bracke dans les réunions publiques conviennent qu’il n’est pas tout à fait l’orateur. Cela tient à ce qu’il demeure professeur et qu’il veut trop s’expliquer. Il a, cependant, prononcé à la Chambre, sur la question des humanités, un discours absolument remarquable.
Mais ce qui est certain, c’est que Bracke est un causeur merveilleux. À une table, devant quelques demis bien tirés, il est inouï. Puits d’érudition, il ramène du fond de sa mémoire des seaux d’anecdotes, de faits, de citations… On ne se lasse point de l’écouter. Lorsqu’il arrivait à la Chope, vers les minuit, les conversations devenaient moins bruyantes. Le père Escat lui-même se taisait un peu et le Grand Chose, souriant, dodelinait du chef. Mais, certains soirs, les controverses nous paraissaient éblouissantes. C’est qu’alors, en face de Bracke, on voyait s’asseoir le citoyen Duc-Quercy.
Un type extraordinaire de vieux quarante-huitard que ce Duc-Quercy à la barbe farouche et aux yeux de charbon sous des corniches sourcilières menaçantes. Il avait un passé formidable. On savait que, tout jeune, il comptait parmi les rédacteurs du Cri du Peuple, de Jules Vallès. Séverine lui a consacré un chapitre dans ses Pages rouges. Car il avait eu, alors, une aventure sanglante.
À la suite d’un article anonyme, deux fonctionnaires de la police, deux frères (j’ai oublié leur nom) étaient grimpés dans les bureaux du journal décidés à se faire justice. Ils tombèrent sur Duc-Quercy qui, au premier mot de menace, saisit son revolver et abattit l’un d’eux. L’autre s’enfuit, épouvanté. Cette affaire-là, à l’époque, fit grand bruit, et quand on interrogeait Duc, plus tard, il répondait, olympien :
— Ils sont montés « deux ». Ils sont redescendus « un ».
Mais j’avais connu Duc bien avant la Chope, vers ma treizième ou quatorzième année, à Toulon. En ce temps-là, mon père était le chef reconnu du parti radical — des Rouges du département du Var — et il venait de poser sa candidature à la députation contre Camille Raspail, l’un des fils du grand savant révolutionnaire, que soutenait le gouvernement. L’élection de mon père semblait assurée et nul ne la discutait plus lorsqu’on vit débarquer, à Toulon, deux candidats nouveaux. Le premier, c’était Charles Lullier, ancien général de la Commune, auteur d’un volume : Mes Prisons, qui fut débarqué par les communards et accusé (à tort, je pense) de trahison. Ce Lullier était un être effroyable. Il vidait, chaque soir, les trois quarts d’une bouteille de picon et, quand l’alcool le travaillait, il se découvrait une âme de pessimiste, invoquait Schopenhauer, appelait le Néant et braquait son revolver sur ses interlocuteurs effarés.
Le second, c’était Duc-Quercy, déjà célèbre dans les milieux avancés et qui, à côté de Sorgue, de Biétry, avait fait quelque peu parler de lui, lors de grèves retentissantes.
Lullier s’adressait aux rouges. Duc en appelait à la classe ouvrière du port et de l’arsenal. Le premier obtint quelque douze cents voix et le second à peu près un millier qui manquèrent naturellement à mon père et permirent le triomphe de ce Raspail qu’on avait baptisé Camomille.
Je ne devais revoir Duc-Quercy que beaucoup plus tard, dans les bureaux de L’Humanité, où il était vaguement secrétaire général. On répétait de lui des mots inouïs et les jeunes, irrespectueux, le traitaient volontiers de vieille barbe. Cette barbe grave, en effet, avait tout du burgrave solennel. Il riait rarement et paraissait toujours regarder au dedans de lui.
Je ne sais plus dans quel congrès, il apparut soudain, en pleine nuit, alors que les délégués, éreintés, ne rêvaient que de la clôture. Il était alors le représentant des militants du Midi viticole qui venaient de se révolter (rappelez-vous Marcellin Albert, Narbonne, les soldats du 17e). Il promena son regard lourd et sévère sur l’assistance et, d’une voix de basse profonde, commença ainsi :
— Je suis le délégué des cadavres…
Ah ! pour le coup. Il fut assailli par une tempête de protestations, de clameurs, de rires. Il dut abandonner la tribune sans pouvoir achever.
Je le revois, pendant la période des inondations de la Seine. Nous descendions assez tard, à quelques-uns, vers le Quartier Latin et, en passant sur le pont Saint-Michel, nous allions constater le progrès des eaux : Duc-Quercy se plantait sur une des marches qui conduisait au fleuve et, tout droit sous la lune ironique, la dextre tendue, il déclamait :
— Ô flots ! Ô déchaînement des éléments ! Jusqu’à quand subirons-nous tes atteintes ?
C’était impressionnant, certes. Mais nous nous tordions derrière Duc qui continuait :
— Seine ! Seine perfide ! Voilà bien tes maléfices !
Puis satisfait et toujours imperturbable, il nous suivait vers la Chope.
Un jour — c’était après la guerre — je le présentai à Boris Souvarine, qui, connaissant le vieux combattant de réputation, leva aussitôt vers lui des yeux intéressés. Et Duc commença par lui parler de Karl Liebknecht.
— Quand je le faisais sauter sur mes genoux, je lui disais : « Mon petit Karl, ton père a grand tort de ne point m’écouter… Ton père suit un mauvais chemin… Ton père…
À ce moment, je me tournai vers Souvarine. Je m’aperçus que, sans un mot et ne voulant pas en entendre davantage, il avait filé…
Pourtant… pourtant… quel prestige fut celui de Duc ! Quelle auréole entourait son front, il y a quelque vingt ans ! Il apparaissait comme un des vétérans ceints des lauriers des batailles d’antan. On savait qu’il était parti, Juif-Errant de la Révolution, vers la Palestine, vers la Russie, vers l’Allemagne. Un matin, Pierre Monatte me dit, enthousiaste :
— Je cours au Mouvement socialiste. On affirme que Duc-Quercy est de retour.
Le Mouvement socialiste, c’était la revue du citoyen Hubert Lagardelle, qui fit longtemps figure de chef de parti. Les bureaux ne désemplirent point, pendant toute une semaine. Tout le monde voulait voir l’apôtre, le grand homme de la Révolution, qui nous revenait de si loin.
La vérité, aussi, c’est que Duc savait beaucoup, avait beaucoup vu. Quand il consentait à abandonner ses allures de pontife et à converser gentiment avec ses jeunes admirateurs, il était prodigieux d’intérêt, de science, de mémoire. J’ai parfaitement noté que Bracke lui-même l’écoutait avec déférence (et le Dieu du marxisme sait si Bracke est patient) et, parfois, l’interrogeait. Duc lui fournissait la réplique sur tous les terrains, aussi à l’aise quand il traitait du grec que lorsqu’il parlait des dialectes juifs. Je ne pense pas qu’on puisse aujourd’hui rencontrer encore des érudits de cette trempe.
Pauvre Duc ! Qu’est-il devenu ? La dernière fois que je le vis, il me confia qu’il cherchait une place de correcteur. Il avait considérablement vieilli et se trouvait sans ressources. Il appartenait à ces générations qui ne s’enrichissaient point dans la chose révolutionnaire. Ses petits travers, au fond, étaient légers en regard de ses qualités immenses. Je l’ai beaucoup blagué. Je l’ai, néanmoins, aimé. Que si ces pages tombent sous ses yeux, il les parcoure avec son indulgence ordinaire, et pardonne.
Du reste, il me jugeait, lui, assez bizarrement. Comme le Grand Chose, certain soir, lui confiait qu’il allait me retrouver quelque part, Duc-Quercy levait ses bras au ciel et s’écriait :
— Vous allez voir Méric ? Prenez garde, mon enfant. Vous le connaissez mal. C’est un fou… Un fou !… Un fou !…
Il faut que je vous dise que nous étions alors en pleine période hervéiste et insurrectionnelle, à l’heure des batailles pour Liabeuf, et que, ma foi, ce brave Duc-Quercy n’avait pas entièrement tort.
En vérité, si j’étais « fou » selon l’expression de ce brave Duc-Quercy, je ne me trouvais pas le seul dans cette situation mentale et — veuillez me croire — très provisoire. Les « fous » de toutes sortes, avec leurs petites manies, leurs rêves, leurs illusions, leurs tares, ne manquaient point à la Chope. Nous étions en famille.
Il y avait des rapins chevelus qui ne vivaient que pour l’Art (avec un A majuscule) et ne concevaient rien en dehors des « mouvements » et des jeux de lumière. Ceux-là passaient leurs nuits à discuter sur les valeurs, les tons et les formes. Après quoi, ils dormaient toute la journée. Que de chefs-d’œuvre élaborés et dissipés dans les vapeurs du scaferlati !
Il y avait des « poâtes » qui parlaient rythme, rime, assonances et se jetaient leurs productions à la tête. Car on peut cultiver la Muse au fond d’une taverne. Il suffit d’un geste lent, main passée dans la chevelure, d’un crayon et d’une feuille de papier à cigarette. Les « poâtes » sont favorisés par les Dieux, contrairement à ces messieurs de l’Art qui n’œuvrent qu’à l’aide d’un matériel compliqué et réclament tout un formidable outillage.
Je leur faisais des blagues, à ces nourrissons d’Apollon. Je publiais, dans Les Hommes du jour, des poèmes de ma composition, sous le titre : « Petits chichis », avec la signature : « Vivalvercos ». Il faut que je vous soumette un de ces menus chefs-d’œuvre (vous permettez ?).
Je retrouve, entre autres choses, cette innocente sottise : « Le Crépuscule des Yeux, complainte du jeune aveugle qui ne voit plus la lumière du jour. » Dégustez :
Encore que cela n’irride
Et que les voiles dispersés
Disent les nimbes trop perfides,
Le confus des prunelles vides
Râle les soucis insensés.
Éclairement des aubes folles !
Azur pâle et las des corolles !
Bleuités vierges ! blancheurs molles !
Ô désirs de neige sans fin !
Désirs d’immaculé sans trêve !
Claires rutilances d’or fin !
Limpidités de l’heure brève !
Vous toutes, sœurs chastes, étoiles,
Semez la poussière des voiles…
Et dans le très-fond du très pur,
Vierges, vierges, saignez l’azur !
Et voilà ! J’ajoute que ce « petit chichi » portait en exergue un vers de Jules Laforgue, bien connu, mais légèrement modifié :
Et ceci encore (ma foi ! je vous déballe mes œuvres poétiques à peu près complètes) qui s’intitulait : « Complainte spiritifuge » :
Somnolence du trop connu !
Imprévu de l’inabordable !
Tourne la table,
Tourne en rond
Sous les doigts longs…
Infiniment, quoique très arbitraire,
Et très primordialement,
Infiniment, et dans l’obscur et dans le neutre,
Où l’âme pleutre
Dans les au-delà se calfeutre,
L’évocateur s’avère omniscient.
Tourne la table,
Tourne en rond,
Sous les doigts longs…
L’absolu s’échevèle et frappe ;
L’abscons dénonce le zéro.
Bouquet de mots ! Symbole en grappes !
Arde le lumineux ! Brûle le rayonnant !
Du Nirvana muré émerge le vivant !
Tourne la table,
Sous les doigts longs…
Tourne la table,
Tourne en rond.
Dois-je vous l’avouer ? Ces courts poèmes d’une éblouissante clarté comme vous pouvez voir, obtenaient quelque succès. Certains discernaient très bien la mauvaise plaisanterie et prenaient des airs méprisants. Mais d’autres marchaient. On m’engageait à persister dans la « manière ». Et il m’arrivait de me frapper le front en disant :
— Moi aussi, je suis poâte !
Qui sait ? Un gros bouquin de « petits chichis » pondus entre deux demis, et je siégerais peut-être sous la Coupole. J’ai lu, depuis, tant de poèmes admirés et que je n’ai pas plus compris que les miens.
Mais laissons cela. Les poètes, après tout, sont respectables… tant qu’ils ne triomphent point. À la Chope, ils étaient fous entre les fous. Beaucoup d’entre eux ont mal tourné (ils sont devenus journalistes) ; d’autres sont morts. Je vous expédie mon salut ému, vieux frères d’antan.
Cependant les plus fous, c’étaient peut-être les mystiques du marxisme et de la révolution sociale, les servants du prolétariat, les chevaliers de la lutte de classes ! Ah ! ceux-là croyaient vraiment que c’était arrivé. Je les entends encore :
— L’homme qui produit tout… la concentration des capitaux… le développement industriel… la valeur de l’objet manufacturé… la loi d’airain… la conquête du pouvoir… la dictature (déjà !) du prolétariat !… Nous sommes-nous gargarisés avec ces formules ! L’avons-nous détruite et refaite la société, l’infâme société bourgeoise. Ah ! jeunesse ! Toutes les vingt-quatre heures, nous étions à la veille du Grand Soir. C’est comme je vous le dis.
Le modèle même du marxiste convaincu, impénitent, indécrottable, c’était le citoyen René Cabannes, délégué permanent du parti, commis-voyageur en socialisme, qui venait, plusieurs fois par an, se retremper à la Chope.
René Cabannes. Un être terriblement verveux et plein de fantaisie. Doué, dans le privé, d’une éloquence pittoresque, abondante en trouvailles, il faisait notre joie. Mais, en public, à la tribune, il se révélait tout différent. Il lançait aux auditoires consternés, avec un sérieux extraordinaire, le fameux « discours passe-partout » des guesdistes. Ah ! ce discours ! Il était question là dedans des forces naturelles que la bourgeoisie imbécile laisse inutilisées et que les prolétaires sauront employer au lendemain de la Révolution. Parmi ces forces dédaignées, les classiques chutes d’eau. Il était question également du bulletin de vote, cette arme pacifique préconisée par Jules Guesde, qui jadis dénonçait furieusement le suffrage universel, triste cadeau de Ledru-Rollin. Ces arguments, toujours les mêmes, produisaient néanmoins leur effet.
Le tout, c’était de les dire et de les servir avec art. Cabannes s’y entendait à merveille. C’était un orateur éloquent. Tout petit, des yeux noirs, dans un visage tourmenté, la voix chaude, un peu traînante, il se démenait terriblement à la tribune et sortait de là comme d’un bain de vapeur. Mais il emportait les applaudissements.
Plusieurs fois, il fut candidat, dans les Hautes-Alpes, à Paris (en 1919, en ma compagnie, sur la liste dite Sadoul) et, aux dernières élections encore, je ne sais où. Que lui a-t il manqué pour être élu ? La chance, certes. Mais, avant tout, il peut se considérer comme victime de son goût du paradoxe et de sa fantaisie échevelée.
Il y avait deux types en lui : l’homme de la tribune, sévère et consciencieux ; l’homme du dehors, retournant parmi ses amis, à sa nature primesautière. Celui-là faisait beaucoup de mal à l’autre. Car Cabannes n’écoutant que son démon familier, se laissait aller à sa verve, parfois féroce, témoignait d’un irrespect formidable à l’égard des dogmes comme des pontifes, et plongeait ses admirateurs les plus décidés dans des abîmes de perplexité. Les électeurs ne comprenaient point que cet orateur si mesuré, d’une rigueur presque mathématique de forme et de démonstration, pût aussi soudainement se transformer en causeur sarcastique, sceptique et iconoclaste.
Combien de fois a-t-on dit à Cabannes : « Tu as tort. Les électeurs sont de braves gens ; mais ils encaissent mal certaines plaisanteries. Surveille tes propos. » Bah ! Allez donc arrêter un cheval lancé, tout fumant, sur la route. Cabannes sentait tout le sang et tout le soleil de son Midi taper dans ses veines. Il était du pays du père Escat qui lui donnait volontiers la réplique et partageait, avec lui, l’escalope de veau à l’ail. Impossible de leur faire entendre raison.
Tout jeune, il s’était mêlé aux groupements libertaires et, sous le pseudonyme de Théodule Mauve, avait publié quelques pages d’un anarchisme sentimental. Puis le marxisme l’avait conquis. Et, depuis, il parcourait le pays, de l’Est à l’Ouest, du Nord au Midi, semant la bonne parole, attendant son tour pour pénétrer au Palais-Bourbon. Pauvre vieux ! La fortune électorale ne lui a pas été favorable et il s’en étonne. Car, sans y paraître, il est demeuré d’une déconcertante naïveté. Il tombait avec facilité dans les filets que de terribles blagueurs, tels que Compère-Morel ou Hubert Rouger, lui tendaient. Il y a sur lui des histoires fantastiques de quoi composer un recueil désopilant et que, seul, Hubert Rouger sait raconter.
Quand vous verrez le député du Gard, demandez-lui donc comment Cabannes faillit être dénoncé par une jeune dame dont il avait entrepris la conquête dans un train, comme « défaitiste », et comment il rata ainsi le plantureux repas que lui offraient ses amis de Nîmes. Demandez-lui de même de vous narrer l’aventure du délégué permanent aux prises avec une jeune boniche de soixante-deux ans… Vous passerez un bon moment.
Les ai-je bien tous évoqués ? Je voudrais vous dire un mot du bon Théo-Bretin, qui fut et redeviendra député de Saône-et-Loire. En ce temps-là, on le voyait, de loin en loin, débarquer à la Chope, outrageusement barbu, quelque peu gueulard, jovial, la poignée de main franche, le rire bon enfant.
Il arrivait, tout poussiéreux encore de ses randonnées sur les routes, dans son habit de velours à grosses côtes, avec son immense lavallière flottant au vent. Mais il laissait au pays son fusil de braconnier et ses écoliers (car Théo était instituteur, avant de devenir, comme Cabannes, délégué permanent, puis député). Après quoi, il disparaissait de nouveau. Durant des semaines, on ne le voyait plus.
Imaginez, maintenant, toute cette équipe réunie autour d’une table ; entassant les soucoupes les unes sur les autres, tétant leurs pipes et, sans se soucier le moins du monde du voisin, pérorant, discutaillant, tonitruant, à grand renfort de coups de poing sur la table et avec accompagnement de gestes furibonds autant que désordonnés. Écoutez le père Escat maudissant les intellectuels ; Marcel Deschamps, tirant les poils de son menton et décortiquant furieusement un adversaire imaginaire ; Mayéras, broussailleux et olympien ; Bracke, détaillant une anecdote, face à Duc-Quercy, imperturbable. Ajoutez Cabannes, hilare ; Théo-Bretin, débitant des histoires grasses du terroir, et le Grand Chose, figé dans le dédain, sourcils froncés, son profil de Pierre Gringoire méticuleux, dominant la tablée… Oui, essayez de ressusciter cela par la pensée, et vous aurez une faible idée des soirées orageuses de la Chope.
Aujourd’hui, tout est dispersé, évanoui. Chacun a fait son trou, à sa manière. Les uns à la Chambre ; les autres dans le journalisme et le père Escat dans la terre. L’âge s’est apesanti sur les fronts, et la guerre infâme a passé sur nous. Jeunesse ! Toute notre jeunesse ! De temps en temps, poussé par la nostalgie, je risque une incursion dans la salle oblongue de la rue de la Harpe. Plus rien. De l’ombre, de l’humidité, de la tristesse. Notre jeunesse est morte.
Il faut dire adieu à la Petite Bohème.
Mais y a-t-il encore, dans les parages de l’Institut, autour du boulevard Saint-Michel, des tavernes empuanties où des grappes de jeunes gens rêvent de l’avenir et préparent leur lendemain en vidant des tonneaux de bière et en soufflant leurs illusions au plafond ?
- ↑ J’ai publié, à ce sujet, une série d’articles dans l’Œuvre. Très courageusement et libéralement, Gustave Tery m’avait permis de marquer la malfaisance du clemencisme de guerre.
- ↑ On ne l’a pas revu depuis des années. On m’a assuré qu’il était mort. Est-ce possible ? S’il était mort, ça se saurait tout de même.