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Écrits de Londres et dernières lettres/Dernières lettres/01

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DERNIÈRES LETTRES

LETTRES À MAURICE SCHUMANN

New York.30 juillet 1942.

Cher ami,

J’ai bien souvent entendu faire votre éloge en France. Vous y êtes extrêmement populaire. Chaque fois que j’entendais parler ainsi de vous, cela me causait de la joie, et je me souvenais de Henri IV et des bancs de la salle où nous écoutions Chartier.

Je me suis embarquée de Marseille, où j’avais séjourné un an et demi, pour New York, le 14 mai dernier. Malgré la pression de mes parents, qui désiraient échapper à l’antisémitisme et ne voulaient pas se séparer de moi, je ne serais jamais partie si j’avais su quelles difficultés on a à passer de New York à Londres.

J’avais une assez grande responsabilité dans la diffusion d’une des plus importantes publications clandestines de zone libre, Les Cahiers du Témoignage chrétien. J’avais le réconfort, parmi toute la tristesse environnante, d’avoir part à la souffrance du pays. Je connaissais assez mon espèce particulière d’imagination pour savoir que le malheur de la France me ferait beaucoup plus mal de loin que de près. C’est ce qui se produit, et l’écoulement du temps ne fait que rendre la douleur de plus en plus intolérable. De plus j’ai le sentiment qu’en m’embarquant j’ai commis un acte de désertion. Je ne peux pas supporter cette pensée.

Le départ a été pour moi un arrachement. Je me suis imposé cet arrachement uniquement dans l’espérance de parvenir ainsi à prendre une part plus grande et plus efficace aux efforts, aux dangers et aux souffrances de cette grande lutte.

J’avais et j’ai encore deux pensées, dont je voudrais pouvoir appliquer l’une ou l’autre.

L’une est exposée dans le papier ci-joint[1]. Je crois qu’elle pourrait sauver beaucoup de vies de soldats, étant donné la quantité de morts causées sur le champ de bataille par l’absence de soins immédiats (cas de « shock », d’ « exposure », d’hémorragie).

Au printemps 40 j’ai essayé de la faire appliquer en France, et j’étais en bonne voie pour réussir, mais les événements ont été trop rapides. J’étais à Paris, où je suis restée, dans la croyance qu’on s’y battrait, jusqu’au 13 juin. Ce jour-là je suis partie, après avoir vu sur les murs l’affiche proclamant Paris ville ouverte. Dès l’armistice, mon unique désir a été de partir pour l’Angleterre. J’ai tenté plusieurs choses pour y parvenir légalement ou illégalement, mais toutes ont échoué. Il y a un an et demi j’ai laissé mes parents commencer les démarches pour eux et pour moi en vue de l’émigration en Amérique, dans la croyance que New York pouvait être une simple étape pour aller à Londres. Ici, tout le monde me dit que c’était une erreur.

Ma seconde pensée était que je pouvais agir plus efficacement dans le travail clandestin si je quittais la France et si j’y revenais avec des instructions précises et une mission — dangereuse de préférence.

Je ne vous développe pas cette pensée plus en détails, car je l’ai fait dans une autre lettre que j’ai confiée pour vous à un ami de ma famille qui part prochainement d’ici.

Il me semble que la première condition pour réaliser l’une ou l’autre de ces pensées est de passer de New York à Londres.

Je suppose que vous pouvez m’y aider. Je vous demande instamment votre appui. Je crois vraiment que je peux être utile. Et je fais appel à vous en tant que camarade pour me sortir de la situation morale par trop douloureuse où je me trouve.

Beaucoup de gens ne comprennent pas pourquoi cette situation morale est douloureuse ; mais vous le comprenez certainement. Nous avions beaucoup en commun, autrefois, au temps de nos études communes. J’ai éprouvé une véritable joie quand j’ai appris, en France, que vous avez à Londres une fonction importante.

Je compte sur vous avec confiance.

Bien amicalement à vous,
Simone Weil.




PROJET D’UNE FORMATION D’INFIRMIÈRES
DE PREMIÈRE LIGNE

Le projet qui suit a fait l’objet d’un rapport favorable de la Commission de l’Armée du Sénat au ministère de la Guerre, en France, en mai 1940. La rapidité des événements a mis tout essai d’application hors de question.

Ci-joint une lettre exprimant sur ce projet l’opinion de Joë Bousquet, ancien combattant de l’autre guerre et grand mutilé. Blessé à la colonne vertébrale en 1918, atteint de paraplégie à la suite de cette blessure, il n’a pas quitté son lit depuis lors. Son expérience de la guerre est beaucoup plus proche de lui que de ceux qui après 1918 ont repris une vie normale ; d’autre part son opinion est celle d’un homme mûr. De ce fait son avis est précieux.

Ce projet concerne la constitution d’une formation spéciale d’infirmières de première ligne. Cette formation serait très mobile et devrait en principe se trouver toujours aux endroits les plus périlleux, pour faire du « first aid » en pleine bataille.

On pourrait commencer l’expérience avec un petit noyau de dix, ou même moins ; et on pourrait commencer dans un délai aussi court qu’on voudrait, car la préparation nécessaire est presque nulle. Des connaissances élémentaires d’infirmière suffiraient, puisque au feu on ne peut guère faire que des pansements, des garrots, peut-être des injections.

Les qualités morales indispensables sont de celles qui ne s’acquièrent pas. L’élimination des femmes qui se présenteraient sans les posséder serait un problème facile à résoudre. Les horreurs de la guerre sont aujourd’hui tellement présentes à l’imagination de tous qu’on peut regarder une femme capable de s’offrir volontairement pour une pareille fonction comme étant très probablement capable de s’en acquitter.

Ce projet peut sembler impraticable à première vue, parce qu’il est nouveau. Mais un peu d’attention permet de reconnaître qu’il est non seulement praticable mais très facile à exécuter ; qu’en cas d’échec les inconvénients sont presque nuls ; qu’en cas de succès les avantages sont vraiment considérables.

Il est facile à exécuter, car pour un premier essai il suffit qu’il y ait un tout petit noyau de volontaires. Aucune organisation ne serait nécessaire, du fait même que le nombre serait d’abord très petit. Si la première expérience réussissait, ce noyau primitif s’accroîtrait peu à peu, et l’organisation surgirait à mesure que les dimensions de cette formation l’exigeraient. Au reste, par la nature même de sa tâche, une telle formation ne pourrait en aucun cas devenir très nombreuse ; mais il n’est pas nécessaire qu’elle le soit.

L’échec de l’expérience ne pourrait se produire que par l’incapacité des femmes membres d’une telle formation à s’acquitter de leur tâche.

On ne peut craindre que deux choses. L’une que le courage de ces femmes leur fasse défaut sous le feu. L’autre que leur présence parmi les soldats ait un effet préjudiciable aux mœurs.

L’un et l’autre sera impossible si les femmes qui se présentent comme volontaires sont d’une qualité qui réponde à leur résolution. Jamais des soldats ne manqueront de respect à une femme qui fait preuve de courage devant le danger. La seule précaution à prendre serait de ne laisser ces femmes au contact des soldats que sous le feu et non pas au repos.

Évidemment une assez grande quantité de courage serait indispensable à ces femmes. Elles devraient avoir fait le sacrifice de leur vie. Il faut qu’elles soient prêtes à être toujours aux endroits les plus durs, à courir autant de danger ou davantage que ceux des soldats qui en courent le plus, et cela sans être soutenues par l’esprit offensif ; en se penchant au contraire sur les blessés et les mourants.

Mais si l’expérience réussissait, les avantages du succès seraient proportionnels à cette difficulté.

Cette difficulté est plus apparente que réelle, étant donné le petit nombre de ces volontaires, et surtout du premier noyau, qui, encore une fois, pourrait être inférieur à dix. Il est probable et presque sûr qu’on peut trouver sans peine dix femmes d’un courage suffisant.

Pour celles qui s’ajouteraient par la suite au noyau primitif, l’émulation serait un stimulant très fort.

Si au cours du premier essai on constatait chez ces femmes soit des défaillances sous le feu, soit une retenue insuffisante dans les rapports avec les soldats, il n’y aurait qu’à dissoudre la formation, renvoyer les femmes à l’arrière et renoncer à cette idée.

L’expérience ayant été faite à une échelle minuscule et sans publicité, l’inconvénient serait nul, excepté les pertes qui pourraient s’être produites.

Mais ces pertes seraient infimes, quant au nombre, à l’échelle de la guerre ; on peut dire négligeables. En fait, dans une opération de guerre, la mort de deux ou trois êtres humains est tenue pour un inconvénient presque nul.

Il n’y a d’une manière générale aucune raison de regarder la vie d’une femme, surtout si elle a passé la première jeunesse sans être épouse ni mère, comme plus précieuse que la vie d’un homme ; à plus forte raison si elle accepte le risque de mort. Il serait facile d’écarter d’un tel groupement les mères, les épouses et les jeunes filles au-dessous d’une certaine limite d’âge.

La question de la résistance physique est moins importante qu’il ne semble à première vue, même si cette formation est appelée à agir sous des climats très rudes, car étant donné la nature de la tâche il serait facile de lui assurer de longues et fréquentes périodes de repos. Ces femmes n’auraient pas à faire preuve d’une endurance continue comme c’est le cas des soldats. Il serait facile de proportionner leur effort à leurs possibilités.

Le caractère motorisé de la guerre moderne semble à première vue un obstacle ; mais à la réflexion les choses en sont au contraire probablement facilitées.

Quand l’infanterie est envoyée au feu en camions, il semble bien qu’il y a fort peu d’inconvénient à prévoir qu’un camion sur tel ou tel nombre aura une place réservée à une femme. Cela fait un fusil en moins, mais la présence de cette femme aurait une efficacité matérielle et morale qui ferait sans doute considérer cet inconvénient comme négligeable.

On peut craindre que même si l’expérience réussit avec un petit noyau, il soit impossible d’élargir le recrutement en raison de la difficulté de la tâche.

Mais même si une telle formation ne devait jamais comprendre plus de quelques dizaines de membres, ce qui est peu probable, les avantages seraient néanmoins très considérables.

De même, si au bout d’un temps donné la mortalité paraissait trop grande pour la continuation de l’expérience, les avantages de l’expérience accomplie subsisteraient et l’emporteraient de très loin sur l’inconvénient des pertes.

Ainsi les objections qui surgissent dans l’esprit à première vue devant un tel projet se réduisent à très peu de chose, on pourrait dire à presque rien, après un examen attentif. Au contraire les avantages sont d’autant plus manifestes et apparaissent d’autant plus grands qu’on les examine de plus près. Le premier, le plus évident réside dans la tâche même que ces femmes devraient normalement accomplir.

Étant présentes au lieu du plus grand péril, accompagnant les soldats sous le feu, ce que les brancardiers, infirmiers et infirmières ordinaires ne font pas, elles sauveraient dans bien des cas des vies de soldats en donnant à ceux qui tombent des soins sommaires, mais immédiats.

Le réconfort moral qu’elles apporteraient à tous ceux dont elles pourraient s’occuper serait également inestimable. Elles consoleraient des agonies en recueillant les derniers messages des mourants pour leurs familles ; elles diminueraient par leur présence et leurs paroles les souffrances de la période d’attente parfois si longue et si douloureuse qui s’écoule entre le moment de la blessure et l’arrivée des brancardiers.

Quand il n’y aurait que cela, ce serait déjà une raison suffisante pour constituer cette formation de femmes. Cet avantage seul est déjà considérable et n’est contrebalancé par presque aucun inconvénient. Mais il y a encore d’autres avantages liés à l’exécution de ce projet, qui du point de vue de la conduite générale de la guerre sont peut-être de première importance.

Pour les apprécier, il faut se souvenir à quel point les facteurs moraux sont essentiels dans la guerre actuelle. Ils jouent un rôle bien plus important que dans la plupart des guerres passées. Le fait qu’Hitler a été le premier à le comprendre est une des principales causes de ses succès.

Hitler n’a jamais perdu de vue la nécessité essentielle de frapper l’imagination de tous ; des siens, des soldats ennemis et des innombrables spectateurs du conflit. Des siens, de manière à leur imprimer sans cesse une nouvelle impulsion vers l’avant. Des ennemis, de manière à susciter parmi eux le plus grand trouble possible. Des spectateurs, de manière à surprendre et faire impression.

Un de ses meilleurs instruments à cet effet, ce sont les formations spéciales, telles que les S.S., les groupes de parachutistes qui ont pénétré les premiers en Crète, d’autres encore.

Ces formations sont constituées d’hommes choisis pour des tâches spéciales, prêts non seulement à risquer leur vie, mais à mourir. C’est là l’essentiel. Ils sont animés d’une autre inspiration que la masse de l’armée, une inspiration qui ressemble à une foi, à un esprit religieux.

Non pas que l’hitlérisme mérite le nom de religion. Mais sans aucun doute c’est un ersatz de religion, et telle est une des principales causes de sa force.

Ces hommes sont indifférents à la souffrance et à la mort pour eux-mêmes et pour tout le reste de l’humanité. La source de leur héroïsme est une extrême brutalité. Les formations qui les groupent répondent parfaitement bien à l’esprit du régime et aux desseins de leur chef.

Nous ne pouvons pas copier ces procédés d’Hitler. D’abord parce que nous luttons dans un autre esprit et avec d’autres desseins. Puis parce que, lorsqu’il s’agit de frapper l’imagination, toute copie manque le but. Seul le nouveau frappe.

Mais si nous ne pouvons ni ne devons avoir des copies de ces procédés, nous devons avoir des équivalents. C’est une nécessité peut-être vitale.

Si les Russes ont jusqu’ici mieux tenu devant les Allemands que les autres peuples, une des causes est peut-être qu’ils possèdent des procédés psychologiques équivalents à ceux d’Hitler.

Nous ne devons pas non plus copier les Russes. Nous devons faire jaillir du nouveau. Cette capacité de jaillissement est par elle-même un signe de vitalité morale propre à soutenir les espérances des peuples qui comptent sur nous et à diminuer celles des ennemis.

On peut difficilement mettre en doute l’utilité des formations spéciales dont tous les membres ont accepté de mourir. Non seulement on peut confier à de telles formations des tâches auxquelles d’autres seraient moins aptes, mais leur existence même est pour l’armée un stimulant puissant et une source d’inspiration. Il faut seulement à cet effet que l’esprit de sacrifice s’exprime par des actes et non par des paroles.

À l’époque où nous vivons, la propagande est un facteur essentiel de succès. Elle a fait la fortune d’Hitler. Ses ennemis non plus ne l’ont pas négligée.

Mais alors qu’on pense beaucoup à la propagande à l’arrière, on pense moins à la propagande au front. Elle est tout aussi importante. Mais elle ne comporte pas les mêmes procédés. À l’arrière la propagande se fait par la parole. Au front les paroles doivent être remplacées par des actes.

L’existence de formations spéciales animées d’un esprit de sacrifice total constitue à tout instant une propagande en acte. De telles formations procèdent nécessairement d’une inspiration religieuse ; non pas au sens de l’adhésion à une Église déterminée, mais dans un sens beaucoup plus difficile à définir, et auquel pourtant ce mot convient seul. Il y a des circonstances où une telle inspiration constitue un facteur de victoire plus important que les facteurs strictement militaires eux-mêmes. On peut s’en persuader en étudiant le mécanisme des victoires soit de Jeanne d’Arc, soit de Cromwell. Il se pourrait bien que nous nous trouvions actuellement dans des circonstances de ce genre. Nos ennemis sont poussés en avant par une idolâtrie, un ersatz de foi religieuse. Notre victoire a peut-être pour condition la présence parmi nous d’une inspiration analogue, mais authentique et pure. Et non seulement la présence d’une telle inspiration, mais son expression à travers des symboles appropriés. Une inspiration n’est agissante que si elle s’exprime, et cela non pas par des paroles, mais par des faits.

Les S.S. constituent une expression parfaite de l’inspiration hitlérienne. Au front, si l’on en croit des rapports apparemment impartiaux, ils ont l’héroïsme de la brutalité ; et ils le poussent jusqu’à l’extrême limite que le courage peut atteindre. Nous ne pouvons pas montrer au monde que nous valons mieux que nos ennemis en dépassant leur degré de courage, car ce n’est pas possible quant à la quantité. Mais nous pouvons et devons montrer que nous avons une qualité de courage différente, plus difficile et plus rare. Le leur est d’une espèce brutale et basse ; il procède de la volonté de puissance et de destruction. Comme nos buts sont différents des leurs, notre courage procède aussi d’une tout autre inspiration.

Aucun symbole ne peut mieux exprimer notre inspiration que la formation féminine proposée ici. La simple persistance de quelques offices d’humanité au centre même de la bataille, au point culminant de la sauvagerie, serait un défi éclatant à cette sauvagerie que l’ennemi a choisie et qu’il nous impose à notre tour. Le défi serait d’autant plus frappant que ces offices d’humanité seraient accomplis par des femmes et enveloppés d’une tendresse maternelle. En fait ces femmes seraient une poignée et le nombre de soldats dont elles pourraient s’occuper serait proportionnellement petit ; mais l’efficacité morale d’un symbole est indépendante de la quantité.

Un courage qui n’est pas échauffé par la volonté de tuer, qui au point du plus grand péril soutient le spectacle prolongé des blessures et des agonies, est certainement d’une qualité plus rare que celui des jeunes S.S. fanatisés.

Un petit groupe de femmes exerçant jour après jour un courage de ce genre serait un spectacle tellement nouveau, tellement significatif et chargé d’une signification tellement claire qu’il frapperait l’imagination plus que n’ont fait jusqu’ici les divers procédés inventés par Hitler. Hitler seul jusqu’à présent a frappé l’imagination des masses. Il faudrait frapper maintenant plus fort que lui. Ce corps féminin constituerait sans doute l’un des procédés capables d’y réussir.

Quoique composé de femmes non armées, il ferait sans doute impression sur les soldats ennemis, en ce sens que leur présence et leur tenue feraient sentir d’une manière nouvelle et inattendue jusqu’où vont de notre côté les ressources morales et la résolution.

L’existence de ce corps féminin ferait une impression non moindre sur le public en général, dans les pays qui prennent part à la lutte et dans ceux qui y assistent. Sa portée symbolique serait saisie partout. Ce corps d’un côté et les S.S. de l’autre feraient par leur opposition un tableau préférable à n’importe quel slogan. Ce serait la représentation la plus éclatante possible des deux directions entre lesquelles l’humanité doit aujourd’hui choisir.

Plus grande encore sans doute serait l’impression faite sur nos soldats.

Les soldats ennemis ont sur eux, du point de vue purement militaire, la supériorité d’avoir été arrachés à leurs familles et dressés pour la guerre depuis dix ans. Ils ne sont pas désorientés par le changement d’atmosphère. Ils n’ont pour ainsi dire jamais connu une autre atmosphère. Le prix d’un foyer leur est inconnu. Ils n’ont jamais respiré autre chose que la violence, la destruction et la conquête. Cette guerre, si dure qu’elle soit, est pour eux non pas un arrachement mais une continuation et un accomplissement.

Elle a été, elle est un arrachement pour les garçons français, anglais, américains, qui ont toujours vécu dans un foyer paisible et désirent simplement le retrouver après en avoir assuré la sécurité par la victoire.

Le pays agresseur part toujours avec un avantage moral considérable, pour peu que l’agression ait été préparée et préméditée. Les garçons de nos pays ont été arrachés à leur vie véritable par l’agression allemande et transportés brutalement dans une atmosphère qui n’est pas la leur, qui est celle de leurs ennemis. Pour défendre leurs foyers, ils doivent commencer par les quitter et presque les oublier, à force de vivre dans des lieux où il ne se trouve rien qui les rappelle. L’atmosphère du combat les empêche de garder le mobile du combat présent à la pensée. Du côté de l’agresseur, il se produit exactement l’inverse. Il n’est donc pas étonnant que du côté de l’agresseur il y ait davantage d’élan.

C’est pourquoi l’élan de l’agression ne se heurte en général à un élan d’intensité égale que quand ceux qui se défendent se trouvent chez eux, près de leurs foyers, et presque réduits au désespoir par la crainte de les perdre.

Il n’est ni possible ni désirable de transformer nos soldats en jeunes brutes fanatiques semblables aux jeunes hitlériens. Mais on peut porter leur élan au maximum en rendant les foyers qu’ils défendent aussi intensément présents que possible à leur pensée.

Pour cela, quoi de mieux que de les faire accompagner jusque sous le feu, jusque dans les scènes de la plus grande brutalité, par quelque chose qui constitue une évocation vivante des foyers qu’ils ont dû quitter, une évocation non pas attendrissante, mais au contraire exaltante ? Il n’y aurait pas alors de moment où ils aient l’impression déprimante d’une cassure du lien entre eux et tout ce qu’ils aiment.

Ce corps féminin constituerait précisément cette évocation concrète et exaltante des foyers lointains.

Les anciens Germains, ces peuplades semi-nomades que les armées romaines ne purent jamais subjuguer, avaient reconnu le caractère exaltant d’une présence féminine au plus dur du combat. Ils avaient la coutume de mettre une jeune fille, entourée de l’élite des jeunes guerriers, en avant des lignes.

De nos jours, les Russes, dit-on, trouvent eux aussi avantageux de laisser des femmes servir jusque sous le feu.

Les membres de ce corps féminin pourraient rendre au besoin des services de toute nature en dehors des soins aux blessés. Dans les moments les plus critiques, où les officiers et sous-officiers sont dépassés par la multitude des tâches à remplir, elles deviendraient leurs auxiliaires naturels pour toutes les besognes autres que le maniement même des armes, pour tout ce qui est liaison, ralliement, transmission des ordres. En admettant que leur sang-froid demeure intact, leur sexe même ferait d’elles dans ces moments des instruments d’une grande efficacité.

Sans doute il faudrait les avoir choisies avec soin. Des femmes risquent toujours de constituer une gêne si elles ne possèdent pas une quantité de résolution froide et virile qui les empêche de se compter pour quelque chose en quelque circonstance que ce soit. Cette résolution froide se trouve rarement unie dans un même être humain à la tendresse qu’exige le réconfort des souffrances et des agonies. Mais quoique ce soit rare, ce n’est pas introuvable.

Une femme ne peut concevoir la volonté de se proposer pour la fonction esquissée ici que si elle possède à la fois cette tendresse et cette résolution froide, ou bien si elle est peu équilibrée. Mais celles qui se trouveraient dans ce dernier cas seraient facilement écartées avant le moment de la présence sous le feu.

Il suffirait pour commencer de trouver une dizaine de femmes vraiment capables d’une pareille tâche. Ces femmes, elles existent certainement. Il est facile de les trouver.

Il me paraît impossible de concevoir une autre manière d’utiliser ces quelques femmes avec une aussi grande efficacité que dans une pareille formation. Et notre lutte est tellement dure, tellement vitale, qu’on doit y utiliser autant que possible chaque être humain avec le maximum d’efficacité.


Addendum. — Voici un extrait du Bulletin of the American College of Surgeons d’avril 1942 :

« L’application immédiate de procédés prophylactiques ou thérapeutiques simples peut souvent empêcher le shock ou surmonter le shock bénin, là où l’usage de toutes les méthodes actuellement connues peut s’avérer vain si le shock a duré longtemps. »

D’après la Croix-Rouge américaine, le « shock », l’ « exposure » et l’hémorragie, choses auxquelles on ne peut remédier que par des soins immédiats, causent de loin la plus grande proportion des morts dans le combat.

La Croix-Rouge américaine a mis au point un système d’injections de plasma qui peut être pratiqué sur le champ de bataille dans les cas de shock, brûlure et hémorragie (id., p. 137).




New York.30 juillet 1942.

Cher ami,

Je profite de l’offre du capitaine M.-F. pour vous écrire plus en détail que je n’ai pu faire dans ma première lettre, que vous avez sans doute reçue.

On me dit que vous vous occupez particulièrement de la liaison avec le travail illégal en France. Il est certain que cette liaison est insuffisante. A. Ph. l’a dit nettement, et il a bien raison.

Il serait probablement important, à la fois du point de vue strictement militaire et du point de vue plus essentiel encore du prestige et de la propagande par les actes, de faire parfois coïncider un bombardement avec une opération de sabotage.

Plus généralement, quels que soient les plans stratégiques élaborés en haut lieu, il est indispensable d’établir une correspondance entre eux et le travail illégal en France, et de maintenir cette correspondance.

Du point de vue moral, c’est absolument essentiel. Le sentiment du manque de coordination a actuellement un effet moral déplorable. Et il viendra un moment où le moral du peuple français sera un facteur essentiel de la victoire.

Pour tout cela, il faut envoyer des gens de temps à autre. (On le fait déjà, bien sûr, mais je crois qu’il serait bon de le faire davantage.) Les autres modes de liaison, si bons soient-ils, ne peuvent pas entièrement suppléer à celui-là.

Une femme est aussi apte à être envoyée de la sorte qu’un homme, même davantage, pourvu qu’elle ait une quantité suffisante de résolution, de sang-froid et d’esprit de sacrifice.

Je crois vraiment que je pourrais être utile de cette manière. J’accepterais n’importe quel degré de risque (y compris la mort certaine pour un objectif d’une importance suffisante). Je n’insiste pas là-dessus. Vous me connaissez assez, je pense, pour savoir que si je parle ainsi, c’est que j’y ai longuement et mûrement réfléchi, que j’ai tout pesé, et que j’ai abouti à une froide résolution qui ne se démentira pas, j’aime à le croire, et passera dans les actes dès qu’on m’en fournira l’occasion.

J’ai eu plusieurs fois l’occasion d’éprouver mon sang-froid devant un danger imminent de mort, et j’ai constaté que j’en avais. Vous me connaissez également assez pour savoir que je ne dirais pas cela si ce n’était pas vrai.

J’accepterais volontiers une mission dans une opération de sabotage. Quant à la transmission d’instructions générales, je pourrais aussi en être chargée d’autant mieux que j’ai quitté la France seulement le 14 mai dernier, et que j’avais des contacts avec les mouvements clandestins. Notamment je connais bien, pour avoir collaboré avec lui, l’organisateur de la publication Les Cahiers du Témoignage chrétien, qui lui-même est en contact continuel avec les chefs des autres groupements clandestins (en zone libre).

D’autre part je n’étais pas repérée dans cette action par la police.

Je vous en prie, faites-moi venir à Londres. Ne me laissez pas dépérir de chagrin ici. Je fais appel à vous en tant que camarade.

Bien amicalement,
Simone Weil.




New York.
(Non datée.)
Cher ami,

Votre lettre m’a apporté un grand réconfort dans un moment où le chagrin d’être si loin des lieux où on lutte et où on souffre, aggravé par la solitude morale, me devenait très lourd à porter.

Je vois avec joie que réellement nous sommes très proches. Nous l’étions au cours de notre jeunesse commune, et nous le sommes peut-être davantage maintenant, après une évolution parallèle.

Ce n’est pas que je puisse mettre la mention « tala[2] » après ma signature. Cela ne m’est pas permis, car je ne suis pas baptisée.

Et pourtant il me semble qu’en la mettant je ne mentirais pas. (Je ne mentirais pas en tout cas en prenant le mot au sens étymologique.)

J’adhère totalement aux mystères de la foi chrétienne, de l’espèce d’adhésion qui me paraît convenir seule à des mystères ; cette adhésion est amour, non affirmation. Certainement j’appartiens au Christ. Du moins j’aime à le croire.

Mais je suis retenue hors de l’Église par des difficultés irréductibles, je le crains, d’ordre philosophique, concernant non pas ces mystères eux-mêmes, mais les précisions dont l’Église a cru devoir les entourer au cours des siècles, et surtout l’usage, à ce sujet, des mots anathema sit.

Quoique étant hors de l’Église, ou plus exactement sur le seuil, je ne puis m’empêcher d’avoir le sentiment qu’en réalité je suis quand même au-dedans. Rien ne m’est plus proche que ceux qui sont dedans.

C’est une position spirituelle difficile à définir et à faire comprendre. Il y faudrait des pages et des pages — ou un livre… Mais je dois me limiter maintenant à ces quelques mots.

Je suis heureuse de savoir que les gens des Cahiers du Témoignage chrétien sont vos amis. J’étais liée à ces milieux par une vive et profonde amitié. Je crois que c’est de loin ce qu’il y a de meilleur en France en ce moment. Puisse-t-il ne leur arriver aucun malheur.

Merci infiniment d’avoir parlé de moi à A. Ph. Je suis heureuse qu’il se soit montré bienveillant à mon égard. J’espère très, très vivement le voir ici s’il vient.

Je suis embarrassée pour vous dire ce que je crois pouvoir faire. Je n’ai pas de spécialité, de qualifications techniques particulières ; je n’ai rien en dehors de la culture générale qui nous est commune, excepté (si cela peut être utilisé) une certaine expérience des milieux populaires acquise par contact personnel. J’ai été un an ouvrière sur machines dans diverses usines de la région parisienne, dont Renault, en 1934-35 ; j’avais pris un an de congé pour cela. J’ai encore les certificats. L’été dernier, j’ai travaillé dans les champs, notamment six semaines comme vendangeuse dans un village du Gard.

Toute tâche n’exigeant pas de connaissances techniques et comportant un degré élevé d’efficacité, de peine et de danger me conviendrait parfaitement.

La peine et le péril sont indispensables à cause de ma conformation mentale. Il est heureux que tous ne l’aient pas, sans quoi toute action organisée serait impossible, mais moi, je ne puis pas la changer ; je le sais par une longue expérience. Le malheur répandu sur la surface du globe terrestre m’obsède et m’accable au point d’annuler mes facultés, et je ne puis les récupérer et me délivrer de cette obsession que si j’ai moi-même une large part de danger et de souffrance. C’est donc une condition pour que j’aie la capacité de travailler.

Je vous supplie de me procurer, si vous pouvez, la quantité de souffrance et de danger utiles qui me préservera d’être stérilement consumée par le chagrin. Je ne peux pas vivre dans la situation où je me trouve en ce moment. Cela me met tout près du désespoir.

Je ne peux pas croire qu’on ne puisse pas me procurer cela. L’afflux des demandes ne doit pas être tel, pour les tâches dangereuses et pénibles, qu’il n’y ait pas une place disponible. Et même s’il n’y en a pas, il est facile d’en créer. Car il y a beaucoup, beaucoup à faire, vous le savez comme moi.

Là-dessus j’aurais beaucoup à vous dire, mais oralement, non par lettre.

Il me semble donc que le mieux est de m’assigner une tâche provisoire, que vous pouvez facilement me choisir vous-même, car vous me connaissez assez pour cela, de manière à me faire venir à Londres rapidement, le plus rapidement possible ; et ensuite on pourrait me transférer à la fonction qui conviendrait le mieux, après avoir causé à loisir. J’accepterais n’importe quelle tâche provisoire n’importe où — dans la propagande ou la presse, par exemple, mais ailleurs aussi bien. Seulement, s’il s’agit d’une fonction ne comportant pas un degré élevé de souffrance et de danger, je ne pourrais l’accepter qu’à titre provisoire ; autrement le même chagrin qui me consume à New York me consumerait à Londres, et me paralyserait. Il est malheureux d’avoir un caractère ainsi fait ; mais réellement je suis comme cela et je n’y puis rien ; c’est quelque chose de trop essentiel en moi pour être modifié. D’autant plus que ce n’est pas, j’en ai la certitude, une question de caractère seulement, mais de vocation.

Le projet que je vous avais envoyé aurait parfaitement satisfait mes besoins à cet égard, et je suis bien malheureuse qu’A. Ph. le croie impraticable. J’avoue que malgré cela je n’ai pas perdu toute espérance qu’il se réalise quelque jour, tant j’ai le sentiment, depuis longtemps déjà, que c’est une chose qui doit s’accomplir.

Mais de toute manière d’autres tâches conviennent mieux au moment actuel, et je suis avide de m’y donner le plus vite possible.

Seulement faites-moi venir. Je sais que c’est difficile en ce moment. Mais je sais aussi qu’il y a des gens qui partent, y compris des femmes. J’espère très vivement que vous pourrez quelque chose pour moi. S’il était possible qu’A. Ph. m’emmène dans ses bagages, comme secrétaire ou n’importe quoi, en repartant d’ici…

En tout cas, je vous remercie très, très vivement.

Bien amicalement à vous,
Simone Weil.


Je vous ferai très volontiers un article, bien entendu. Vous l’aurez bientôt.




Londres
(non datée)

Je suis effrayée de voir combien de pages je vous ai écrites sans m’en apercevoir. Il n’y est question que de choses personnelles. Cela n’a aucun intérêt. Ne lisez cela que quand et si vous avez vraiment du temps à perdre.


Cher ami,

Comme il est pratiquement difficile de causer vraiment à loisir, il n’y a peut-être pas d’inconvénient à employer la correspondance.

Aucune parole ne peut exprimer la gratitude que m’inspire votre compréhension à mon égard.

Il est seulement absurde que cette compréhension s’exprime par des éloges tout à fait déplacés relativement à moi, et dont la forme m’a fait beaucoup de peine.

Le fait qu’on puisse employer à propos de la pensée des mots comme supériorité ou infériorité montre combien nous respirons une atmosphère pourrie. Seul un cuisinier rongé de vanité pourrait avoir pour réaction, devant un repas, de le regarder en le comparant à sa propre production.

Un repas ne se compare pas, il se mange. De même des paroles, écrites ou prononcées, se mangent dans la mesure où elles sont comestibles, c’est-à-dire pour autant qu’elles contiennent de la vérité. Elles n’ont pas d’autre destination.

Cela est bien oublié aujourd’hui.

Nous naissons et croissons dans le mensonge. La vérité ne nous vient que du dehors et nous vient toujours de Dieu. Il n’importe pas qu’elle vienne directement ou à travers des paroles humaines. Toute vérité qui pénètre en vous, et qui est accueillie par vous, vous a été personnellement destinée par Dieu. Si des paroles se trouvent avoir servi d’intermédiaire, l’être de chair et de sang d’où elles sont sorties n’a pas plus d’importance ni de valeur que le papier sur lequel est imprimé l’Évangile ; ou que l’ânesse à travers laquelle un récit de la Bible affirme qu’il a plu à Dieu d’avertir un prophète.

Je suis née douée de facultés intellectuelles médiocres. Croyez bien que si je le dis, c’est uniquement parce qu’en fait c’est ainsi. L’état où je suis tombée à vingt ans aurait dû assez vite les annuler (et pendant longtemps j’ai vécu et travaillé avec l’impression quotidienne qu’elles étaient littéralement à la veille de s’éteindre tout à fait). Elles ont été effectivement sérieusement entamées à plusieurs égards (vous avez pu avoir des occasions de le remarquer). Mais il y a des trésors de miséricorde divine pour ceux qui désirent la vérité. En aucun cas, quoi qu’il arrive, ils ne peuvent rester tout à fait dans les ténèbres.

En contrepartie de cette miséricorde, il y a l’obligation de tout piétiner en soi-même plutôt que de souffrir un empêchement au passage, à travers soi, de la vérité.

C’est cette obligation qui me force à écrire des choses que je sais n’avoir pas, personnellement, le droit d’écrire.

Je n’ai aucun droit à parler de l’amour, car il ne m’est pas permis d’ignorer que l’amour n’habite pas en moi. Là où il habite, il opère, avec un jaillissement ininterrompu d’énergie surnaturelle. Il y a dans Isaïe une phrase terrible pour moi : « Ceux qui aiment Dieu ne sont jamais fatigués. » Par suite il m’est physiquement impossible d’oublier, fût-ce un instant, que je ne suis pas de leur nombre.

Mais cela ne me gêne pas pour laisser la disposition de ma plume aux vérités qui daignent l’utiliser, parce qu’il m’est interdit de la refuser. En parlant de vérité, je veux dire, bien entendu, simplement ce qui m’apparaît manifestement comme tel.

De même je sais que je n’ai personnellement aucun droit à faire même la plus légère réserve au sujet des choses que je ne peux m’empêcher de condamner.

Je n’ai jamais eu dans la vie de la France qu’une part d’influence infinitésimale, à cause de mon incapacité, et cette parcelle infinitésimale s’est trouvée être en fait tout entière du côté du mal. Par suite devant ceux qui ont fait quelque chose de bien — ce qui est notamment à coup sûr votre cas — il ne me convient personnellement que d’admirer et de me taire.

Mais cela non plus ne peut pas m’arrêter, car je dois la vérité à ceux que j’aime.

Si, par hasard, de la vérité était passée à travers moi pour pénétrer en vous, cela donnerait au moins quelque sens à mon séjour ici.

― Bien que les pensées qui passent à travers ma plume soient très au-dessus de moi, j’y adhère comme à ce que je crois être la vérité ; et je pense avoir, de la part de Dieu, le commandement de faire la preuve expérimentale qu’elles ne sont pas incompatibles avec une forme extrême d’acte de guerre.

Je ne crois pas me tromper, parce que depuis 1914 la guerre n’a jamais quitté ma pensée, que j’ai toujours senti confusément quelque chose de ce genre, et que c’est devenu sans cesse plus clair et plus impérieux.

Mais l’incertitude qui doit envelopper toujours le sentiment d’un commandement particulier de Dieu n’importe pas, à mon avis.

Je crois que si quelqu’un a ce sentiment par erreur, et si, à cause de ce sentiment, il met toute sa force, toute sa foi et toute son humilité dans l’effort d’obéir, alors, à condition que la chose ne soit pas mauvaise par soi (ce qui est presque certainement le cas pour mon désir), la miséricorde divine fait un commandement divin de ce qui d’abord ne l’était pas.

Je suis tout à fait sûre que si quelqu’un, pensant même à tort avoir reçu un commandement de Dieu, manque à l’accomplir faute d’énergie, de foi, de capacité de persuader, il est dans le crime de désobéissance.

C’est ma situation en ce moment.

Cette situation est à mes yeux infiniment pire que l’enfer — en supposant vrai tout ce qu’affirme la théologie sur ce point. Les damnés ne sont pas dans la désobéissance, ils sont à la place où les a mis le vouloir de Dieu ; leur sort est conforme à la justice et à la vérité parfaites. C’est pourquoi il m’est impossible d’avoir peur de l’enfer. Mais j’ai la terreur de la désobéissance.

Il est compréhensible que, me trouvant dans une situation pour moi infiniment pire que l’enfer, je manque à la discrétion et à toutes les convenances, et ne cesse de lancer des appels désespérés pour en sortir.

Vous vous dites peut-être — ou même au cas contraire une partie de vous-même peut penser — qu’étant hors de l’Église les mots que j’emploie ne peuvent avoir pour moi la plénitude de leur signification.

À cet égard, je crois que je vous dois une confidence.

À mes yeux, un sacrement chrétien est un contact avec Dieu à travers un signe sensible, employé par l’Église, et dont la signification procède d’un enseignement du Christ.

On peut ajouter qu’il doit avoir été promulgué officiellement par l’Église. Mais je pense que cette dernière condition n’a pas une nécessité absolue ; qu’il y a des exceptions pour ceux qui sont contraints par des motifs légitimes de demeurer hors de l’Église. Il va de soi qu’à mon avis c’est mon cas ; autrement j’entrerais aujourd’hui même. Par légitimes, j’entends légitimes relativement à moi et à ma vocation particulière. Jamais je ne blâmerais ceux qui sont à l’intérieur ; j’inclinerais davantage à les envier.

Le Christ a dit : « Il faut que le Fils de l’Homme soit élevé comme le serpent de Moïse, afin que ceux qui croient en lui soient sauvés. »

Le serpent d’airain, étant élevé au bout d’un bâton, préservait des effets mortels des morsures de serpents quiconque levait les yeux vers lui.

Je pense que regarder avec cette pensée l’hostie et le calice pendant l’élévation constitue un sacrement.

Pour des motifs analogues, je pense la même chose de la récitation du Pater, dans les mots mêmes du Christ (je suis persuadée que le texte grec remonte au Christ ; il est trop beau), accomplie avec le désir d’être uniquement un intermédiaire pour une répétition de la prière du Christ.

De plus, ce que disent un certain nombre de textes sur ceux des effets des sacrements qu’on peut constater coïncide, je crois, avec ce que je constate sur moi.

Ainsi, à tort ou à raison, je ne crois pas être hors de l’Église au sens où elle constitue une source de vie sacramentelle, mais seulement hors de l’Église comme réalité sociale.

Je suis peut-être dans l’erreur — mais je serais alors la proie d’un démon d’une espèce inédite, un démon qui pousse à chercher une nourriture dans le spectacle de la messe. — C’est possible. Mais je suis obligée de me fier à ce qui me paraît vrai. À quoi d’autre pourrais-je me fier ?

— Quant à ma capacité à l’égard d’un acte de guerre, je suis extrêmement dénuée de capacités de toute espèce, à toutes sortes d’égards, malheureusement.

Pourtant je suis convaincue d’avoir beaucoup plus de chances, si j’étais aux mains des Allemands, de mourir sans leur avoir donné d’indications que des gens qui valent beaucoup plus que moi physiquement, intellectuellement et moralement.

Cette conviction repose sur la remarque que vous me faisiez l’autre jour, que les êtres humains répugnent à la perte de la dignité. Cette répugnance est d’autant plus vive qu’un homme possède davantage de force, d’énergie, d’honneur, de ressources de toute espèce, et par suite qu’il vaut davantage.

Par suite, un homme dans cette situation ou bien sait conserver à peu près sa dignité jusqu’au bout, ou bien, s’il touche la limite de la résistance et s’effondre, il abandonne tout, y compris l’obligation du secret.

L’ennemi, sachant cela, exerce une action méthodique pour détruire la dignité.

Pour moi, dès que j’ai trouvé en moi la résolution de prendre part à toute activité sérieuse de sabotage que j’aurais la chance de rencontrer (pour plusieurs motifs, je n’avais pas pris la même résolution pour la propagande), c’est-à-dire dès l’instant de l’armistice, j’ai reconnu l’obligation d’opérer intérieurement, en vue de certaines éventualités, le renoncement à ma propre dignité devant l’ennemi.

Cette opération pouvait être douloureuse, mais non pas difficile, dès lors qu’elle était obligatoire.

Elle l’était de toute évidence pour moi, sachant qu’après avoir employé pendant des années, jusqu’à l’extrême limite de la tension nerveuse, les ressources du contrôle de soi, je les avais en partie perdues — vous avez eu l’occasion de le constater.

J’ai pensé que d’une part la présence de l’ennemi et l’aiguillon de l’honneur pouvaient, le cas échéant, me stimuler bien au-delà de mes forces ordinaires ; mais que, si j’avais des secrets et des vies humaines entre les mains, je n’avais aucun droit d’en courir la chance.

J’avais donc résolu en pareil cas d’abandonner dès le principe tout souci de ma dignité et de fixer la totalité de mon énergie et de mon attention exclusivement sur l’obligation du secret.

J’étais décidée en tous les cas, si j’avais jamais part à une action, à avoir toujours dans ma mémoire une série inoffensive de faux aveux, soigneusement préparés d’avance, pour me les laisser arracher pendant le processus d’effondrement de ma propre dignité.

Ce procédé doit réussir si on s’effondre avant d’avoir touché la limite où on ne peut plus s’en empêcher. Car alors on garde à travers l’effondrement le pouvoir d’attention nécessaire pour sortir les faux aveux.

Il n’est guère à craindre que l’ennemi perce à jour une telle ruse.

D’un autre côté, l’objet étant de mourir sans avoir donné d’indications, il faut parvenir le plus vite possible à un état où on soit en fait incapable d’en donner.

Précisément du fait de ma faiblesse physique, cela viendrait assez vite pour moi. Une quantité modérée de mauvais traitements me mettrait définitivement dans l’état où la pensée est du vide.

De plus, je ne suis pas sans quelque notion des procédés par lesquels on peut stimuler leurs mauvais traitements. On doit y réussir, d’abord en employant froidement au début, quand on se possède encore, la provocation la plus injurieuse et la plus grossière ; car ces gens sont des brutes qui réagissent à la provocation ; puis, presque aussitôt après, par l’effondrement ; car ce sont des sadiques qui ne peuvent s’empêcher de piétiner tout ce qui donne des marques de faiblesse.

Je pense que tout cela ensemble forme une tactique raisonnable. Si j’avais à l’employer en fait, je me dirais qu’elle fournit les garanties qu’on peut exiger de la prudence humaine ; et que, s’il y manque quelque chose, il est permis d’espérer fermement, pour y suppléer, dans la miséricorde divine.

Il n’est pas douteux qu’il existe des trésors de miséricorde divine pour ceux qui abandonnent toutes choses, même leur honneur, et implorent uniquement la grâce de ne pas faire de mal.

Même quand j’étais aux mains de la police française, dont je n’avais à craindre aucun mauvais traitement physique, j’ai dû renouveler intérieurement la résolution de renoncer le cas échéant au souci de ma dignité. Car s’il leur avait plu de me tourmenter en paroles un jour de douleur physique trop intense, je n’aurais pu à la fois conserver ce souci et consacrer assez d’attention à celui de ne rien dire qui pût nuire à d’autres.

En fait le cas ne s’est pas produit. C’est moi plutôt, je crois, qui les ai rendus un peu malades en passant une matinée à les regarder fixement dans les yeux, sans répondre à leurs questions autre chose que « non » ou bien : « Je n’ai rien à ajouter à mes déclarations antérieures. »

Mais c’est uniquement par l’effet d’un hasard favorable que je m’en suis trouvée capable.

Vous comprenez de cette manière pourquoi la proposition que je vous avais faite — celle du bouc émissaire — est facile pour moi. Elle n’implique rien de plus que ce qui m’était impérieusement imposé de toutes manières.

Par la carence physique de ma nature, il n’y a pas de degré intermédiaire possible pour moi entre le sacrifice total et la lâcheté. Je ne peux quand même pas faire le second choix. Je ne le ferais peut-être que trop volontiers, mais quelque chose de plus fort que moi m’en empêche.

Je me suis trouvée intellectuellement dans une situation analogue, sans intermédiaire possible entre l’attention créatrice et la nullité, par la paralysie des autres formes d’attention.

J’ai vraiment reçu un bienfait immérité, dont j’ai fait un usage misérablement insuffisant.

— Le secours que j’espère de vous me force à vous parler de moi beaucoup plus, croyez-le bien, que je n’ai jamais fait à personne.

Je ne voudrais pas que vous me fassiez injustice en imaginant que j’affecte la sainteté — vous m’avez dit une fois quelque chose qui semblait être à cet effet. Surtout je ne veux à aucun prix que vous pensiez du bien de moi au-delà de la vérité.

Je peux vous expliquer très clairement quelle est ma situation par rapport à la sainteté.

Remarquez en passant que je n’aime pas la manière dont les chrétiens ont pris l’habitude de parler de la sainteté. Ils en parlent comme un banquier, un ingénieur, un général cultivés parleraient du génie poétique — une belle chose dont ils se savent privés, qu’ils aiment et admirent, mais qu’ils ne songeraient pas un instant à se reprocher de ne pas posséder.

Il me semble qu’en réalité la sainteté est, si j’ose dire, le minimum pour un chrétien. Elle est au chrétien ce qu’est au marchand la probité en matière d’argent, au militaire de profession la bravoure, au savant l’esprit critique.

La vertu spécifique du chrétien a pour nom la sainteté. Ou sans cela, quel autre nom ?

Mais une conspiration aussi vieille que le christianisme, et de siècle en siècle plus forte, travaille à cacher cette vérité ainsi que plusieurs autres non moins inconfortables.

Il existe en fait des marchands voleurs, des soldats lâches, etc., et des gens qui ont choisi d’aimer le Christ et sont infiniment au-dessous de la sainteté.

Bien entendu, c’est mon cas.

D’un autre côté, parmi les mobiles et réactions des hommes qui semblent essentiellement liés à la nature humaine, indéracinables excepté par une transformation surnaturelle, beaucoup en fait sont seulement liés à la réserve d’énergie vitale possédée par tout homme normal.

Quand les circonstances font disparaître cette réserve, ces mobiles et réactions disparaissent aussi. Avec du temps et non sans beaucoup de luttes intérieures très douloureuses. Mais quand ils ont disparu, c’est fini. Le processus est irréversible, comme le vieillissement.

C’est l’existence de tels processus irréversibles qui fait de la vie humaine une chose tellement tragique.

Le terme de ce processus est un état qui a quelque ressemblance superficielle avec le détachement des saints. Sur cette ressemblance sont fondées les analogies entre les esclaves et les disciples du Christ dans les paraboles de l’Évangile. Seulement cet état, étant l’effet d’un processus entièrement mécanique, est sans valeur.

La discrimination est facile. La sainteté s’accompagne d’un jaillissement ininterrompu d’énergie surnaturelle qui opère irrésistiblement tout autour d’elle. Cet autre état s’accompagne d’épuisement moral et souvent — comme c’est mon cas — d’épuisement physique et moral à la fois.

La phrase d’Isaïe que je vous citais ne laisse aucun doute.

Certains, il est vrai, traversent de longs et affreux malheurs sans tomber dans cet état. Mais d’abord les hommes sont doués au départ d’une quantité de vitalité très variable (à ne pas confondre avec la force ou la santé). Puis un très large pouvoir a été accordé à l’homme d’éloigner, dans le malheur, le moment où il touchera la limite, et cela par le mensonge, les compensations artificielles et la recherche de n’importe quel stimulant. Puis beaucoup sont dans cet état sans qu’on le voie.

Pour en revenir à moi, les circonstances m’ayant automatiquement mis dans les mains cet ersatz de la sainteté, je sens l’obligation parfaitement claire d’en faire la règle de ma vie, quoiqu’il soit sans valeur, uniquement pour l’amour de l’article authentique. Non dans l’espoir de l’acquérir, mais simplement pour lui rendre hommage.

Je sens bien que si je manquais sérieusement à cette obligation, je tomberais rapidement dans les degrés extrêmes du mal et de la bassesse.

Si je lui reste rigoureusement fidèle, je suis encore loin au-dessous de ceux qui, possédant une vie intacte, gonflée de sève et d’aspirations normales au bonheur, en dépensent même la moindre parcelle pour la justice et la vérité.

Mais cela m’est égal, ou, plus exactement, j’en suis heureuse.

Je ne désire pour moi que d’être au nombre de ceux à qui il est prescrit de penser qu’ils sont des esclaves inutiles, ayant fait seulement ce qui leur était commandé.

J’ai peur jusqu’à l’angoisse d’être au contraire au nombre des esclaves indociles.

— Pour revenir aux moyens pratiques de l’éviter, je ne me vois guère expliquant aux gens du B.C.R.A. ma tactique à l’égard des mauvais traitements.

(J’espère ne pas vous avoir fait souffrir en vous l’exposant ainsi en détail. Mais, après tout, vous n’avez pas droit à plus de sensibilité pour moi que pour un petit paysan allemand — lequel peut valoir tellement mieux que moi, et être tellement plus innocent.)

Pour vous, j’espère que je me suis fait comprendre de vous, et que cette explication vous fournit toute la garantie qu’on peut légitimement attendre en dehors du fait accompli.

Je ne possède comme capacité spéciale, outre cette tactique et la disposition à fournir ma vie inconditionnellement pour une utilisation quelconque, qu’une certaine intuition pour discerner, du point de vue de la provocation policière, les gens qui méritent confiance. Du moins, je le crois d’après plusieurs expériences de ma vie passée.

Je sens la difficulté de faire considérer cette triple capacité par le B.C.R.A. comme un produit utilisable ; bien qu’ils aient tort.

Je ne vois donc qu’un procédé possible.

C’est que j’aille en France pour y travailler au service de Ph. et au vôtre — puisque vous voulez bien me considérer comme capable de vous servir. Mais qu’on fasse un arrangement me permettant d’être là-bas en contact avec les organisations de sabotage, pour le cas où elles auraient un jour besoin d’acheter un avantage quelconque au prix d’une vie.

Il me semble que cela est raisonnable et modéré, et qu’il ne serait pas juste de me le refuser.

Ph. m’a prise avec lui, apparemment, dans la supposition que je suis capable de lui fournir des idées utilisables pour lui. Si ce que j’écris en ce moment ne le mène pas, quand il le lira, à changer d’avis — ce qui pourrait bien se produire — il faudra bien qu’il me mette au seul endroit où, pour un esprit comme le mien, les idées peuvent jaillir ; au contact de l’objet.

L’effort que je fais ici sera dans peu de temps arrêté par une triple limite. L’une morale, car la douleur de me sentir hors de ma place, croissant sans cesse, finira malgré moi, je le crains, par entraver la pensée. L’autre intellectuelle ; il est évident qu’au moment de descendre vers le concret ma pensée va s’arrêter faute d’objet. La troisième physique, car la fatigue grandit.

La limite atteinte, je dirai que je ne peux plus rien donner.

Si on me garde dans cette île, je demanderai à disparaître dans l’obscurité du travail physique. Non seulement à cause d’une certaine impulsion dans ce sens, mais à cause d’une obligation. Je ne puis manger le pain des Anglais sans avoir une part dans leur effort de guerre.

La limite de la fatigue est plus éloignée, je crois, pour le travail physique que pour la pensée créatrice. On peut serrer les dents et se faire avancer.

Si on m’accordait le voyage, il y aurait là, je pense, un stimulant suffisant pour effacer toute fatigue — sauf au cas où le délai aurait été trop long.

J’avoue que j’ai peine à ne pas être accablée par la pensée qu’on peut me le refuser.

En plus des motifs que je viens de vous donner, il y a encore autre chose.

En mettant à part ce qu’il peut m’être accordé de faire pour le bien d’autres êtres humains, pour moi personnellement la vie n’a pas d’autre sens, et n’a jamais eu au fond d’autre sens, que l’attente de la vérité.

J’éprouve un déchirement qui s’aggrave sans cesse, à la fois dans l’intelligence et au centre du cœur, par l’incapacité où je suis de penser ensemble dans la vérité le malheur des hommes, la perfection de Dieu et le lien entre les deux.

J’ai la certitude intérieure que cette vérité, si elle m’est jamais accordée, me le sera seulement au moment où je serai moi-même physiquement dans le malheur, et dans une des formes extrêmes du malheur présent.

J’ai peur que cela ne m’arrive pas. Même quand j’étais enfant, et que je croyais être athée et matérialiste, j’avais toujours en moi la crainte de manquer, non ma vie, mais ma mort. Cette crainte n’a jamais cessé de devenir de plus en plus intense.

Un incroyant pourrait dire que mon désir est égoïste, parce que la vérité, reçue dans un tel moment, ne peut plus servir à rien ni à personne.

Mais un chrétien ne peut pas penser ainsi. Un chrétien sait qu’une seule pensée d’amour, élevée vers Dieu dans la vérité, quoique muette et sans écho, est plus utile même pour ce monde que la plus éclatante action.

Je suis hors de la vérité ; rien d’humain ne peut m’y transporter ; et j’ai la certitude intérieure que Dieu ne m’y transportera pas d’une autre manière que celle-là. Une certitude de la même espèce que celle qui est à la racine de ce qu’on nomme une vocation religieuse.

C’est pourquoi je ne peux pas m’empêcher d’avoir l’impudeur, l’indiscrétion et l’importunité des mendiants. Comme les mendiants, je ne sais, en guise d’arguments, que crier mes besoins.

À cela il y a la réponse terrible de Talleyrand : « Je n’en vois pas la nécessité. »

Mais vous du moins, vous ne me répondrez pas cela.

Il est dur de dépendre d’autrui. Mais cela tient à la nature même de la chose. Si le malheur se définissait par la douleur et la mort, il m’aurait été facile, étant en France, de tomber aux mains de l’ennemi. Mais il se définit d’abord par la nécessité. Il n’est subi que par accident ou par obligation. L’obligation n’est rien sans une occasion de l’accomplir. C’est pour trouver une telle occasion que je suis venue à Londres. J’ai mal calculé. Ou bien est-ce que la lâcheté en moi a trop bien calculé ? Car ma nature est lâche. Tout ce qui est pénible et dangereux me fait peur. Il est trop facile de courir les dangers les plus extrêmes sur le papier, alors qu’il n’y a pas de motif de supposer qu’il en sortira aucun effet réel. Rien n’est plus méprisable. Comment pourrais-je ne pas me mépriser ?

Je crois avoir enfin achevé de vous dire ce qui me concerne. Je n’aurai vraiment plus, j’espère, à reprendre un sujet si dénué d’intérêt. Je ne sais comment je peux m’excuser de m’y être tellement attardée. Je ne l’aurais pas fait sans la contrainte du besoin.

Dans le besoin où je me trouve, je ne peux espérer de secours que de vous.

Je ne sais pas ce que vous pouvez faire pour moi. Mais au moins il m’est permis de m’adresser à vous, et j’en éprouve une gratitude illimitée.

Amitiés
S. W.
  1. Voir le texte qui suit, pp. 187-195.
  2. Se dit en argot normalien des élèves catholiques pratiquants.