Écrits de Londres et dernières lettres/Texte entier

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NOTE DE L’ÉDITEUR

Les textes réunis dans ce volume ont été écrits par Simone Weil dans la dernière période de sa vie, à la même époque que L’Enracinement, les Notes écrites à Londres (publiées dans La Connaissance surnaturelle), les Notes sur Cléanthe, Phérécyde, Anaximandre et Philolaos (publiées dans La Source grecque), et Y a-t-il une doctrine marxiste ? (publié dans Oppression et Liberté). La plus grande partie en est composée d’études rédigées pour les services de la France libre et concernant la réorganisation de la France après la guerre. Trois de ces études ont paru dans la revue La Table ronde :

La personne et le sacré, sous le titre : « La personnalité humaine, le juste et l’injuste », dans le numéro 36 (décembre 1950).

Cette guerre est une guerre de religions, sous le titre : « Retour aux guerres de religions », dans le numéro 55 (juillet 1952).

Note sur la suppression générale des partis politiques, dans le numéro 26 (février 1950).

Une autre de ces études, Luttons-nous pour la justice ? a paru dans le numéro 28 de la revue Preuves, en juin 1953. Les cinq autres sont inédites.

À ces études s’ajoutent des fragments écrits à la même époque et appartenant en général au même ordre de réflexions. Enfin on a joint à ces textes des documents qui éclairent les circonstances dans lesquelles Simone Weil formait ces dernières pensées. Ce sont pour la plupart des lettres écrites de Londres. Toutefois quelques-uns de ces documents : les trois premières lettres à Maurice Schumann et le Plan pour une formation d’infirmières de première ligne, ont été envoyés de New York, avant l’arrivée de Simon Weil en Angleterre ; mais ils contribuent à faire comprendre dans quel but elle voulut y aller, et quel y était son état d’esprit. On sait que, consumée par le chagrin de ne pouvoir obtenir une mission en France, elle tomba malade et fut hospitalisée en avril 1943.

Ses lettres à ses parents, à partir de celle du 17 avril, ont été écrites à l’hôpital. Comme on le verra, elles laissaient ses parents dans l’ignorance la plus complète de son état de santé. La dernière, celle du 16 août, leur est parvenue plusieurs jours après qu’ils eurent appris sa mort. Elle avait encore pris soin de faire figurer sur l’enveloppe, comme sur toutes les autres, et pour leur cacher qu’elle était à l’hôpital, l’adresse de son ancienne logeuse.

On a supprimé, dans la correspondance, quelques passages d’intérêt strictement privé ; la plupart des noms propres ont été remplacés par des initiales.

ÉCRITS DE LONDRES

LA PERSONNE ET LE SACRÉ

COLLECTIVITÉ — PERSONNE — IMPERSONNEL
DROIT — JUSTICE


« Vous ne m’intéressez pas. » C’est là une parole qu’un homme ne peut pas adresser à un homme sans commettre une cruauté et blesser la justice.

« Votre personne ne m’intéresse pas. » Cette parole peut avoir place dans une conversation affectueuse entre amis proches sans blesser ce qu’il y a de plus délicatement ombrageux dans l’amitié.

De même on dira sans s’abaisser : « Ma personne ne compte pas », mais non pas : « Je ne compte pas. »

C’est la preuve que le vocabulaire du courant de pensée moderne dit personnaliste est erroné. Et en ce domaine, là où il y a une grave erreur de vocabulaire, il est difficile qu’il n’y ait pas une grave erreur de pensée.

Il y a dans chaque homme quelque chose de sacré. Mais ce n’est pas sa personne. Ce n’est pas non plus la personne humaine. C’est lui, cet homme, tout simplement.

Voilà un passant dans la rue qui a de longs bras, des yeux bleus, un esprit où passent des pensées que j’ignore, mais qui peut-être sont médiocres.

Ce n’est ni sa personne ni la personne humaine en lui qui m’est sacrée. C’est lui. Lui tout entier. Les bras, les yeux, les pensées, tout. Je ne porterais atteinte à rien de tout cela sans des scrupules infinis.

Si la personne humaine était en lui ce qu’il y a de sacré pour moi, je pourrais facilement lui crever les yeux. Une fois aveugle, il sera une personne humaine exactement autant qu’avant. Je n’aurai pas du tout touché à la personne humaine en lui. Je n’aurai détruit que ses yeux.

Il est impossible de définir le respect de la personne humaine. Ce n’est pas seulement impossible à définir en paroles. Beaucoup de notions lumineuses sont dans ce cas. Mais cette notion-là ne peut pas non plus être conçue ; elle ne peut pas être définie, délimitée par une opération muette de la pensée.

Prendre pour règle de la morale publique une notion impossible à définir et à concevoir, c’est donner passage à toute espèce de tyrannie.

La notion de droit, lancée à travers le monde en 1789, a été, par son insuffisance interne, impuissante à exercer la fonction qu’on lui confiait.

Amalgamer deux notions insuffisantes en parlant des droits de la personne humaine ne nous mènera pas plus loin.

Qu’est-ce qui m’empêche au juste de crever les yeux à cet homme, si j’en ai la licence et que cela m’amuse ?

Quoiqu’il me soit sacré tout entier, il ne m’est pas sacré sous tous rapports, à tous égards. Il ne m’est pas sacré en tant que ses bras se trouvent être longs, en tant que ses yeux se trouvent être bleus, en tant que ses pensées sont peut-être médiocres. Ni, s’il est duc, en tant qu’il est duc. Ni, s’il est chiffonnier, en tant qu’il est chiffonnier. Ce n’est rien de tout cela qui retiendrait ma main.

Ce qui la retiendrait, c’est de savoir que si quelqu’un lui crevait les yeux, il aurait l’âme déchirée par la pensée qu’on lui fait du mal.

Il y a depuis la petite enfance jusqu’à la tombe, au fond du cœur de tout être humain, quelque chose qui, malgré toute l’expérience des crimes commis, soufferts et observés, s’attend invinciblement à ce qu’on lui fasse du bien et non du mal. C’est cela avant toute chose qui est sacré en tout être humain.

Le bien est la seule source du sacré. Il n’y a de sacré que le bien et ce qui est relatif au bien.

Cette partie profonde, enfantine du cœur qui s’attend toujours à du bien, ce n’est pas elle qui est en jeu dans la revendication. Le petit garçon qui surveille jalousement si son frère n’a pas eu un morceau de gâteau un peu plus grand que lui cède à un mobile venu d’une partie bien plus superficielle de l’âme. Le mot de justice a deux significations très différentes qui ont rapport à ces deux parties de l’âme. La première seule importe.

Toutes les fois que surgit au fond d’un cœur humain la plainte enfantine que le Christ lui-même n’a pu retenir : « Pourquoi me fait-on du mal ? », il y a certainement injustice. Car si, comme il arrive souvent, c’est là seulement l’effet d’une erreur, l’injustice consiste alors dans l’insuffisance de l’explication.

Ceux qui infligent les coups qui provoquent ce cri cèdent à des mobiles différents selon les caractères et selon les moments. Certains trouvent à certains moments une volupté dans ce cri. Beaucoup ignorent qu’il est poussé. Car c’est un cri silencieux qui sonne seulement dans le secret du cœur.

Ces deux états d’esprit sont plus voisins qu’il ne semble. Le second n’est qu’un mode affaibli du premier. Cette ignorance est complaisamment entretenue, parce qu’elle flatte et contient elle aussi une volupté. Il n’y a d’autres limites à nos vouloirs que les nécessités de la matière et l’existence des autres humains autour de nous. Tout élargissement imaginaire de ces limites est voluptueux, et ainsi il y a volupté en tout ce qui fait oublier la réalité des obstacles. C’est pourquoi les bouleversements, comme la guerre et la guerre civile, qui vident les existences humaines de leur réalité, qui semblent en faire des marionnettes, sont tellement enivrants. C’est pourquoi aussi l’esclavage est si agréable aux maîtres.

Chez ceux qui ont subi trop de coups, comme les esclaves, cette partie du cœur que le mal infligé fait crier de surprise semble morte. Mais elle ne l’est jamais tout à fait. Seulement elle ne peut plus crier. Elle est établie dans un état de gémissement sourd et ininterrompu.

Mais même chez ceux en qui le pouvoir du cri est intact, ce cri ne parvient presque pas à s’exprimer au-dedans ni au-dehors en paroles suivies. Le plus souvent, les paroles qui essaient de le traduire tombent complètement à faux.

Cela est d’autant moins évitable que ceux qui ont le plus souvent l’occasion de sentir qu’on leur fait du mal sont ceux qui savent le moins parler. Rien n’est plus affreux par exemple que de voir en correctionnelle un malheureux balbutier devant un magistrat qui fait en langage élégant de fines plaisanteries.

Excepté l’intelligence, la seule faculté humaine vraiment intéressée à la liberté publique d’expression est cette partie du cœur qui crie contre le mal. Mais comme elle ne sait pas s’exprimer, la liberté est peu de chose pour elle. Il faut d’abord que l’éducation publique soit telle qu’elle lui fournisse, le plus possible, des moyens d’expression. Il faut ensuite un régime, pour l’expression publique des opinions, qui soit défini moins par la liberté que par une atmosphère de silence et d’attention où ce cri faible et maladroit puisse se faire entendre. Il faut enfin un système d’institutions amenant le plus possible aux fonctions de commandement les hommes capables et désireux de l’entendre et de le comprendre.

Il est clair qu’un parti occupé à la conquête ou à la conservation du pouvoir gouvernemental ne peut discerner dans ces cris que du bruit. Il réagira différemment selon que ce bruit gêne celui de sa propre propagande ou au contraire le grossit. Mais en aucun cas il n’est capable d’une attention tendre et divinatrice pour en discerner la signification.

Il en est de même à un degré moindre pour les organisations qui par contagion imitent les partis, c’est-à-dire, quand la vie publique est dominée par le jeu des partis, pour toutes les organisations, y compris, par exemple, les syndicats et même les Églises.

Bien entendu, les partis et organisations similaires sont tout aussi étrangers aux scrupules de l’intelligence.

Quand la liberté d’expression se ramène en fait à la liberté de propagande pour les organisations de ce genre, les seules parties de l’âme humaine qui méritent de s’exprimer ne sont pas libres de le faire. Ou elles le sont à un degré infinitésimal, à peine davantage que dans le système totalitaire.

Or c’est le cas dans une démocratie où le jeu des partis règle la distribution du pouvoir, c’est-à-dire dans ce que nous, Français, avons jusqu’ici nommé démocratie. Car nous n’en connaissons pas d’autre. Il faut donc inventer autre chose.

Le même critérium, appliqué d’une manière analogue à toute institution publique, peut conduire à des conclusions également manifestes.

La personne n’est pas ce qui fournit ce critérium. Le cri de douloureuse surprise que suscite au fond de l’âme l’infliction du mal n’est pas quelque chose de personnel. Il ne suffit pas d’une atteinte à la personne et à ses désirs pour le faire jaillir. Il jaillit toujours par la sensation d’un contact avec l’injustice à travers la douleur. Il constitue toujours, chez le dernier des hommes comme chez le Christ, une protestation impersonnelle.

Il s’élève aussi très souvent des cris de protestation personnelle, mais ceux-là sont sans importance ; on peut en provoquer autant qu’on veut sans rien violer de sacré.


Ce qui est sacré, bien loin que ce soit la personne, c’est ce qui, dans un être humain, est impersonnel.

Tout ce qui est impersonnel dans l’homme est sacré, et cela seul.

À notre époque, où les écrivains et les savants ont si étrangement usurpé la place des prêtres, le public reconnaît, avec une complaisance qui n’est nullement fondée en raison, que les facultés artistiques et scientifiques sont sacrées. C’est généralement considéré comme évident, quoique ce soit bien loin de l’être. Quand on croit devoir donner un motif, on allègue que le jeu de ces facultés est parmi les formes les plus hautes de l’épanouissement de la personne humaine.

Souvent, en effet, il est seulement cela. Dans ce cas, il est facile de se rendre compte de ce que cela vaut et de ce que cela donne.

Cela donne des attitudes envers la vie telles que celle, si commune en notre siècle, exprimée par l’horrible phrase de Blake : « Il vaut mieux étouffer un enfant dans son berceau que de conserver en soi un désir non satisfait. » Ou telles que celle qui a fait naître la conception de l’acte gratuit. Cela donne une science où sont reconnues toutes les espèces possibles de normes, de critères et de valeurs, excepté la vérité.

Le chant grégorien, les églises romanes, l’Iliade, l’invention de la géométrie, n’ont pas été, chez les êtres à travers lesquels ces choses sont passées pour venir jusqu’à nous, des occasions d’épanouissement.

La science, l’art, la littérature, la philosophie qui sont seulement des formes d’épanouissement de la personne, constituent un domaine où s’accomplissent des réussites éclatantes, glorieuses, qui font vivre des noms pendant des milliers d’années. Mais au-dessus de ce domaine, loin au-dessus, séparé de lui par un abîme, en est un autre où sont situées les choses de tout premier ordre. Celles-là sont essentiellement anonymes.

C’est un hasard si le nom de ceux qui y ont pénétré est conservé ou perdu ; même s’il est conservé, ils sont entrés dans l’anonymat. Leur personne a disparu.

La vérité et la beauté habitent ce domaine des choses impersonnelles et anonymes. C’est lui qui est sacré. L’autre ne l’est pas, ou s’il l’est, c’est seulement comme pourrait l’être une tache de couleur qui, dans un tableau, représenterait une hostie.

Ce qui est sacré dans la science, c’est la vérité. Ce qui est sacré dans l’art, c’est la beauté. La vérité et la beauté sont impersonnelles. Tout cela est trop évident.

Si un enfant fait une addition, et s’il se trompe, l’erreur porte le cachet de sa personne. S’il procède d’une manière parfaitement correcte, sa personne est absente de toute l’opération.

La perfection est impersonnelle. La personne en nous, c’est la part en nous de l’erreur et du péché. Tout l’effort des mystiques a toujours visé à obtenir qu’il n’y ait plus dans leur âme aucune partie qui dise « je ».

Mais la partie de l’âme qui dit « nous » est encore infiniment plus dangereuse.


Le passage dans l’impersonnel ne s’opère que par une attention d’une qualité rare et qui n’est possible que dans la solitude. Non seulement la solitude de fait, mais la solitude morale. Il ne s’accomplit jamais chez celui qui se pense lui-même comme membre d’une collectivité, comme partie d’un « nous ».

Les hommes en collectivité n’ont pas accès à l’impersonnel, même sous les formes inférieures. Un groupe d’êtres humains ne peut pas faire même une addition. Une addition s’opère dans un esprit qui oublie momentanément qu’il existe aucun autre esprit.

Le personnel est opposé à l’impersonnel, mais il y a passage de l’un à l’autre. Il n’y a pas passage du collectif à l’impersonnel. Il faut que d’abord une collectivité se dissolve en personnes séparées pour que l’entrée dans l’impersonnel soit possible.

En ce sens seulement, la personne participe davantage du sacré que la collectivité.

Non seulement la collectivité est étrangère au sacré, mais elle égare en en fournissant une fausse imitation.

L’erreur qui attribue à la collectivité un caractère sacré est l’idolâtrie ; c’est en tout temps, en tout pays, le crime le plus répandu. Celui aux yeux de qui compte seul l’épanouissement de la personne a complètement perdu le sens même du sacré. Il est difficile de savoir laquelle des deux erreurs est pire. Souvent elles se combinent dans le même esprit à tel ou tel dosage. Mais la seconde erreur a bien moins d’énergie et de durée que la première.

Du point de vue spirituel, la lutte entre l’Allemagne de 1940 et la France de 1940 était principalement une lutte non entre la barbarie et la civilisation, non entre le mal et le bien, mais entre la première erreur et la seconde. La victoire de la première n’est pas surprenante ; la première est par elle-même la plus forte.

La subordination de la personne à la collectivité n’est pas un scandale ; c’est un fait de l’ordre des faits mécaniques, comme celle du gramme au kilogramme sur une balance. La personne est en fait toujours soumise à la collectivité, jusques et y compris dans ce qu’on nomme son épanouissement.

Par exemple, ce sont précisément les artistes et écrivains les plus enclins à regarder leur art comme l’épanouissement de leur personne qui sont en fait les plus soumis au goût du public. Hugo ne trouvait nulle difficulté à concilier le culte de soi et le rôle d’ « écho sonore ». Des exemples comme Wilde, Gide ou les surréalistes sont encore plus clairs. Les savants situés au même niveau sont eux aussi asservis à la mode, laquelle est plus puissante encore sur la science que sur la forme des chapeaux. L’opinion collective des spécialistes est presque souveraine sur chacun d’eux.

La personne étant soumise en fait et par la nature des choses au collectif, il n’y a pas de droit naturel relativement à elle.

On a raison quand on dit que l’antiquité n’avait pas la notion du respect dû à la personne. Elle pensait beaucoup trop clairement pour une conception tellement confuse.

L’être humain n’échappe au collectif qu’en s’élevant au-dessus du personnel pour pénétrer dans l’impersonnel. À ce moment il y a quelque chose en lui, une parcelle de son âme, sur quoi rien de collectif ne peut avoir aucune prise. S’il peut s’enraciner dans le bien impersonnel, c’est-à-dire devenir capable d’y puiser une énergie, il est en état, toutes les fois qu’il pense en avoir l’obligation, de tourner contre n’importe quelle collectivité, sans s’appuyer sur aucune autre, une force à coup sûr petite, mais réelle.

Il y a des occasions où une force presque infinitésimale est décisive. Une collectivité est beaucoup plus forte qu’un homme seul ; mais toute collectivité a besoin pour exister d’opérations, dont l’addition est l’exemple élémentaire, qui ne s’accomplissent que dans un esprit en état de solitude.

Ce besoin donne la possibilité d’une prise de l’impersonnel sur le collectif, si seulement on savait étudier une méthode pour en faire usage.

Chacun de ceux qui ont pénétré dans le domaine de l’impersonnel y rencontre une responsabilité envers tous les êtres humains. Celle de protéger en eux, non la personne, mais tout ce que la personne recouvre de fragiles possibilités de passage dans l’impersonnel.

C’est à ceux-là d’abord que doit s’adresser l’appel au respect envers le caractère sacré des êtres humains. Car pour qu’un tel appel ait une existence, il faut bien qu’il soit adressé à des êtres susceptibles de l’entendre.

Il est inutile d’expliquer à une collectivité que dans chacune des unités qui la composent il y a quelque chose qu’elle ne doit pas violer. D’abord une collectivité n’est pas quelqu’un, sinon par fiction ; elle n’a pas d’existence, sinon abstraite ; lui parler est une opération fictive. Puis, si elle était quelqu’un, elle serait quelqu’un qui n’est disposé à respecter que soi.

De plus, le plus grand danger n’est pas la tendance du collectif à comprimer la personne, mais la tendance de la personne à se précipiter, à se noyer dans le collectif. Ou peut-être le premier danger n’est-il que l’aspect apparent et trompeur du second.

S’il est inutile de dire à la collectivité que la personne est sacrée, il est inutile aussi de dire à la personne qu’elle est elle-même sacrée. Elle ne peut pas le croire. Elle ne se sent pas sacrée. La cause qui empêche que la personne se sente sacrée, c’est qu’en fait elle ne l’est pas.

S’il y a des êtres dont la conscience rende un autre témoignage, à qui leur propre personne donne un certain sentiment de sacré qu’ils croient pouvoir, par généralisation, attribuer à toute personne, ils sont dans une double illusion.

Ce qu’ils éprouvent, ce n’est pas le sentiment du sacré authentique, c’en est cette fausse imitation que produit le collectif. S’ils l’éprouvent à l’occasion de leur propre personne, c’est parce qu’elle a part au prestige collectif par la considération sociale dont elle se trouve être le siège.

Ainsi c’est par erreur qu’ils croient pouvoir généraliser. Quoique cette généralisation erronée procède d’un mouvement généreux, elle ne peut pas avoir assez de vertu pour qu’à leurs yeux la matière humaine anonyme cesse réellement d’être de la matière humaine anonyme. Mais il est difficile qu’ils aient l’occasion de s’en rendre compte, car ils n’ont pas contact avec elle.

Dans l’homme, la personne est une chose en détresse, qui a froid, qui court chercher un refuge et une chaleur.

Cela est ignoré de ceux chez qui elle est, ne fût-ce qu’en attente, chaudement enveloppée de considération sociale.

C’est pourquoi la philosophie personnaliste a pris naissance et s’est répandue non dans les milieux populaires, mais dans des milieux d’écrivains qui, par profession, possèdent ou espèrent acquérir un nom et une réputation.

Les rapports entre la collectivité et la personne doivent être établis avec l’unique objet d’écarter ce qui est susceptible d’empêcher la croissance et la germination mystérieuse de la partie impersonnelle de l’âme.

Pour cela, il faut d’un côté qu’il y ait autour de chaque personne de l’espace, un degré de libre disposition du temps, des possibilités pour le passage à des degrés d’attention de plus en plus élevés, de la solitude, du silence. Il faut en même temps qu’elle soit dans la chaleur, pour que la détresse ne la contraigne pas à se noyer dans le collectif.


Si tel est le bien, il semble difficile d’aller beaucoup plus loin dans le sens du mal que la société moderne, même démocratique. Notamment une usine moderne n’est peut-être pas très loin de la limite de l’horreur. Chaque être humain y est continuellement harcelé, piqué par l’intervention de volontés étrangères, et en même temps l’âme est dans le froid, la détresse et l’abandon. Il faut à l’homme du silence chaleureux, on lui donne un tumulte glacé.

Le travail physique, bien qu’il soit une peine, n’est pas par lui-même une dégradation. Il n’est pas de l’art ; il n’est pas de la science ; mais il est autre chose qui a une valeur absolument égale à celle de l’art et de la science. Car il procure une possibilité égale pour l’accès à une forme impersonnelle de l’attention.

Crever les yeux à Watteau adolescent et lui faire tourner une meule n’aurait pas été un crime plus grand que de mettre à une chaîne d’usine ou sur une machine de manœuvre payé aux pièces un petit gars qui a la vocation de cette espèce de travail. Seulement cette vocation, contrairement à celle de peintre, n’est pas discernable.

Exactement dans la même mesure que l’art et la science, bien que d’une manière différente, le travail physique est un certain contact avec la réalité, la vérité, la beauté de cet univers et avec la sagesse éternelle qui en constitue l’ordonnance.

C’est pourquoi avilir le travail est un sacrilège exactement au sens où fouler aux pieds une hostie est un sacrilège.

Si ceux qui travaillent le sentaient, s’ils sentaient que du fait qu’ils en sont les victimes ils en sont en un sens les complices, leur résistance aurait un tout autre élan que celui que peut leur fournir la pensée de leur personne et de leur droit. Ce ne serait pas une revendication ; ce serait un soulèvement de l’être tout entier, farouche et désespéré comme chez une jeune fille qu’on veut mettre de force dans une maison de prostitution ; et ce serait en même temps un cri d’espérance issu du fond du cœur.

Ce sentiment habite bien en eux, mais tellement inarticulé qu’il est indiscernable pour eux-mêmes. Les professionnels de la parole sont bien incapables de leur en fournir l’expression.

Quand on leur parle de leur propre sort, on choisit généralement de leur parler de salaires. Eux, sous la fatigue qui les accable et fait de tout effort d’attention une douleur, accueillent avec soulagement la clarté facile des chiffres.

Ils oublient ainsi que l’objet à l’égard duquel il y a marchandage, dont ils se plaignent qu’on les force à le livrer au rabais, qu’on leur en refuse le juste prix, ce n’est pas autre chose que leur âme.

Imaginons que le diable est en train d’acheter l’âme d’un malheureux, et que quelqu’un, prenant pitié du malheureux, intervienne dans le débat et dise au diable : « Il est honteux de votre part de n’offrir que ce prix ; l’objet vaut au moins le double. »

Cette farce sinistre est celle qu’a jouée le mouvement ouvrier, avec ses syndicats, ses partis, ses intellectuels de gauche.

Cet esprit de marchandage était déjà implicite dans la notion de droit que les gens de 1789 ont eu l’imprudence de mettre au centre de l’appel qu’ils ont voulu crier à la face du monde. C’était en détruire d’avance la vertu.


La notion de droit est liée à celle de partage, d’échange, de quantité. Elle a quelque chose de commercial. Elle évoque par elle-même le procès, la plaidoirie. Le droit ne se soutient que sur un ton de revendication ; et quand ce ton est adopté, c’est que la force n’est pas loin, derrière lui, pour le confirmer, ou sans cela il est ridicule.

Il y a quantité de notions, situées toutes dans la même catégorie, qui sont tout à fait étrangères, par elles-mêmes, au surnaturel, et sont pourtant un peu au-dessus de la force brutale. Elles sont toutes relatives aux mœurs de la bête collective, pour employer le langage de Platon, quand celle-ci garde quelques traces d’un dressage imposé par l’opération surnaturelle de la grâce. Quand elles ne reçoivent pas continuellement un renouveau d’existence d’un renouveau de cette opération, quand elles n’en sont que des survivances, elles se trouvent par nécessité sujettes au caprice de la bête.

Les notions de droit, de personne, de démocratie sont dans cette catégorie. Bernanos a eu le courage d’observer que la démocratie n’oppose aucune défense aux dictateurs. La personne est par nature soumise à la collectivité. Le droit est par nature dépendant de la force. Les mensonges et les erreurs qui voilent ces vérités sont extrêmement dangereux, parce qu’ils empêchent d’avoir recours à ce qui seul se trouve soustrait à la force et en préserve ; c’est-à-dire une autre force, qui est le rayonnement de l’esprit. La matière pesante n’est capable de monter contre la pesanteur que dans les plantes, par l’énergie du soleil que le vert des feuilles a captée et qui opère dans la sève. La pesanteur et la mort reprendront progressivement mais inexorablement la plante privée de lumière.

Parmi ces mensonges se trouve celui du droit naturel, lancé par le xviiie siècle matérialiste. Non pas par Rousseau, qui était un esprit lucide, puissant, et d’inspiration vraiment chrétienne, mais par Diderot et les milieux de l’Encyclopédie.

La notion de droit nous vient de Rome, et, comme tout ce qui vient de la Rome antique, qui est la femme pleine des noms du blasphème dont parle l’Apocalypse, elle est païenne et non baptisable. Les Romains, qui avaient compris, comme Hitler, que la force n’a la plénitude de l’efficacité que vêtue de quelques idées, employaient la notion de droit à cet usage. Elle s’y prête très bien. On accuse l’Allemagne moderne de la mépriser. Mais elle s’en est servie à satiété dans ses revendications de nation prolétaire. Elle ne reconnaît, il est vrai, à ceux qu’elle subjugue d’autre droit que celui d’obéir. La Rome antique aussi.

Louer la Rome antique de nous avoir légué la notion de droit est singulièrement scandaleux. Car si on veut examiner chez elle ce qu’était cette notion dans son berceau, afin d’en discerner l’espèce, on voit que la propriété était définie par le droit d’user et d’abuser. Et en fait la plupart de ces choses dont tout propriétaire avait le droit d’user et d’abuser étaient des êtres humains.

Les Grecs n’avaient pas la notion de droit. Ils n’avaient pas de mots pour l’exprimer. Ils se contentaient du nom de la justice.

C’est par une singulière confusion qu’on a pu assimiler la loi non écrite d’Antigone au droit naturel. Aux yeux de Créon, il n’y avait dans ce que faisait Antigone absolument rien de naturel. Il la jugeait folle.

Ce n’est pas nous qui pourrions lui donner tort, nous qui, en ce moment, pensons, parlons et agissons exactement comme lui. On peut le vérifier en se reportant au texte.

Antigone dit à Créon : « Ce n’est pas Zeus qui avait publié cette ordonnance ; ce n’est pas la compagne des divinités de l’autre monde, la Justice, qui a établi de pareilles lois parmi les hommes. » Créon essaie de la convaincre que ses ordres étaient justes ; il l’accuse d’avoir outragé un de ses frères en honorant l’autre, puisque ainsi le même honneur a été accordé à l’impie et au fidèle, à celui qui est mort en essayant de détruire sa propre patrie et à celui qui est mort pour la défendre.

Elle dit : « Néanmoins l’autre monde demande des lois égales. » Il objecte avec bon sens : « Mais il n’y a pas de partage égal pour le brave et le traître. » Elle ne trouve que cette réponse absurde : « Qui sait si dans l’autre monde cela est légitime ? »

L’observation de Créon est parfaitement raisonnable : « Mais jamais un ennemi, même après qu’il est mort, n’est un ami. » Mais la petite niaise répond : « Je suis née pour avoir part, non à la haine, mais à l’amour. »

Créon alors, de plus en plus raisonnable : « Va donc dans l’autre monde, et puisqu’il faut que tu aimes, aime ceux qui demeurent là-bas. »

En effet, c’était bien là sa vraie place. Car la loi non écrite à laquelle obéissait cette petite fille, bien loin d’avoir quoi que ce fût de commun avec aucun droit ni avec rien de naturel, n’était pas autre chose que l’amour extrême, absurde, qui a poussé le Christ sur la Croix.

La Justice, compagne des divinités de l’autre monde, prescrit cet excès d’amour. Aucun droit ne le prescrirait. Le droit n’a pas de lien direct avec l’amour.

Comme la notion de droit est étrangère à l’esprit grec, elle est étrangère aussi à l’inspiration chrétienne, là où elle est pure, non mélangée d’héritage romain, ou hébraïque, ou aristotélicien. On n’imagine pas saint François d’Assise parlant de droit.

Si l’on dit à quelqu’un qui soit capable d’entendre : « Ce que vous me faites n’est pas juste », on peut frapper et éveiller à la source l’esprit d’attention et d’amour. Il n’en est pas de même de paroles comme : « J’ai le droit de… », « Vous n’avez pas le droit de… » ; elles enferment une guerre latente et éveillent un esprit de guerre. La notion de droit, mise au centre des conflits sociaux, y rend impossible de part et d’autre toute nuance de charité.

Il est impossible, lorsqu’on en fait un usage presque exclusif, de garder le regard fixé sur le vrai problème. Un paysan sur qui un acheteur, dans un marché, fait indiscrètement pression pour l’amener à vendre ses œufs à un prix modéré, peut très bien répondre : « J’ai le droit de garder mes œufs si on ne m’offre pas un assez bon prix. » Mais une jeune fille qu’on est en train de mettre de force dans une maison de prostitution ne parlera pas de ses droits. Dans une telle situation, ce mot semblerait ridicule à force d’insuffisance.

C’est pourquoi le drame social, qui est analogue à la seconde situation, est apparu faussement, par l’usage de ce mot, comme analogue à la première.

L’usage de ce mot a fait, de ce qui aurait dû être un cri jailli du fond des entrailles, une aigre criaillerie de revendication, sans pureté ni efficacité.


La notion de droit entraîne naturellement à sa suite, du fait même de sa médiocrité, celle de personne, car le droit est relatif aux choses personnelles. Il est situé à ce niveau.

En ajoutant au mot de droit celui de personne, ce qui implique le droit de la personne à ce qu’on nomme l’épanouissement, on ferait un mal encore bien plus grave. Le cri des opprimés descendrait plus bas encore que le ton de la revendication, il prendrait celui de l’envie.

Car la personne ne s’épanouit que lorsque du prestige social la gonfle ; son épanouissement est un privilège social. On ne le dit pas aux foules en leur parlant des droits de la personne, on leur dit le contraire. Elles ne disposent pas d’un pouvoir suffisant d’analyse pour le reconnaître clairement par elles-mêmes ; mais elles le sentent, leur expérience quotidienne leur en donne la certitude.

Ce ne peut être pour elles un motif de repousser ce mot d’ordre. À notre époque d’intelligence obscurcie, on ne fait aucune difficulté de réclamer pour tous une part égale aux privilèges, aux choses qui ont pour essence d’être des privilèges. C’est une espèce de revendication à la fois absurde et basse ; absurde, parce que le privilège par définition est inégal ; basse, parce qu’il ne vaut pas d’être désiré.

Mais la catégorie des hommes qui formulent et les revendications et toutes choses, qui ont le monopole du langage, est une catégorie de privilégiés. Ce n’est pas eux qui diront que le privilège ne vaut pas d’être désiré. Ils ne le pensent pas. Mais surtout ce serait indécent de leur part.

Beaucoup de vérités indispensables et qui sauveraient les hommes ne sont pas dites par une cause de ce genre ; ceux qui pourraient les dire ne peuvent pas les formuler, ceux qui pourraient les formuler ne peuvent pas les dire. Le remède à ce mal serait un des problèmes pressants d’une véritable politique.

Dans une société instable, les privilégiés ont mauvaise conscience. Les uns le cachent par un air de défi et disent aux foules : « Il est tout à fait convenable que vous n’ayez pas de privilèges et que j’en aie. » Les autres leur disent d’un air de bienveillance : « Je réclame pour vous tous une part égale aux privilèges que je possède. »

La première attitude est odieuse. La seconde manque de bon sens. Elle est aussi trop facile.

L’une et l’autre aiguillonnent le peuple à courir dans la voie du mal, à s’éloigner de son unique et véritable bien, qui n’est pas en ses mains, mais qui, en un sens, est tellement proche de lui. Il est beaucoup plus proche d’un bien authentique, qui soit source de beauté, de vérité, de joie et de plénitude que ceux qui lui accordent leur pitié. Mais n’y étant pas et ne sachant comment y aller, tout se passe comme s’il en était infiniment loin. Ceux qui parlent pour lui, à lui, sont également incapables de comprendre et dans quelle détresse il se trouve et quelle plénitude de bien se trouve presque à sa portée. Et lui, il lui est indispensable d’être compris.

Le malheur est par lui-même inarticulé. Les malheureux supplient silencieusement qu’on leur fournisse des mots pour s’exprimer. Il y a des époques où ils ne sont pas exaucés. Il y en a d’autres où on leur fournit des mots, mais mal choisis, car ceux qui les choisissent sont étrangers au malheur qu’ils interprètent.

Ils en sont loin le plus souvent par la place où les ont mis les circonstances. Mais même s’ils en sont proches, ou s’ils ont été dedans à une période de leur vie, même récente, ils y sont néanmoins étrangers, parce qu’ils s’y sont rendus étrangers aussitôt qu’ils ont pu.

La pensée répugne à penser le malheur autant que la chair vivante répugne à la mort. L’offrande volontaire d’un cerf s’avançant pas à pas pour se présenter aux dents d’une meute est possible à peu près au même degré qu’un acte d’attention dirigé sur un malheur réel et tout proche, de la part d’un esprit qui a la faculté de s’en dispenser.

Ce qui, étant indispensable au bien, est impossible par nature, cela est toujours possible surnaturellement.


Le bien surnaturel n’est pas une sorte de supplément au bien naturel, comme on voudrait, Aristote aidant, nous le persuader pour notre plus grand confort. Il serait agréable qu’il en fût ainsi, mais il n’en est pas ainsi. Dans tous les problèmes poignants de l’existence humaine, il y a le choix seulement entre le bien surnaturel et le mal.

Mettre dans la bouche des malheureux des mots qui appartiennent à la région moyenne des valeurs, tels que démocratie, droit ou personne, c’est leur faire un présent qui n’est susceptible de leur amener aucun bien et qui leur fait inévitablement beaucoup de mal.

Ces notions n’ont pas leur lieu dans le ciel, elles sont en suspens dans les airs, et pour cette raison même elles sont incapables de mordre la terre.

Seule la lumière qui tombe continuellement du ciel fournit à un arbre l’énergie qui enfonce profondément dans la terre les puissantes racines. L’arbre est en vérité enraciné dans le ciel.

Seul ce qui vient du ciel est susceptible d’imprimer réellement une marque sur la terre.

Si on veut armer efficacement les malheureux, il ne faut mettre dans leur bouche que des mots dont le séjour propre se trouve au ciel, par-dessus le ciel, dans l’autre monde. Il ne faut pas craindre que ce soit impossible. Le malheur dispose l’âme à recevoir avidement, à boire tout ce qui vient de ce lieu. Ce sont les fournisseurs, non les consommateurs, qui manquent pour cette espèce de produits.

Le critère pour le choix des mots est facile à reconnaître et à employer. Les malheureux, submergés de mal, aspirent au bien. Il ne faut leur donner que des mots qui expriment seulement du bien, du bien à l’état pur. La discrimination est facile. Les mots auxquels peut se joindre quelque chose qui désigne un mal sont étrangers au bien pur. On exprime un blâme quand on dit : « Il met sa personne en avant. » La personne est donc étrangère au bien. On peut parler d’un abus de la démocratie. La démocratie est donc étrangère au bien. La possession d’un droit implique la possibilité d’en faire un bon ou un mauvais usage. Le droit est donc étranger au bien. Au contraire l’accomplissement d’une obligation est un bien toujours, partout. La vérité, la beauté, la justice, la compassion sont des biens toujours, partout.

Il suffit, pour être sûr qu’on dit ce qu’il faut, de se restreindre, quand il s’agit des aspirations des malheureux, aux mots et aux phrases qui expriment toujours, partout, en toute circonstance, uniquement du bien.

C’est l’un des deux seuls services qu’on puisse leur rendre avec des mots. L’autre est de trouver des mots qui expriment la vérité de leur malheur ; qui, à travers les circonstances extérieures, rendent sensible le cri toujours poussé dans le silence : « Pourquoi me fait-on du mal ? »

Ils ne doivent pas compter pour cela sur les hommes de talent, les personnalités, les célébrités, ni même sur les hommes de génie au sens où l’on emploie d’ordinaire le mot génie, dont on confond l’usage avec celui du mot talent. Ils ne peuvent compter que sur les génies de tout premier ordre, le poète de l’Iliade, Eschyle, Sophocle, Shakespeare tel qu’il était quand il écrivit Lear, Racine tel qu’il était quand il écrivit Phèdre. Cela ne fait pas un grand nombre.

Mais il y a quantité d’êtres humains, qui, étant mal ou médiocrement doués par la nature, paraissent infiniment inférieurs non seulement à Homère, Eschyle, Sophocle, Shakespeare, Racine, mais aussi à Virgile, Corneille, Hugo ; et qui cependant vivent dans le royaume des biens impersonnels où ces derniers n’ont pas pénétré.

Un idiot de village, au sens littéral du mot, qui aime réellement la vérité, quand même il n’émettrait jamais que des balbutiements, est par la pensée infiniment supérieur à Aristote. Il est infiniment plus proche de Platon qu’Aristote ne l’a jamais été. Il a du génie, au lieu qu’à Aristote le mot de talent convient seul. Si une fée venait lui proposer de changer son sort contre une destinée analogue à celle d’Aristote, la sagesse pour lui serait de refuser sans hésitation. Mais il n’en sait rien. Personne ne le lui dit. Tout le monde lui dit le contraire. Il faut le lui dire. Il faut encourager les idiots, les gens sans talent, les gens de talent médiocre ou à peine mieux que moyen, qui ont du génie. Il n’y a pas à craindre de les rendre orgueilleux. L’amour de la vérité est toujours accompagné d’humilité. Le génie réel n’est pas autre chose que la vertu surnaturelle d’humilité dans le domaine de la pensée.

Au lieu d’encourager la floraison des talents, comme on se le proposait en 1789, il faut chérir et réchauffer avec un tendre respect la croissance du génie ; car seuls les héros réellement purs, les saints et les génies peuvent être un secours pour les malheureux. Entre les deux, les gens de talent, d’intelligence, d’énergie, de caractère, de forte personnalité, font écran et empêchent le secours. Il ne faut faire aucun mal à l’écran, mais il faut le mettre doucement de côté, en tâchant qu’il s’en aperçoive le moins possible. Et il faut casser l’écran beaucoup plus dangereux du collectif, en supprimant toute la part de nos institutions et de nos mœurs où habite une forme quelconque de l’esprit de parti. Ni les personnalités ni les partis n’accordent jamais audience soit à la vérité soit au malheur.


Il y a alliance naturelle entre la vérité et le malheur, parce que l’une et l’autre sont des suppliants muets, éternellement condamnés à demeurer sans voix devant nous.

Comme un vagabond, accusé en correctionnelle d’avoir pris une carotte dans un champ, se tient debout devant le juge, qui, commodément assis, enfile élégamment questions, commentaires et plaisanteries, tandis que l’autre ne parvient pas même à balbutier ; ainsi se tient la vérité devant une intelligence occupée à aligner élégamment des opinions.

Le langage, même chez l’homme qui en apparence se tait, est toujours ce qui formule les opinions. La faculté naturelle qu’on nomme intelligence est relative aux opinions et au langage. Le langage énonce des relations. Mais il en énonce peu, parce qu’il se déroule dans le temps. S’il est confus, vague, peu rigoureux, sans ordre, si l’esprit qui l’émet ou qui l’écoute a une faible capacité de garder une pensée présente à l’esprit, il est vide ou presque vide de tout contenu réel de relations. S’il est parfaitement clair, précis, rigoureux, ordonné ; s’il s’adresse à un esprit capable, ayant conçu une pensée, de la garder présente pendant qu’il en conçoit une autre, de garder ces deux présentes pendant qu’il en conçoit une troisième, et ainsi de suite ; en ce cas, le langage peut être relativement riche en relations. Mais comme toute richesse, cette richesse relative est une atroce misère, comparée à la perfection qui seule est désirable.

Même en mettant les choses au mieux, un esprit enfermé dans le langage est en prison. Sa limite, c’est la quantité de relations que les mots peuvent rendre présentes à son esprit en même temps. Il reste dans l’ignorance des pensées impliquant la combinaison d’un nombre de relations plus grand ; ces pensées sont hors du langage, non formulables, quoiqu’elles soient parfaitement rigoureuses et claires et quoique chacune des relations qui les compose soit exprimable en mots parfaitement précis. Ainsi l’esprit se meut dans un espace clos de vérité partielle, qui peut d’ailleurs être plus ou moins grand, sans pouvoir jamais jeter même un regard sur ce qui est au-dehors.

Si un esprit captif ignore sa propre captivité, il vit dans l’erreur. S’il l’a reconnue, ne fût-ce qu’un dixième de seconde, et s’est empressé de l’oublier pour ne pas souffrir, il séjourne dans le mensonge. Des hommes d’intelligence extrêmement brillante peuvent naître, vivre et mourir dans l’erreur et le mensonge. En ceux-là l’intelligence n’est pas un bien ni même un avantage. La différence entre hommes plus ou moins intelligents est comme la différence entre des criminels condamnés pour la vie à l’emprisonnement cellulaire et dont les cellules seraient plus ou moins grandes. Un homme intelligent et fier de son intelligence ressemble à un condamné qui serait fier d’avoir une grande cellule.

Un esprit qui sent sa captivité voudrait se la dissimuler. Mais s’il a horreur du mensonge il ne le fera pas. Il lui faudra alors beaucoup souffrir. Il se cognera contre la muraille jusqu’à l’évanouissement ; s’éveillera, regardera la muraille avec crainte, puis un jour recommencera et s’évanouira de nouveau ; et ainsi de suite, sans fin, sans aucune espérance. Un jour il s’éveillera de l’autre côté du mur.

Il est peut-être encore captif, dans un cadre seulement plus spacieux. Qu’importe ? Il possède désormais la clef, le secret qui fait tomber tous les murs. Il est au-delà de ce que les hommes nomment intelligence, il est là où commence la sagesse.

Tout esprit enfermé par le langage est capable seulement d’opinions. Tout esprit devenu capable de saisir des pensées inexprimables à cause de la multitude des rapports qui s’y combinent, quoique plus rigoureuses et plus lumineuses que ce qu’exprime le langage le plus précis, tout esprit parvenu à ce point séjourne déjà dans la vérité. La certitude et la foi sans ombre lui appartiennent. Et il importe peu qu’il ait eu à l’origine peu ou beaucoup d’intelligence, qu’il ait été dans une cellule étroite ou large. Ce qui importe seul, c’est qu’étant arrivé au bout de sa propre intelligence, quelle qu’elle pût être, il soit passé au-delà. Un idiot de village est aussi proche de la vérité qu’un enfant prodige. L’un et l’autre en sont séparés seulement par une muraille. On n’entre pas dans la vérité sans avoir passé à travers son propre anéantissement ; sans avoir séjourné longtemps dans un état d’extrême et totale humiliation.

C’est le même obstacle qui s’oppose à la connaissance du malheur. Comme la vérité est autre chose que l’opinion, le malheur est autre chose que la souffrance. Le malheur est un mécanisme à broyer l’âme ; l’homme qui y est pris est comme un ouvrier happé par les dents d’une machine. Ce n’est plus qu’une chose déchirée et sanguinolente.

Le degré et la nature de la souffrance qui constitue au sens propre un malheur diffèrent beaucoup selon les êtres humains. Cela dépend surtout de la quantité d’énergie vitale possédée au point initial et de l’attitude adoptée devant la souffrance.

La pensée humaine ne peut pas reconnaître la réalité du malheur. Si quelqu’un reconnaît la réalité du malheur, il doit se dire : « Un jeu de circonstances que je ne contrôle pas peut m’enlever n’importe quoi à n’importe quel instant, y compris toutes ces choses qui sont tellement à moi que je les considère comme étant moi-même. Il n’y a rien en moi que je ne puisse perdre. Un hasard peut n’importe quand abolir ce que je suis et mettre à la place n’importe quoi de vil et de méprisable. »

Penser cela avec toute l’âme, c’est éprouver le néant. C’est l’état d’extrême et totale humiliation qui est aussi la condition du passage dans la vérité. C’est une mort de l’âme. C’est pourquoi le spectacle du malheur nu cause à l’âme la même rétraction que la proximité de la mort cause à la chair.

On pense aux morts avec piété quand on les évoque seulement avec l’esprit, ou quand on va sur des tombes, ou quand on les voit convenablement disposés sur un lit. Mais la vue de certains cadavres qui sont comme jetés sur un champ de bataille, avec un aspect à la fois sinistre et grotesque, cause de l’horreur. La mort apparaît nue, non habillée, et la chair frémit.

Le malheur, quand la distance ou matérielle ou morale permet de le voir seulement d’une manière vague, confuse, sans le distinguer de la simple souffrance, inspire aux âmes généreuses une tendre pitié. Mais quand un jeu quelconque de circonstances fait que soudain quelque part il se trouve révélé à nu, comme étant quelque chose qui détruit, une mutilation ou une lèpre de l’âme, on frémit et on recule. Et les malheureux eux-mêmes éprouvent le même frémissement d’horreur devant eux-mêmes.

Écouter quelqu’un, c’est se mettre à sa place pendant qu’il parle. Se mettre à la place d’un être dont l’âme est mutilée par le malheur ou en danger imminent de l’être, c’est anéantir sa propre âme. C’est plus difficile que ne serait le suicide à un enfant heureux de vivre. Ainsi les malheureux ne sont pas écoutés. Ils sont dans l’état où se trouverait quelqu’un à qui on aurait coupé la langue et qui par moments oublierait son infirmité. Leurs lèvres s’agitent et aucun son ne vient frapper les oreilles. Eux-mêmes sont rapidement atteints d’impuissance dans l’usage du langage par la certitude de n’être pas entendus.

C’est pourquoi il n’y a pas d’espérance pour le vagabond debout devant le magistrat. Si à travers ses balbutiements sort quelque chose de déchirant, qui perce l’âme, cela ne sera entendu ni du magistrat ni des spectateurs. C’est un cri muet. Et les malheureux entre eux sont presque toujours aussi sourds les uns aux autres. Et chaque malheureux, sous la contrainte de l’indifférence générale, essaie par le mensonge ou l’inconscience de se rendre sourd à lui-même.

Seule l’opération surnaturelle de la grâce fait passer une âme à travers son propre anéantissement jusqu’au lieu où se cueille l’espèce d’attention qui seule permet d’être attentif à la vérité et au malheur. C’est la même pour les deux objets. C’est une attention intense, pure, sans mobile, gratuite, généreuse. Et cette attention est amour.

Parce que le malheur et la vérité ont besoin pour être entendus de la même attention, l’esprit de justice et l’esprit de vérité ne font qu’un. L’esprit de justice et de vérité n’est pas autre chose qu’une certaine espèce d’attention, qui est du pur amour.


Par une disposition éternelle de la Providence, tout ce qu’un homme produit en tout domaine quand l’esprit de justice et de vérité le maîtrise est revêtu de l’éclat de la beauté.

La beauté est le mystère suprême d’ici-bas. C’est un éclat qui sollicite l’attention, mais ne lui fournit aucun mobile pour durer. La beauté promet toujours et ne donne jamais rien ; elle suscite une faim, mais il n’y a pas en elle de nourriture pour la partie de l’âme qui essaie ici-bas de se rassasier ; elle n’a de nourriture que pour la partie de l’âme qui regarde. Elle suscite le désir, et elle fait sentir clairement qu’il n’y a en elle rien à désirer, car on tient avant tout à ce que rien d’elle ne change. Si on ne cherche pas d’expédients pour sortir du tourment délicieux qu’elle inflige, le désir peu à peu se transforme en amour, et il se forme un germe de la faculté d’attention gratuite et pure.

Autant le malheur est hideux, autant l’expression vraie du malheur est souverainement belle. On peut donner comme exemples, même dans les siècles récents, Phèdre, l’École des Femmes, Lear, les poèmes de Villon, mais bien plus encore les tragédies d’Eschyle et Sophocle ; et bien plus encore l’Iliade, le Livre de Job, certains poèmes populaires ; et bien plus encore les récits de la Passion dans les Évangiles. L’éclat de la beauté est répandu sur le malheur par la lumière de l’esprit de justice et d’amour, qui seul permet à une pensée humaine de regarder et de reproduire le malheur tel qu’il est.

Toutes les fois aussi qu’un fragment de vérité inexprimable passe dans des mots qui, sans pouvoir contenir la vérité qui les a inspirés, ont avec elle une correspondance si parfaite par leur arrangement qu’ils fournissent un support à tout esprit désireux de la retrouver, toutes les fois qu’il en est ainsi, un éclat de beauté est répandu sur les mots.

Tout ce qui procède de l’amour pur est illuminé par l’éclat de la beauté.

La beauté est sensible, quoique très confusément et mélangée à beaucoup de fausses imitations, à l’intérieur de la cellule où toute pensée humaine est d’abord emprisonnée. La vérité et la justice à la langue coupée ne peuvent espérer aucun autre secours que le sien. Elle n’a pas non plus de langage ; elle ne parle pas ; elle ne dit rien. Mais elle a une voix pour appeler. Elle appelle et montre la justice et la vérité qui sont sans voix. Comme un chien aboie pour faire venir des gens auprès de son maître qui gît inanimé dans la neige.

Justice, vérité, beauté sont sœurs et alliées. Avec trois mots si beaux il n’est pas besoin d’en chercher d’autres.


La justice consiste à veiller à ce qu’il ne soit pas fait de mal aux hommes. Il est fait du mal à un être humain quand il crie intérieurement : « Pourquoi est-ce qu’on me fait du mal ? » Il se trompe souvent dès qu’il essaie de se rendre compte quel mal il subit, qui le lui inflige, pourquoi on le lui inflige. Mais le cri est infaillible.

L’autre cri si souvent entendu : « Pourquoi l’autre a-t-il plus que moi ? » est relatif au droit. Il faut apprendre à distinguer les deux cris et faire taire le second le plus qu’on peut, avec le moins de brutalité possible, en s’aidant d’un code, des tribunaux ordinaires et de la police. Pour former les esprits capables de résoudre les problèmes situés dans ce domaine, l’École de Droit suffit.

Mais le cri : « Pourquoi me fait-on du mal ? » pose des problèmes tout autres, auxquels est indispensable l’esprit de vérité, de justice et d’amour.

Dans toute âme humaine monte continuellement la demande qu’il ne lui soit pas fait de mal. Le texte du Pater adresse cette demande à Dieu. Mais Dieu n’a le pouvoir de préserver du mal que la partie éternelle d’une âme entrée avec lui en contact réel et direct. Le reste de l’âme, et l’âme tout entière en quiconque n’a pas reçu la grâce du contact réel et direct avec Dieu, est abandonné aux vouloirs des hommes et au hasard des circonstances.

Ainsi c’est aux hommes à veiller à ce qu’il ne soit pas fait de mal aux hommes.

Quelqu’un à qui on fait du mal, il pénètre vraiment du mal en lui ; non pas seulement la douleur, la souffrance, mais l’horreur même du mal. Comme les hommes ont le pouvoir de se transmettre du bien les uns aux autres, ils ont aussi le pouvoir de se transmettre du mal. On peut transmettre du mal à un être humain en le flattant, en lui fournissant du bien-être, des plaisirs ; mais le plus souvent les hommes transmettent du mal aux hommes en leur faisant du mal.

La Sagesse éternelle pourtant ne laisse pas l’âme humaine entièrement à la merci du hasard des événements et du vouloir des hommes. Le mal infligé du dehors à un être humain sous forme de blessure exaspère le désir du bien et suscite ainsi automatiquement la possibilité d’un remède. Quand la blessure a pénétré profondément, le bien désiré est le bien parfaitement pur. La partie de l’âme qui demande : « Pourquoi me fait-on du mal ? » est la partie profonde qui en tout être humain, même le plus souillé, est demeurée depuis la première enfance parfaitement intacte et parfaitement innocente.

Préserver la justice, protéger les hommes de tout mal, c’est d’abord empêcher qu’on leur fasse du mal. Pour ceux à qui on a fait du mal, c’est en effacer les conséquences matérielles, mettre les victimes dans une situation où la blessure, si elle n’a pas percé trop profondément, soit guérie naturellement par le bien-être. Mais pour ceux chez qui la blessure a déchiré toute l’âme, c’est en plus et avant tout calmer la soif en leur donnant à boire du bien parfaitement pur.

Il peut y avoir obligation d’infliger du mal pour susciter cette soif afin de la combler. C’est en cela que consiste le châtiment. Ceux qui sont devenus étrangers au bien au point de chercher à répandre le mal autour d’eux ne peuvent être réintégrés dans le bien que par l’infliction du mal. Il faut leur en infliger jusqu’à ce que s’éveille au fond d’eux-mêmes la voix parfaitement innocente qui dit avec étonnement : « Pourquoi me fait-on du mal ? » Cette partie innocente de l’âme du criminel, il faut qu’elle reçoive de la nourriture et qu’elle croisse, jusqu’à ce qu’elle se constitue elle-même en tribunal à l’intérieur de l’âme, pour juger les crimes passés, pour les condamner, et ensuite, avec le secours de la grâce, pour les pardonner. L’opération du châtiment est alors achevée ; le coupable est réintégré dans le bien, et doit être publiquement et solennellement réintégré dans la cité.

Le châtiment n’est pas autre chose que cela. Même la peine capitale, bien qu’elle exclue la réintégration dans la cité au sens littéral, ne doit pas être autre chose. Le châtiment est uniquement un procédé pour fournir du bien pur à des hommes qui ne le désirent pas ; l’art de punir est l’art d’éveiller chez les criminels le désir du bien pur par la douleur ou même par la mort.


Mais nous avons tout à fait perdu jusqu’à la notion du châtiment. Nous ne savons plus qu’il consiste à fournir du bien. Pour nous il s’arrête à l’infliction du mal. C’est pourquoi il y a une chose et une seule dans la société moderne plus hideuse encore que le crime, et c’est la justice répressive.

Faire de l’idée de justice répressive le mobile central dans l’effort de la guerre et de la révolte est plus dangereux que personne ne peut l’imaginer. Il est nécessaire d’user de la peur pour diminuer l’activité criminelle des lâches ; mais il est affreux de faire de la justice répressive, telle que nous la concevons aujourd’hui dans notre ignorance, le mobile des héros.

Toutes les fois qu’un homme d’aujourd’hui parle de châtiment, de punition, de rétribution, de justice au sens punitif, il s’agit seulement de la plus basse vengeance.

Ce trésor de la souffrance et de la mort violente, que le Christ a pris pour lui et qu’il offre si souvent à ceux qu’il aime, nous en faisons si peu de cas que nous le jetons aux êtres les plus vils à nos yeux, sachant qu’ils n’en feront aucun usage et n’ayant pas l’intention de les aider à en trouver l’usage.

Aux criminels, le vrai châtiment ; aux malheureux que le malheur a mordus au fond de l’âme, une aide capable de les amener à étancher leur soif aux sources surnaturelles ; à tous les autres un peu de bien-être, beaucoup de beauté, et la protection contre ceux qui leur feraient du mal ; partout la limitation rigoureuse du tumulte des mensonges, des propagandes et des opinions ; l’établissement d’un silence où la vérité puisse germer et mûrir ; c’est cela qui est dû aux hommes.

Pour assurer cela aux hommes, on ne peut compter que sur les êtres passés de l’autre côté d’une certaine limite. On dira qu’ils sont trop peu nombreux. Ils sont probablement rares, mais pourtant on ne peut les compter ; la plupart sont cachés. Le bien pur n’est envoyé du ciel ici-bas qu’en quantité imperceptible, soit dans chaque âme, soit dans la société. « Le grain de sénevé est la plus petite des graines. » Proserpine n’a mangé qu’un seul grain de grenade. Une perle enfouie au fond d’un champ n’est pas visible. On ne remarque pas le levain mélangé à la pâte.

Mais comme dans les réactions chimiques les catalyseurs ou les bactéries, dont le levain est un exemple, de même dans les choses humaines les grains imperceptibles de bien pur opèrent d’une manière décisive par leur seule présence, s’ils sont mis où il faut.

Comment les mettre où il faut ?

Beaucoup serait accompli si parmi ceux qui ont la charge de montrer au public des choses à louer, à admirer, à espérer, à rechercher, à demander, quelques-uns au moins résolvaient dans leur cœur de mépriser absolument et sans exception tout ce qui n’est pas le bien pur, la perfection, la vérité, la justice, l’amour.

Davantage serait fait si la plupart de ceux qui détiennent aujourd’hui des morceaux d’autorité spirituelle sentaient l’obligation de ne jamais proposer aux aspirations des hommes que du bien réel et parfaitement pur.


Quand on parle du pouvoir des mots il s’agit toujours d’un pouvoir d’illusion et d’erreur. Mais, par l’effet d’une disposition providentielle, il est certains mots qui, s’il en est fait un bon usage, ont en eux-mêmes la vertu d’illuminer et de soulever vers le bien. Ce sont les mots auxquels correspond une perfection absolue et insaisissable pour nous. La vertu d’illumination et de traction vers le haut réside dans ces mots eux-mêmes, dans ces mots comme tels, non dans aucune conception. Car en faire bon usage, c’est avant tout ne leur faire correspondre aucune conception. Ce qu’ils expriment est inconcevable.

Dieu et vérité sont de tels mots. Aussi justice, amour, bien.

De tels mots sont dangereux à employer. Leur usage est une ordalie. Pour qu’il en soit fait un usage légitime, il faut à la fois ne les enfermer dans aucune conception humaine et leur joindre des conceptions et des actions directement et exclusivement inspirées par leur lumière. Autrement ils sont rapidement reconnus par tous comme étant du mensonge.

Ce sont des compagnons inconfortables. Des mots comme droit, démocratie et personne sont plus commodes. À ce titre ils sont naturellement préférables aux yeux de ceux qui, même avec de bonnes intentions, ont assumé des fonctions publiques. Les fonctions publiques n’ont d’autre signification que la possibilité de faire du bien aux hommes, et ceux qui les assument avec bonne intention veulent répandre du bien sur leurs contemporains ; mais ils commettent généralement l’erreur de croire qu’ils pourront d’abord eux-mêmes l’acheter au rabais.

Les mots de la région moyenne, droit, démocratie, personne, sont de bon usage dans leur région, celle des institutions moyennes. L’inspiration dont toutes les institutions procèdent, dont elles sont comme la projection, réclame un autre langage.

La subordination de la personne au collectif est dans la nature des choses comme celle du gramme au kilogramme sur une balance. Mais une balance peut être telle que le kilogramme cède au gramme. Il suffit qu’un des bras soit plus de mille fois plus long que l’autre. La loi de l’équilibre l’emporte souverainement sur les inégalités de poids. Mais jamais le poids inférieur ne vaincra le poids supérieur sans une relation entre eux où soit cristallisée la loi de l’équilibre.

De même la personne ne peut être protégée contre le collectif, et la démocratie assurée, que par une cristallisation dans la vie publique du bien supérieur, qui est impersonnel et sans relation avec aucune forme politique.

Le mot de personne, il est vrai, est souvent appliqué à Dieu. Mais dans le passage où le Christ propose Dieu même aux hommes comme le modèle d’une perfection qu’il leur est commandé d’accomplir, il n’y joint pas seulement l’image d’une personne, mais surtout celle d’un ordre impersonnel : « Devenez les fils de votre Père, celui des cieux, en ce qu’il fait lever son soleil sur les méchants et les bons et tomber sa pluie sur les justes et les injustes. »

Cet ordre impersonnel et divin de l’univers a pour image parmi nous la justice, la vérité, la beauté. Rien d’inférieur à ces choses n’est digne de servir d’inspiration aux hommes qui acceptent de mourir.

Au-dessus des institutions destinées à protéger le droit, les personnes, les libertés démocratiques, il faut en inventer d’autres destinées à discerner et à abolir tout ce qui, dans la vie contemporaine, écrase les âmes sous l’injustice, le mensonge et la laideur.

Il faut les inventer, car elles sont inconnues, et il est impossible de douter qu’elles soient indispensables.

LUTTONS-NOUS POUR LA JUSTICE ?

« L’examen de ce qui est juste, on l’accomplit seulement quand il y a nécessité égale de part et d’autre. Là où il y a un fort et un faible, le possible est exécuté par le premier et accepté par le second. »

Ainsi parlent dans Thucydide des Athéniens venus porter un ultimatum à la malheureuse petite cité de Mélos.

Ils ajoutent : « À l’égard des dieux nous avons la croyance, à l’égard des hommes la certitude, que toujours, par une nécessité de la nature, chacun commande partout où il en a le pouvoir. »

Ils ont ainsi exprimé en deux phrases la totalité de la politique réaliste. Seuls les Grecs de cette époque ont su concevoir le mal avec cette lucidité merveilleuse. Ils n’aimaient plus le bien, mais leurs pères, qui l’avaient aimé, leur en avaient transmis la lumière. Ils s’en servaient pour connaître la vérité du mal. Les hommes n’étaient pas encore entrés dans le mensonge. C’est pourquoi ce ne furent pas les Athéniens, mais les Romains, qui fondèrent un Empire.

Ces deux phrases sont de celles qui choquent les bonnes âmes. Mais tant qu’un homme n’en a pas éprouvé la vérité dans la chair, le sang et l’âme tout entière, il ne peut pas encore avoir accès à l’amour réel de la justice.

Les Grecs définissaient admirablement la justice par le consentement mutuel.

« L’Amour, dit Platon, ne fait ni ne souffre d’injustice, ni parmi les dieux ni parmi les hommes. Car il ne souffre pas par force, lorsqu’il souffre quelque chose ; car la force ne s’empare pas de l’Amour. Et il n’agit pas par force, lorsqu’il agit ; car chacun consent à obéir en toute chose à l’Amour. Là où il y a accord par consentement mutuel, il y a justice, disent les lois de la cité royale. »

Par là l’opposition du juste et du possible dans les paroles citées par Thucydide est très claire. Lorsque de deux côtés il y a force égale, on cherche les conditions d’un consentement mutuel. Quand quelqu’un n’a pas la faculté de refuser, on ne va pas chercher une méthode pour obtenir son consentement. Les conditions répondant aux nécessités objectives sont alors seules examinées ; on ne cherche que le consentement de la matière.

Autrement dit, l’action humaine n’a pas d’autre règle ou limite que les obstacles. Elle n’a pas contact avec d’autres réalités qu’eux. La matière impose des obstacles qui sont déterminés par son mécanisme. Un homme est susceptible d’imposer des obstacles par un pouvoir de refus que parfois il possède et parfois non. Quand il ne le possède pas, il ne constitue pas un obstacle, ni par suite une limite. Relativement à l’action et à celui qui l’accomplit, il n’a pas d’existence.

Toutes les fois qu’il y a action, la pensée se porte au but. Sans les obstacles, le but serait atteint aussitôt que pensé. Parfois il en est ainsi. Un enfant voit sa mère au loin après une absence, et il est dans ses bras presque avant de savoir qu’il l’a vue. Mais quand l’accomplissement immédiat est impossible, la pensée, d’abord fixée sur le but, est inévitablement sollicitée par les obstacles.

Elle est sollicitée par eux seuls. Là où il n’y en a pas, elle ne s’arrête pas. Ce qui dans la matière de son action ne constitue pas un obstacle — par exemple les hommes privés de la faculté du refus — est transparent pour elle comme le verre tout à fait limpide pour le regard. Il ne dépend pas d’elle de s’y arrêter, de même qu’il ne dépend pas du regard de voir le verre.

Celui qui ne voit pas une vitre ne sait pas qu’il ne la voit pas. Celui qui, étant situé autrement, la voit, ne sait pas que le premier ne la voit pas.

Quand notre vouloir se trouve être traduit hors de nous à travers des actions exécutées par d’autres, nous ne dépensons pas notre temps et notre force d’attention à examiner s’ils y ont consenti. Cela est vrai pour nous tous. Notre attention, dépensée tout entière pour le succès de l’entreprise, n’est pas sollicitée par eux tant qu’ils sont dociles.

Cela est nécessaire. S’il en était autrement, les choses ne se feraient pas, et si les choses ne se faisaient pas nous péririons.

Mais de ce fait l’action est souillée de sacrilège. Car le consentement humain est chose sacrée. Il est ce que l’homme accorde à Dieu. Il est ce que Dieu vient chercher comme un mendiant auprès des hommes.

Ce que Dieu supplie continuellement chaque homme d’accorder, c’est cela même que les autres hommes méprisent.

Le viol est une affreuse caricature de l’amour d’où le consentement est absent. Après le viol, l’oppression est la seconde horreur de l’existence humaine. C’est une affreuse caricature de l’obéissance. Le consentement est essentiel à l’obéissance comme à l’amour.

Les bourreaux de la cité de Mélos étaient des païens, au sens haïssable du mot, au lieu que leurs pères ne l’avaient pas été. En une seule phrase, ils ont complètement et parfaitement défini la conception païenne. « Nous croyons au sujet des dieux que toujours, par une nécessité de la nature, chacun commande partout où il en a le pouvoir. »

La foi chrétienne n’est que le cri de l’affirmation contraire. Il en est de même pour les antiques doctrines de la Chine, de l’Inde, de l’Égypte et de la Grèce.

L’acte de la Création n’est pas un acte de puissance. C’est une abdication. Par cet acte a été établi un royaume autre que le royaume de Dieu. La réalité de ce monde est constituée par le mécanisme de la matière et l’autonomie des créatures raisonnables. C’est un royaume d’où Dieu s’est retiré. Dieu, ayant renoncé à en être le roi, ne peut y venir que comme mendiant.

La cause de cette abdication, Platon l’énonce ainsi : « Il était bon. »

La doctrine chrétienne enferme la notion d’une seconde abdication. « … Étant dans la condition de Dieu, il n’a pas regardé l’égalité avec Dieu comme un butin. Il s’est vidé. Il a pris la condition d’esclave… Il s’est abaissé au point d’être fait obéissant jusqu’à la mort… Quoiqu’étant le Fils, ce qu’il a souffert lui a enseigné l’obéissance. »

Ces paroles pourraient être une réponse aux Athéniens meurtriers de Mélos. Elles les auraient bien fait rire. Ils auraient eu raison. Elles sont absurdes. Elles sont folles.

Or, autant le contenu de ces paroles est absurde et fou, autant, proportionnellement, il serait absurde et fou pour n’importe qui de s’imposer la nécessité de solliciter un consentement là où n’existe pas le pouvoir du refus. C’est la même folie.

Mais Eschyle a dit, à propos de Prométhée : « Il est bien d’aimer au point de paraître fou. »

La folie d’amour, quand elle a saisi un être humain, transforme complètement les modalités de l’action et de la pensée. Elle est apparentée à la folie de Dieu. La folie de Dieu consiste à avoir besoin du libre consentement des hommes. Les hommes fous d’amour pour leurs semblables ont mal en pensant que partout dans le monde des êtres humains servent d’intermédiaires au vouloir d’autrui sans y avoir consenti. Il leur est intolérable de savoir que c’est souvent le cas pour leurs propres vouloirs, et pour les vouloirs des groupes dont ils font partie. Dans toutes leurs actions et pensées relatives à des êtres humains, quelle que soit la nature de la relation, chaque homme, sans exception, leur apparaît comme constitué par une faculté de consentir librement au bien par amour, faculté emprisonnée dans de l’âme et de la chair. Ce ne sont pas des doctrines, des conceptions, des inclinations, des intentions, des vouloirs qui transforment ainsi le mécanisme d’une pensée humaine. Il y faut la folie.

Un homme sans argent que ronge la faim ne peut voir sans douleur aucune chose relative à la nourriture. Pour lui, une ville, un village, une rue, ce n’est pas autre chose que des restaurants et boutiques d’alimentation, avec de vagues maisons tout autour. Marchant le long d’une rue, s’il passe devant un restaurant, il lui est impossible de ne pas s’arrêter quelque temps. Il n’y a là pourtant, semble-t-il, aucun obstacle à la marche. Mais il y en a un pour lui, à cause de la faim. Les autres passants, qui se promènent distraitement ou vont à leurs affaires, se meuvent dans ces rues comme à côté d’un décor de théâtre. Pour lui chaque restaurant, par l’effet de ce mécanisme invisible qui en fait un obstacle, possède la plénitude de la réalité.

Mais la condition de cela, c’est qu’il ait faim. Rien de tout cela ne se produit s’il n’a pas en lui un besoin qui ronge le corps.

Les hommes frappés de la folie d’amour ont besoin de voir la faculté du libre consentement s’épanouir partout dans ce monde, dans toutes les formes de la vie humaine, chez tous les êtres humains.

Qu’est-ce que cela peut leur faire ? pensent les gens raisonnables. Mais ce n’est pas de leur faute, les malheureux. Ils sont fous. Leur estomac est détraqué. Ils ont faim et soif de la justice.

Comme tous les restaurants pour le miséreux affamé, de même pour eux tous les êtres humains sont réels. Pour eux seuls. C’est toujours un jeu particulier des circonstances ou un don particulier de la personnalité qui suscite chez les gens normaux la sensation que tel être humain existe réellement. Ces fous, eux, peuvent diriger leur attention sur n’importe quel être humain placé dans n’importe quelles circonstances, et recevoir de lui le choc de la réalité.

Mais il faut pour cela qu’ils soient fous, qu’ils portent en eux un besoin aussi destructeur pour l’équilibre naturel de l’âme que la faim pour le fonctionnement des organes.

La foule des êtres privés du pouvoir d’accorder ou de refuser le consentement n’a pas, dans son ensemble, la moindre chance de s’élever jusqu’à en atteindre la possession, sans quelque complicité dans les rangs de ceux qui commandent. Mais il n’y a pas de telle complicité, sauf chez les fous. Et plus il y a de folie en bas, plus il y a de chances pour qu’il apparaisse par contagion de la folie en haut.

Dans la mesure où, à un moment quelconque, il se trouve de la folie d’amour parmi les hommes, dans cette mesure il y a possibilité de changement dans le sens de la justice, et non pas davantage.

Il faut être aveugle pour opposer justice à charité ; pour croire que leur domaine est différent, que l’une est plus large, qu’il y a une charité au-delà de la justice, ou une justice en deçà de la charité.

Quand les deux notions sont opposées, la charité n’est plus qu’un caprice d’origine souvent basse, et la justice n’est que de la contrainte sociale. Ceux qui l’ignorent ou bien ne se sont jamais trouvés dans une de ces situations où il y a toute licence pour l’injustice, ou bien étaient installés dans le mensonge au point d’avoir cru y pratiquer facilement la justice.

Il est juste de ne pas voler aux étalages. Il est charitable de faire l’aumône. Mais le boutiquier peut m’envoyer en prison. Le mendiant, quand même sa vie dépendrait de mon secours, si je le lui refuse, ne me dénoncera pas à la police.

Beaucoup de controverses entre la droite et la gauche se réduisent à l’opposition entre le goût du caprice individuel et le goût de la contrainte sociale ; ou plus exactement peut-être, entre l’horreur de la contrainte sociale et l’horreur du caprice individuel. La charité ni la justice n’y sont intéressées.

La justice a pour objet l’exercice terrestre de la faculté de consentement. Le préserver religieusement partout où il existe, essayer d’en faire apparaître les conditions là où il manque, c’est aimer la justice.

Le mot unique et si beau de justice enferme toute la signification des trois mots de la devise française. La liberté, c’est la possibilité réelle d’accorder un consentement. Les hommes n’ont besoin d’égalité que par rapport à elle. L’esprit de fraternité consiste à la souhaiter à tous.

La possibilité du consentement est fournie par une vie qui contienne des mobiles pour le consentement. Le dénuement, les privations de l’âme et du corps empêchent que le consentement puisse s’opérer dans le secret du cœur.

L’expression du consentement n’est indispensable qu’en second lieu. Une pensée non exprimée est imparfaite, mais si elle est réelle elle peut se frayer des chemins indirects vers l’expression. L’expression à laquelle ne correspond aucune pensée est un mensonge, et il y a toujours, partout, possibilité de mensonge.

L’obéissance étant en fait la loi imprescriptible de la vie humaine, il n’y a à établir de différence qu’entre l’obéissance consentie et l’obéissance non consentie. Là où il y a obéissance consentie, il y a liberté, et nulle part ailleurs.

Ce n’est pas dans un Parlement, dans une presse, dans aucune institution que peut résider la liberté. Elle réside dans l’obéissance. Là où l’obéissance n’a pas partout une saveur quotidienne et permanente de liberté, il n’y a pas liberté. La liberté est la saveur de la vraie obéissance.

Les formes et les expressions du consentement varient beaucoup avec les traditions et les milieux. Ainsi une société composée d’hommes beaucoup plus libres que nous peut, si elle est très différente de nous, paraître despotique à notre ignorance. Nous ignorons qu’il y a hors du domaine des mots des différences de langage et des possibilités de contresens. Et nous entretenons cette ignorance en nous, parce qu’elle flatte en nous tous un goût honteux, inavoué, pour les conquêtes qui asservissent sous couleur de libération.

D’un autre côté, il y a une certaine espèce de dévouement liée à l’esclavage qui, loin d’être un signe de consentement, est l’effet direct d’un système de contrainte brutale ; car dans le malheur la nature humaine cherche désespérément des compensations n’importe où. Haine, morne indifférence, attachement aveugle, tout lui est également bon pour échapper à la pensée du malheur.

Là où il y a liberté, il y a épanouissement de bonheur, de beauté et de poésie ; c’en est peut-être la seule marque certaine.

La pensée démocratique contient une grave erreur, c’est de confondre avec le consentement une certaine forme du consentement, qui n’est pas la seule, et qui peut facilement, comme toute forme, être une forme vide.

Notre démocratie parlementaire était vaine, puisqu’en choisissant une partie de nos chefs nous les méprisions, que nous en voulions à ceux que nous n’avions pas choisis, et que nous obéissions à tous à contrecœur.

Le consentement ne se vend ni ne s’achète. Par suite, quelles que soient les institutions politiques, dans une société où les échanges d’argent dominent la plus grande partie de l’activité sociale, où presque toute l’obéissance est achetée et vendue, il ne peut pas y avoir liberté.

De même que l’oppression est analogue au viol, de même la domination de l’argent sur le travail, poussée au degré où l’argent devient le mobile du travail, est analogue à la prostitution.

L’enthousiasme n’est pas le consentement, c’est un entraînement superficiel de l’âme. Il est au consentement ce qu’est à l’union conjugale l’attachement maladif d’un débauché pour une femme vicieuse.

Là où il n’y a pas d’autres mobiles connus que la contrainte, l’argent et un enthousiasme soigneusement entretenu et stimulé, il n’y a pas possibilité de liberté.

Or tel est presque le cas, aujourd’hui, avec des dosages différents, de tous les pays de race blanche et de tous ceux que l’influence de la race blanche a pénétrés.

Si l’Angleterre dans une assez large mesure fait exception, c’est qu’en elle il y a encore un peu de passé vivant et intact. Ce passé, présent à travers elle, a été un moment l’unique lueur de salut pour le monde. Mais il n’y a pas de semblable trésor ailleurs.

La liberté n’est malheureusement pas pour nous une chose toute proche à retrouver, un objet familier qui aurait été dérobé par surprise. C’est une chose à inventer.

Nous, Français, nous avons jadis lancé dans le monde les principes de 1789. Mais nous avons tort d’en tirer de l’orgueil. Car ni alors ni depuis nous n’avons su ni les penser ni les mettre en pratique. Leur souvenir devrait plutôt nous conseiller l’humilité.

Il est vrai que l’humilité semble un sacrilège lorsqu’il s’agit de la patrie. Mais cette prohibition met une barrière entre le patriotisme moderne et l’esprit de justice et d’amour. L’esprit pharisien empoisonne à sa source tout sentiment d’où l’humilité est exclue.

Le patriotisme moderne est un sentiment hérité de la Rome païenne, et qui est venu jusqu’à nous, à travers tant de siècles chrétiens, sans avoir été baptisé. Pour cette raison même, il n’est pas en accord avec l’esprit des principes de 1789 ; on ne peut les ajuster ensemble dans la vérité, comme il serait indispensable pour des Français.

Tel qu’il est, il peut raidir quelques hommes jusqu’au sacrifice suprême, mais il ne peut pas nourrir les foules désespérées d’aujourd’hui. Elles ont besoin de quelque chose qui ne soit pas cornélien, qui soit proche, humain, chaleureux, simple et sans orgueil.

Pour que l’obéissance puisse être consentie, il faut avant tout quelque chose à aimer, pour l’amour de quoi les hommes consentent à obéir.

Une chose à aimer, non par haine de la chose contraire, mais en elle-même. L’esprit d’obéissance consentie procède de l’amour, non de la haine.

La haine en fournit, il est vrai, une imitation parfois très brillante, mais pourtant médiocre, de mauvais aloi, peu durable, qui s’épuise vite.

Une chose à aimer non pour sa gloire, son prestige, son éclat, ses conquêtes, son rayonnement, son expansion future, mais en elle-même, dans sa nudité et sa réalité, comme une mère dont le fils est entré premier à Polytechnique aime en lui autre chose. Sans quoi le sentiment n’est pas assez profond pour être une source permanente d’obéissance.

Il faut quelque chose qu’une population puisse aimer naturellement, du fond du cœur, du fond de son propre passé, de ses aspirations traditionnelles, et non pas par suggestion, propagande ou apport étranger.

Il faut un amour bu tout naturellement avec le lait, et qui porte les adolescents à conclure une fois pour toutes, au plus secret de leur cœur, un pacte de fidélité dont une vie entière d’obéissance ne soit que le prolongement.

Il faut que les formes de la vie sociale soient calculées de manière à rappeler sans cesse à la population, dans le langage symbolique le plus intelligible pour elle, le plus conforme à ses coutumes, à ses traditions, à ses attachements, le caractère sacré de cette fidélité, le libre consentement d’où elle est issue, les obligations rigoureuses qui en procèdent.

De ce point de vue, en France, la République, le suffrage universel, un syndicalisme indépendant sont tout à fait indispensables. Mais c’est infiniment loin d’être suffisant, puisque ces choses étaient devenues indifférentes, et n’ont recommencé à susciter un intérêt qu’un long intervalle de temps après qu’elles avaient été détruites.

Quant à l’Empire, si les indications qui précèdent contiennent de la vérité, elles obligent rigoureusement, sous peine de mensonge, à poser tous les problèmes relatifs aux colonies sous un jour absolument autre qu’on ne fait.

Nous ne trouverons pas la liberté, l’égalité, la fraternité sans un renouvellement des formes de vie, une création en matière sociale, un jaillissement d’inventions.

Mais il semble que nous soyons trop épuisés pour un jaillissement.

Les hommes dans leur ensemble sont arrivés moralement à ce degré de maladie où il semble n’y avoir de guérison que miraculeuse. Miraculeuse, c’est-à-dire non pas impossible, mais possible seulement à certaines conditions.

Les conditions auxquelles une âme peut être ouverte à la grâce sont d’une autre espèce que celles d’une opération mécanique. Mais elles sont fixées encore plus rigoureusement. Il est encore plus impossible de trouver aucune ruse, aucune duperie, qui permette de les éviter.

Il n’est pas facile de combattre pour la justice. Il ne suffit pas de discerner quel camp est celui de la moindre injustice, et, y étant allé, de prendre les armes et de s’exposer aux armes ennemies. Certes cela est beau, plus que les paroles ne peuvent dire. Mais, en face, on fait exactement de même.

Il faut en plus être habité par l’esprit de justice. L’esprit de justice n’est pas autre chose que la fleur suprême et parfaite de la folie d’amour.

La folie d’amour fait de la compassion un mobile bien plus puissant que la grandeur, la gloire et même l’honneur, pour toute espèce d’action y compris le combat.

Elle contraint à abandonner toute chose pour la compassion, et, comme dit saint Paul du Christ, à se vider.

Au milieu même de la souffrance injustement infligée, elle fait consentir à subir la loi universelle qui expose toute créature de ce monde à l’injustice. Ce consentement soustrait l’âme au mal ; il a la vertu miraculeuse de transformer, dans l’âme où il a lieu, le mal en bien, l’injustice en justice ; par lui la souffrance, accueillie avec respect, sans bassesse ni révolte, devient chose divine.

La folie d’amour incline à discerner et à chérir également, dans tous les milieux humains sans exception, en tous lieux du globe, les fragiles possibilités terrestres de beauté, de bonheur et de plénitude ; à souhaiter les préserver toutes avec un soin également religieux ; là où elles manquent, à souhaiter réchauffer tendrement les moindres traces de celles qui ont existé, les moindres germes de celles qui peuvent naître.

La folie d’amour fait pénétrer dans un endroit du cœur plus profond que l’indignation et le courage, dans le lieu où l’indignation et le courage puisent leur vigueur, une tendre compassion pour l’ennemi.

La folie d’amour ne cherche pas à s’exprimer. Mais elle rayonne irrésistiblement par l’accent, le ton et la manière, à travers toutes les pensées, toutes les paroles et tous les actes, en toute circonstance et sans aucune exception. Elle rend impossibles les pensées, les paroles et les actes au travers desquels elle ne peut pas rayonner.

C’est vraiment une folie. Elle précipite dans des risques qu’on ne peut pas courir si on a accordé son cœur à quoi que ce soit en ce monde, fût-ce une grande cause, ou une Église, ou une patrie.

Le résultat auquel la folie d’amour a conduit le Christ n’est pas, après tout, une référence pour elle.

Mais nous n’avons pas à craindre ses périls. Elle n’habite pas en nous. Si elle y habitait, cela se sentirait. Nous sommes des gens raisonnables, comme il semble certain qu’il convient de l’être à ceux qui s’occupent des grandes affaires de ce monde.

Mais si l’ordre de l’univers est un ordre sage, il doit y avoir quelquefois des moments où, du point de vue de la raison terrestre, la folie d’amour seule est raisonnable. Ces moments ne peuvent être que ceux où, comme aujourd’hui, l’humanité est devenue folle à force de manquer d’amour.

Est-il sûr qu’aujourd’hui la folie d’amour ne soit pas susceptible de fournir aux foules malheureuses, dont le corps et l’âme ont faim, une nourriture bien plus facile à digérer pour elles que des inspirations d’une source moins élevée ?

Et puis, tels que nous sommes, est-il sûr que nous soyons à notre place dans le camp de la justice ?

LÉGITIMITÉ
DU GOUVERNEMENT PROVISOIRE

La légitimité est un de ces beaux mots auxquels l’esprit humain est impuissant à joindre aucune conception, mais qui, comme mots, ont une vertu infiniment plus grande qu’aucune conception humaine.

Si on essaie de définir un de ces mots par une conception humaine, il perd toute sa vertu et devient cause du mal.

Vérité, justice, sont de tels mots. Dieu est le premier de tous. Ces mots sont vivants. « La parole de Dieu est vivante, et agissante, et tranchante par-dessus tout glaive à double tranchant, et discrimine les pensées et les sentiments du cœur. »

Sans pouvoir répondre à la question de Ponce-Pilate : « Qu’est-ce que la vérité ? » on doit être absolument certain qu’on préfère la vérité, quelle qu’elle puisse être, au faux, quel qu’il puisse être. Quand on a fait ce choix à l’égard de toutes choses, sans aucune exception, inconditionnellement, définitivement, sans retour, pour l’éternité, la pensée s’approche davantage de la vérité à chaque effort d’attention. Cela est tout à fait certain.

Si au contraire on assimile la vérité à un système tout établi d’opinions, comme fait la notion catholique d’orthodoxie, dont l’Inquisition est la conséquence directe, on se précipite soi-même dans les ténèbres. Il en est ainsi quel que soit le système d’opinions choisi.

Il en est exactement ainsi de la légitimité. Ce beau mot a une vertu merveilleuse par le pouvoir qu’il possède d’orienter l’intention, le désir, le vouloir. Il produit du mal si on veut le définir par une conception humaine, par des formes de gouvernement.

Un roi peut être légitime. Un chef de gouvernement parlementaire peut l’être. Un roi peut être illégitime ; un chef de gouvernement parlementaire peut l’être aussi, les formes les plus régulières eussent-elles été observées.

Un chef d’État gouverne légitimement un pays s’il désire par-dessus toute autre chose être chef légitime, et si la presque totalité du peuple le regarde comme étant un chef légitime et sent qu’il désire le demeurer.

Les formes des institutions politiques ont d’abord pour fin de permettre au chef et au peuple d’exprimer leurs sentiments. Elles sont l’analogue des lettres d’amour, des échanges d’anneaux et d’autres souvenirs chez les amants. Il y a des milieux où une femme ne se croirait pas vraiment mariée si elle ne portait pas une alliance en or. Ce n’est pourtant pas l’alliance qui constitue l’union conjugale. Et néanmoins, il faut que les femmes qui ont cet état d’esprit portent une alliance.

Les institutions politiques constituent essentiellement un langage symbolique. Un langage n’est jamais une chose arbitraire, une convention ; loin de là, cela pousse comme une plante.

Ce qui rend aujourd’hui le problème français si angoissant, c’est qu’il n’y a aucun langage susceptible de parler au cœur des Français.

Le sentiment de légitimité n’a jamais été fort chez eux. La royauté a cessé d’être légitime à la fin du xive siècle. La Constituante a été suivie immédiatement par la guerre et la dictature de la Terreur. Puis il n’y a eu qu’une succession d’usurpations. La Troisième République, née dans les répugnants charniers de mai 1871, ne pouvait avoir qu’un éclat de légitimité bien faible. Ce qu’elle en avait a disparu.

Après 1937, non seulement le régime s’est écarté en fait de la légalité — cela importerait peu, car le gouvernement anglais s’en écarte aussi, et jamais Premier Ministre anglais n’a été plus légitime que Winston Churchill — mais le sentiment de légitimité s’est peu à peu éteint. Presque aucun Français n’approuvait les usurpations de Daladier. Presque aucun Français ne s’indignait contre elles. C’est le sentiment de la légitimité qui fait qu’on s’indigne de l’usurpation.

On s’est seulement mis à dire d’un air morne : « Qu’importe ce qui peut arriver ? Nous n’avons rien à perdre. » Les gens ne le disaient pas seulement. Ils le pensaient. Ils l’ont montré en juin 1940 et pendant les semaines qui ont suivi.

Juin 1940 n’a pas été le complot d’une fausse élite. Ce fut une défaillance, une abdication de l’ensemble de la nation.

En juillet eut lieu à Vichy la comédie sinistre qui mit fin à la Troisième République, sans que l’abolition du régime causât aucune ombre de regret, de douleur ou de colère au cœur des Français, hors les cercles minuscules de ceux qui étaient professionnellement attachés aux institutions détruites.

On ne s’intéressait pas non plus à la succession. On était totalement indifférent. Plus tard seulement la légende de Pétain a pris un peu de vie.

Ainsi la légitimité n’est pas un trésor qui ait été volé à la nation française, soit par l’ennemi, soit par un complot organisé à l’intérieur. Le peuple français dans son ensemble, depuis les élites jusqu’aux foules laborieuses, a ouvert la main et a laissé le trésor tomber au sol, sans même baisser les yeux pour voir où il roulait. Les passants le heurtaient du pied.

Dans ces conditions, en quoi consiste la relation du général de Gaulle avec la légitimité ?

En ceci. Le trésor étant par terre, méprisé de tous, il l’a ramassé, rangé, et a fait savoir publiquement qu’il s’en constituait le gardien jusqu’au jour où le propriétaire serait en état de le réclamer.

Ce rôle de dépositaire, personne, sur le moment ni par la suite, ne le lui a contesté, hors des hommes coupables d’intelligences avec l’ennemi et dont les paroles, de ce fait, ne comptent pas. En pareil cas, la non-contestation est une confirmation.

Si un homme recueille un enfant dont le père est prisonnier et la mère déportée en Allemagne ; s’il fait savoir dans les journaux qu’il a l’intention de faire vivre l’enfant chez lui jusqu’à ce que les parents viennent le chercher ; si pendant plusieurs années aucun proche ou ami de la famille ne proteste ; si l’enfant est bien traité : il est juste que cet homme ait provisoirement la tutelle de l’enfant. Il serait stupide et criminel de lui enlever l’enfant pour le mettre à l’Assistance publique.

C’est le sentiment instinctif de cette situation qui a provoqué en France des déclarations en faveur de de Gaulle. Ces déclarations reconnaissent une certaine espèce de légitimité objective. Elles ne la fondent pas. Elles seraient par elles-mêmes impuissantes à fonder aucune légitimité. Les mouvements de résistance n’ont aucunement qualité pour donner un chef à la France. Les Français venus de France à Londres, de quelque manière qu’ils aient été mandatés, n’ont pas qualité pour conférer un surcroît de légitimité au général de Gaulle.

Notre mouvement ne peut trouver de vie que dans et par la vérité. Le mensonge, l’erreur lui sont mortels. La vérité est simple et peut être formulée en quelques mots.

La nation française ayant, en été 1940, abandonné tout souci de légitimité, le général de Gaulle a ramassé la légitimité jetée au rebut et s’en est constitué le dépositaire. Il l’a fait de sa propre initiative. Cette initiative n’a pas été contestée. Cette initiative non contestée fait de lui le dépositaire réel de la légitimité française jusqu’à ce que la nation soit en état de la lui réclamer.

Quand sera-t-elle en état de la faire ?

Non pas au moment de la libération du territoire. Non plus au moment où, techniquement, on pourra faire des élections. L’admettre serait une grave, une fatale erreur.

Ce serait admissible s’il s’agissait de continuer un régime interrompu quelques années par l’action de l’ennemi. Il s’agit de tout autre chose. Le pays a abandonné un régime qui ne lui inspirait plus la moindre parcelle d’attachement. Il a passé par une sorte de mort. Il aura une vie nouvelle à inventer.

Les pointes de sentimentalité tardivement apparues à l’égard d’une époque où il y avait du pain, du beurre, du vin et du tabac doivent être comptées exactement pour rien.

Ce n’est pas n’importe quelle Assemblée qui devra être élue. Ce devra être une Constituante. Il y a eu une fois en France une Assemblée Constituante ; à savoir en 1789. On ne peut pas compter l’avortement de 1848 ni la « République sans républicains » de 1875 comme des créations constitutionnelles.

L’assemblée de 1789 a pour ainsi dire poussé comme une plante au milieu d’une fièvre de pensée qui secoua la France entière pendant des mois. Il pullula des cercles de libre discussion. La rédaction des Cahiers de revendications leur donnait une raison d’être. Aucune discipline de parti, aucune propagande n’apportait son poison. Quantité de gens cherchaient réellement la justice et la vérité. Ce fut un jaillissement de vraie pensée.

Ce jaillissement eut pour fruit naturel l’Assemblée. Elle conserva pendant des mois, pour l’invention d’une Constitution, l’inspiration dont elle procédait.

Qui sait ce qui en aurait résulté si le pays ne s’était jeté en 1792 dans la folie criminelle de la guerre ? Les écoles centrales, si différentes des lycées fabriqués par l’Empire, et tellement supérieures, montrent de quoi le génie créateur de la France était alors capable.

Nous n’aurons une Assemblée Constituante après le départ de l’ennemi que si, bien des mois avant qu’elle soit désignée, le peuple de France, dans son ensemble, s’est mis à penser. Et si les élus sont ceux qui ont été remarqués au cours d’un long effort de coopération dans la pensée, et non pas des hommes qui se sont imposés à l’attention publique par une publicité dégradante.

Il n’en résulterait pas que les élus seraient tous des intellectuels. Quand il s’agit de penser la justice, l’intelligence d’un ouvrier ou d’un paysan est mieux outillée que celle d’un normalien, d’un polytechnicien ou d’un élève des Sciences politiques.

Il faut seulement que le choix des élus se fasse sous la poussée d’un effort universel pour inventer une nouvelle France, et qu’une fois élus ce même effort, dont ils auront été imprégnés, constitue leur inspiration.

Si au lieu de cela le peuple se borne à choisir des hommes parmi ceux qui cherchent par des campagnes publicitaires à s’imposer à ses préférences, comme c’était naguère le cas, il n’y aura pas d’Assemblée Constituante. Il y aura une assemblée ; elle pourra étiqueter Constitution un ensemble de textes qu’elle aura votés ; mais le régime ainsi commencé ne sera pas légitime.

Quoi que prétende une fiction commode, la souveraineté ne se délègue pas. Si le peuple n’exerce pas la sienne à travers ses représentants — et cela dépend bien plus des liens affectifs entre électeurs et élus que des modalités du scrutin — il n’est pas représenté du tout, et l’ensemble du pouvoir politique est usurpé.

La France ne peut être regardée à juste titre comme capable de reprendre en main la légitimité perdue que lorsqu’elle sera plus ou moins capable de ce genre d’élections constituantes. Le malheur récent est un excitant pour la pensée, et par suite cette capacité sera au plus haut point assez peu de temps après la libération ; pourtant il faut aussi un certain degré de calme, d’équilibre, de sérénité.

Deux ou trois ans, cela semble un délai raisonnable.

Pendant ces deux ans — en admettant que ce chiffre soit bon — il convient que le dépositaire de la légitimité la garde en dépôt. Mais il devra gouverner. Il sera forcé de prendre aussitôt des mesures économiques dont dépendra peut-être la destinée du pays pour des siècles. Le problème des colonies se posera peut-être tout de suite. Et à coup sûr la vie ou la mort d’un grand nombre de Français, suspects d’avoir servi l’ennemi, dépendront entièrement de sa décision.

Qu’est-ce qui pourra le soutenir dans ces responsabilités ? Qu’est-ce qui pourra persuader les Français de consentir à les lui laisser ? L’initiative originelle par laquelle il a pris la légitimité en dépôt ne suffira plus.

Il possédera un degré supplémentaire de légitimité si de plus en plus, pendant la période qui aura précédé la libération du territoire, le peuple français lui a librement obéi. Obéi d’une manière effective. Les déclarations reconnaissant son autorité, ce sont des paroles, ce n’est pas de l’obéissance en acte. La lutte contre les Allemands n’est pas non plus obéissance envers lui ; ce n’est pas son autorité qui y pousse les Français, c’est la haine qu’excitent les Allemands. Son autorité peut s’exercer sur l’inspiration, la direction, les modalités de cette lutte. Mais c’est son autorité personnelle et celle des membres du Comité National seulement, nullement l’autorité des bureaux techniques, qui entre en ligne de compte relativement à la légitimité.

Les moyens matériels d’exercer une autorité en France se trouvant tous aux mains des Anglais, toutes les fois qu’on proclame la légitimité du général de Gaulle sur un ton qui, en fait, cause de l’irritation parmi les Anglais, on diminue en fait cette légitimité même qu’on proclame.

Mais en supposant les relations entre le Comité National et la France aussi satisfaisantes que possible, le gouvernement provisoire, constitué sur le territoire nouvellement libéré, sera quand même infiniment loin de posséder un degré de légitimité qui réponde aux responsabilités effroyables auxquelles il ne pourra se soustraire.

Une représentation nationale provisoire n’y apporterait aucun remède, car elle-même n’enfermerait aucune légitimité.

Aussi longtemps que la Constitution de 1875 a été plus ou moins reconnue par le peuple français comme la norme de la légitimité, le Parlement élu était légitime ; il l’était non du fait qu’il était élu, mais par la conformité avec la Constitution. Le régime de 1875 étant un cadavre, toute légitimité a disparu des institutions qu’il enfermait, y compris le scrutin. Il n’y a dans un scrutin aucune vertu intrinsèque de légitimité.

Peut-on sérieusement croire qu’une cohue d’hommes hâtivement désignés par des populations à moitié folles de malheur et d’espérance décideraient légitimement l’orientation économique et sociale du pays pour un très long avenir, la structure de l’Empire, la vie et la mort d’une foule de Français ?

Si une assemblée provisoire est sans légitimité ; si un gouvernement provisoire en est lui aussi très dénué ; les deux ensemble en auront moins que chacun séparément. Cela peut surprendre un arithméticien, mais c’est ainsi.

Le gouvernement provisoire devra chercher la légitimité ailleurs.

Toutes les forces visibles de légitimité ayant péri, elle ne peut être que puisée à la source.

Il faut en penser complètement la notion. Penser les notions fondamentales, comme si c’étaient des choses nouvelles, est une nécessité sans doute pénible, mais à laquelle aujourd’hui nous ne pouvons nous soustraire sous peine de catastrophe.


Si celui qui gouverne a pour mobile le souci de la justice et du bien public, si le peuple a l’assurance qu’il en est ainsi et des motifs raisonnables d’être assuré que cela continuera, si le chef ne désire conserver le pouvoir qu’autant que le peuple conserve cette assurance, il y a gouvernement légitime.

Il s’agit là, bien entendu, d’une limite.

Les systèmes politiques qui définissent une légitimité sont tous composés d’un double mécanisme. L’un est destiné à mettre celui ou ceux qui détiennent le pouvoir dans l’état d’attachement à la légitimité. L’autre est un mécanisme pénal fait pour empêcher par la crainte ou réprimer par le châtiment tout écart relativement à la légitimité. Si ce double mécanisme fonctionne efficacement, l’assurance du peuple est raisonnablement fondée.

Pour les rois, l’éducation, le sacre, l’étiquette et le cérémonial répondent à la première fin. La pénalité en cas de manquement est fournie par la continuité même de la dynastie. Un roi sait que son règne demeurera dans la mémoire du peuple, que les auteurs des chroniques le jugeront, que ses fils, petits-fils, et ainsi de suite, seront, selon le cas, fiers ou honteux de lui. La postérité est pour lui une réalité aussi concrète que pour un poète classique.

En fait, dans le système monarchiste, le double mécanisme fonctionne très imparfaitement. Il est facilement enrayé, et, une fois enrayé, est le plus souvent impossible à réparer.

Dans le régime parlementaire, le scrutin répond à la première fin. La vertu n’en réside pas dans le fait même du choix ― qui s’opère à peu près au hasard ― mais dans le sentiment qui en résulte chez l’élu, d’avoir été choisi et d’avoir en conséquence des obligations. De même pour le président du Conseil, choisi, en somme, par les Assemblées.

Le mécanisme pénal était constitué, pour les élus, par la durée limitée du mandat, pour le président du Conseil par la responsabilité devant les Chambres. Le chef du gouvernement et le député qui abusaient de leur fonction pouvaient craindre, l’un d’être renversé, l’autre de n’être pas réélu.

En fait, depuis longtemps, aucun des deux mécanismes ne fonctionnait plus. Il n’y a pas de légitimité sans dignité, et l’usage des méthodes inventées par la publicité commerciale faisait de la campagne électorale une espèce de prostitution. Les élections apparaissaient comme une farce où tout se combinait pour communiquer l’impression de l’illégitimité aux électeurs comme aux élus. De même pour les marchandages parlementaires qui précédaient la formation d’un gouvernement.

Les fonctions de parlementaire, de ministre, de président du Conseil étaient en fait des professions, et le nombre des professionnels ne dépassait pas de très loin celui des places disponibles. Les intéressés veillaient à ce qu’il en fût ainsi. Ce fait avait tout à fait arrêté le mécanisme pénal. Tout président du Conseil ou ministre renversé, tout député sortant non réélu, avait des chances sérieuses de reparaître triomphalement, un jour prochain, sur la scène politique, même s’il y avait eu scandale.

Mais même si le double mécanisme du système avait pleinement fonctionné, il était très insuffisant. La pénalité était ridicule par rapport aux fautes possibles.

Sans doute il y a aussi dans le code des peines prévues pour forfaiture, trafic d’influence ou trahison. Mais il n’y en a aucune pour l’injustice et l’inhumanité.

S’il avait plu, par exemple, à des députés français de déposer un projet de loi condamnant à mort tous les Juifs sans distinction de sexe ni d’âge, et à d’autres députés de le voter, aucun texte n’aurait permis de les punir. Dira-t-on que leurs électeurs n’auraient plus voulu d’eux ? Ce n’est même pas sûr. Et relativement au crime c’est peu de chose. Dira-t-on qu’en fait la chose n’a pas eu lieu ? Mais est-il sûr qu’il n’y ait pas eu des mesures situées, quoique moins visiblement, à peu près à ce niveau d’atrocité ? Par exemple dans le traitement des colonies, des étrangers, de l’enfance coupable ou malheureuse, des miséreux, et choses de ce genre.


La légitimité n’est pas une notion première. Elle dérive de la justice. La justice exige avant tout, relativement au pouvoir, un équilibre entre le pouvoir et la responsabilité. La responsabilité ne peut s’exprimer que sous forme pénale.

Quiconque dispose du destin d’autres êtres humains a la possibilité de commettre continuellement des crimes ; s’il s’y laisse aller, ce sont les châtiments des criminels qui lui conviennent.

Un miséreux qui a faim et tire une carotte d’un champ est puni dans sa chair. Si cela lui arrive souvent, il est envoyé pour toute la vie dans un endroit de Guyane bien pire que celui réservé aux bagnards. Un chef de gouvernement qui par cruauté, ou par insensibilité, ou par haine, ou par inattention, ou par préjugé, cause injustement la mort ou le malheur définitif d’un être humain, ou de centaines, ou de milliers, ou de millions d’êtres humains, sera peut-être frappé dans sa carrière. Il n’aura rien à souffrir dans sa chair.

C’est un monstrueux renversement de la justice. L’injustice n’est pas seulement monstrueuse envers le miséreux. Elle est pire envers le chef. Avec tant de possibilités de mal, il est cruel de le laisser mener dans la solitude le combat des bonnes et des mauvaises inclinations. Une juste compassion obligerait à aider la partie de son âme qui veut le bien en soumettant la partie mauvaise à la peur du châtiment.

Le peuple, lui, vivrait dans un sentiment stable et confiant de justice et de légitimité si, à l’échelle du pouvoir social, correspondait, échelon par échelon, une échelle croissante de châtiments. Celui qui ne peut presque rien ni pour le bien ni pour le mal ne doit avoir presque rien à souffrir, et cela quoi qu’il fasse, tant qu’il s’abstient de violences sur les personnes. Celui qui consent à occuper une situation où on peut beaucoup et pour le bien et pour le mal doit souffrir beaucoup, et dans son honneur, et dans sa chair, et dans toute sa destinée, s’il fait le mal.

C’est là le véritable équilibre social. Il s’appuie uniquement sur l’institution judiciaire.

Mais si c’est là un principe de légitimité convenable, il convient mille fois davantage dans une période troublée, où on ne peut éviter des responsabilités atroces, et où toutes les formes accoutumées de légitimité ont disparu.


Voici la conclusion.

Assez peu de gens mettent en doute le désir de légitimité qui inspire le général de Gaulle. Il y a dans ses paroles un accent de sincérité et d’honneur qui persuade. Si, d’ici la libération du territoire, cette confiance persiste et s’accroît, si son autorité est de plus en plus reconnue par une obéissance effective, cela suffira, sauf excès de complications internationales, pour rendre facile et innocent l’acte de la prise du pouvoir sur le territoire libéré.

Pour exercer en fait le pouvoir pendant une période disons de deux ans, il doit se procurer un surcroît de légitimité.

Il peut y parvenir, par exemple, par la série de mesures que voici.

Il aurait lancé dès avant la victoire une Déclaration fondamentale susceptible de remplir la fonction que la Déclaration de 1789 a toujours été impuissante à remplir. Cette Déclaration serait destinée à inspirer la vie du pays. Elle se terminerait donc par un article stipulant que quiconque exerce une fonction impliquant un pouvoir de n’importe quelle nature sur des destinées humaines doit s’engager solennellement à la prendre comme règle de conduite, et sera puni s’il s’écarte gravement de son esprit.

Cette Déclaration serait diffusée, étudiée, discutée clandestinement en France dès avant la victoire.

Elle serait soumise à un plébiscite peu après la libération. Supposons qu’elle soit acceptée, ce qui semble presque certain si elle est bonne — et même, hélas, au cas contraire.

Le général de Gaulle prêterait serment d’être guidé exclusivement par son esprit. Il annoncerait qu’il est résolu à conserver le pouvoir comme un dépôt pendant la période — par exemple deux ans — nécessaire pour que le pays devienne capable de se forger lui-même une destinée. Il s’engagerait à préparer une Assemblée Constituante.

Mais tout cela ne serait rien. Voici le point essentiel. Lui et chacun de ses principaux collaborateurs s’engageraient à soumettre tous les actes de leur autorité provisoire, sans exception, à un tribunal désigné par l’Assemblée Constituante hors de ses membres, devant juger d’après l’esprit de la Déclaration fondamentale, et habilité pour prononcer n’importe quelle peine, y compris la mort.

Pour que cet engagement ait une valeur, le général de Gaulle devrait y joindre celui de ne laisser se constituer dans le pays rien qui puisse ressembler à un groupement organisé de ses partisans. Autrement un jugement risquerait évidemment d’être une comédie.

Il semble bien que l’exercice du pouvoir provisoire, ainsi conçu, implique la renonciation à une carrière politique ultérieure. Le souci d’une carrière ultérieure risquerait d’altérer la pureté totale indispensable à l’exercice du pouvoir provisoire dans des conditions si terribles.

Aussi bien est-il désirable pour la France qu’une fois l’équilibre retrouvé elle soit conduite par un Français qui ait vécu son épreuve sur son sol.

Avoir sauvé l’honneur du pays au moment où il est tombé dans l’esclavage, et sauver le pays lui-même dans la crise effroyable qui suivra immédiatement la libération, cela est infiniment plus beau que toute carrière politique.


Il semble que l’application des mesures esquissées ici conférerait au général de Gaulle le plus haut degré de légitimité que puisse posséder un chef provisoire dans des circonstances exceptionnelles.

Le plébiscite en faveur de la Déclaration fondamentale, sans constituer une manifestation personnelle pour lui, serait interprété en France et à l’étranger comme une marque de confiance.

Comme l’administration locale devrait redevenir immédiatement démocratique, il y aurait tout avantage à ce que le général de Gaulle ait auprès de lui une Assemblée consultative élue au second degré. Cette Assemblée ne devrait avoir à aucun moment la faculté de lui faire quitter le pouvoir, et par suite n’aurait pas à exprimer de confiance ni de défiance. Mais si elle collabore effectivement avec le gouvernement, cela impliquera en fait confiance mutuelle.

L’engagement solennellement contracté de rendre compte dans un avenir proche de toutes les mesures prises ou omises par le gouvernement et de risquer sur elles son honneur, sa destinée, son corps et sa vie, cet engagement garantit au peuple français que le général de Gaulle portera à sa tâche toute l’attention dont son esprit est capable.

Quand on croit à la sincérité d’un homme — et le général de Gaulle ne peut assumer le pouvoir sans crime que si, au moment où il l’assume, la presque totalité du peuple français a confiance en sa sincérité — on peut craindre seulement de sa part la défaillance de l’attention.

La nature humaine est ainsi faite que chez tous — excepté ceux qui sont établis dans l’état de perfection — les inclinations vers le bien pur sont pour l’attention des stimulants assez faibles. Les mobiles plus grossiers, plus mélangés, ont sur elle beaucoup plus de puissance. C’est pourquoi il faut donner à la partie parfaitement pure de l’âme une aide extérieure, matérielle, pour en faire d’une manière continue la maîtresse souveraine de l’attention.

La conscience professionnelle des commandants de navire dans la conduite de leur bâtiment n’a jamais été mise en doute. Leur attachement charnel à leur bateau est proverbial. On pourrait croire que ce sont des garanties suffisantes. Mais les problèmes techniques de la navigation sont très complexes ; ils demandent souvent des efforts d’attention très intenses et très prolongés dans des conditions de grand inconfort physique. Aussi ces garanties sont-elles complétées par la peine de mort imposée depuis des siècles par la tradition, sous forme de sacrifice volontaire, en cas de perte du navire.

Les derniers temps cette tradition s’est à moitié éteinte ; cela est dû peut-être au fait que les progrès de la science et de la technique rendent les problèmes de la navigation beaucoup moins complexes.

Le peuple, sans avoir besoin d’opérer une analyse philosophique de l’attention, sent très clairement la convenance de garanties de ce genre. Comment ne lui plairaient-elles pas, quand il sait que lui doit en tout cas payer les fautes des chefs de sa santé, de son bonheur, de sa vie ? L’unique difficulté pour la suggestion faite ici serait d’amener le peuple à la conviction que l’engagement est pris de bonne foi. C’est une affaire de préparation, d’atmosphère, d’accent.

Si on y réussit, la sensibilité populaire sera très vivement, très profondément et très durablement touchée dans ce qu’elle a de meilleur. La nouveauté de la chose, qui serait un inconvénient dans d’autres périodes, n’aura que des avantages. La France aura besoin à ce moment d’un choc pour être remise en vie. Et il faut que ce choc soit causé par une injection de bien pur.

ÉTUDE POUR UNE DÉCLARATION
DES OBLIGATIONS ENVERS L’ÊTRE HUMAIN

PROFESSION DE FOI

Il est une réalité située hors du monde, c’est-à-dire hors de l’espace et du temps, hors de l’univers mental de l’homme, hors de tout le domaine que les facultés humaines peuvent atteindre.

À cette réalité répond au centre du cœur de l’homme cette exigence d’un bien absolu qui y habite toujours et ne trouve jamais aucun objet en ce monde.

Elle est aussi rendue manifeste ici-bas par les absurdités, les contradictions insolubles, auxquelles se heurte toujours la pensée humaine quand elle se meut seulement en ce monde.

De même que la réalité de ce monde-ci est l’unique fondement des faits, de même l’autre réalité est l’unique fondement du bien.

C’est d’elle uniquement que descend en ce monde tout le bien susceptible d’y exister, toute beauté, toute vérité, toute justice, toute légitimité, tout ordre, toute subordination de la conduite humaine à des obligations.

L’unique intermédiaire par lequel le bien puisse descendre de chez elle au milieu des hommes, ce sont ceux qui parmi les hommes ont leur attention et leur amour tournés vers elle.

Quoiqu’elle se trouve hors de l’atteinte de toutes les facultés humaines, l’homme a le pouvoir de tourner vers elle son attention et son amour.

Rien jamais ne peut autoriser à supposer d’un homme, quel qu’il puisse être, qu’il est privé de ce pouvoir.

Ce pouvoir n’est quelque chose de réel ici-bas qu’autant qu’il s’exerce. L’unique condition pour qu’il s’exerce, c’est le consentement.

Ce consentement peut être formulé. Il peut ne pas l’être, même intérieurement, ne pas apparaître clairement à la conscience, quoiqu’il ait réellement lieu dans l’âme. Souvent il n’a pas lieu en fait, quoiqu’il soit exprimé dans le langage. Formulé ou non, la condition unique et suffisante, c’est qu’en fait il ait lieu.

À quiconque en fait consent à orienter son attention et son amour hors du monde, vers la réalité située au-delà de toutes les facultés humaines, il est donné d’y réussir. En ce cas, tôt ou tard, il descend sur lui du bien qui à travers lui rayonne autour de lui.

L’exigence de bien absolu habitant au centre du cœur et le pouvoir, quoique virtuel, d’orienter l’attention et l’amour hors du monde et d’en recevoir du bien, constituent ensemble un lien qui attache à l’autre réalité tout homme sans exception.

Quiconque reconnaît cette autre réalité reconnaît aussi ce lien. À cause de lui, il tient tout être humain sans aucune exception pour quelque chose de sacré à quoi il est tenu de témoigner du respect.

Il n’est pas d’autre mobile possible au respect universel de tous les êtres humains. Quelle que soit la formule de croyance ou d’incroyance qu’il ait plu à un homme de choisir, celui dont le cœur incline à pratiquer ce respect reconnaît en fait une réalité autre que celle de ce monde. Celui à qui ce respect est en fait étranger, à celui-là l’autre réalité aussi est étrangère.

La réalité de ce monde-ci est composée de différences. Des objets inégaux y sollicitent inégalement l’attention. Un certain jeu de circonstances ou un certain attrait proposent la personne de quelques êtres humains à l’attention. Par l’effet de circonstances différentes et d’un certain manque d’attrait, d’autres êtres demeurent anonymes. Ils échappent à l’attention, ou, si elle est dirigée sur eux, elle ne distingue que des éléments d’une collectivité.

L’attention qui habite entièrement ce monde est entièrement soumise à l’effet de ces inégalités, et peut d’autant moins y être soustraite qu’elle ne le discerne pas.

Parmi les inégalités de fait, le respect ne peut être égal envers tous que s’il porte sur quelque chose d’identique en tous. Les hommes sont différents dans toutes les relations qui les lient à des choses situées en ce monde, sans aucune exception. Il n’y a d’identique en eux tous que la présence d’un lien avec l’autre réalité.

Tous les êtres humains sont absolument identiques pour autant qu’ils peuvent être conçus comme constitués par une exigence centrale de bien autour de laquelle est disposée de la matière psychique et charnelle.

L’attention orientée en fait hors du monde a seule contact en fait avec la structure essentielle de la nature humaine. Seule elle possède une faculté toujours identique de projeter de la lumière sur un être humain quel qu’il soit.

Quiconque a cette faculté a aussi l’attention orientée en fait hors du monde, qu’il s’en rende compte ou non.

Le lien qui attache l’être humain à l’autre réalité est comme elle hors de l’atteinte de toutes les facultés humaines. Le respect qu’il fait ressentir dès qu’il est reconnu ne peut pas lui être témoigné.

Ce respect ne peut trouver ici-bas aucune espèce d’expression directe. S’il n’est pas exprimé, il n’a pas d’existence. Il y a pour lui une possibilité d’expression indirecte.

Le respect inspiré par le lien de l’homme avec la réalité étrangère à ce monde se témoigne à la partie de l’homme située dans la réalité de ce monde.

La réalité de ce monde est la nécessité. La partie de l’homme qui y est située est la partie abandonnée à la nécessité et soumise à la misère du besoin.

Il existe pour le respect ressenti envers l’être humain une seule possibilité d’expression indirecte, qui est fournie par les besoins des hommes en ce monde-ci, les besoins terrestres de l’âme et du corps.

Elle est fondée sur une liaison établie dans la nature humaine entre l’exigence de bien qui est l’essence même de l’homme et la sensibilité. Rien n’autorise jamais à croire d’aucun homme qu’en lui cette liaison n’existe pas.

Par elle, lorsque, du fait des actes ou des omissions des autres hommes, la vie d’un homme est détruite ou mutilée par une blessure ou une privation de l’âme ou du corps, ce n’est pas en lui la sensibilité seule qui subit le coup, mais aussi l’aspiration au bien. Il y a alors eu sacrilège envers ce que l’homme enferme de sacré.

La sensibilité peut au contraire être seule en jeu, si un homme subit une privation ou une blessure par le seul mécanisme des forces naturelles, ou s’il se rend compte que ceux qui semblent la lui infliger, loin de lui vouloir aucun mal, obéissent uniquement à une nécessité reconnue par lui-même.

La possibilité d’expression indirecte du respect envers l’être humain est le fondement de l’obligation. L’obligation a pour objet les besoins terrestres de l’âme et du corps des êtres humains quels qu’ils soient. À chaque besoin répond une obligation. À chaque obligation correspond un besoin. Il n’est pas d’autre espèce d’obligation relative aux choses humaines.

Si l’on croit en apercevoir d’autres, ou elles sont mensongères, ou c’est par erreur qu’elles ne sont pas classées dans cette espèce.

Quiconque a son attention et son amour tournés en fait vers la réalité étrangère au monde reconnaît en même temps qu’il est tenu, dans la vie publique et privée, par l’unique et perpétuelle obligation de remédier, dans l’ordre de ses responsabilités et dans la mesure de son pouvoir, à toutes les privations de l’âme et du corps susceptibles de détruire ou de mutiler la vie terrestre d’un être humain quel qu’il soit.

La limite répondant aux bornes du pouvoir et à l’ordre des responsabilités n’est légitime que si le possible a été accompli pour porter la nécessité qui l’impose à la connaissance de ceux qui en subissent les conséquences, sans aucun mensonge et de manière telle qu’ils puissent consentir à la reconnaître.

Aucun concours de circonstances ne soustrait jamais personne à cette obligation universelle. Les circonstances qui semblent en dispenser à l’égard d’un homme ou d’une catégorie d’hommes ne l’imposent que plus impérieusement.

La pensée de cette obligation circule parmi tous les hommes sous des formes très différentes et avec des degrés de clarté très inégaux. Les hommes inclinent plus ou moins fortement soit à consentir, soit à refuser de l’adopter comme règle de leur conduite.

Le consentement est le plus souvent mêlé de mensonge. Quand il est sans mensonge, la pratique n’est pas sans défaillance. Le refus fait tomber dans le crime.

La proportion de bien et de mal dans une société dépend d’une part de celle du consentement et du refus, d’autre part de la distribution du pouvoir entre ceux qui consentent et ceux qui refusent.

Tout pouvoir, de quelque nature qu’il soit, laissé aux mains d’un homme qui n’a pas accordé à cette obligation un consentement éclairé, total et sans mensonge, est un pouvoir mal placé.

De la part d’un homme qui a choisi le refus, l’exercice d’une fonction, grande ou petite, publique ou privée, livrant entre ses mains des destinées humaines, constitue en lui-même une activité criminelle. Sont complices tous ceux qui, connaissant sa pensée, l’autorisent à exercer cette fonction.

Un État dont la doctrine officielle constitue tout entière une provocation à ce crime s’est placé lui-même tout entier dans le crime. Il ne lui reste aucune trace de légitimité.

Un État qui ne s’appuie pas sur une doctrine dirigée avant tout contre toutes les formes de ce crime ne possède pas la plénitude de la légitimité.

À un système de lois où rien n’est prévu pour empêcher ce crime, il manque l’essence de la loi. Un système de lois prévoyant des mesures pour empêcher certaines formes de ce crime mais non pas d’autres ne possède qu’en partie le caractère de loi.

Un gouvernement dont les membres commettent ce crime ou l’autorisent au-dessous d’eux est traître à sa fonction.

N’importe quelle espèce de collectivité, d’institution, de mode de vie collective dont le fonctionnement normal implique ou amène la pratique de ce crime est par là frappée d’illégitimité, et sujette à réforme ou à suppression.

Un homme se rend complice de ce crime si, ayant une part grande, petite ou minime dans l’orientation de l’opinion publique, il s’abstient de le blâmer chaque fois qu’il en a connaissance, ou s’il refuse parfois d’en prendre connaissance pour ne pas avoir à le blâmer.

Un pays n’est pas innocent de ce crime si l’opinion publique, étant libre de s’y exprimer, n’en blâme pas la pratique courante, ou si, la liberté d’expression étant supprimée, les opinions qui circulent clandestinement ne contiennent pas ce blâme.

L’objet de la vie publique consiste à mettre dans la plus grande mesure possible toutes les formes de pouvoir aux mains de ceux qui consentent en fait à être liés par l’obligation dont chaque homme est tenu envers tous les êtres humains, et qui en possèdent la connaissance.

La loi est l’ensemble des dispositions permanentes susceptibles d’avoir cet effet.

La connaissance de l’obligation est double. Elle comprend la connaissance du principe et la connaissance de l’application.

Le domaine de l’application étant constitué par les besoins humains en ce monde, il incombe à l’intelligence de concevoir la notion de besoin, et de discerner, distinguer et énumérer, avec toute l’exactitude dont elle est capable, les besoins terrestres de l’âme et du corps.

Cette étude est toujours susceptible de révision.


EXPOSÉ DES OBLIGATIONS

Pour concevoir concrètement l’obligation envers les êtres humains et la subdiviser en plusieurs obligations, il suffit de concevoir les besoins terrestres du corps et de l’âme humaine. Chaque besoin est l’objet d’une obligation.

Les besoins d’un être humain sont sacrés. Leur satisfaction ne peut être subordonnée ni à la raison d’État, ni à aucune considération soit d’argent, soit de nationalité, soit de race, soit de couleur, ni à la valeur morale ou autre attribuée à la personne considérée, ni à aucune condition quelle qu’elle soit.

La seule limite légitime à la satisfaction des besoins d’un être humain déterminé est celle qu’assignent la nécessité et les besoins des autres êtres humains. La limite n’est légitime que si les besoins de tous les êtres humains reçoivent le même degré d’attention.

L’obligation fondamentale envers les êtres humains se subdivise en plusieurs obligations concrètes par l’énumération des besoins essentiels de la créature humaine. Chaque besoin est l’objet d’une obligation. Chaque obligation a pour objet un besoin.

Il s’agit seulement des besoins terrestres, car l’homme ne peut satisfaire que ceux-là. Il s’agit des besoins de l’âme autant que de ceux du corps. L’âme a des besoins, et, quand ils ne sont pas satisfaits, elle est dans un état analogue à l’état d’un corps affamé et mutilé.

Le corps humain a surtout besoin de nourriture, de chaleur, de sommeil, d’hygiène, de repos, d’exercice, d’air pur.

Les besoins de l’âme peuvent la plupart être rangés en couples d’opposés qui s’équilibrent et se complètent.

L’âme humaine a besoin d’égalité et de hiérarchie.

L’égalité est la reconnaissance publique, exprimée efficacement dans les institutions et les mœurs, du principe qu’un degré d’attention égal est dû aux besoins de tous les êtres humains. La hiérarchie est l’échelle des responsabilités. Comme l’attention incline à se porter et à s’attarder en haut, des dispositions spéciales sont nécessaires pour rendre compatibles en fait l’égalité et la hiérarchie.

L’âme humaine a besoin d’obéissance consentie et de liberté.

L’obéissance consentie est celle qu’on accorde à une autorité parce qu’on estime qu’elle est légitime. Elle n’est pas possible à l’égard d’un pouvoir politique établi par conquête ou coup d’État, ni à l’égard d’un pouvoir économique fondé sur l’argent. La liberté est le pouvoir du choix à l’intérieur de la marge laissée par la contrainte directe des forces de la nature et par l’autorité acceptée comme légitime. La marge doit être assez grande pour que la liberté ne soit pas une fiction, mais étendue seulement aux choses innocentes, sans que jamais certaines formes de crime soient rendues licites.

L’âme humaine a besoin de vérité et de liberté d’expression.

Le besoin de vérité exige que tous aient accès à la culture de l’esprit sans avoir à être ni matériellement ni moralement transplantés. Il exige que ne s’exerce jamais dans le domaine de la pensée aucune pression matérielle ou morale procédant d’un souci autre que le souci exclusif de la vérité ; ce qui implique l’interdiction absolue de toute propagande sans exception. Il exige la protection contre l’erreur et le mensonge, ce qui transforme en faute punissable toute fausseté matérielle, évitable, affirmée publiquement. Il exige une protection de la santé publique contre les poisons dans le domaine de la pensée.

Mais l’intelligence a besoin pour s’exercer de pouvoir s’exprimer sans qu’aucune autorité la limite. Il faut donc un domaine de la recherche intellectuelle pure, qui soit distinct, mais accessible à tous, et où aucune autorité n’intervienne.

L’âme humaine a besoin, d’une part de solitude et d’intimité, d’autre part de vie sociale.

L’âme humaine a besoin de propriété personnelle et collective.

La propriété personnelle n’est jamais constituée par la possession d’une somme d’argent, mais par l’appropriation d’objets concrets, tels que maison, champ, meubles, outils, que l’âme regarde comme un prolongement d’elle-même et du corps. La justice exige que la propriété personnelle, ainsi comprise, soit inaliénable comme la liberté.

La propriété collective n’est pas définie par un titre juridique, mais par le sentiment d’un milieu humain qui regarde certains objets matériels comme un prolongement et une cristallisation de lui-même. Ce sentiment n’est rendu possible que par certaines conditions objectives.

L’existence d’une classe sociale définie par le manque de propriété personnelle et collective est aussi honteuse que l’esclavage.

L’âme humaine a besoin de châtiment et d’honneur.

Tout être humain qu’un crime a mis hors du bien a besoin d’être réintégré dans le bien au moyen de la douleur. La douleur doit être infligée en vue d’amener l’âme à reconnaître un jour librement qu’elle a été infligée avec justice. Cette réintégration dans le bien est le châtiment. Tout être humain innocent, ou qui a fini d’expier, a besoin que son honorabilité soit reconnue comme étant égale à celle de tout autre.

L’âme humaine a besoin de participation disciplinée à une tâche commune d’utilité publique, et elle a besoin d’initiative personnelle dans cette participation.

L’âme humaine a besoin de sécurité et de risque. La peur de la violence, de la faim, ou de tout autre mal extrême, est une maladie de l’âme. L’ennui causé par l’absence de tout risque est aussi une maladie de l’âme.

L’âme humaine a besoin par-dessus tout d’être enracinée dans plusieurs milieux naturels et de communiquer avec l’univers à travers eux.

La patrie, les milieux définis par la langue, par la culture, par un passé historique commun, la profession, la localité, sont des exemples de milieux naturels.

Est criminel tout ce qui a pour effet de déraciner un être humain ou d’empêcher qu’il ne prenne racine.

Le critère permettant de reconnaître que quelque part les besoins des êtres humains sont satisfaits, c’est un épanouissement de fraternité, de joie, de beauté, de bonheur. Là où il y a repliement sur soi, tristesse, laideur, il y a des privations à guérir.


APPLICATION PRATIQUE

Pour que cette Déclaration devienne l’inspiration pratique de la vie du pays, la première condition est qu’elle soit adoptée dans cette intention par le peuple.

La seconde condition est que quiconque exerce ou désire exercer un pouvoir de n’importe quelle nature — politique, administratif, judiciaire, économique, technique, spirituel ou autre — soit tenu de s’engager à la prendre comme règle pratique de sa conduite.

Dans ce cas le caractère égal et universel de l’obligation est dans une certaine mesure modifié par les responsabilités particulières impliquées par un pouvoir particulier. C’est pourquoi il faudrait ajouter à la formule de l’engagement : « … en faisant plus spécialement attention aux besoins des êtres humains qui dépendent de moi ».

La violation d’un tel engagement, soit en parole, soit en fait, doit être en principe toujours punissable. Mais l’apparition d’institutions et de mœurs permettant de la punir dans la plupart des cas demande plusieurs générations.

L’assentiment à cette déclaration implique un effort continuel pour faire apparaître le plus rapidement possible ces institutions et ces mœurs.

REMARQUES SUR LE NOUVEAU PROJET
DE CONSTITUTION

Quelques innovations heureuses :

— référendum pour les modifications à la Constitution ;

— tentative (très timide et insuffisante) en faveur de l’indépendance de la magistrature ;

― Conseil National consultatif avec pouvoir de proposer des lois ;

— dissolution de l’Assemblée si elle renverse le gouvernement plus de deux ans après les élections ;

— surtout : engagement de fidélité à la Déclaration fondamentale et sanctions en cas de violation. (Mais il faudrait : étendre l’obligation d’engagement bien plus loin qu’il n’est fait ici — définir la violation — et ne pas inclure dans l’engagement la forme républicaine de l’État. Ce n’est pas sur le même plan.)

Tout cela ne va pas très loin…

« La souveraineté réside dans la nation. » De quelque manière qu’on retourne cette phrase, je défie qu’on lui trouve aucun sens. Est-ce une affirmation de fait ? Jamais dans l’histoire connue, ni dans la préhistoire autant qu’on la devine, il n’y a eu de nation souveraine. Veut-on affirmer ce qui est désirable ? Il n’est pas désirable que la nation soit souveraine, mais uniquement la justice. Un mythe hindou dit que Dieu, voulant se manifester, créa la souveraineté. « Mais il ne se manifestait pas. » Il créa les classes sociales inférieures. « Il ne se manifestait toujours pas. » Alors il suscita une forme supérieure, la justice. « La justice est la souveraineté de la souveraineté. C’est pourquoi par la justice le faible atteint celui qui est très puissant, comme par une ordonnance royale. » (C’est quand même plus beau que le langage de 1789 !)

Ce qui est souverain en fait, c’est la force, qui est toujours aux mains d’une petite fraction de la nation. Ce qui doit être souverain, c’est la justice. Toutes les constitutions politiques, républicaines et autres, ont pour unique fin ― si elles sont légitimes ― d’empêcher ou au moins de limiter l’oppression à laquelle la force incline naturellement. Et quand il y a oppression, ce n’est pas la nation qui est opprimée. C’est un homme, et un homme, et un homme. La nation n’existe pas ; comment serait-elle souveraine ? Ces formules vides ont fait trop de mal pour qu’on puisse leur être indulgent.

La souveraineté ne réside pas longtemps dans la nation, puisqu’elle est « déléguée » à une assemblée ! Dès lors la souveraineté réside dans l’Assemblée. L’étrange est qu’il est légitime pour la nation de déléguer sa souveraineté à une Assemblée, mais on interdit à l’Assemblée de la déléguer à son tour. C’est donc qu’on pense que, par un décret éternel et mystérieux de la nature, la souveraineté est un attribut de la profession de parlementaire.

La probité obligerait à rédiger ainsi le début : « La souveraineté politique réside dans une Assemblée nationale élue… », etc.

Il n’y a pas trace ici de cette séparation des pouvoirs sans laquelle, d’après la Déclaration de 1789, il n’y a pas de constitution du tout. Tout le pouvoir appartient à l’Assemblée. Les précautions prises en faveur de la magistrature sont bien peu de chose. D’ailleurs, il est faux que dans le système actuel la magistrature constitue un pouvoir. Il n’y a pas de pouvoir judiciaire. Les juges ne font qu’exécuter automatiquement, avec une marge d’appréciation personnelle en réalité très faible, ce qui leur est ordonné par un mélange informe de textes provenant des rois, des deux Empires, du Parlement, et dénués de toute relation avec l’esprit ou la lettre de la Déclaration de 1789.

La meilleure preuve que le pouvoir judiciaire est inexistant, c’est que Daladier, peu avant la guerre, ait pu le traiter comme il a fait. Ses décrets-lois sur les étrangers prévoyaient qu’un étranger, frappé par la police ou les préfets d’un décret d’expulsion, et n’y obéissant pas (or l’obéissance était en fait impossible), devait être condamné à six mois de prison, sans que le tribunal pût accorder en aucun cas le sursis ni les circonstances atténuantes. Ainsi la police condamnait les gens à six mois de prison, par l’intermédiaire des magistrats réduits à n’être que des appareils enregistreurs. Pas un magistrat n’a protesté ; c’est donc qu’ils se sentaient faits pour ce rôle.

Il ne peut y avoir un pouvoir judiciaire que : 1o si les magistrats reçoivent une formation spirituelle ; 2o si on admet que le jugement en équité, inspiré de la Déclaration fondamentale, est la forme normale de jugement.

Dans ce projet, on ne prévoit d’engagement de fidélité à la Déclaration que pour les fonctions électives ou administratives. Et pourquoi pas pour celle de patron d’usine ? Et de magistrat ? Et de journaliste ? etc. Tout homme qui a le pouvoir de brimer ou de tromper des hommes doit être obligé à prendre l’engagement de ne pas le faire.

Mais pour avoir une autorité suffisante la Déclaration doit être acceptée par plébiscite.

Dans ce projet, la violation de l’engagement pris relativement à elle n’est pas définie. La Haute Cour de Justice politique (pourquoi cet adjectif ?) est mal composée. Elle est nommée par le Président de l’Assemblée. Pourquoi ? Que signifient les mots « représentants de la majorité et de l’opposition » ? C’est introduire la passion politique sous sa forme la plus arbitraire, la moins légitime, à titre officiel, dans ce qui devrait être le siège même de l’impartialité. Si trois hommes sont là en qualité de représentants de la majorité, ils se croiront donc obligés de prononcer en cette qualité, et non pas selon l’unique lumière de leur conscience. Pourquoi mettre trois membres de l’Université ? Avoir trouvé quelque chose au sujet des électrons ou d’un détail de grammaire latine n’est nullement une garantie de jugement, d’équité, de moralité. C’est un des préjugés les plus stupides de notre époque que d’accorder une valeur spirituelle à des réputations fondées sur des travaux étroitement spécialisés, et par suite dénués de toute relation avec la vie spirituelle.

L’Assemblée élit simultanément le premier ministre et le Président de la République. On se demande comment celui-ci représentera « par-delà les variations politiques, les intérêts permanents de la communauté nationale ». Du fait qu’il est élu pour dix ans, il résulte seulement qu’à la fin de son mandat il reflète un état de passion politique périmé depuis dix ans. Il est vrai qu’il est élu aux trois quarts des voix. Il en résultera surtout des marchandages honteux.

Au reste, la différence entre ses pouvoirs et ceux que possédait le Président sous la Troisième République n’est pas suffisante pour modifier la structure du régime.

« Majorité » et « opposition » se trouvent apparemment consacrées comme étant officiellement les rouages essentiels du régime. Cela n’a de sens que dans un système à deux partis tel que le système américain et le système anglais avant l’apparition du Labour Party. Et pour que cela fonctionne, il faut que ces partis s’opposent sans passion, sans fanatisme, sans se réclamer de principes, dans un esprit essentiellement sportif. C’est là un système spécifiquement anglo-saxon, qui d’ailleurs est vicié chaque jour davantage dans les pays anglo-saxons, et qu’il est impossible d’établir en France.

« Majorité » et « opposition » désignent dès lors ceux qui ont voté pour et contre le Premier Ministre. Mais si M. X… croit M. Z… qualifié pour gouverner le pays, et si M. Y… ne le croit pas, s’ensuit-il qu’ils pensent différemment sur la paix et la guerre, les trusts, la condition ouvrière, l’enseignement, etc. ? Si je pense qu’Un Tel n’est pas à la hauteur du rôle de Premier Ministre, m’est-il défendu de changer d’avis après l’avoir vu exercer le pouvoir ? En ce cas devrai-je abandonner les fonctions qu’on m’aura confiées comme représentant de l’opposition ? Ou bien m’accusera-t-on de trahison ?

Ces mots de « majorité » et « opposition » n’ont de sens que si l’élection du Premier Ministre est exclusivement une affaire de partis ; si le chef du parti le plus nombreux d’une coalition victorieuse aux élections est automatiquement désigné (comme ce fut le cas pour Léon Blum).

La mainmise totale des partis sur la vie publique est ce qui nous a fait le plus de mal. Il serait étrange de la consacrer officiellement dans le texte même de la Constitution.

L’intention est de préserver les droits de la minorité. Mais du fait même qu’on cristallise officiellement les notions de majorité et d’opposition, on prépare un régime totalitaire.

Il n’y a qu’un motif légitime de désigner quelqu’un comme membre d’une commission. C’est qu’on pense qu’il a du jugement, des connaissances ou la capacité d’en acquérir, et qu’il désire le bien public et la justice. Tout autre motif est mauvais.

L’intelligence humaine — même chez les plus intelligents — est misérablement au-dessous des grands problèmes de la vie publique. Cependant on s’ingénie à susciter artificiellement des situations qui ne peuvent que l’obscurcir. Avoir à se demander devant un problème politique quelconque : « Quelle est la solution la plus conforme à la raison, à la justice, au bien public », cela exige toute l’attention dont un esprit humain est capable et beaucoup davantage.

Si un homme doit se demander en plus : « Quelle obligation m’impose, relativement à l’attitude à prendre en face de ce problème, ma qualité de représentant de la majorité (ou de l’opposition) », il est perdu. Par la nature des choses, un même esprit ne peut pas en même temps se poser vraiment les deux questions. S’il se pose la seconde, il ne se posera que la seconde.

Des hommes uniquement soucieux du bien public peuvent être ou n’être pas capables de l’assurer. Mais en revanche il est tout à fait certain que là où personne n’a l’attention fixée sur le bien public il ne s’accomplira rien de conforme au bien public.

La conformité au bien public n’est assurée par aucun mécanisme. Une préoccupation intense et exclusive du bien public en est la condition absolument indispensable. Une Constitution est uniquement destinée à combiner les dispositions les plus propres à amener au pouvoir des hommes soucieux du bien public.

Si un pays est conduit à sa perte, on se demande quel réconfort il y a pour lui à y être conduit par les voies les plus rigoureusement parlementaires.

Une Constitution qui donne une existence officielle à la majorité et à l’opposition met par elle-même obstacle à ce que le souci du bien public soit un mobile de l’action politique.

Bien plus, l’opposition, d’après ce texte, doit avoir un chef, qui a seul le pouvoir de déposer une motion de censure !… Dès lors, si le gouvernement se concilie cet homme, il peut faire tout ce qu’il veut.

Un résultat paradoxal est que le gouvernement peut impunément aller à l’encontre des vues de sa propre majorité. Il est bon, certes, qu’il ne soit pas esclave de sa propre majorité, mais c’est aller un peu loin que de l’encourager à gouverner contre elle !

L’Assemblée siégerait en tout entre un mois et deux mois par an. C’est singulier pour l’organisme dépositaire de la souveraineté. Il est évident que dans ces conditions les séances ne seront qu’une façade, et que le jeu politique s’accomplira en réalité tout le long de l’année, clandestinement, dans les partis.

Il y a les commissions, il est vrai, qui apparemment siègent toute l’année. Mais il n’y a entre elles aucune liaison officielle. Il y aura le lien clandestin des partis.

Le gouvernement a le monopole de l’initiative en matière de lois (bien que les commissions et le Conseil National consultatif puissent lui soumettre des projets). L’Assemblée ne peut qu’accepter telles quelles ou rejeter les lois qui lui sont présentées. Autrement dit, le gouvernement exerce le pouvoir législatif, avec droit de veto de la part de l’Assemblée. Singulier renversement !

(On ne voit pas bien quel pouvoir donne à la section de législation du Conseil d’État — organisme irresponsable — la tâche de « rédiger définitivement » les projets de lois.)

Il est vrai qu’on ne fait plus aujourd’hui aucune distinction entre la législation et l’activité gouvernementale.

En conclusion, la Constitution esquissée ici semble moins bonne que celle de 1875 — ce qui est beaucoup dire.

Il y manque un effort d’invention.

On ne s’en tirera pas sans s’imposer d’abord l’effort de penser ce que sont le pouvoir judiciaire, le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif (cet ordre est celui de leur hiérarchie véritable), de quelle coordination ils sont susceptibles, quel mode de désignation et de contrôle convient à chacun.

Au lieu de « La souveraineté politique réside dans la nation » je proposerais « La légitimité est constituée par le libre consentement du peuple à l’ensemble des autorités auxquelles il est soumis ». Cela au moins, il me semble, veut dire quelque chose.

IDÉES ESSENTIELLES
POUR UNE NOUVELLE CONSTITUTION

1o Il n’importe pas comment le chef du gouvernement est nommé, mais comment son pouvoir est limité, comment l’exercice en est contrôlé, comment il est éventuellement châtié.

De même pour toute espèce de pouvoir — politique, administratif, judiciaire, militaire, économique, etc. — tout pouvoir quel qu’il soit.

Le chef du gouvernement ne doit pas être « responsable » devant le pouvoir législatif. En cas de faute, il doit être non renversé, mais jugé.

2o L’activité législatrice consiste à penser les notions essentielles à la vie d’un pays. Le peuple a des aspirations, mais n’a pas la possibilité d’en faire des idées claires. Il doit nommer des hommes, non afin de le « représenter » (qu’est-ce que ce mot peut vouloir dire ?), mais afin de penser pour lui.

Pour cela, il faut qu’il désigne des hommes et non des partis. Les partis ne pensent pas. Ils pensent moins que le peuple.

Il faut séparer rigoureusement les décrets, mesures gouvernementales, et les lois qui expriment le résultat de cet effort de pensée relatif aux notions essentielles.

Le gouvernement prend les décrets. L’initiative en matière de lois ne lui convient pas. Elle ne convient qu’aux législateurs et aux magistrats.

Si le gouvernement, dans ses décrets et son administration quotidienne, viole l’esprit de la législation d’une manière qu’on puisse raisonnablement considérer comme consciente et voulue, ses membres sont non pas renversés, mais pénalement châtiés.

(S’il le viole inconsciemment, il est averti.)

Les notions qui font l’objet de l’attention des législateurs sont de l’ordre des exemples suivants : la propriété — la fonction de l’argent dans la vie d’un pays — la fonction de la presse — définition du respect dû au travail, etc.

Les lois sont des textes ayant un caractère d’assez grande généralité, destinés à servir de guides, d’une part au gouvernement dans l’administration quotidienne du pays, d’autre part aux juges.

Elles ne doivent jamais être autre chose que la projection de la Déclaration fondamentale dans le domaine des faits concrets.

Une Cour de justice particulière doit veiller à cette conformité ; si elle condamne une loi, et si la Chambre législative refuse de s’incliner, les arguments pour et contre ayant été largement portés à la connaissance du public, on finit par organiser un référendum. Il en résulte des sanctions (au moins disqualification professionnelle) pour ceux à qui le peuple donne tort.

La fonction des membres de la Chambre législative est triple :

1o connaître les besoins, les aspirations, les pensées sourdes du peuple ;

2o les traduire en idées claires sous forme de lois ;

3o surveiller comment le gouvernement effectif du pays et la magistrature s’inspirent de l’esprit de la législation, et en instruire régulièrement le peuple.

La dignité de cette triple fonction est incompatible avec les campagnes électorales, qui sont de la prostitution.

Il faut que les membres de cette Chambre soient sollicités d’en faire partie. Cela suppose une vie sociale qui n’ait pas le caractère à la fois grégaire et désertique de celle d’aujourd’hui. Si les groupements de jeunesse, œuvres éducatives, etc., si la vie locale se développent, des hommes d’élite pourront être connus dans leur région sans s’être dégradés par la publicité.

Les juges doivent avoir une formation spirituelle, intellectuelle, historique, sociale, bien plus que juridique (le domaine proprement juridique ne doit être conservé que relativement aux choses sans importance) ; ils doivent être beaucoup, beaucoup plus nombreux ; et ils doivent toujours juger en équité. La législation ne leur sert que de guide. Les jugements précédents aussi.

Mais il y aurait une Cour spéciale pour le jugement des juges, avec châtiments très sévères.

Les législateurs aussi pourraient citer devant un tribunal choisi par eux, parmi leurs membres, tout juge coupable à leurs yeux d’avoir violé l’esprit de la législation.

Les conflits graves entre législatif et judiciaire devraient toujours être tranchés par référendum — le référendum entraînant toujours une peine du côté condamné par le peuple.

La compétence du pouvoir judiciaire est facile à définir. En s’inspirant de la Déclaration fondamentale et de la législation qui en est le simple commentaire, les magistrats ont la charge de punir tout ce qui est mal. Et, plus particulièrement, tout ce qui fait du mal au pays. Un journaliste qui ment, un patron qui brime ses ouvriers, sont des criminels de droit commun. Les juges peuvent être saisis d’une affaire par n’importe qui, ou se saisir eux-mêmes.

L’initiative privée occupe dans la vie du pays, et dans tous les domaines, la plus large place possible ; mais avec répression pénale toutes les fois qu’elle n’est pas orientée vers le bien public.

Les normes doivent être élaborées dans tous les cas particuliers par de petits groupes d’hommes spécialement chargés de ce travail, et doivent être l’objet d’un accord des trois pouvoirs (mais le pouvoir législatif doit avoir le dernier mot dans ce domaine).

Le gouvernement s’occupe du strict minimum ; de tout ce qu’il est absolument impossible de laisser à l’initiative privée.

Le pouvoir législatif veille à le restreindre à ce minimum.


Je verrais une Constitution du modèle suivant (mais elle ne serait applicable qu’après une ou deux générations, une fois formée une véritable magistrature, et il faudrait des modalités de transition).

La magistrature choisit dans son sein, parmi les hauts magistrats, un Président de la République. Il a particulièrement dans son domaine la surveillance du pouvoir judiciaire. Il est nommé à vie.

Il nomme un Premier Ministre — par exemple pour cinq ans. Au cours du troisième mois il a le droit de le révoquer pour incapacité. Après ce délai, ni lui ni personne ne peut le renverser. Mais le Président peut, ainsi que n’importe quel membre de la Chambre législative, le traduire en Haute Cour de Justice.

Le peuple désigne tous les cinq ans (par exemple) une Chambre législative. Tous ceux dont le mandat n’est pas renouvelé passent automatiquement devant un tribunal qui examine comment ils s’en sont acquittés et donne publiquement son appréciation. En plus de leur besogne législative, ils ont un double rôle d’information qui fait d’eux le lien entre le peuple et les rouages centraux de la vie publique.

Tous les conflits graves entre pouvoir législatif et judiciaire sont arbitrés par référendum populaire.

Tous les conflits graves entre le pouvoir législatif et le gouvernement sont arbitrés par le pouvoir judiciaire.

(Les conflits entre le gouvernement et le pouvoir judiciaire sont, le cas échéant, arbitrés par le pouvoir législatif.)

Tous les vingt ans, le peuple est invité à dire par référendum s’il pense que — relativement à l’imperfection des choses humaines — la vie publique est satisfaisante. Le référendum est précédé d’une longue période de réflexion et de discussion, où toute propagande est interdite sous peine des châtiments les plus graves.

Si le peuple répond : non, le Président de la République tombe automatiquement, et se trouve automatiquement soumis jusqu’à la mort à une dégradation sociale dont on fixerait les modalités. Notamment, pendant un délai de quelques mois, n’importe qui peut l’accuser de fautes commises pendant sa gestion devant un tribunal spécial habilité notamment pour le condamner à mort.

Le Premier Ministre, au bout de ses cinq ans de gestion — s’il les a traversés sans trouble — passe automatiquement devant la Haute Cour de Justice pour en rendre compte. Elle peut connaître tous les documents, interroger tous les témoins, et elle est libre de donner une appréciation.


Tout cela a l’air fantaisiste, mais ne l’est pas.

Le plus difficile serait d’imaginer le régime de transition avant que de telles mœurs puissent s’installer.

CETTE GUERRE EST UNE GUERRE
DE RELIGIONS

Les hommes ont souvent rêvé de supprimer le problème religieux. Ce fut le rêve de Lucrèce. « Combien la religion a pu conseiller de crimes ! » Les Encyclopédistes ont cru y être parvenus. Leur influence, effectivement, s’est fait sentir dans tous les pays, à travers tous les continents.

Et pourtant il n’est peut-être pas aujourd’hui un être humain au monde qui ne souffre dans sa vie intime, quotidienne, par la répercussion d’un drame religieux unique qui a pour théâtre la planète entière.

Ce qui fait que l’homme ne peut pas éviter le problème religieux, c’est que l’opposition du bien et du mal est pour lui un fardeau intolérable. La morale est quelque chose où il ne peut pas respirer.

Une tradition albigeoise raconte que le diable a séduit les créatures en leur disant : « Avec Dieu vous n’êtes pas libres, car vous ne pouvez faire que le bien. Suivez-moi et vous aurez la puissance de faire à votre gré le bien et le mal. » L’expérience confirme cette tradition, car l’innocence se perd tous les jours par l’attrait de la connaissance et de l’expérience, bien plus que par celui du plaisir.

L’homme a suivi le diable. Il a reçu ce que le diable lui promettait. Mais mis en possession du couple bien et mal, il est aussi à son aise qu’un enfant qui aurait pris dans sa main un charbon brûlant. Il voudrait jeter le charbon. Il s’aperçoit que c’est difficile.

Il y a trois méthodes pour y parvenir.

La première est irréligieuse. Elle consiste à nier la réalité de l’opposition entre le bien et le mal. Notre siècle l’a essayée. Une horrible parole de Blake a eu parmi nos contemporains un grand retentissement : « Il vaut mieux étrangler un enfant dans son berceau que de garder au cœur un désir non satisfait. »

Seulement ce n’est pas le désir qui oriente l’effort, c’est le but. L’essence même de l’homme est l’effort orienté ; les pensées de l’âme, les mouvements du corps, n’en sont que des formes. Quand l’orientation disparaît, l’homme devient fou, au sens littéral, médical du mot. C’est pourquoi cette méthode, fondée sur le principe que tout se vaut, rend fou. Quoiqu’elle n’impose aucune contrainte, elle précipite l’homme dans un ennui semblable à celui des malheureux condamnés à la prison cellulaire, et dont la plus grande douleur est de n’avoir rien à faire.

L’Europe est tombée dans cet ennui depuis l’autre guerre. C’est pour cela qu’elle n’a fait presque aucun effort pour échapper aux camps de concentration.

Dans la prospérité, avec des ressources surabondantes, on essaie de tromper un tel ennui en jouant. Non pas des jeux d’enfants qui croient à leurs jeux. Des jeux d’hommes mûrs en captivité.

Mais dans le malheur les forces ne suffisent pas aux besoins. Le problème de savoir comment diriger ses forces ne se pose plus. L’homme n’a plus à diriger que son espérance. L’espoir des malheureux n’est pas matière à jeu. Le vide devient alors insupportable. Le système qui pose que tout se vaut est rejeté avec horreur.

C’est ce qui s’est produit en Europe. Les nations ont eu ce mouvement d’horreur tour à tour, à mesure que le malheur les prenait.

La seconde méthode est l’idolâtrie. C’est une méthode religieuse, si l’on prend le mot religion au sens où le prenaient les sociologues français, l’adoration de la réalité sociale sous des noms de divinité divers. C’est ce que Platon comparait au culte d’un gros animal.

Cette méthode consiste à délimiter une région sociale à l’intérieur de laquelle le couple de contraires bien et mal n’a pas le droit d’entrer. En tant que partie de cette région, l’homme n’est plus soumis à ce couple.

L’usage de cette méthode est fréquent. Un savant, un artiste, croient souvent être en tant que tels dégagés de toute obligation, ayant fait de la science, de l’art, un espace clos où la vertu et le vice ne pénètrent pas. De même aussi quelquefois un soldat, un prêtre ; ainsi s’expliquent les sacs de villes et l’Inquisition. D’une manière générale, cet art de la compartimentation a fait commettre au cours des siècles beaucoup de monstruosités par des hommes qui ne paraissaient pas des monstres.

Mais la méthode est défectueuse quand elle est partielle. Un savant n’est pas délivré du couple bien et mal en tant que père, époux, citoyen. Pour que la délivrance soit totale, la zone d’où l’opposition du bien et du mal est exclue doit être telle qu’un homme puisse y pénétrer tout entier.

Une nation peut jouer ce rôle. Ce fut le cas dans l’antiquité pour Rome et pour Israël. Dès lors qu’un Romain avait cessé d’exister à ses propres yeux en toute autre qualité qu’en qualité de Romain, il était affranchi du bien et du mal. Il n’était régi que par la loi purement animale de l’expansion. Il n’avait à songer qu’à dominer les peuples en maître absolu, épargnant plus ou moins ceux qui obéissaient, écrasant ceux qui lui opposaient leur fierté. Les moyens mis en usage étaient indifférents, sinon du point de vue de l’efficacité.

Une Église peut jouer aussi le même rôle. L’apparition de l’Inquisition au Moyen Âge montre qu’un courant de totalitarisme s’était sans doute glissé dans la chrétienté. Heureusement il ne l’a pas emporté ; mais il a fait avorter peut-être cette civilisation chrétienne que le Moyen Âge avait été sur le point de produire.

De nos jours, les nations seules exercent cette fonction, non pas directement, mais par l’intermédiaire d’un parti d’État et des organisations qui l’entourent. Dans les pays à parti unique, le membre du parti qui une fois pour toutes a abdiqué toute autre qualité que celle-là n’est plus soumis au péché. Il peut être maladroit, à la manière d’une domestique qui casse une assiette. Mais quoi qu’il fasse, il ne peut faire aucun mal, car il est exclusivement le membre d’un corps, le Parti, la Nation, qui ne peut faire aucun mal.

Il ne perd cette protection, cette armure, que si soudain il redevient un être de chair et de sang, ou bien un être qui a une âme, bref autre chose qu’une parcelle de ce corps. Mais le privilège d’être affranchi du bien et du mal est si précieux que beaucoup d’hommes et de femmes, ayant choisi pour toujours, restent inflexibles devant l’amour, l’amitié, la souffrance physique et la mort.

Il leur en coûte, et il ne faut pas s’étonner qu’en contrepartie ils prennent plaisir à torturer les faibles. Ils ont besoin de se prouver expérimentalement à eux-mêmes la réalité de cette licence absolue dont ils ont payé si cher le privilège.

De même que l’indifférence au bien et au mal, une telle idolâtrie conduit à une sorte de folie. Mais ce sont deux folies très différentes. L’Allemagne avait contracté la première à un degré plus élevé qu’aucun pays d’Europe. Sa réaction a été violente en proportion. Mais en se rejetant avec désespoir dans la seconde de ces deux folies, elle a gardé beaucoup de la première. Leur combinaison a produit ce qui fait depuis quelques années l’horreur et l’épouvante du monde.

Pourtant nous ne devons pas méconnaître que l’Allemagne est pour nous tous, gens du xxe siècle, un miroir. Ce que nous apercevons là de tellement hideux, ce sont nos propres traits, seulement grossis. Cette pensée ne doit rien ôter à l’énergie de la lutte, au contraire.

L’idolâtrie est dégradante. Heureusement, elle est de plus précaire. Car l’idole est périssable. Rome a fini par être mise à sac et réduite en servitude à son tour. Le folklore est plein d’histoires de géants à qui personne ne peut faire de mal, parce qu’ils ont caché leur âme dans un œuf qui est dans un poisson qui est dans un lac très lointain et gardé par des dragons. Mais un jour un jeune homme surprend le secret, s’empare de l’œuf et tue le géant. C’est que le géant avait commis l’imprudence de cacher son âme quelque part sur cette terre, dans ce monde. Un jeune S.S. commet la même imprudence. Pour être en sécurité, il faut cacher son âme ailleurs.

L’art d’y parvenir constitue la troisième méthode, qui est la mystique. La mystique est le passage au-delà de la sphère où le bien et le mal s’opposent, et cela par l’union de l’âme avec le bien absolu. Le bien absolu est autre chose que le bien qui est le contraire et le corrélatif du mal, quoiqu’il en soit le modèle et le principe.

Une telle union est une opération réelle. Comme une jeune fille, après avoir eu un mari ou un amant, n’est plus vierge, de même une âme, après avoir passé par une telle union, est devenue autre pour toujours.

C’est une transformation inverse de celle qui s’est produite quand les créatures ont suivi le diable. Par suite, c’est une opération difficile, et même impossible, contraire à la loi de dégradation de l’énergie, bien plus encore que la transformation de la chaleur en mouvement. Mais l’impossible est possible à Dieu. En un sens même, seul l’impossible est possible à Dieu. Il a abandonné le possible aux mécanismes de la matière et à l’autonomie des créatures.

Les procédés et les effets de cette transformation ont été étudiés expérimentalement, de la manière la plus minutieuse, dans l’antiquité par les Égyptiens, les Grecs, les Hindous, les Chinois et probablement beaucoup d’autres, au Moyen Âge par plusieurs sectes bouddhistes, par les musulmans et par les chrétiens. Depuis plusieurs siècles, ces choses sont plus ou moins oubliées dans tous les pays.

La nature même d’une telle transformation empêche qu’on puisse espérer la voir accomplie par tout un peuple. Mais la vie entière de tout un peuple peut être imprégnée par une religion qui soit tout entière orientée vers la mystique. Cette orientation seule distingue la religion de l’idolâtrie.

L’école sociologique française a presque raison dans son explication sociale de la religion. Il s’en faut d’un infiniment petit qu’elle ait raison. Seulement cet infiniment petit est le grain de sénevé, la perle dans le champ, le levain dans la pâte, le sel dans la nourriture. Cet infiniment petit est Dieu, c’est-à-dire infiniment plus que tout.

Dans la vie d’un peuple comme dans la vie d’une âme, il s’agit seulement de mettre cet infiniment petit au centre. Tout ce qui n’en a pas le contact direct doit en être comme imprégné par l’intermédiaire de la beauté. C’est ce qu’a failli accomplir le Moyen Âge roman, cette période prodigieuse où quotidiennement les yeux et les oreilles des hommes étaient comblés de beauté parfaitement simple et pure.

La différence est infiniment petite entre un régime du travail qui ouvre aux hommes la beauté du monde et un autre qui la ferme. Mais cet infiniment petit est réel. Là où il est absent, rien d’imaginaire ne peut le remplacer.

Partout et toujours, s’il est permis d’employer de tels mots pour résumer, jusqu’à une période récente, le régime du travail a été corporatif. Les institutions telles que l’esclavage, le servage, le prolétariat, s’ajoutaient à l’organisation corporative comme un cancer à un organe. Depuis quelques siècles, le cancer a remplacé l’organe.

Quand le fascisme met en avant la formule corporative, c’est avec la même sincérité que lorsqu’il parle de paix. D’ailleurs, rien de ce qu’on nomme aujourd’hui corporatisme n’a quoi que ce soit de commun avec les anciennes corporations. L’antifascisme aussi peut un jour adopter cette formule, et derrière ce rideau tomber dans un capitalisme d’État à forme totalitaire. Un vrai régime de corporations ne poussera pas dans un milieu qui n’y sera pas spirituellement préparé.

Le malheur était tombé sur l’Allemagne sous la forme de la crise économique ; il l’a poussée violemment hors du vide de l’indifférence dans une fureur d’idolâtrie. Le malheur est tombé sur la France sous la forme d’une conquête. L’idolâtrie nationale n’est pas possible à un peuple subjugué.

Des trois méthodes pour se débarrasser de l’opposition du bien et du mal, aucune n’est accessible aux esclaves ou aux peuples asservis. D’un autre côté, tous les jours les douleurs et les humiliations font entrer en eux le mal du dehors qui éveille le mal intérieur sous forme de peur ou de haine. Ils ne peuvent ni oublier le mal ni s’en délivrer, et vivent ainsi dans la meilleure imitation terrestre de l’enfer.

Mais les trois méthodes ne sont pas également inaccessibles. Deux sont impossibles. Celle qui est surnaturelle est seulement difficile. Il n’est d’accès vers elle que par la pauvreté spirituelle. Autant la vertu de pauvreté spirituelle est indispensable aux riches pour éloigner d’eux la souillure de la richesse, autant elle est indispensable aux misérables pour les empêcher de se décomposer dans la misère. Elle est également difficile aux uns et aux autres. L’Europe asservie et opprimée n’entrera dans des jours meilleurs, au moment de la libération, que si, dans l’intervalle, la vertu de pauvreté spirituelle y a pris racine.

En matière de civilisation, les masses ne sont pas créatrices si des élites authentiques ne leur infusent pas une inspiration. Il faut aujourd’hui qu’une élite allume parmi les masses misérables la vertu de pauvreté spirituelle. Pour cela, il faut d’abord que les membres de cette élite soient pauvres, non seulement spirituellement, mais en fait. Il faut qu’ils subissent tous les jours, dans leur âme et dans leur chair, les douleurs et les humiliations de la misère.

Ce n’est pas un nouvel ordre franciscain qu’il faut. Une robe de bure, un couvent, sont une séparation. Ces gens doivent être dans la masse et la toucher sans que rien s’interpose. Et, ce qui est plus difficile que de supporter la misère, ils ne doivent se permettre aucune compensation ; ils doivent mettre sincèrement dans leurs rapports avec la masse qui les entoure la même humilité qu’un naturalisé envers les citoyens du pays qui l’a reçu.

Si on avait compris que cette guerre serait un drame religieux, on aurait pu prévoir depuis beaucoup d’années quelles nations en seraient les acteurs, quelles seraient les victimes passives. Les nations qui ne vivaient pas d’une religion ne pouvaient y être que des victimes passives. C’était le cas de presque toute l’Europe. Mais l’Allemagne vit d’une idolâtrie. La Russie vit d’une autre idolâtrie ; peut-être aussi que sous cette idolâtrie quelques restes d’un passé renié frémissent encore. Et quoique l’Angleterre soit rongée par les maladies du siècle, il y a une telle continuité dans l’histoire de ce pays, une telle puissance de vie dans sa tradition, que quelques racines y puisent encore de la sève dans un passé imprégné de lumière mystique.

Il y a eu un moment où l’Angleterre s’est trouvée devant l’Allemagne comme un enfant aux mains vides seul devant une brute qui brandit un revolver dans chaque main. Un enfant, dans cette situation, ne peut pas grand-chose. Mais s’il regarde froidement la brute dans les yeux, il est certain que la brute hésitera quelques moments.

C’est ce qui s’est produit. L’Allemagne, pour se dissimuler à elle-même cette hésitation, pour se donner un alibi, s’est jetée sur la Russie et y a brisé le meilleur de ses forces. Les flots de sang versés par les soldats russes ont fait presque oublier ce qui a précédé. Pourtant ce moment de silence et d’immobilité de l’Angleterre mérite encore bien davantage un souvenir impérissable. Cet arrêt des troupes allemandes sur la Manche est la part propre du surnaturel dans cette guerre. Part comme toujours négative, imperceptible, infiniment petite, et décisive. Les flots de la mer vont loin, mais quelque chose les arrête. L’antiquité savait que Dieu est ce qui assigne une limite.

Il y avait un temps où tous les murs, en France, étaient couverts d’affiches qui portaient : « Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts. » Ce fut la parole la plus niaise de cette guerre. Le moment décisif a été celui où notre force était presque nulle. La force ennemie s’est arrêtée parce que la force, n’étant pas divine, est sujette à la limite.

La guerre s’est étendue à d’autres continents. L’idolâtrie qui anime le Japon est peut-être plus violente encore que celle d’aucun autre peuple. Aux États-Unis la croyance démocratique est encore vivante, alors qu’en France, par exemple, même avant la guerre, même avant Munich, elle était presque morte. Mais notre époque est une période d’idolâtrie et de foi, non de simple croyance. Pour l’Amérique, la guerre est encore récente et amortie par la distance. Mais sous son choc, pour peu qu’elle dure, il est presque certain qu’il se produira de profondes transformations.

L’Europe reste au centre du drame. Du feu jeté sur la terre par le Christ, et qui peut-être était le même que le feu de Prométhée, quelques charbons brûlants étaient restés en Angleterre. Cela a suffi pour empêcher le pire. Mais nous n’avons obtenu qu’un répit. Nous restons perdus si de ces charbons et des étincelles qui crépitent sur le continent il ne sort pas une flamme capable d’allumer l’Europe.

Si nous sommes délivrés seulement par l’argent et les usines de l’Amérique, nous retomberons d’une manière ou d’une autre dans une autre servitude, équivalente à celle que nous subissons. Il ne faut pas oublier que l’Europe n’a pas été subjuguée par des hordes venues d’un autre continent ou de la planète Mars, et qu’il suffirait de chasser. L’Europe souffre d’une maladie interne. Elle a besoin d’une guérison.

Elle ne pourra vivre que si elle s’est délivrée au moins en grande partie elle-même. Elle ne peut heureusement pas avoir recours à une idolâtrie qu’elle opposerait à celle des vainqueurs, parce que des nations asservies ne peuvent pas devenir des idoles. Les pays subjugués ne peuvent opposer au vainqueur qu’une religion.

Si une foi surgissait sur ce continent misérable, la victoire serait rapide, sûre et solide. Cela est évident même sur le plan stratégique. Nos communications se font sur mer, et nous avons à les défendre contre les sous-marins. Les communications ennemies se font parmi des populations opprimées, et deviendraient impossibles si l’incendie d’une véritable foi se propageait sur tout ce territoire.

Mais ni la description des avions de bombardement les plus récents, ni des statistiques de production, ni la promesse de vêtements ou de nourriture ne peuvent préparer le jaillissement d’une vraie foi. Il n’y a qu’un chemin vers la foi pour des malheureux, c’est la vertu de pauvreté spirituelle. Mais c’est là une vérité cachée. Car la pauvreté spirituelle ressemble en apparence à l’acceptation de la servitude. Elle y est même identique à un infiniment petit près. Toujours le même infiniment petit, qui est infiniment plus que tout.

Le malheur n’est pas par lui-même une école de pauvreté spirituelle. Il est seulement l’occasion presque unique d’en faire l’apprentissage. Quoiqu’il soit beaucoup moins fugitif que le bonheur, il passe pourtant, et il faut se hâter.

L’occasion présente sera-t-elle mise à profit ? Ce problème est peut-être plus important militairement que les plans stratégiques, plus important économiquement que les statistiques et les tableaux de répartition. Hitler nous a enseigné, si nous sommes capables d’apprendre, que la politique vraiment réaliste tient compte avant tout des pensées.

Il joue pour le mal ; sa matière est la masse, la pâte. Nous jouons pour le bien, notre matière est le levain. Les procédés doivent différer en conséquence.

RÉFLEXIONS SUR LA RÉVOLTE

Ce qui écrase moralement la France, c’est le fait qu’elle est sortie de la guerre presque avant d’y être entrée. La masse du peuple français n’avait pas encore assumé l’attitude d’esprit du combattant en mai 1940. Un mois plus tard, la France était hors de la guerre. Elle s’est trouvée comme un homme qui a la tête fracassée pendant son sommeil et se débat longtemps dans un affreux cauchemar avant le réveil.

Compte tenu de tout, la France a souffert des conséquences de la guerre plus peut-être qu’aucun autre pays. Mais elle n’a pas l’esprit de guerre pour réconfort des souffrances de la guerre. Un Français qui a froid et faim ne peut pas se dire : « C’est la guerre ! » Car ce n’est pas la sienne. Quand la France était dans la guerre en fait, elle n’y était pas en esprit. Maintenant qu’elle y est en esprit, elle n’y est plus en fait. Cette distance entre la pensée et la réalité a été et est encore d’une gravité mortelle pour la France. À cause d’elle l’épreuve actuelle, quoique tellement plus douloureuse, est une chose irréelle, un cauchemar, comme la « drôle de guerre ».

Si ce qu’on a appelé la « Révolution nationale » est demeuré un pur néant, ce n’est pas seulement à cause de la corruption des chefs et de l’état de trahison où se trouvait le gouvernement. Au début, des gens honnêtes, courageux et jeunes ont pris part à l’entreprise (et surtout aux mouvements de jeunesse) dans la pensée de reconstruire la France. Si le pays avait été autrement disposé, le mouvement aurait pu prendre réellement, secouer les masses, balayer le gouvernement même dont il était issu, et orienter la nation dans un sens vraiment français. Mais l’esprit de réforme n’était pas compatible avec cet état de rêve, d’irréalité, d’attente passive où se trouvait l’ensemble du pays.

Si le pays se trouve encore dans cet état au moment de la victoire, et reçoit la délivrance du dehors, les plans de réforme les plus beaux et même les plus pratiques risquent de demeurer lettre morte, faute d’esprit qui leur insuffle de la vie. Car la vie ne peut leur venir que du peuple français.

Un plan n’est pas praticable ou irréalisable par lui-même. Un même dessin d’architecte peut être excellent si l’on a du ciment armé et absurde si l’on construit avec du bois. Un plan est praticable s’il répond à quelque chose de latent dans un peuple, et s’il contient d’abord les procédés propres à faire jaillir ce quelque chose.

Avant juin 1940, il manquait surtout aux Français une certaine manière de penser. Maintenant il leur manque surtout des moyens matériels. La France maintenant est près d’être prise par l’esprit de guerre ; mais l’ennemi l’a désarmée.

Or en fait il se trouve en France, et plus généralement dans les pays occupés, une source d’énergie qui, si elle était militairement exploitée sur une vaste échelle, aurait du point de vue militaire plus d’importance peut-être encore que le pétrole.

Cette source d’énergie n’est autre que l’horreur des hommes contre l’oppression.

Ce fut là le facteur décisif à ce moment suprême de l’été de 1940 où l’Angleterre s’est trouvée seule devant l’Allemagne victorieuse. Mais dans la période antérieure comme dans celle qui a suivi, on a mené cette guerre presque exclusivement par des méthodes purement militaires, au sens classique du mot.

Pourtant Clausewitz avait prévu une forme de guerre qui serait presque indiscernable de la révolte. Il pensait que, comme les armées de métier du xviiie siècle se sont trouvées impuissantes devant l’armée française, transformée par la Révolution en armée nationale, de même un jour une armée se trouverait impuissante devant un ennemi qui ajouterait à l’action proprement militaire le soulèvement massif de toute une population.

Ce phénomène s’est déjà produit sur une petite échelle pendant l’autre guerre, quand T. E. Lawrence, ayant élaboré une stratégie de la révolte combinée avec la guerre, souleva l’Arabie contre une armée turque instruite et en partie commandée par des Allemands.

Cette circonstance lui a été favorable, car les Allemands sont lents à réagir devant l’imprévu et désarmés par la surprise.

Il définissait l’objectif ainsi : faire que l’occupant ne possède que les quelques centimètres carrés de terre où sont posés les pieds de ses soldats, et rendre ainsi l’occupation inutile. Pour cela, combiner la propagande avec une série d’actions de guérilla contre les communications ennemies, actions préparées en secret, foudroyantes et réussissant par surprise.

Dans cette guerre-ci, étendue au globe entier, il est de plus en plus clair que le point décisif, ce n’est pas la bataille, ni même la production, mais les communications. Sera vainqueur le camp qui conservera ses communications et empêchera celles de l’ennemi, quand même il subirait temporairement de graves échecs militaires.

Les nôtres sont exposés aux dangers de la mer. Celles de l’ennemi se font en grande partie sur des territoires peuplés de populations asservies et hostiles. Il en est ainsi même des nations soi-disant amies ou alliées de l’Allemagne. Le territoire même de l’Allemagne est plein d’esclaves importés des pays conquis, et qui ont le cœur plein de haine.

En plus des communications, la production de l’Allemagne s’accomplit dans les mêmes conditions.

Enfin, nous avons maintenant, grâce à l’excès des souffrances, ce que l’ennemi au début était à peu près seul à posséder, une quantité non négligeable d’êtres humains disposés à courir des risques allant à un degré aussi proche qu’on voudra de la mort certaine. Peut-être même sommes-nous à notre tour presque seuls à posséder cela ; car ceux qui avaient cette disposition d’esprit chez l’ennemi sont sans doute maintenant tombés pour la plupart, et il est douteux qu’ils soient remplacés dans la même proportion. C’est là un facteur d’une importance inestimable par sa répercussion morale dans les deux camps, si seulement on l’utilise.

Le général Smuts, il y a peu de temps, a fait constituer, pour protéger les communications alliées, un Conseil suprême de la lutte contre les sous-marins.

La France combattante ne pourrait-elle pas prendre l’initiative parallèle, et proposer au gouvernement anglais un Conseil suprême de la révolte, conseil où siégeraient, sous la présidence anglaise, des représentants de tous les territoires occupés par l’Allemagne ?

L’action de sabotage et de désorganisation sur tout le continent européen — y compris même le territoire de l’Allemagne — aurait ainsi dans la stratégie générale de cette guerre la place de premier plan qui semble lui revenir.

Cette action est susceptible de formes infiniment variées, dont certaines pourraient être toutes nouvelles et inventées au cours de la lutte. Par exemple, si on sait quels sont les quelques hommes indispensables à la marche d’une entreprise, on peut tenter de les approcher l’un après l’autre et essayer de leur persuader soit de fuir, soit de se cacher quelque part à la campagne, soit de feindre une maladie. De même pour les réseaux de voies ferrées. Surtout on doit pouvoir inventer des méthodes qui rendent les ressources de la technique moderne utilisables pour la révolte au même degré qu’elles ont été jusqu’ici utilisées par l’oppression. Par des procédés variés on doit pouvoir faire que la désorganisation s’étende peu à peu sur le territoire occupé par l’ennemi comme une lèpre, comme une maladie mortelle et sans remède, de sorte que la situation de l’Allemagne, en peu de temps, devienne bien pire que si elle était enfermée à l’intérieur de ses propres frontières.

Mais la première condition, c’est que cette action soit parfaitement coordonnée et occupe dans la stratégie générale une place de premier plan.

Non seulement l’énergie enfermée dans l’esprit de révolte serait ainsi pleinement utilisée, mais elle serait incroyablement accrue par cette utilisation même. La propagande par la parole imprimée, radiodiffusée ou transmise de bouche en bouche est une chose essentielle, mais qui n’atteint sa complète efficacité que si elle est combinée avec la propagande par l’action. La parole et l’action, combinées, multiplient réciproquement leur efficacité.

Une telle action coûterait beaucoup de vies infiniment précieuses, mais elle aurait un si grand retentissement qu’elle ferait surgir beaucoup plus de héros qu’elle n’en ferait tomber. Elle aurait sur le pays une influence éducative qui, aussi bien pour la guerre que pour l’après-guerre, compenserait largement les pertes.

L’action clandestine menée actuellement agit certainement dans ce sens. Mais c’est dans une mesure encore très insuffisante. L’action de sabotage n’a pas atteint une intensité ni une importance qui lui permette d’avoir un retentissement sur la sensibilité publique. Les meurtres de soldats allemands, d’ailleurs moins répandus en France qu’ailleurs, comportent des dangers d’ordre moral terribles et apparaissent plutôt comme d’aveugles explosions de haine que comme des actes de guerre.

La presse illégale mérite beaucoup d’admiration. Il est certainement beau et nécessaire que quelques hommes, sous les yeux de l’ennemi, risquent la mort pour dire non à l’oppression. Mais on peut se demander s’il n’y a pas eu une trop grande dépense d’énergie et de courage dans cette voie. Car quant à l’action sur l’opinion, la radio de Londres a eu une action infiniment plus grande à beaucoup moins de frais. Dans beaucoup de milieux qui n’ont pas été touchés par les journaux clandestins, l’esprit de résistance a été alimenté seulement par elle. Puis la presse clandestine, tout en exposant ceux qui y travaillent aux pires dangers, consiste quand même en fin de compte en paroles, en appels à l’action. Quoique les appels à l’action soient indispensables, ils n’atteignent le plus haut degré possible de puissance persuasive que s’ils sont accompagnés par l’action elle-même, par l’infliction d’un dommage concret, matériel à l’ennemi. L’action elle-même constitue le plus puissant des appels à l’action et le stimulant le plus irrésistible.

Il y a des gens qui sont disposés dès maintenant au risque et même au sacrifice, mais qui se réservent pour quelque chose de plus concret que la propagande ; ils prendraient part au mouvement s’il se tournait tout entier vers l’effort pour faire effectivement le plus de mal possible à l’ennemi. Ces hommes, étant d’un tempérament plus modéré, plus prudent que ceux qui se sont lancés tout de suite dans l’action clandestine, seraient d’un usage particulièrement précieux dans l’organisation du pays après la victoire, si on a su les faire émerger auparavant. Il y en a beaucoup d’autres qui n’ont pas encore été remués jusqu’au fond de l’âme ni par le malheur du pays ni par la propagande, mais qui prendraient feu si une action efficace et de grande envergure se développait. Ainsi une action de ce genre disposerait très vite de forces de très loin supérieures à celles que possède le mouvement clandestin actuel.

Au bout de peu de temps, la masse même de la population pourrait être ébranlée ; et parallèlement le moral des troupes d’occupation s’effondrerait. Cette prévision est applicable, bien entendu, à tous les territoires occupés. La contagion pourrait même s’étendre à l’Italie, à l’Espagne, à l’Europe centrale.

Les victoires actuelles créent une tendance naturelle à compter sur le cours du temps, à laisser la tension morale se relâcher un peu. Mais c’est le moment, au contraire, de tendre au maximum toutes les énergies, tous les efforts d’invention pour frapper l’ennemi à coups redoublés, l’étourdir, le désespérer. Dans les territoires occupés, la durée et l’intensité croissante de la souffrance, jointes à une espérance enfin confirmée par les faits, produisent précisément maintenant le milieu moral le plus favorable au jaillissement des énergies, à la contagion de l’héroïsme.

Si on saisit ce moment, la situation du printemps 1940 peut se reproduire à l’envers très prochainement.

Par exemple, on peut imaginer qu’après une certaine période d’action sourde, mais générale, intense et méthodique, sur les territoires occupés et en Allemagne même pour saper l’organisation de l’ennemi, un jour un débarquement des armées alliées s’opère sur le territoire même de l’Allemagne. Au même moment, très probablement, toutes les populations non allemandes de l’Europe, si seulement des armes leur tombent du haut du ciel, et même sans en avoir, anéantiraient irrésistiblement les troupes allemandes disséminées au milieu d’elles et paralysées par la surprise. Et la panique, la trahison, la guerre civile larvée ou même ouverte, bref tous les phénomènes qui ont ouvert l’Europe à l’armée allemande se développeraient sur le territoire allemand, où tous les étrangers, soulevés d’espérance, répandraient le désordre partout.

Tout cela semble au moins très probable. Car une utilisation méthodique et efficace de l’esprit de révolte, portant les populations soumises au premier plan dans la conduite générale de la guerre, mettrait si haut le moral des nations conquises et abaisserait tellement celui de la nation conquérante qu’un seul événement spectaculaire, tel que la présence des armées alliées en Allemagne, couronnant une série de succès, pourrait suffire à l’effondrement de l’ennemi.

Il y a deux vérités qu’il faut toujours considérer ensemble. D’une part c’est principalement le moral qui décide de l’issue des guerres, et dans une guerre comme celle-ci plus que dans toute autre. D’autre part ce ne sont pas les paroles, mais les faits d’une certaine espèce combinés avec les paroles, qui élèvent ou abaissent le moral.


Mais l’utilisation stratégique du potentiel de révolte en Europe, et notamment en France, a plus d’importance encore pour l’après-guerre que pour la victoire. La victoire peut peut-être s’obtenir sans cette utilisation, quoique ce ne soit pas certain. Mais pour l’après-guerre c’est un facteur vital, décisif.

La libération du territoire français est l’essentiel, mais ne peut résoudre aucun problème. Elle est essentielle pour que les problèmes se posent. Si l’Allemagne avait la victoire définitive, aucun problème ne se poserait plus ; il n’y en a pas pour les esclaves. Une fois les Allemands partis apparaîtront les problèmes les plus tragiques. La France est dans l’état d’un malade qu’un brigand a surpris en pleine crise et garrotté ; une fois les cordes coupées, il reste à s’occuper de la maladie. Mais cette comparaison est défectueuse, car ici le traitement est à commencer même avant la libération, et la manière dont la libération s’opérera déterminera par elle-même soit une aggravation du mal, soit un commencement de guérison.

Si la France, actuellement asservie par les armes allemandes, est libérée soit par l’argent américain, soit par les soldats russes, il est à craindre qu’elle demeure dans une servitude moins visible, mais presque aussi dégradante, sous forme soit de semi-vassalité économique à l’égard de l’Amérique, soit de communisme. D’un autre côté la somme d’amertume, de haine, de révolte accumulée est telle que des luttes civiles atroces et inutiles sont presque inévitables si elle ne s’est pas efficacement dépensée dans une action de guerre.

Autant il est désirable que les cas éclatants de trahison reçoivent un châtiment solennel, autant il faut souhaiter que les défaillances des hommes de second plan et au-dessous, survenues après la défaite, soient oubliées. Autrement la France vivrait des années dans une atmosphère atroce, dégradante, de haine et de peur. Le seul moyen d’éviter cela, c’est une grande action qui, dès avant la délivrance, entraîne le pays, permette à ceux qui n’ont pas été irrémédiablement compromis de se réconcilier avec le pays et avec eux-mêmes, efface la lâcheté passée sous un renouveau de courage et de fraternité d’armes.

Devant le double et terrible danger d’asservissement semi-colonial et de guerre civile, la France aura un besoin urgent de chefs dès l’instant où le territoire sera libéré. Or il n’y en a pas. Tous ceux qui ont joué un rôle important en France, qui se sont fait un nom, avant la guerre, pendant la guerre ou depuis la défaite, sont éliminés de ce fait même ; la France a la même répulsion pour son propre passé récent qu’un malade pour ses propres vomissements.

Le général de Gaulle, aux yeux de la masse des Français, est un symbole, non pas un chef. Ce sont deux choses très différentes, quoique les mots n’expriment pas toujours la différence. En un sens, il est beaucoup plus beau d’être un symbole, et c’est ce dont la France, jusqu’ici, a eu le plus grand besoin. Mais une fois le territoire libéré, une autorité sera indispensable pour parer aux dangers les plus pressants.

Les liens, d’une part entre le général de Gaulle et le mouvement clandestin en France, d’autre part entre ce mouvement et la masse du peuple français, sont très loin d’être d’une solidité proportionnelle à l’extrême tension qu’ils auront à soutenir au cours d’épreuves prochaines et terribles. Ces liens deviendraient plus solides que l’acier au moyen d’une lutte commune qui serait réellement une des parties essentielles de la guerre. En même temps se forgerait un cadre, un réseau unique de chefs français, étendu à travers la France, l’Angleterre, l’Afrique du Nord, dont les membres seraient du fait même de l’action reconnus par le peuple français et par l’étranger et fermement établis par la victoire.

Étant donné que les communications sont aux mains des Britanniques, qui, très légitimement, pensent avant tout, presque exclusivement à la guerre, la difficulté des contacts entre la France et le Comité National français, difficulté qui constitue un danger moral presque mortel de part et d’autre, ne peut trouver aucun remède, sinon une modification de la stratégie qui fasse de la révolte en France une partie essentielle de la guerre.

En ce cas, la quantité nécessaire de bateaux et d’avions y serait affectée, un va-et-vient pourrait s’établir entre la France et les Français d’Angleterre, il y aurait osmose. Cela produirait de part et d’autre un effet d’aération qui, littéralement, insufflerait de la vie.

Du même coup, un système de protection pourrait être établi en faveur de ceux des nôtres qui, en France, sont trop compromis. La fuite pourrait être sérieusement organisée, permettant à ceux qui ne peuvent plus agir utilement devant la Gestapo d’aller hors de France se transformer en soldats. De ce fait, l’organisation de la révolte esquissée ici ne serait peut-être pas plus coûteuse en vies françaises que l’état de choses actuel. Les Français ne périraient peut-être pas en plus grand nombre, et ceux qui tomberaient prépareraient par leur mort la délivrance du pays, non pas seulement moralement, mais à la fois moralement et matériellement. À l’égard de nos alliés, nos sacrifices leur vaudraient une économie de vies humaines, de matériel et de temps, et par suite leur feraient contracter une dette incontestable à notre égard.

D’autre part, toute opération analogue à l’affaire Darlan deviendrait impossible. Car comme la révolte française, tant que l’ennemi est là, est automatiquement aux mains des plus courageux et des plus fervents, soit en France, soit à Londres, si elle devient un rouage essentiel de la stratégie, il devient militairement impossible aux alliés de traiter avec la partie pourrie ou à moitié pourrie du pays. Une impossibilité militaire est un obstacle beaucoup plus sûr qu’une impossibilité morale. Il n’y a pas de plus sûr moyen de faire triompher en fait l’honneur et la vertu que d’en faire concrètement des facteurs stratégiques.

Cette impossibilité se prolongerait même après la victoire, parce que dans l’action commune la France aurait au moins commencé à retrouver une vie, une âme, une unité. Les divisions, dont le poison est la seule chose qui subsiste de la vie politique passée — car même les haines de 1934, de 1936 subsistent encore dans une large mesure — seraient éliminées par un retour de santé morale, et il n’y aurait plus de terrain favorable pour les petites manœuvres politiques.

Il y a là d’ailleurs un problème dont la portée dépasse de loin même celui du destin de la France. En Russie, le totalitarisme allemand s’est heurté à un totalitarisme qui non seulement lui ressemble beaucoup, mais lui a réellement servi de modèle. Du côté américain, l’Allemagne se heurte au pouvoir de l’argent ; et la population américaine place son espoir sur ce pouvoir, comme beaucoup de Français au temps où les murs étaient couverts du slogan : « Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts », avec des commentaires qui montraient que « forts » voulait dire « riches ».

La résistance anglaise a été d’une autre qualité. Mais l’héroïsme anglais pendant l’été 1940 a été négatif, il a consisté à ne pas céder et non pas à remporter des victoires ; il n’était pas spectaculaire, et c’est pourquoi maintenant le souvenir en est presque effacé de la sensibilité des peuples.

Dans l’aventure des dernières années, l’Europe a perdu non seulement la liberté, mais aussi l’honneur et la foi. Croit-on qu’elle les retrouvera si les armes de la tyrannie sont maîtrisées seulement par la coalition des pouvoirs d’argent avec une seconde tyrannie ? En ce cas, la France et l’Europe seront délivrées, mais resteront prostrées. Un tel avenir n’est désirable que pour les spéculateurs et les plus cyniques des communistes. Les vrais conservateurs, les vrais réformateurs ont également intérêt à ce qu’il en soit autrement. Car dans un cadavre il n’y a rien à conserver, ni aucune matière à réforme.

Il s’agit en somme de savoir si dans cette guerre le fanatisme et l’argent auront été les seuls éléments agissants, ou si l’honneur, la foi, la spiritualité chrétienne sous toutes ses formes auront effectivement tenu une place. Effectivement, c’est-à-dire, puisqu’il s’agit d’une guerre, militairement. Ce sont les valeurs les plus hautes qui ont le plus besoin d’être incarnées.

Pratiquement, la grande difficulté d’une stratégie de la révolte orientée dans une telle direction, c’est la contradiction qu’il y a entre une action clandestine et une action publique susceptible d’entraîner un peuple. Mais cette contradiction, si elle est étudiée attentivement, n’est sans doute pas insoluble.

Par exemple, il est possible peut-être de rendre publics, d’une part la création même d’un Conseil suprême de la révolte, d’autre part l’ordre de grandeur des résultats obtenus, après coup et sans détails. D’autre part la pratique des petits groupes (de cinq, par exemple) reliés seulement par le haut, pratique mise à l’épreuve depuis longtemps par les communistes allemands et le mouvement clandestin français, permet d’entraîner dans l’action des quantités de gens considérables avec le minimum de dégâts. Dès lors que la révolte serait une partie essentielle de la guerre, il n’y aurait pas à tenter d’empêcher les pertes, mais de les limiter à la proportion regardée comme admissible dans une action militaire.

Quand un mouvement clandestin s’élargit, ses risques augmentent, à cause de la quantité de traîtres, d’hommes douteux ou de faibles qui s’y infiltrent. Mais s’il s’élargit davantage encore, le nombre devient au contraire un facteur de sécurité. Car la police politique ennemie a des effectifs limités, et la nature même d’un tel travail empêche que ces effectifs puissent être augmentés à volonté. Dès lors, à partir d’un certain point, il devient possible de harasser, de surmener, de désespérer les membres de cette police, de les mettre dans un état de démoralisation et de désarroi qui les neutralise. Ainsi l’élargissement du mouvement clandestin, après une période très dure, très cruelle, pourrait mener dans un délai assez court à une situation bien meilleure que celle qui existe actuellement. L’espoir en est d’autant plus légitime qu’il semble certain que la Gestapo, qui a toute l’Europe en charge, est surmenée. Il suffit pour s’en apercevoir de comparer les conditions de travail des groupements anti-hitlériens en Allemagne après 1933 à celles des mouvements clandestins dans les territoires occupés. Bien que le facteur national rende compte en grande partie de cette différence, elle s’explique aussi certainement pour une part par une efficacité beaucoup moins grande dans la répression policière.

Enfin la proposition d’un Conseil suprême de la révolte, venant de la France combattante, si elle était suivie d’effet, modifierait beaucoup la position de la France parmi les alliés. Il devient nécessaire de rappeler au monde que la France existe. Car le monde a tendance à l’oublier. Pour certains Américains, la France a à peu près autant d’importance qu’a pour nous une île d’Océanie. C’est là un cas extrême ; mais, à des degrés divers, cet état d’esprit est assez répandu. Il serait temps que la France prenne quelque initiative éclatante.

D’autre part, quelque tournure que prennent les événements politiques pour les Français qui se trouvent hors de France, une initiative de cette nature augmenterait très considérablement le poids spécifique de ce qui jusqu’ici a été le Comité National français de Londres.

Aujourd’hui, la fonction de symbole, après tant de temps, au milieu d’événements qui se précipitent, ne suffit plus.

Le mouvement clandestin a lieu en France. Les batailles se livrent en Afrique du Nord. Toute question de personnes mise à part, il est désirable qu’une fonction concrète et spécifique vienne donner une existence en quelque sorte matérielle au milieu constitué par ceux qui, à l’instant suprême, ont choisi, sans un moment d’hésitation, la cause en apparence vaincue. Au début, et pendant assez longtemps, le seul fait que des hommes avaient fait ce choix et y invitaient la France tous les jours par leur parole suffisait ; la signification morale, la valeur de témoignage de cette attitude était alors décisive. Aujourd’hui, par bonheur, nous sommes entrés, militairement parlant, dans une période de réalisations. Il est désirable qu’à ce témoignage vienne s’ajouter une fonction concrète d’une importance correspondante.

Être le lien entre la stratégie générale des alliés et un mouvement de révolte en France qui serait une pièce essentielle de cette stratégie ; du même coup, vider méthodiquement la France de tous ceux qui peuvent se rendre plus utiles hors du territoire français ; cette fonction aurait l’importance désirable.

Enfin, autant que l’unité française, une certaine unité européenne sera, dans un avenir très prochain, une nécessité urgente, vitale. Cette unité ne se forgera pas après la victoire. La période d’après la victoire sera, comme toujours, propice aux divisions. L’unité ne peut se forger qu’auparavant, dans un combat commun. Les différents mouvements clandestins des territoires occupés ne constituent pas ce combat commun. Il faut une coopération dans une tâche qui, sinon par ses méthodes, du moins par ses effets, fasse partie de la guerre.

Autrement, il y a danger de guerre civile, non seulement pour la France, mais pour l’ensemble de l’Europe, après la défaite de l’Allemagne. Plus exactement, il y a danger que la guerre civile européenne, qui a commencé en Espagne en 1936, ne soit pas terminée par la défaite de l’armée allemande, mais continue avec une cruauté peut-être accrue.

Il faut, pour essayer de l’éviter, unir dès maintenant du haut en bas par la coopération les meilleurs éléments des nations conquises par l’Allemagne ; et même il est désirable d’entraîner dans cette coopération les Espagnols, les Italiens et même les Allemands dont la conscience est sincèrement révoltée par l’hitlérisme. Ils pourront plus tard prendre part à la gestion des affaires publiques sur leur territoire, et éviter que leur peuple ne soit soumis aux excès de cruauté qui suivent d’ordinaire les excès de souffrance. La vague de haine qui secouera l’Europe après la défaite allemande sera un danger moral presque aussi grand que la vague de servilité de 1940.

Si le continent européen évitait la guerre civile par le simple effet de l’épuisement, il risquerait alors, sous l’effet du même épuisement, de perdre la tradition spirituelle qui lui est propre en cédant à l’influence communiste ou américaine. La seule ressource contre ce danger, c’est une fraternité d’armes solide établie dès maintenant entre l’Angleterre et le continent. Les Anglais doivent être sensibles à cette nécessité. Car les plus intelligents d’entre eux ne peuvent pas ignorer à quel point les États-Unis tendent à devenir le centre du monde anglo-saxon. Ils exercent déjà sur les Dominions une attraction irrésistible. Si leur influence devait bientôt dominer le continent européen, cela équivaudrait moralement pour l’Angleterre à une sorte de disparition.

Elle ne peut l’éviter qu’en participant avec le continent à une action commune de délivrance qui relègue au second plan l’importance militaire du dollar. Une organisation méthodique de la révolte sur le continent, accomplie avec l’aide de la flotte et de l’aviation anglaises, aurait probablement cet effet ; peut-être hâterait-elle la victoire dans une mesure bien plus grande qu’on n’oserait le supposer.

La nécessité est également vitale pour l’Angleterre et pour la France. Quelles que soient les différences de tempérament, les rivalités, les incompréhensions mutuelles qui séparent les deux pays, ils puisent leur sève, leur vie morale dans la même source millénaire, dans la civilisation unique qui s’étendait sur toute la chrétienté au Moyen Âge. C’est pourquoi dans la période actuelle, qui est une période de conflits avant tout spirituels, leurs intérêts essentiels sont identiques. Et l’intérêt essentiel de l’Europe est de se trouver sous la direction de ces deux nations unies. Mais cette direction doit s’établir maintenant, avant la victoire, ou elle ne s’établira pas.

C’est pourquoi, si une vaste utilisation stratégique de la révolte est possible, il est tellement important que la France en prenne l’initiative. De la part du Comité National français, ce serait peut-être là un acte d’une immense portée.

NOTE
SUR LA SUPPRESSION GÉNÉRALE
DES PARTIS POLITIQUES

Le mot parti est pris ici dans la signification qu’il a sur le continent européen. Le même mot dans les pays anglo-saxons désigne une réalité tout autre. Elle a sa racine dans la tradition anglaise et n’est pas transplantable. Un siècle et demi d’expérience le montre assez. Il y a dans les partis anglo-saxons un élément de jeu, de sport, qui ne peut exister que dans une institution d’origine aristocratique ; tout est sérieux dans une institution qui, au départ, est plébéienne.

L’idée de parti n’entrait pas dans la conception politique française de 1789, sinon comme mal à éviter. Mais il y eut le club des Jacobins. C’était d’abord seulement un lieu de libre discussion. Ce ne fut aucune espèce de mécanisme fatal qui le transforma. C’est uniquement la pression de la guerre et de la guillotine qui en fit un parti totalitaire.

Les luttes des factions sous la Terreur furent gouvernées par la pensée si bien formulée par Tomski : « Un parti au pouvoir et tous les autres en prison. » Ainsi sur le continent d’Europe le totalitarisme est le péché originel des partis.

C’est d’une part l’héritage de la Terreur, d’autre part l’influence de l’exemple anglais, qui installa les partis dans la vie publique européenne. Le fait qu’ils existent n’est nullement un motif de les conserver. Seul le bien est un motif légitime de conservation. Le mal des partis politiques saute aux yeux. Le problème à examiner, c’est s’il y a en eux un bien qui l’emporte sur le mal et rende ainsi leur existence désirable.

Mais il est beaucoup plus à propos de demander : Y a-t-il en eux même une parcelle infinitésimale de bien ? Ne sont-ils pas du mal à l’état pur ou presque ?

S’ils sont du mal, il est certain qu’en fait et dans la pratique ils ne peuvent produire que du mal. C’est un article de foi. « Un bon arbre ne peut jamais porter de mauvais fruits, ni un arbre pourri de beaux fruits. »

Mais il faut d’abord reconnaître quel est le critère du bien.

Ce ne peut être que la vérité, la justice, et, en second lieu, l’utilité publique.

La démocratie, le pouvoir du plus grand nombre, ne sont pas des biens. Ce sont des moyens en vue du bien, estimés efficaces à tort ou à raison. Si la République de Weimar, au lieu de Hitler, avait décidé par les voies les plus rigoureusement parlementaires et légales de mettre les Juifs dans des camps de concentration et de les torturer avec raffinement jusqu’à la mort, les tortures n’auraient pas eu un atome de légitimité de plus qu’elles n’ont maintenant. Or pareille chose n’est nullement inconcevable.

Seul ce qui est juste est légitime. Le crime et le mensonge ne le sont en aucun cas.

Notre idéal républicain procède entièrement de la notion de volonté générale due à Rousseau. Mais le sens de la notion a été perdu presque tout de suite, parce qu’elle est complexe et demande un degré d’attention élevé.

Quelques chapitres mis à part, peu de livres sont beaux, forts, lucides et clairs comme Le Contrat Social. On dit que peu de livres ont eu autant d’influence. Mais en fait tout s’est passé et se passe encore comme s’il n’avait jamais été lu.

Rousseau partait de deux évidences. L’une, que la raison discerne et choisit la justice et l’utilité innocente, et que tout crime a pour mobile la passion. L’autre, que la raison est identique chez tous les hommes, au lieu que les passions, le plus souvent, diffèrent. Par suite si, sur un problème général, chacun réfléchit tout seul et exprime une opinion, et si ensuite les opinions sont comparées entre elles, probablement elles coïncideront par la partie juste et raisonnable de chacune et différeront par les injustices et les erreurs.

C’est uniquement en vertu d’un raisonnement de ce genre qu’on admet que le consensus universel indique la vérité.

La vérité est une. La justice est une. Les erreurs, les injustices sont indéfiniment variables. Ainsi les hommes convergent dans le juste et le vrai, au lieu que le mensonge et le crime les font indéfiniment diverger. L’union étant une force matérielle, on peut espérer trouver là une ressource pour rendre ici-bas la vérité et la justice matériellement plus fortes que le crime et l’erreur.

Il y faut un mécanisme convenable. Si la démocratie constitue un tel mécanisme, elle est bonne. Autrement non.

Un vouloir injuste commun à toute la nation n’était aucunement supérieur aux yeux de Rousseau — et il était dans le vrai — au vouloir injuste d’un homme.

Rousseau pensait seulement que le plus souvent un vouloir commun à tout un peuple est en fait conforme à la justice, par la neutralisation mutuelle et la compensation des passions particulières. C’était là pour lui l’unique motif de préférer le vouloir du peuple à un vouloir particulier.

C’est ainsi qu’une certaine masse d’eau, quoique composée de particules qui se meuvent et se heurtent sans cesse, est dans un équilibre et un repos parfaits. Elle renvoie aux objets leurs images avec une vérité irréprochable. Elle indique parfaitement le plan horizontal. Elle dit sans erreur la densité des objets qu’on y plonge.

Si des individus passionnés, enclins par la passion au crime et au mensonge, se composent de la même manière en un peuple véridique et juste, alors il est bon que le peuple soit souverain. Une constitution démocratique est bonne si d’abord elle accomplit dans le peuple cet état d’équilibre, et si ensuite seulement elle fait en sorte que les vouloirs du peuple soient exécutés.

Le véritable esprit de 1789 consiste à penser, non pas qu’une chose est juste parce que le peuple la veut, mais qu’à certaines conditions le vouloir du peuple a plus de chances qu’aucun autre vouloir d’être conforme à la justice.

Il y a plusieurs conditions indispensables pour pouvoir appliquer la notion de volonté générale. Deux doivent particulièrement retenir l’attention.

L’une est qu’au moment où le peuple prend conscience d’un de ses vouloirs et l’exprime, il n’y ait aucune espèce de passion collective.

Il est tout à fait évident que le raisonnement de Rousseau tombe dès qu’il y a passion collective. Rousseau le savait bien. La passion collective est une impulsion de crime et de mensonge infiniment plus puissante qu’aucune passion individuelle. Les impulsions mauvaises, en ce cas, loin de se neutraliser, se portent mutuellement à la millième puissance. La pression est presque irrésistible, sinon pour les saints authentiques.

Une eau mise en mouvement par un courant violent, impétueux, ne reflète plus les objets, n’a plus une surface horizontale, n’indique plus les densités. Et il importe très peu qu’elle soit mue par un seul courant ou par cinq ou six courants qui se heurtent et font des remous. Elle est également troublée dans les deux cas.

Si une seule passion collective saisit tout un pays, le pays entier est unanime dans le crime. Si deux ou quatre ou cinq ou dix passions collectives le partagent, il est divisé en plusieurs bandes de criminels. Les passions divergentes ne se neutralisent pas, comme c’est le cas pour une poussière de passions individuelles fondues dans une masse ; le nombre est bien trop petit, la force de chacune est bien trop grande, pour qu’il puisse y avoir neutralisation. La lutte les exaspère. Elles se heurtent avec un bruit vraiment infernal, et qui rend impossible d’entendre même une seconde la voix de la justice et de la vérité, toujours presque imperceptible.

Quand il y a passion collective dans un pays, il y a probabilité pour que n’importe quelle volonté particulière soit plus proche de la justice et de la raison que la volonté générale, ou plutôt que ce qui en constitue la caricature.

La seconde condition est que le peuple ait à exprimer son vouloir à l’égard des problèmes de la vie publique, et non pas à faire seulement un choix de personnes. Encore moins un choix de collectivités irresponsables. Car la volonté générale est sans aucune relation avec un tel choix.

S’il y a eu en 1789 une certaine expression de la volonté générale, bien qu’on eût adopté le système représentatif faute de savoir en imaginer un autre, c’est qu’il y avait eu bien autre chose que des élections. Tout ce qu’il y avait de vivant à travers tout le pays — et le pays débordait alors de vie — avait cherché à exprimer une pensée par l’organe des cahiers de revendications. Les représentants s’étaient en grande partie fait connaître au cours de cette coopération dans la pensée ; ils en gardaient la chaleur ; ils sentaient le pays attentif à leurs paroles, jaloux de surveiller si elles traduisaient exactement ses aspirations. Pendant quelque temps — peu de temps — ils furent vraiment de simples organes d’expression pour la pensée publique.

Pareille chose ne se produisit jamais plus.

Le seul énoncé de ces deux conditions montre que nous n’avons jamais rien connu qui ressemble même de loin à une démocratie. Dans ce que nous nommons de ce nom, jamais le peuple n’a l’occasion ni le moyen d’exprimer un avis sur aucun problème de la vie publique ; et tout ce qui échappe aux intérêts particuliers est livré aux passions collectives, lesquelles sont systématiquement, officiellement encouragées.

L’usage même des mots de démocratie et de république oblige à examiner avec une attention extrême les deux problèmes que voici :

Comment donner en fait aux hommes qui composent le peuple de France la possibilité d’exprimer parfois un jugement sur les grands problèmes de la vie publique ?

Comment empêcher, au moment où le peuple est interrogé, qu’il circule à travers lui aucune espèce de passion collective ?

Si on ne pense pas à ces deux points, il est inutile de parler de légitimité républicaine.

Des solutions ne sont pas faciles à concevoir. Mais il est évident, après examen attentif, que toute solution impliquerait d’abord la suppression des partis politiques.


Pour apprécier les partis politiques selon le critère de la vérité, de la justice, du bien public, il convient de commencer par en discerner les caractères essentiels.

On peut en énumérer trois :

Un parti politique est une machine à fabriquer de la passion collective.

Un parti politique est une organisation construite de manière à exercer une pression collective sur la pensée de chacun des êtres humains qui en sont membres.

La première fin, et, en dernière analyse, l’unique fin de tout parti politique est sa propre croissance, et cela sans aucune limite.

Par ce triple caractère, tout parti est totalitaire en germe et en aspiration. S’il ne l’est pas en fait, c’est seulement parce que ceux qui l’entourent ne le sont pas moins que lui.

Ces trois caractères sont des vérités de fait évidentes à quiconque s’est approché de la vie des partis.

Le troisième est un cas particulier d’un phénomène qui se produit partout où le collectif domine les êtres pensants. C’est le retournement de la relation entre fin et moyen. Partout, sans exception, toutes les choses généralement considérées comme des fins sont par nature, par définition, par essence et de la manière la plus évidente uniquement des moyens. On pourrait en citer autant d’exemples qu’on voudrait dans tous les domaines. Argent, pouvoir, État, grandeur nationale, production économique, diplômes universitaires ; et beaucoup d’autres.

Le bien seul est une fin. Tout ce qui appartient au domaine des faits est de l’ordre des moyens. Mais la pensée collective est incapable de s’élever au-dessus du domaine des faits. C’est une pensée animale. Elle n’a la notion du bien que juste assez pour commettre l’erreur de prendre tel ou tel moyen pour un bien absolu.

Il en est ainsi des partis. Un parti est en principe un instrument pour servir une certaine conception du bien public.

Cela est vrai même de ceux qui sont liés aux intérêts d’une catégorie sociale, car il est toujours une certaine conception du bien public en vertu de laquelle il y aurait coïncidence entre le bien public et ces intérêts. Mais cette conception est extrêmement vague. Cela est vrai sans exception et presque sans différence de degrés. Les partis les plus inconsistants et les plus strictement organisés sont égaux par le vague de la doctrine. Aucun homme, si profondément qu’il ait étudié la politique, ne serait capable d’un exposé précis et clair relativement à la doctrine d’aucun parti, y compris, le cas échéant, le sien propre.

Les gens ne s’avouent guère cela à eux-mêmes. S’ils se l’avouaient, ils seraient naïvement tentés d’y voir une marque d’incapacité personnelle, faute d’avoir reconnu que l’expression : « Doctrine d’un parti politique » ne peut jamais, par la nature des choses, avoir aucune signification.

Un homme, passât-il sa vie à écrire et à examiner des problèmes d’idées, n’a que très rarement une doctrine. Une collectivité n’en a jamais. Ce n’est pas une marchandise collective.

On peut parler, il est vrai, de doctrine chrétienne, doctrine hindoue, doctrine pythagoricienne, et ainsi de suite. Ce qui est alors désigné par ce mot n’est ni individuel ni collectif ; c’est une chose située infiniment au-dessus de l’un et l’autre domaine. C’est, purement et simplement, la vérité.

La fin d’un parti politique est chose vague et irréelle. Si elle était réelle, elle exigerait un très grand effort d’attention, car une conception du bien public n’est pas chose facile à penser. L’existence du parti est palpable, évidente, et n’exige aucun effort pour être reconnue. Il est ainsi inévitable qu’en fait le parti soit à lui-même sa propre fin.

Il y a dès lors idolâtrie, car Dieu seul est légitimement une fin pour soi-même.

La transition est facile. On pose en axiome que la condition nécessaire et suffisante pour que le parti serve efficacement la conception du bien public en vue duquel il existe est qu’il possède une large quantité de pouvoir.

Mais aucune quantité finie de pouvoir ne peut jamais être en fait regardée comme suffisante, surtout une fois obtenue. Le parti se trouve en fait, par l’effet de l’absence de pensée, dans un état continuel d’impuissance qu’il attribue toujours à l’insuffisance du pouvoir dont il dispose. Serait-il maître absolu du pays, les nécessités internationales imposent des limites étroites.

Ainsi la tendance essentielle des partis est totalitaire, non seulement relativement à une nation, mais relativement au globe terrestre. C’est précisément parce que la conception du bien public propre à tel ou tel parti est une fiction, une chose vide, sans réalité, qu’elle impose la recherche de la puissance totale. Toute réalité implique par elle-même une limite. Ce qui n’existe pas du tout n’est jamais limitable.

C’est pour cela qu’il y a affinité, alliance entre le totalitarisme et le mensonge.

Beaucoup de gens, il est vrai, ne songent jamais à une puissance totale ; cette pensée leur ferait peur. Elle est vertigineuse, et il faut une espèce de grandeur pour la soutenir. Ces gens-là, quand ils s’intéressent à un parti, se contentent d’en désirer la croissance ; mais comme une chose qui ne comporte aucune limite. S’il y a trois membres de plus cette année que l’an dernier, ou si la collecte a rapporté cent francs de plus, ils sont contents. Mais ils désirent que cela continue indéfiniment dans la même direction. Jamais ils ne concevraient que leur parti puisse avoir en aucun cas trop de membres, trop d’électeurs, trop d’argent.

Le tempérament révolutionnaire mène à concevoir la totalité. Le tempérament petit-bourgeois mène à s’installer dans l’image d’un progrès lent, continu et sans limite. Mais dans les deux cas la croissance matérielle du parti devient l’unique critère par rapport auquel se définissent en toutes choses le bien et le mal. Exactement comme si le parti était un animal à l’engrais, et que l’univers eût été créé pour le faire engraisser.

On ne peut servir Dieu et Mammon. Si on a un critère du bien autre que le bien, on perd la notion du bien.

Dès lors que la croissance du parti constitue un critère du bien, il s’ensuit inévitablement une pression collective du parti sur les pensées des hommes. Cette pression s’exerce en fait. Elle s’étale publiquement. Elle est avouée, proclamée. Cela nous ferait horreur si l’accoutumance ne nous avait pas tellement endurcis.

Les partis sont des organismes publiquement, officiellement constitués de manière à tuer dans les âmes le sens de la vérité et de la justice.

La pression collective est exercée sur le grand public par la propagande. Le but avoué de la propagande est de persuader et non pas de communiquer de la lumière. Hitler a très bien vu que la propagande est toujours une tentative d’asservissement des esprits. Tous les partis font de la propagande. Celui qui n’en ferait pas disparaîtrait du fait que les autres en font. Tous avouent qu’ils font de la propagande. Aucun n’est audacieux dans le mensonge au point d’affirmer qu’il entreprend l’éducation du public, qu’il forme le jugement du peuple.

Les partis parlent, il est vrai, d’éducation à l’égard de ceux qui sont venus à eux, sympathisants, jeunes, nouveaux adhérents. Ce mot est un mensonge. Il s’agit d’un dressage pour préparer l’emprise bien plus rigoureuse exercée par le parti sur la pensée de ses membres.

Supposons un membre d’un parti — député, candidat à la députation, ou simplement militant — qui prenne en public l’engagement que voici : « Toutes les fois que j’examinerai n’importe quel problème politique ou social, je m’engage à oublier absolument le fait que je suis membre de tel groupe, et à me préoccuper exclusivement de discerner le bien public et la justice. »

Ce langage serait très mal accueilli. Les siens et même beaucoup d’autres l’accuseraient de trahison. Les moins hostiles diraient : « Pourquoi alors a-t-il adhéré à un parti ? » — avouant ainsi naïvement qu’en entrant dans un parti on renonce à chercher uniquement le bien public et la justice. Cet homme serait exclu de son parti, ou au moins en perdrait l’investiture ; il ne serait certainement pas élu.

Mais bien plus, il ne semble même pas possible qu’un tel langage soit tenu. En fait, sauf erreur, il ne l’a jamais été. Si des mots en apparence voisins de ceux-là ont été prononcés, c’était seulement par des hommes désireux de gouverner avec l’appui de partis autres que le leur. De telles paroles sonnaient alors comme une sorte de manquement à l’honneur.

En revanche on trouve tout à fait naturel, raisonnable et honorable que quelqu’un dise : « Comme conservateur — » ou : « Comme socialiste — je pense que… »

Cela, il est vrai, n’est pas propre aux partis. On ne rougit pas non plus de dire : « Comme Français, je pense que… » « Comme catholique, je pense que… »

Des petites filles, qui se disaient attachées au gaullisme comme à l’équivalent français de l’hitlérisme, ajoutaient : « La vérité est relative, même en géométrie. » Elles touchaient le point central.

S’il n’y a pas de vérité, il est légitime de penser de telle ou telle manière en tant qu’on se trouve être en fait telle ou telle chose. Comme on a des cheveux noirs, bruns, roux ou blonds, parce qu’on est comme cela, on émet aussi telles et telles pensées. La pensée, comme les cheveux, est alors le produit d’un processus physique d’élimination.

Si on reconnaît qu’il y a une vérité, il n’est permis de penser que ce qui est vrai. On pense alors telle chose, non parce qu’on se trouve être en fait Français, ou catholique, ou socialiste, mais parce que la lumière irrésistible de l’évidence oblige à penser ainsi et non autrement.

S’il n’y a pas évidence, s’il y a doute, il est alors évident que dans l’état de connaissances dont on dispose la question est douteuse. S’il y a une faible probabilité d’un côté, il est évident qu’il y a une faible probabilité ; et ainsi de suite. Dans tous les cas, la lumière intérieure accorde toujours à quiconque la consulte une réponse manifeste. Le contenu de la réponse est plus ou moins affirmatif ; peu importe. Il est toujours susceptible de révision ; mais aucune correction ne peut être apportée, sinon par davantage de lumière intérieure.

Si un homme, membre d’un parti, est absolument résolu à n’être fidèle en toutes ses pensées qu’à la lumière intérieure exclusivement et à rien d’autre, il ne peut pas faire connaître cette résolution à son parti, Il est alors vis-à-vis de lui en état de mensonge.

C’est une situation qui ne peut être acceptée qu’à cause de la nécessité qui contraint à se trouver dans un parti pour prendre part efficacement aux affaires publiques. Mais alors cette nécessité est un mal, et il faut y mettre fin en supprimant les partis.

Un homme qui n’a pas pris la résolution de fidélité exclusive à la lumière intérieure installe le mensonge au centre même de l’âme. Les ténèbres intérieures en sont la punition.

On tenterait vainement de s’en tirer par la distinction entre la liberté intérieure et la discipline extérieure. Car il faut alors mentir au public, envers qui tout candidat, tout élu, a une obligation particulière de vérité.

Si je m’apprête à dire, au nom de mon parti, des choses que j’estime contraires à la vérité et à la justice, vais-je l’indiquer dans un avertissement préalable ? Si je ne le fais pas, je mens.

De ces trois formes de mensonge — au parti, au public, à soi-même — la première est de loin la moins mauvaise. Mais si l’appartenance à un parti contraint toujours, en tout cas, au mensonge, l’existence des partis est absolument, inconditionnellement un mal.

Il était fréquent de voir dans des annonces de réunion M. X. exposera le point de vue communiste (sur le problème qui est l’objet de la réunion). M. Y. exposera le point de vue socialiste. M. Z. exposera le point de vue radical.

Comment ces malheureux s’y prenaient-ils pour connaître le point de vue qu’ils devaient exposer ? Qui pouvaient-ils consulter ? Quel oracle ? Une collectivité n’a pas de langue ni de plume. Les organes d’expression sont tous individuels. La collectivité socialiste ne réside en aucun individu. La collectivité radicale non plus. La collectivité communiste réside en Staline, mais il est loin ; on ne peut pas lui téléphoner avant de parler dans une réunion.

Non, MM. X., Y. et Z. se consultaient eux-mêmes. Mais comme ils étaient honnêtes, ils se mettaient d’abord dans un état mental spécial, un état semblable à celui où les avait mis si souvent l’atmosphère des milieux communiste, socialiste, radical.

Si, s’étant mis dans cet état, on se laisse aller à ses réactions, on produit naturellement un langage conforme aux « points de vue » communiste, socialiste, radical.

À condition, bien entendu, de s’interdire rigoureusement tout effort d’attention en vue de discerner la justice et la vérité. Si on accomplissait un tel effort, on risquerait — comble d’horreur — d’exprimer un « point de vue personnel ».

Car de nos jours la tension vers la justice et la vérité est regardée comme répondant à un point de vue personnel.

Quand Ponce Pilate a demandé au Christ : « Qu’est-ce que la vérité ? » le Christ n’a pas répondu. Il avait répondu d’avance en disant : « Je suis venu porter témoignage pour la vérité. »

Il n’y a qu’une réponse. La vérité, ce sont les pensées qui surgissent dans l’esprit d’une créature pensante uniquement, totalement, exclusivement désireuse de la vérité.

Le mensonge, l’erreur ― mots synonymes ― ce sont les pensées de ceux qui ne désirent pas la vérité, et de ceux qui désirent la vérité et autre chose en plus. Par exemple qui désirent la vérité et en plus la conformité avec telle ou telle pensée établie.

Mais comment désirer la vérité sans rien savoir d’elle ? C’est là le mystère des mystères. Les mots qui expriment une perfection inconcevable à l’homme ― Dieu, vérité, justice ― prononcés intérieurement avec désir, sans être joints à aucune conception, ont le pouvoir d’élever l’âme et de l’inonder de lumière.

C’est en désirant la vérité à vide et sans tenter d’en deviner d’avance le contenu qu’on reçoit la lumière. C’est là tout le mécanisme de l’attention.

Il est impossible d’examiner les problèmes effroyablement complexes de la vie publique en étant attentif à la fois, d’une part à discerner la vérité, la justice, le bien public, d’autre part à conserver l’attitude qui convient à un membre de tel groupement. La faculté humaine d’attention n’est pas capable simultanément des deux soucis. En fait quiconque s’attache à l’un abandonne l’autre.

Mais aucune souffrance n’attend celui qui abandonne la justice et la vérité. Au lieu que le système des partis comporte les pénalités les plus douloureuses pour l’indocilité. Des pénalités qui atteignent presque tout ― la carrière, les sentiments, l’amitié, la réputation, la partie extérieure de l’honneur, parfois même la vie de famille. Le parti communiste a porté le système à sa perfection.

Même chez celui qui intérieurement ne cède pas, l’existence de pénalités fausse inévitablement le discernement. Car s’il veut réagir contre l’emprise du parti, cette volonté de réaction est elle-même un mobile étranger à la vérité et dont il faut se méfier. Mais cette méfiance aussi ; et ainsi de suite. L’attention véritable est un état tellement difficile à l’homme, tellement violent, que tout trouble personnel de la sensibilité suffit à y faire obstacle. Il en résulte l’obligation impérieuse de protéger autant qu’on peut la faculté de discernement qu’on porte en soi-même contre le tumulte des espérances et des craintes personnelles.

Si un homme fait des calculs numériques très complexes en sachant qu’il sera fouetté toutes les fois qu’il obtiendra comme résultat un nombre pair, sa situation est très difficile. Quelque chose dans la partie charnelle de l’âme le poussera à donner un petit coup de pouce aux calculs pour obtenir toujours un nombre impair. En voulant réagir il risquera de trouver un nombre pair même là où il n’en faut pas. Prise dans cette oscillation, son attention n’est plus intacte. Si les calculs sont complexes au point d’exiger de sa part la plénitude de l’attention, il est inévitable qu’il se trompe très souvent. Il ne servira à rien qu’il soit très intelligent, très courageux, très soucieux de vérité.

Que doit-il faire ? C’est très simple. S’il peut échapper des mains de ces gens qui le menacent du fouet, il doit fuir. S’il a pu éviter de tomber entre leurs mains, il devait l’éviter.

Il en est exactement ainsi des partis politiques.

Quand il y a des partis dans un pays, il en résulte tôt ou tard un état de fait tel qu’il est impossible d’intervenir efficacement dans les affaires publiques sans entrer dans un parti et jouer le jeu. Quiconque s’intéresse à la chose publique désire s’y intéresser efficacement. Ainsi ceux qui inclinent au souci du bien public, ou renoncent à y penser et se tournent vers autre chose, ou passent par le laminoir des partis. En ce cas aussi il leur vient des soucis qui excluent celui du bien public.

Les partis sont un merveilleux mécanisme, par la vertu duquel, dans toute l’étendue d’un pays, pas un esprit ne donne son attention à l’effort de discerner, dans les affaires publiques, le bien, la justice, la vérité.

Il en résulte que ― sauf un très petit nombre de coïncidences fortuites — il n’est décidé et exécuté que des mesures contraires au bien public, à la justice et à la vérité.

Si on confiait au diable l’organisation de la vie publique, il ne pourrait rien imaginer de plus ingénieux.

Si la réalité a été un peu moins sombre, c’est que les partis n’avaient pas encore tout dévoré. Mais en fait, a-t-elle été un peu moins sombre ? N’était-elle pas exactement aussi sombre que le tableau esquissé ici ? L’événement ne l’a-t-il pas montré ?

Il faut avouer que le mécanisme d’oppression spirituelle et mentale propre aux partis a été introduit dans l’histoire par l’Église catholique dans sa lutte contre l’hérésie.

Un converti qui entre dans l’Église ― ou un fidèle qui délibère avec lui-même et résout d’y demeurer ― a aperçu dans le dogme du vrai et du bien. Mais en franchissant le seuil il professe du même coup n’être pas frappé par les anathema sit, c’est-à-dire accepter en bloc tous les articles dits « de foi stricte ». Ces articles, il ne les a pas étudiés. Même avec un haut degré d’intelligence et de culture, une vie entière ne suffirait pas à cette étude, vu qu’elle implique celle des circonstances historiques de chaque condamnation.

Comment adhérer à des affirmations qu’on ne connaît pas ? Il suffit de se soumettre inconditionnellement à l’autorité d’où elles émanent.

C’est pourquoi saint Thomas ne veut soutenir ses affirmations que par l’autorité de l’Église, à l’exclusion de tout autre argument. Car, dit-il, il n’en faut pas davantage pour ceux qui l’acceptent ; et aucun argument ne persuaderait ceux qui la refusent.

Ainsi la lumière intérieure de l’évidence, cette faculté de discernement accordée d’en haut à l’âme humaine comme réponse au désir de vérité, est mise au rebut, condamnée aux tâches serviles, comme de faire des additions, exclue de toutes les recherches relatives à la destinée spirituelle de l’homme. Le mobile de la pensée n’est plus le désir inconditionné, non défini, de la vérité, mais le désir de la conformité avec un enseignement établi d’avance.

Que l’Église fondée par le Christ ait ainsi dans une si large mesure étouffé l’esprit de vérité ― et si, malgré l’Inquisition, elle ne l’a pas fait totalement, c’est que la mystique offrait un refuge sûr ― c’est une ironie tragique. On l’a souvent remarqué. Mais on a moins remarqué une autre ironie tragique. C’est que le mouvement de révolte contre l’étouffement des esprits sous le régime inquisitorial a pris une orientation telle qu’il a poursuivi l’œuvre d’étouffement des esprits.

La Réforme et l’humanisme de la Renaissance, double produit de cette révolte, ont largement contribué à susciter, après trois siècles de maturation, l’esprit de 1789. Il en est résulté après un certain délai notre démocratie fondée sur le jeu des partis, dont chacun est une petite Église profane armée de la menace d’excommunication. L’influence des partis a contaminé toute la vie mentale de notre époque.

Un homme qui adhère à un parti a vraisemblablement aperçu dans l’action et la propagande de ce parti des choses qui lui ont paru justes et bonnes. Mais il n’a jamais étudié la position du parti relativement à tous les problèmes de la vie publique. En entrant dans le parti, il accepte des positions qu’il ignore. Ainsi il soumet sa pensée à l’autorité du parti. Quand, peu à peu, il connaîtra ces positions, il les admettra sans examen.

C’est exactement la situation de celui qui adhère à l’orthodoxie catholique conçue comme fait saint-Thomas.

Si un homme disait, en demandant sa carte de membre : « Je suis d’accord avec le parti sur tel, tel, tel point ; je n’ai pas étudié ses autres positions et je réserve entièrement mon opinion tant que je n’en aurai pas fait l’étude », on le prierait sans doute de repasser plus tard.

Mais en fait, sauf exceptions très rares, un homme qui entre dans un parti adopte docilement l’attitude d’esprit qu’il exprimera plus tard par les mots : « Comme monarchiste, comme socialiste, je pense que… » C’est tellement confortable ! Car c’est ne pas penser. Il n’y a rien de plus confortable que de ne pas penser.

Quant au troisième caractère des partis, à savoir qu’ils sont des machines à fabriquer de la passion collective, il est si visible qu’il n’a pas à être établi. La passion collective est l’unique énergie dont disposent les partis pour la propagande extérieure et pour la pression exercée sur l’âme de chaque membre.

On avoue que l’esprit de parti aveugle, rend sourd à la justice, pousse même d’honnêtes gens à l’acharnement le plus cruel contre des innocents. On l’avoue, mais on ne pense pas à supprimer les organismes qui fabriquent un tel esprit.

Cependant on interdit les stupéfiants.

Il y a quand même des gens adonnés aux stupéfiants. Mais il y en aurait davantage si l’État organisait la vente de l’opium et de la cocaïne dans tous les bureaux de tabac, avec affiches de publicité pour encourager les consommateurs.


La conclusion, c’est que l’institution des partis semble bien constituer du mal à peu près sans mélange. Ils sont mauvais dans leur principe, et pratiquement leurs effets sont mauvais.

La suppression des partis serait du bien presque pur. Elle est éminemment légitime en principe et ne paraît susceptible pratiquement que de bons effets.

Les candidats diront aux électeurs, non pas : « J’ai telle étiquette » ― ce qui pratiquement n’apprend rigoureusement rien au public sur leur attitude concrète concernant les problèmes concrets ― mais : « Je pense telle, telle et telle chose à l’égard de tel, tel, tel grand problème. »

Les élus s’associeront et se dissocieront selon le jeu naturel et mouvant des affinités. Je peux très bien être en accord avec M. A. sur la colonisation et en désaccord avec lui sur la propriété paysanne ; et inversement pour M. B. Si on parle de colonisation, j’irai, avant la séance, causer un peu avec M. A. ; si on parle de propriété paysanne, avec M. B.

La cristallisation artificielle en partis coïncidait si peu avec les affinités réelles qu’un député pouvait être en désaccord, pour toutes les attitudes concrètes, avec un collègue de son parti, et en accord avec un homme d’un autre parti.

Combien de fois, en Allemagne, en 1932, un communiste et un nazi, discutant dans la rue, ont été frappés de vertige mental en constatant qu’ils étaient d’accord sur tous les points !

Hors du Parlement, comme il existerait des revues d’idées, il y aurait tout naturellement autour d’elles des milieux. Mais ces milieux devraient être maintenus à l’état de fluidité. C’est la fluidité qui distingue du parti un milieu d’affinité et l’empêche d’avoir une influence mauvaise. Quand on fréquente amicalement celui qui dirige telle revue, ceux qui y écrivent souvent, quand on y écrit soi-même, on sait qu’on est en contact avec le milieu de cette revue. Mais on ne sait pas soi-même si on en fait partie ; il n’y a pas de distinction nette entre le dedans et le dehors. Plus loin, il y a ceux qui lisent la revue et connaissent un ou deux de ceux qui y écrivent. Plus loin, les lecteurs réguliers qui y puisent une inspiration. Plus loin, les lecteurs occasionnels. Mais personne ne songerait à penser ou à dire : « En tant que lié à telle revue, je pense que… »

Quand des collaborateurs à une revue se présentent aux élections, il doit leur être interdit de se réclamer de la revue. Il doit être interdit à la revue de leur donner une investiture, ou d’aider directement ou indirectement leur candidature, ou même d’en faire mention.

Tout groupe d’ « amis » de telle revue devrait être interdit.

Si une revue empêche ses collaborateurs, sous peine de rupture, de collaborer à d’autres publications quelles qu’elles soient, elle doit être supprimée dès que le fait est prouvé.

Ceci implique un régime de la presse rendant impossibles les publications auxquelles il est déshonorant de collaborer (genre Gringoire, Marie-Claire, etc.).

Toutes les fois qu’un milieu tentera de se cristalliser en donnant un caractère défini à la qualité de membre, il y aura répression pénale quand le fait semblera établi.

Bien entendu il y aura des partis clandestins. Mais leurs membres auront mauvaise conscience. Ils ne pourront plus faire profession publique de servilité d’esprit. Ils ne pourront faire aucune propagande au nom du parti. Le parti ne pourra plus les tenir dans un réseau sans issue d’intérêts, de sentiments et d’obligations.

Toutes les fois qu’une loi est impartiale, équitable, et fondée sur une vue du bien public facilement assimilable pour le peuple, elle affaiblit tout ce qu’elle interdit. Elle l’affaiblit du fait seul qu’elle existe, et indépendamment des mesures répressives qui cherchent à en assurer l’application.

Cette majesté intrinsèque de la loi est un facteur de la vie publique qui est oublié depuis longtemps et dont il faut faire usage.

Il semble n’y avoir dans l’existence de partis clandestins aucun inconvénient qui ne se trouve à un degré bien plus élevé du fait des partis légaux.

D’une manière générale, un examen attentif ne semble laisser voir à aucun égard aucun inconvénient d’aucune espèce attaché à la suppression des partis.

Par un singulier paradoxe les mesures de ce genre, qui sont sans inconvénients, sont en fait celles qui ont le moins de chances d’être décidées. On se dit : si c’était si simple, pourquoi est-ce que cela n’aurait pas été fait depuis longtemps ?

Pourtant, généralement, les grandes choses sont faciles et simples.

Celle-ci étendrait sa vertu d’assainissement bien au-delà des affaires publiques. Car l’esprit de parti en était arrivé à tout contaminer.

Les institutions qui déterminent le jeu de la vie publique influencent toujours dans un pays la totalité de la pensée, à cause du prestige du pouvoir.

On en est arrivé à ne presque plus penser, dans aucun domaine, qu’en prenant position « pour » ou « contre » une opinion. Ensuite on cherche des arguments, selon le cas, soit pour, soit contre. C’est exactement la transposition de l’adhésion à un parti.

Comme, dans les partis politiques, il y a des démocrates qui admettent plusieurs partis, de même dans le domaine des opinions les gens larges reconnaissent une valeur aux opinions avec lesquelles ils se disent en désaccord.

C’est avoir complètement perdu le sens même du vrai et du faux.

D’autres, ayant pris position pour une opinion, ne consentent à examiner rien qui lui soit contraire. C’est la transposition de l’esprit totalitaire.

Quand Einstein vint en France, tous les gens des milieux plus ou moins intellectuels, y compris les savants eux-mêmes, se divisèrent en deux camps, pour et contre. Toute pensée scientifique nouvelle a dans les milieux scientifiques ses partisans et ses adversaires animés les uns et les autres, à un degré regrettable, de l’esprit de parti. Il y a d’ailleurs dans ces milieux des tendances, des coteries, à l’état plus ou moins cristallisé.

Dans l’art et la littérature, c’est bien plus visible encore. Cubisme et surréalisme ont été des espèces de partis. On était « gidien » comme on était « maurrassien ». Pour avoir un nom, il est utile d’être entouré d’une bande d’admirateurs animés de l’esprit de parti.

De même il n’y avait pas grande différence entre l’attachement à un parti et l’attachement à une Église ou bien à l’attitude antireligieuse. On était pour ou contre la croyance en Dieu, pour ou contre le christianisme, et ainsi de suite. On en est arrivé, en matière de religion, à parler de militants.

Même dans les écoles on ne sait plus stimuler autrement la pensée des enfants qu’en les invitant à prendre parti pour ou contre. On leur cite une phrase de grand auteur et on leur dit : « Êtes-vous d’accord ou non ? Développez vos arguments. » À l’examen les malheureux, devant avoir fini leur dissertation au bout de trois heures, ne peuvent passer plus de cinq minutes à se demander s’ils sont d’accord. Et il serait si facile de leur dire « Méditez ce texte et exprimez les réflexions qui vous viennent à l’esprit ».

Presque partout ― et même souvent pour des problèmes purement techniques — l’opération de prendre parti, de prendre position pour ou contre, s’est substituée à l’obligation de la pensée.

C’est là une lèpre qui a pris origine dans les milieux politiques, et s’est étendue, à travers tout le pays, presque à la totalité de la pensée.

Il est douteux qu’on puisse remédier à cette lèpre, qui nous tue, sans commencer par la suppression des partis politiques.

FRAGMENTS ET NOTES

Esquisse du fondement d’une doctrine (surtout à l’usage des groupes d’études en France) :

Une doctrine ne suffit à rien, mais il est indispensable d’en avoir une, ne serait-ce que pour éviter d’être trompé par les doctrines fausses. Le spectacle de l’étoile polaire ne dit jamais au pêcheur où il doit aller, mais il ne se dirigera pas dans la nuit s’il ne sait pas la reconnaître.

De plus, concevoir, comprendre et adopter la meilleure doctrine est facile. Les vérités fondamentales sont simples. La difficulté est dans l’application. Plus exactement, la difficulté est de s’en être tellement nourri, de les avoir si complètement absorbées que l’application devienne instinctive.

Mais la première difficulté est dans les mots. La vérité est au fond du cœur de tout homme, mais si profondément cachée qu’elle est difficile à traduire dans le langage. Les hommes ont tellement besoin des mots qu’une pensée qui n’est pas exprimée en paroles peut de ce fait être impuissante à s’accomplir dans les actions. Quand l’homme veut une chose qu’il ne sait pas nommer, on peut très bien lui faire croire qu’il veut autre chose, et détourner le trésor de son énergie vers quelque chose d’indifférent ou de mauvais.

C’est pourquoi il est utile de chercher et de trouver l’expression de la doctrine qui est le guide unique pour tous les problèmes humains.

Mais d’abord il est utile de déblayer les autres.

Un certain nombre de doctrines se sont disputé les esprits des hommes depuis deux ou trois siècles. Toutes ont laissé voir une insuffisance tellement éclatante que si elles n’ont pas disparu, c’était uniquement faute de pouvoir les remplacer par une meilleure.



La justice sociale

Il y a une fonction de l’État qui a pour objet la justice ! C’est la fonction judiciaire.

Évidence oubliée !

D’une part fonction judiciaire, d’autre part assistance (dont problème : non collective ou individuelle, mais pénétrée d’amour).

Pas le droit qui y mènera.

Ni besoin, sans notion d’obligation.

Le Code a ôté à la Justice sa majesté.

École de droit !

Fonction religieuse de justice et d’assistance.



La paix n’a pas de prestige ni de poésie.

La justice en a.

La justice, parole ou de paix ou de guerre.

Justice et balance.



Paysan : beauté de la nature.

Ouvrier : beauté des lois mécaniques.

Tâcher de réduire ou supprimer les métiers sans beauté.



La fonction judiciaire de l’État est incompatible avec la propagande

Donc avec les partis —

Et avec le nationalisme.

Titre : La fonction judiciaire de l’État.

État arbitre.

Aujourd’hui, qui est assez naïf pour voir la moindre relation entre la fonction judiciaire et la justice ?

Plainte du paysan égyptien — Vieille femme et Philippe. Fil à plomb.

Incompatible avec l’impérialisme.

L’enfer est la restitution des damnés dans l’obéissance.

Réforme du code par des prêtres, pasteurs, syndicalistes, paysans…

Préparer dans le pays une réforme du code.

« Cahiers » dans le pays comme en 1789.

Loi, avant tout norme judiciaire (de nos jours, c’est un règlement administratif !) ;

1o judiciaire ;

2o législatif ;

3o administratif, militaire et policier.

Aujourd’hui, il n’y a que 3o.

Qui soutiendra qu’à l’École de droit on encourage les jeunes gens à être justes ?

Trinité de Cousin. À remplacer par : vrai — beau — juste — les trois formes terrestres du bien.



Poser comme principe premier :

Poser principes constitutionnels et législatifs pour dans deux générations.

(Si on veut fixer le régime alimentaire minimum d’un homme, on ne prend pas pour base ce qu’il mange quand il a 40 degrés de fièvre.)

Investigation pour voir ce qui ne colle pas et est la faute.

De même internationalement (tribunal international).

(On peut les premiers temps procéder par avertissements — publiés dans la presse — qui peu à peu font jurisprudence.)

Ne pas oublier : utilisation de l’expérience acquise par tant de gens. Collèges libres, avec systèmes de stage, pour l’élaborer.



L’unique source de salut et de grandeur pour la France est de retrouver son génie au fond de son malheur — maintenant — afin d’avoir l’occasion de faire aussitôt passer cette reprise de contact dans l’action.

L’action rend un mobile réel.

L’action suscite des mobiles nouveaux.

Analyse.

Grand danger et grande ressource.

Organisation qui cristallise — capte les paroles, les transmet — milieu chaleureux, vivant.

Réenracinement.



Travail :

Discerner les pensées et besoins.

Choisir auxquels donner une réalité par la parole — par l’action (inventer les formes d’action à la fois dans cette pensée et par rapport au but pratique) — par l’organisation (inventer à partir des choses qui se produisent spontanément, en en précisant seulement le contour, et avec le même double souci).

Composition sur plusieurs plans, comme la composition poétique (analyse).




Méthodes d’éducation :
châtiment — récompense
suggestion
expression
exemple
récompense
action (organisation).

Deux premiers moyens grossiers —
presque seuls en usage.



Ce qui est sacré dans l’homme, c’est l’aptitude à l’impersonnel, la faculté de passage à l’impersonnel.

Toutes les fois qu’il y a atteinte à la personne d’un homme, il y a danger que par contrecoup ce qui en lui est impersonnel ne soit blessé. C’est ce contrecoup qu’il faut éviter.

L’aptitude à l’impersonnel peut aussi être blessée sans aucune atteinte à la personne. Ex. : propagande. C’est là du mal.

C’est le collectif qui étouffe cette aptitude.

Il n’y a pas à persuader la collectivité (qui n’existe pas) qu’elle doit respecter la personne.

Il faut persuader la personne qu’elle ne doit pas se noyer dans le collectif, mais laisser mûrir en elle-même l’impersonnel.

Cette maturation exige du silence, de l’espace.

Mais aussi de la chaleur, car le froid de la détresse contraint à se jeter tête baissée dans le collectif.

Il faut donc une vie collective qui, tout en entourant chaque être humain de chaleur, laisse autour de lui de l’espace et du silence.

La vie moderne est le contraire. Ex. : usine.

Insister sur la chaleur.

Collectif non susceptible de passer dans l’impersonnel. (Un groupe ne fait pas même une addition.) Mais peut recevoir la marque de l’impersonnel.

Répandre sur la vie collective elle-même une couleur de vie impersonnelle, c’est-à-dire de beauté.

Non la fausse imitation de beauté obtenue par les États totalitaires par l’impression de puissance, de force, de dynamisme.

Mais une beauté stable, en repos, à couleur d’éternité.

C’est là la fonction spéciale de la religion (expliquer comment).

Le christianisme a rempli cette fonction jusqu’au début du xiiie siècle. L’éclat du xiiie siècle lui-même est une survivance de la période antérieure.

En établissant l’Inquisition, le christianisme s’est condamné à n’être plus qu’un parti qui, comme tout parti, n’a que le choix entre devenir seul un régime totalitaire ou être un pion dans le jeu des luttes de partis.

L’Inquisition a disparu, mais l’effet est demeuré, et cela également dans les Églises dissidentes.

Il demeurera tant qu’une régénération intérieure n’aura pas fait évanouir la notion d’orthodoxie. Le Christ n’a pas dit : « Je suis l’orthodoxie. » Il a dit : « Je suis la vérité. »

Si cette régénération avait lieu, le christianisme pourrait accomplir son unique mission sociale, qui consiste à être, dans les pays de race blanche, l’inspiration centrale de tous les actes de la vie collective sans aucune exception.

Comment un être humain parvient-il à imposer au collectif la marque de l’impersonnel ?



Syndicats : exiger, non pas plus d’argent, mais des mobiles autres (mais ils sont incapables…).

Limiter l’argent comme mobile ― comment ?

Se servir du rationnement ?

Insérer dans le salaire des avantages gratuits en liaison avec le travail ― ex. voyages, livres, théâtre, musées ― pour intellectuels ― pour paysans, ouvriers, etc. Que chaque occupation ait des privilèges.

Monnaies spéciales (dont trafic punissable et déshonorant). Que l’argent ne soit plus l’équivalent de toutes choses.

Collèges d’adultes.

Heures supplémentaires payées en privilèges gratuits.

Principe rien de ce qui touche au besoin n’est soumis à l’argent.

Donc : nul n’a faim, froid… sans argent.

Lieux où n’importe qui peut aller manger et travailler.

Lieux où l’on peut aller manger sans travailler, mais rester seulement avec contrôle médical.

Les premiers chantiers de compagnons tenus à cet effet par des volontaires avec pensée de rééducation (y compris professionnelle) ― Voyage gratuit pour s’y rendre ― Crèche et écoles (internats) à côté.

Besoins de l’âme — propriété inaliénable ― liberté, obéissance — travail (cf. plus haut) honneur, égalité ― enracinement (vie de famille).



L’histoire est basée sur la documentation, c’est-à-dire sur le témoignage des meurtriers concernant les victimes.



Au début, la radio de Londres exprimait aux Français l’esprit de ceux qui avaient choisi l’honneur. Maintenant, il faut leur exprimer la spiritualité de leur propre malheur.



Que tout exercice de pouvoir de la collectivité sur les individus soit limité par le sacré.


Cérémonie : procédé par lequel le faux sacré lié au collectif est effacé par la sensation du sacré authentique, rendue plus puissante que le premier chez chaque individu.

Glissement terriblement facile. Une Église est une collectivité. Et ceux qui croient au Christ à cause de l’Église, non l’inverse, sont des idolâtres.



Le christianisme s’étant retiré de la vie profane… nous voyons ce que c’est.



La science et Hitler

L’histoire et Hitler

(Justice sans majesté, sans poésie, rabaissée aux vertus privées.)

Hitler symbole…

Nous tous qui savons manier une plume sommes plus coupables…



La vie collective, reflet de la beauté du monde, d’une part par l’orientation vers Dieu, d’autre part par l’association dans le temps avec le rythme des saisons.

Liturgie et saisons —

Fêtes plongeant dans la nature.



La Croix est tout. Elle est providentiellement inscrite dans l’espace de manière que nous ne puissions pas la méconnaître.



Le critérium de l’arbre et ses fruits est par avance la condamnation de la notion d’orthodoxie.



La science est un effort pour apercevoir l’ordonnance de l’univers. Par suite c’est un contact de la pensée humaine avec la sagesse éternelle. C’est quelque chose comme un sacrement.

Dans tous les peuples de l’antiquité — excepté, bien entendu, chez les Romains — vivait la pensée que la matière inerte, par la soumission à la nécessité, donne à l’homme l’exemple de l’obéissance à Dieu.

Cette pensée permet d’embrasser dans un seul acte de l’esprit la science comme investigation de la beauté du monde, l’art comme imitation de la beauté du monde, la justice comme équivalent de la beauté du monde parmi les choses humaines, et l’amour envers Dieu en tant qu’auteur de la beauté du monde.

Ainsi est restituée une unité perdue depuis des siècles.

Il faut y ajouter le travail comme contact pour ainsi dire physique avec la beauté du monde à travers la douleur de l’effort.

Non seulement la soumission de la matière à la nécessité est l’image de notre obéissance, mais cette nécessité est l’image de l’opération surnaturelle de la grâce (lumière — levier — mouvement circulaire [roue, astres, Pythagore]).

Les retours du temps et l’éternité. Par eux, donner une couleur d’éternité à la vie collective — liturgie et saisons — qu’elle soit liée au travail, au moins paysan (semailles, poussins…), éclairée par la science, exprimée par l’art, dirigée vers Dieu.

Nous sommes bien loin de là.

Mais le malheur est une occasion de modeler.

Le malheur contient des trésors de sagesse surnaturelle (idée chrétienne par excellence). Mais il faut le penser et l’exprimer. La plupart de ceux qui y sont exclus des moyens de l’expression. Et même autrement, la pensée y répugne, plus que la chair à la mort.

France, moyens d’expression à Londres. Malheur en France. Il faudrait pensée et expression en France, transmise de Londres.



Qu’est-ce que la culture ?

Formation de l’attention.

Participation aux trésors de spiritualité et de poésie accumulés par l’humanité au cours des âges. Connaissance de l’homme. Connaissance concrète du bien et du mal.

Poésie : expliquer. Le spectacle de l’univers est la première. Formation de l’attention par laquelle l’homme contemple l’univers.

L’enseignement des notions scientifiques élémentaires pour les enfants blancs n’a pas d’autre fin.

Ex. : astronomie. Enseigner celle des Grecs.

Puis, après avoir donné la notion de mouvement relatif (par l’exemple d’un train ou d’un bateau), indiquer que certaines mesures plus précises ont amené à penser qu’on peut formuler plus simplement les lois des mouvements des planètes en supposant que le soleil est au centre.

Dire pour commencer : « La terre tourne autour du soleil » — c’est la notion inquisitoriale de l’orthodoxie comme ersatz de la vérité.

Balance — avec tous les symboles, toutes les associations. Équilibre dans les fluides (bateaux, avions).

Tout autour de deux notions : équilibre, énergie.

Arithmétique : notion d’exactitude.

Géométrie : notion de nécessité (i.e. impossibilité).



Culture (dans la partie sur la spiritualité).

Formation de certaines qualités supérieures d’attention (les énumérer — poser un problème…).

Participation aux trésors de spiritualité transmis de génération en génération au cours des âges.

Connaissance du cœur humain. Connaissance concrète du bien et du mal. Participation aux trésors de poésie transmis de génération en génération au cours des âges. Développement de l’aptitude à la contemplation poétique de l’univers. Ici : éléments de science. Autour de quelques notions et sans jamais séparer les connaissances de la poésie.

Nombres : exactitude
Nombres :  relation, analogie (nombres proportionnels).

Géométrie : nécessité (i.e. impossibilité).

Sciences de la nature : équilibre
Sciences de la nature :  énergie

Astronomie (grecque) : contemplation de l’ordre du
Astronomie  monde dans les astres.

Dire des choses élémentaires, mais absolument vraies. Jamais d’erreur ou d’à peu près.

Ne presque jamais imposer de tâche à la mémoire.



« Un seul mot bien employé et parfaitement compris, c’est, au ciel et en ce monde, la vache de tous les désirs. »



Chibli (soufi Xe) :

« Éloigné de toi, celui qui est habitué à la proximité ne peut prendre patience.

Et celui qui a été meurtri par ton amour ne peut supporter même la proximité.

Si l’œil ne te voit pas, le cœur t’a déjà vu. »



« Pourquoi, lorsque je suis malade, personne de vous ne vient-il me visiter,

Alors que, si votre esclave est malade, je m’empresse d’aller le voir ?

Plus dur que la maladie est pour moi votre dédain, et le dédain de votre esclave est aussi dur pour moi. »

(Xe)



« Ton affection est déception, ton amour est haine, ton union est séparation et ta paix est combat.

Je n’ai pas cessé de stationner, à cause de ton amour, dans une station où les cœurs sont égarés. »

« Ah ! je ne serais pas si je savais comment j’étais sans toi et il n’y aurait même pas de « je ne serais pas » si je savais comment je ne serai plus. »



« Déplace ton cœur partout où tu voudras. Le véritable amour n’est que pour le Premier Aimé. »

(Xe)



Supplices et magie sympathique. Supplice de la roue ; est-ce une imitation du cours du soleil ? La pendaison a-t-elle été d’abord une pendaison au mât du navire, image de l’axe des pôles ? Et la crucifixion de même, un matelot attaché au mât ?

Ce qu’on nomme la magie sympathique et l’admiration d’un paysage sont choses de même nature.

L’imitation de l’Univers est le fondement de la plupart des pratiques antiques et des mythes dérivés des pratiques.

L’idée du microcosme est à la racine de tout cela. L’idée de l’Incarnation. Se donner comme modèle à imiter un homme dont l’âme serait l’Âme du Monde.

Les chrétiens ont presque perdu cette conception de l’âme du Christ.

L’ordre de l’Univers incarné dans une pensée humaine. C’est notre fin. Le vrai se définit ainsi. Et le beau. Et le juste. La notion de Dieu créateur, c’est cela. Communauté d’origine entre l’ordre de l’Univers et la pensée humaine.



Superstitions concernant le nombre. Les primitifs qui ne disent pas combien ils ont d’enfants. Le joueur de golf contemporain qui ne dit pas combien de points il a faits. Histoire de Niobé — peut-être une des versions de l’histoire du péché originel. À méditer. Il y a un usage diabolique et un usage divin du nombre.



Usage divin ou diabolique du nombre, et par suite de la mathématique. Interdiction primitive du recensement. Un peuple qui se compte. Le nombre est puissance pour la nation ; l’âme numérotée est asservie. [Moïse a commencé par un recensement.]

Niobé compte ses enfants. Mais dès qu’ils sont puissants par la quantité ils sont esclaves de la quantité. La quantité sous la forme du temps rend esclaves toutes les choses créées. Les êtres créés ont choisi la quantité et par suite l’esclavage du temps.

La mathématique pure, étude de la quantité d’où la quantité est bannie. Rédemption de Niobé.

Par l’analogie et les notions d’unité et d’infini.

Étudier dans la quantité, non la quantité, mais les dispositions de la sagesse divine.

Le beau aussi détourne de la quantité.

(Le nombre des enfants, richesse dans les temps primitifs.)

Niobé. Le châtiment, c’est non seulement que ses enfants meurent, mais qu’ensuite elle mange. C’est la version la plus poignante du péché originel et de son châtiment.

Mathématique. Substitution du rapport à la quantité. Relativité de la quantité.

Versions du péché originel : 1o Ève ; 2o inceste entre soleil et lune (Esquimaux, Gitans) ; 3o vin de palme (nègres) ; 4o porte (contes de Grimm) ; 5o haine de la beauté ? (Blanche-Neige, amandier) ; 6o nombre (Niobé) ; 7o histoire de Tantale ; 8o Atrée et Thyeste ?



Chant du Nil : Ô faucille, mère d’autres petites,Nul forgeron n’en fit une autre mieux que toi.Une faucille forgée par Saïd Omar.Il la forgea au clair de lune.

Les faucilles ont-elles été faites à l’imitation du croissant de lune ?



Au soleil couchant : Ô Rouge, Rouge, descends vers la montagne. Nous sommes fatigués de ta longue présence. Ô Rouge, Rouge, tire à tes câbles. Devant toi, tu trouveras le pardon de Dieu.



Les Anges tombés sont tombés pour avoir refusé d’admettre l’Incarnation (et la Passion qui y est impliquée). Judas avait peut-être le même mobile (voulait éprouver la divinité du Christ), et saint Pierre : « … loin de moi, fils de Satan ! »



Celui qui souffre injustement doit avoir pitié d’abord de Dieu contraint de permettre l’injustice. De même pour les souffrances d’autrui.



L’image de la pièce d’étoffe sur l’arbre vient du spectacle de la surface de la mer agitée par le vent. Un invariant, des variations illimitées. Une étendue constante (le cercle de l’horizon).



« Nos débiteurs. » On ne peut pardonner une offense que si on pense que Dieu en est l’auteur. On pardonne nécessairement toute offense à Dieu, toute offense étant un mal fini, et Dieu étant le Bien infini et sans mélange. L’offenseur — s’il nous a fait du mal injustement — n’est qu’une pièce du mécanisme universel de la matière, qui a été disposé par la Sagesse divine. Mais il en est de même pour le mal que nous avons fait. Nous pouvons nous pardonner à nous-mêmes par la même considération.



« L’amor che muove il sole e l’altre stelle. » Par-delà Aristote, c’est la pensée d’antiquité sans doute immémoriale exprimée par l’hymne de Cléanthe : « Telle est la vertu du serviteur. » Idée perdue aujourd’hui (depuis la Renaissance ? depuis la grande industrie ?) que même sur la matière inerte Dieu règne exclusivement par l’Amour.

Comment régnerait-il autrement que par l’Amour, puisqu’il est uniquement le Bien ?

S’il régnait par autre chose, comment l’univers serait-il beau ?

Si l’homme doit imiter Dieu, le pouvoir que l’homme exerce aujourd’hui sur la matière ne paraît pas être de l’espèce qui répond à sa vocation.

« Chacun volontiers obéit en tout à l’Amour. »



« Black Bull. » Dieu vient à l’âme dépouillé de toute splendeur. Il vient seulement comme quelque chose qui demande à être aimé.

Il ne peut montrer aucun titre à être aimé, sinon qu’il est le Bien absolu.

Cela est équivalent au néant pour toute la partie créée, mortelle, charnelle de l’âme. Par rapport à cette partie, au niveau de laquelle se situe la conscience, Dieu n’a aucun titre à être aimé. Il est le mendiant absolu. Il demande l’amour sans montrer aucun titre qui lui y donne droit et sans rien offrir en échange. Il est exclusivement demande. Absolument pauvre. « L’Amour a pour compagne l’indigence. »

Le titre du Bien à être aimé repose sur une définition. Le Bien est ce qui mérite d’être aimé. Cela est d’une simplicité et d’une abstraction telles que cela semble un calembour. La réalité de ce titre ne peut être reconnue que par un esprit formé à reconnaître la réalité qui correspond à l’abstraction.

La mathématique fournit le début d’une telle formation, si on la pense à la fois dans sa pureté parfaite et dans sa propriété d’être applicable à la connaissance de la matière, à l’action sur la matière.



L’univers est providentiellement constitué de telle manière que la connaissance du concret soit suspendue à la connaissance de l’abstrait. L’univers guide ainsi l’âme d’abstraction en abstraction vers la suprême réalité qui est le Bien pur.



Flots de la mer. Accord. Le comment est inconnaissable pour notre perception. Nous essayons sans cesse, même malgré nous, d’y percevoir le nombre, mais il se dérobe, laissant en contact presque immédiat l’un et l’illimité.

Serpent, Léviathan, étoffe. Tout cela représente les ondulations de la mer.

Pain blanc et rond de l’hostie, image de la pleine mer, de la lune, du soleil.



Arc d’Apollon, d’Artémis. La flèche lancée par l’arc, mouvement droit procédant d’un demi-cercle. La corde du demi-cercle s’incurve alternativement dans les deux sens. Ainsi la lune produit le temps. La flèche serait le temps.



La joie est un besoin essentiel de l’âme. Le manque de joie, qu’il s’agisse de malheur ou simplement d’ennui, est un état de maladie où l’intelligence, le courage et la générosité s’éteignent. C’est une asphyxie. La pensée humaine se nourrit de joie.

Les plaisirs, les distractions, les divertissements, les satisfactions des sens ou de la vanité ne sont pas la joie. On n’apporte pas la joie du dehors à un être humain ou à une collectivité ; il faut qu’elle surgisse de l’intérieur. Mais on ne se la donne pas non plus à soi-même. Elle ne vient pas quand on la cherche.

Pourtant il y a des conditions qui la rendent ou non possible. La satisfaction des autres besoins de l’âme est au nombre de ces conditions.



Comme la satisfaction des besoins du corps produit le bien-être, celle des besoins de l’âme conduit à la joie. Elle y conduit, il n’est pas sûr qu’elle y suffise, ni qu’il n’y ait pas de joies qui en soient indépendantes. La joie est un mystère.




Tout progrès réel exige un effort d’invention. Par suite, dans une situation non satisfaisante, les remèdes qui se présentent à l’esprit ne sont pas les bons. Si l’attention générale est fixée en permanence sur une vue claire des besoins, les remèdes efficaces surgissent peu à peu.



Matière — homme — surnaturel. Quand la notion de surnaturel se perd, on peut rapporter le bien ou à l’homme ou à la matière. Deux erreurs. Le matérialisme au moins garde une vue juste de la faiblesse humaine. Mais il contraint à mépriser l’homme. En mettant le bien dans la matière, il fait traiter l’homme comme de la matière — ou au-dessous. Car d’un rapport à la fois extérieur et intérieur, il fait un rapport purement extérieur. Le surnaturel viole, mais avec consentement. L’autre erreur, qu’on peut nommer l’humanisme…

Des deux, le matérialiste a été plus proche de l’état où l’âme peut recevoir la vérité. Mais il n’a pas su demeurer quelque temps sans espoir.

Si Marx avait su…

Angoisse ; Marx et Platon.

Les matérialistes croient au matérialisme…



Rassembler les gens derrière les aspirations chrétiennes. Ce mot [convient] beaucoup mieux que celui de valeurs. Car valeurs invoque une présence, et aspiration une absence, et notre bien est absent.

Il faut essayer de les définir en termes auxquels un athée puisse intégralement adhérer, et cela sans rien leur ôter de ce qu’elles ont de spécifique. Cela est possible. Et au terme de cet effort de transposition, on obtient, non pas la « morale laïque », mais quelque chose de différent ; car la « morale laïque » n’est pas du christianisme traduit en un langage différent, mais du christianisme abaissé à un niveau inférieur.

Il faudrait proposer quelque chose de précis, spécifique et acceptable pour catholiques, protestants et athées — non comme un compromis, mais… — et demander dès maintenant aux organisations de résistance et notamment syndicales de dire si cette orientation est la leur.

Quelque chose d’acceptable pour un ouvrier communiste si…

(Exclusion — compter obstruction systématique.)

Même un chrétien de profession a besoin de cette traduction — car nous pensons en termes profanes — nécessaire pour briser cloison étanche non seulement entre hommes, mais dans l’âme.



Pourquoi ne pas interdire les partis politiques ?

Notion de maladies morales de carence.

Question de la police,
Question  de la répression pénale — relégation — bagnes d’enfants,
Question  de la prostitution.

Table rase ? Non — car il sera plus facile de détruire ce qui vient de Vichy que ce qu’on aurait fabriqué par erreur après.

Dans la classe ouvrière, séparer les questions de sous des autres.



Avec la notion obligation-besoin, on peut (contrairement à droit) rester dans le principe ou s’approcher du détail concret exactement autant qu’on veut. Car les besoins sont des faits, quoique difficiles à saisir. On peut les étudier.

Si quelqu’un dit : « L’homme a droit à la liberté » et qu’on demande : « Qu’est-ce que c’est que cette liberté à laquelle l’homme a droit ? », la notion employée ne fournit aucune méthode pour chercher une réponse correcte.

Au contraire, si on dit : « On est obligé de donner à l’homme ce dont il a besoin, et il a besoin de la liberté », et… en ce cas au contraire…

Et si on demande : « Qui est obligé ? » il faut répondre : « Chaque homme, selon les possibilités que lui donne la situation où il se trouve ».

Et si on demande : « Qui a besoin ? » Tous les hommes. Ce qui n’est pas universel par essence, bien que les formes puissent être variables, n’est pas un besoin.

Cette formule est à la fois absolue comme un principe et souple comme la vie.



Témoignage indirect du respect.

Repose sur la liaison entre la sensibilité et l’exigence de bien qui est l’essence de l’homme. Cette liaison est inscrite dans, [est le nœud de,] la nature humaine et existe en tout homme.

[C’est l’incarnation du divin dans l’homme. C’est la vie. La dissociation de cela, c’est la mort. « Philosopher, c’est apprendre à mourir. » Ici-bas elle n’est que partielle.]

Quand la vie d’un homme est détruite ou mutilée, du fait des actes ou des omissions des autres hommes, par une blessure ou une privation de l’âme ou du corps, ce n’est pas en lui la sensibilité seulement qui subit le coup, mais aussi l’aspiration au bien.

Rien n’autorise à supposer que ce ne soit pas toujours vrai de tous les êtres humains sans aucune exception.

[N. B. Y compris le Christ. S’il y a un point de l’être en contact permanent avec l’autre réalité, ce point est hors d’atteinte.

L’aspiration au bien qui est en nous est exposée aux blessures du dehors. Mais en son centre le plus secret est un point, le siège d’une autre aspiration, qui ne l’est pas. Il faut le découvrir. C’est le siège de Brahma.

D’un autre côté, cette blessure excite. D’où l’utilisation de la douleur et l’art du châtiment.]

Cela est évité seulement si la blessure ou la privation qu’il subit répond à une nécessité. S’il sait que ceux qui semblent la lui infliger obéissent en réalité à une nécessité. S’il la reconnaît lui-même.

Platon. Même et Autre. La chose identique à aimer en tout homme.



Hommes identiques dans cette aspiration au bien et cette impuissance. Ceux qui choisissent le mal ou le prennent pour le bien, ou à quelque moment ont désespéré du bien. Une même compassion convient de la part de chaque homme à l’égard de tous les hommes, y compris soi-même, pour cette aspiration aveugle. Mais comme il ne peut pas les aider dans cette aspiration, il ne peut les aider que dans les besoins terrestres du corps et de l’âme. Ainsi une femme qui a perdu son fils. On ne peut le lui rendre. Mais les voisins s’occupent d’elle.



1o Tout homme est fait d’abord (quoique tel homme puisse mourir sans jamais l’avoir su) pour quelque chose d’infiniment plus haut qu’aucun idéal qui puisse lui être proposé par la vie publique (ce quelque chose, ce n’est pas le confort).

2o Les égards envers la chair souffrante de l’homme sont seulement l’expression concrète du respect pour cette vocation.

L’inexprimable a plus que toute autre chose besoin d’être exprimé. Pour cela il faut qu’il soit transposé.

Le divin —



Pas de libéralisme (dire pourquoi) — pas de totalitarisme (dire pourquoi) — quelque chose d’humain.

Union des contraires (mais bonne union — quelle est la mauvaise ? les définir) — unique levier pour élever.



L’homme ne peut pas se prendre pour but lui-même. S’il l’essaie, il tombe dans la recherche du plaisir immédiat, l’indifférence, l’ennui. Il lui faut un but hors de lui. Or toutes les choses en ce monde hors de lui lui sont inférieures. Une seule a sur lui l’apparence de la supériorité. C’est la société. Mais c’est une fausse apparence. Quant aux autres hommes, ils lui sont supérieurs ou inférieurs à tel ou tel égard, mais ils sont essentiellement ses semblables. Pourquoi les prendrait-il pour but s’il ne peut pas se prendre pour but lui-même ?



Milieux économiques plus grands que la nation, milieux culturels plus petits. (Nation, quel genre d’unité, alors ?)



Le bien est hors de ce monde. Mais il a ici-bas pour symboles visibles tous les hommes, en ce sens que tous les hommes sont des récepteurs pour ses ondes (s’ils sont détraqués, et réparables ou non, ce n’est pas notre affaire).



Le malheur n’est secouru que par miracle.



Le sens du bien réagit au malheur et à la beauté. Il faut l’un ou l’autre. Une disposition sans doute providentielle fait que les civilisations privées de beauté tombent dans le malheur par un mécanisme interne.

(Mais, hélas, les autres ne sont pas garanties contre les attaques extérieures du malheur.)



Responsabilité, au lieu de solidarité.

Quand un être humain est arbitrairement tué, condamné à la faim, arraché à sa famille — quelque chose est offensé qui mérite bien plus de respect que le bonheur même de l’homme en question. Lui-même le sent. Il se demande douloureusement comment c’est possible. Au contraire, si l’homme est solennellement puni, il y a hommage à ce quelque chose.



Esprit des revendications ouvrières : universelles. C’est ce qui avait changé les vingt dernières années. Les mêmes revendications ont un caractère tout autre. Mais même alors, elles étaient enfantines. Qu’elles deviennent adultes.



Garder un vide, quelque chose de réservé — dont chaque homme fera ce qu’il voudra — mais qu’on pourra dédier à ce qui est plus haut que rien de terrestre.

Ce qu’on reconnaît généralement pour l’artiste, le savant, il faut le reconnaître pour tout homme.



Sensibilité universelle — que la sensibilité à la justice (à l’injustice) devienne profonde au point de réagir à toutes les formes d’injustice (et non pas seulement à certaines, objets d’associations).



Celui qui s’est mis hors de la loi ne doit pas être traité comme tel — le châtiment le ramène dans la loi.

(Il faut renouveler la conception du châtiment.)



Exemple de la distance entre l’intention et les faits : le traité de Versailles, destiné à affaiblir l’Allemagne, et qui l’a humiliée, mais renforcée — politiquement par la balkanisation de l’Europe centrale, militairement par les restrictions imposées à la Reichswehr.

Règle générale : les vrais problèmes et les facteurs décisifs ne sont jamais où on croit qu’ils sont.



Vingtième siècle. La guerre a remplacé le profit comme mobile dominant.



On croyait pouvoir compter sur l’or (c’est-à-dire le nombre) comme contrôle automatique.

Mais on est allé trop loin. On a entièrement dispensé l’esprit de la charge de penser, et on a cassé le contrôle.



La preuve que nous dépendons du transcendant, ce sont les absurdités dans lesquelles tout le monde tombe dès qu’on essaie de résoudre ou même de poser les problèmes d’origine (langage, métiers, etc.). Aussi, sauf les imprudents, maintenant on les évite pudiquement. On n’en parle pas. On a raison. Mais ce n’est pas honnête, à moins de dire qu’ils sont hors de notre portée, et d’en tirer les conclusions.

Traditions antiques d’un enseignement divin.



Poète — sentiment que le poème existe hors de lui — absurde, mais c’est la preuve… Et une vérité non encore connue ?



Gosses dans les ateliers — tout petits, avec leurs pères — culture ouvrière.



Danger social aussitôt après la guerre, à cause de l’entraînement à la désobéissance.



L’argent comme comptable est sans prestige. C’est le pouvoir de punir et récompenser qui fait le prestige.

Ce pouvoir est divin ; mais sur terre il ne peut être exercé que par la pensée attentive et équitable de l’homme. L’homme est juge. Il ne peut déposer ce fardeau.

Combien de gens exercent en fait le pouvoir judiciaire sans jamais en avoir contemplé la majesté.

L’attention est la marque de respect que doit quiconque juge à quiconque est jugé par lui.

[« Il n’est pas intéressant… »]


Le premier devoir de l’école est de développer chez les enfants la faculté d’attention, par des exercices scolaires, bien sûr, mais en leur rappelant sans cesse qu’il leur faut savoir être attentifs pour pouvoir, plus tard, être justes.



Missions judiciaires. Enlever un homme à son milieu, le mettre dans un centre où atmosphère spirituelle intense, le faire juger 3, 5 ans, le renvoyer chez lui.

Paysans, professeurs.

Que les gens ne soient plus étiquetés pour la vie.



Le seul remède au chômage, c’est de bâtir. Mais bâtir quoi ?

L’unique chose que nous puissions bâtir, c’est une civilisation. Nouvelle, par rapport à l’affreux chaos qui finit en cauchemar. Antique d’esprit. Vivante. Si nous pouvons…



L’argent. Bien sûr, pour qu’il joue son rôle comptable, il faut que les gens essaient d’en gagner. Qu’ils aient des embêtements s’ils n’en ont pas, des agréments s’ils en ont. Mais limités.

Est-il indispensable qu’ils veuillent en avoir toujours davantage ? Sûrement pas. Au contraire. Cela fausse.

Avec le système proposé[1], celui qui est sans argent a largement assez d’embêtements — sauf s’il a du vice. Alors il est puni.

(Système « on probation ».)

Le manque d’argent est regardé comme la douleur dans l’organisme : signe d’un désordre, qui peut être situé au même point que le signe ou en un autre point. Souvent, quand il y a mal de tête, c’est le foie qui est détraqué.

On a fait de l’argent un juge et un bourreau. On s’est aperçu que c’est un juge et bourreau injuste et cruel. Alors on ne veut plus qu’il soit comptable. Comme c’est bien raisonné !

Quant aux questions d’or et de papier, quel sens est-ce qu’elles ont toutes tant qu’on ne sait pas quel rôle on veut faire jouer à la monnaie ? C’est trop bête. Une fois la fonction de la monnaie clairement définie, il faut manier le métal et le papier de manière qu’elle la joue le mieux possible.



Garder la monnaie comme comptable. L’éliminer comme juge et bourreau.

Que jamais le manque d’argent ne soit une cause de souffrance, ni la possession de l’argent une cause de plaisir.

Si quelqu’un n’a pas d’argent, quelque chose ne colle pas.



Comme il ne peut être question de supprimer les différences de fortune, et que les petites différences empoisonnent autant que les grandes quand la pensée en est obsédée, il ne peut y avoir égalité que si on suscite des stimulants autres que l’argent, et si on diminue beaucoup la part de l’argent dans les pensées des hommes.

Il faut déconsidérer l’argent. Un procédé qui pourrait y servir serait de rémunérer faiblement quelques-uns de ceux qui possèdent le plus haut degré de considération ou même de puissance.

Il faut mettre les conditions humaines dans la catégorie des choses non mesurables. Qu’il soit publiquement reconnu qu’un mineur, un ingénieur, un ministre, ne sont pas plus ou moins l’un que l’autre.



Il faut que l’argent soit déconsidéré. Son prestige empêche, non seulement que les âmes trouvent de la nourriture, mais aussi que dans l’état de famine où elles se trouvent elles connaissent leur propre faim ; car il est trop facile d’attribuer la souffrance au manque d’argent. Il empêche par suite aussi que les hommes reconnaissent les obligations dont ils sont liés. Il a presque effacé tout sentiment d’obligation, en y substituant comme unique vertu la probité en matière d’argent dans la vie privée.

Il semble peu probable qu’une vraie guérison puisse s’accomplir sans quelques actes de folie dans le genre des noces de saint François avec la Pauvreté. Aujourd’hui, bien entendu, il ne s’agirait pas de la création d’un ordre. D’ailleurs, même au xiiie siècle, l’Ordre au fond a été peu de chose dans cette merveilleuse aventure.

La difficulté aujourd’hui est bien plus grande. La Pauvreté, au moment où saint François l’a prise pour épouse, n’était pas, comme l’a dit Dante, méprisée depuis plus de mille ans. À ce moment même, et depuis un certain temps déjà, elle était embrassée et chérie par les Cathares, Pauvres de Lyon et autres. Seulement ceux-là ont été exterminés et oubliés, au lieu que saint François, plus justement, a été canonisé. Nous sommes bien loin d’être baignés d’un courant de spiritualité comme celui du xiie siècle. Notre situation est bien plus comparable à celle de l’Empire romain au moment où le Christ est né. Peu auparavant, un homme qui osait se dire stoïcien trouvait naturel de faire périr par la faim cinq magistrats provinciaux pour obtenir le paiement d’une dette usuraire. Son ami Cicéron trouvait seulement qu’il exagérait un peu. Les stoïciens romains méritent d’être mis à côté de beaucoup de chrétiens d’aujourd’hui.

C’est pourtant dans une telle atmosphère qu’il faut, non seulement que la Pauvreté trouve des époux, mais qu’il y ait un courant entraînant beaucoup de cœurs vers elle.

Aujourd’hui la plupart des Français éprouvent tous les jours des douleurs, des soucis et des angoisses réservés, en temps normal, aux miséreux. En un sens, le pays a été précipité dans la pauvreté tout entier. Il est ainsi entré en contact avec quelques vérités précieuses, mais qui risquent de ne pas pénétrer dans sa conscience faute d’être formulées.

Il y a dans la pauvreté une poésie dont il n’y a aucun autre équivalent. C’est la poésie qui émane de la chair misérable vue dans la vérité de sa misère. Le spectacle des fleurs de cerisier, au printemps, n’irait pas droit au cœur comme il fait si leur fragilité n’était tellement sensible. En général une condition de l’extrême beauté est d’être presque absente, ou par la distance, ou par la faiblesse. Les astres sont immuables, mais très lointains ; les fleurs blanches sont là, mais déjà presque détruites. De la même manière l’homme ne peut aimer Dieu d’un amour pur que s’il le conçoit comme étant hors du monde, dans les cieux ; ou bien présent sur terre à la manière des hommes, mais faible, humilié et tué ; ou encore, ce qui est un degré d’absence encore plus grand, présent comme un minuscule morceau de matière destiné à être mangé.

La condition humaine, c’est-à-dire la dépendance d’une pensée souveraine, capable de concevoir et d’aimer ce monde et l’autre, rendue esclave d’un morceau de chair qui lui-même est soumis à toutes les actions extérieures, cela est beau. Qu’il y ait là de la beauté, c’est infiniment mystérieux. Mais en fait il en est ainsi. Dans l’art, tout ce qui évoque la misère humaine dans sa vérité est infiniment touchant et beau.

La richesse anéantit cette beauté, non pas en apportant un remède à la misère de la chair et de l’âme soumise à la chair, car aucun remède ne nous est accordé ici-bas, mais en la dissimulant par un mensonge. C’est le mensonge enfermé dans la richesse qui tue la poésie. C’est pourquoi les riches ont besoin d’avoir le luxe comme ersatz. Depuis qu’on a enlevé aux pauvres les biens de la pauvreté, eux aussi ont besoin de luxe. Seulement ils ne l’ont pas.

Un petit bistro, où sont dévorés pour quelques sous des repas sommaires, est plein de poésie à en déborder. Car il est vraiment un refuge contre la faim, le froid, l’épuisement ; il est placé sur la limite, comme un poste frontière. Cette poésie est déjà tout à fait absente d’un restaurant moyen, où rien ne rappelle la possibilité que des hommes aient faim.

C’est à cause du mensonge de la richesse que saint François n’en a pas voulu. Il a cherché dans la pauvreté non la douleur, mais la vérité et la beauté. Il cherchait la poésie du contact vrai, conforme à la vérité de la situation humaine, avec cet univers où nous avons été placés.

Aimer la poésie de la pauvreté n’est pas un obstacle à la compassion pour les pauvres. Au contraire, car la compassion est à la racine de cette poésie. Les œuvres de la compassion n’en sont pas non plus diminuées, mais accrues. L’amour de la pauvreté n’est nullement ascétique ; il cueille et savoure dans leur plénitude toutes les joies, tous les plaisirs qui s’offrent. Saint François fut heureux, d’un bonheur parfaitement pur, le jour où son compagnon lui apporta plusieurs pains entiers qu’on lui avait donnés comme aumône, et où ils se mirent à manger près d’une fontaine aux eaux claires, sur une grande pierre plate, sous un beau soleil. À plus forte raison l’amour de la pauvreté incline-t-il pour les autres à soulager les souffrances, à procurer des joies. Il est même une condition pour que cette inclination soit entière. Chez celui qui est étranger à l’amour de la pauvreté, l’inclination à nourrir ceux qui ont faim est gênée par le sentiment d’une inconvenance, d’un manque de goût, dans le fait que des hommes ont faim. En temps normal du moins, cela ne se fait pas…

DERNIÈRES LETTRES

LETTRES À MAURICE SCHUMANN

New York.30 juillet 1942.

Cher ami,

J’ai bien souvent entendu faire votre éloge en France. Vous y êtes extrêmement populaire. Chaque fois que j’entendais parler ainsi de vous, cela me causait de la joie, et je me souvenais de Henri IV et des bancs de la salle où nous écoutions Chartier.

Je me suis embarquée de Marseille, où j’avais séjourné un an et demi, pour New York, le 14 mai dernier. Malgré la pression de mes parents, qui désiraient échapper à l’antisémitisme et ne voulaient pas se séparer de moi, je ne serais jamais partie si j’avais su quelles difficultés on a à passer de New York à Londres.

J’avais une assez grande responsabilité dans la diffusion d’une des plus importantes publications clandestines de zone libre, Les Cahiers du Témoignage chrétien. J’avais le réconfort, parmi toute la tristesse environnante, d’avoir part à la souffrance du pays. Je connaissais assez mon espèce particulière d’imagination pour savoir que le malheur de la France me ferait beaucoup plus mal de loin que de près. C’est ce qui se produit, et l’écoulement du temps ne fait que rendre la douleur de plus en plus intolérable. De plus j’ai le sentiment qu’en m’embarquant j’ai commis un acte de désertion. Je ne peux pas supporter cette pensée.

Le départ a été pour moi un arrachement. Je me suis imposé cet arrachement uniquement dans l’espérance de parvenir ainsi à prendre une part plus grande et plus efficace aux efforts, aux dangers et aux souffrances de cette grande lutte.

J’avais et j’ai encore deux pensées, dont je voudrais pouvoir appliquer l’une ou l’autre.

L’une est exposée dans le papier ci-joint[2]. Je crois qu’elle pourrait sauver beaucoup de vies de soldats, étant donné la quantité de morts causées sur le champ de bataille par l’absence de soins immédiats (cas de « shock », d’ « exposure », d’hémorragie).

Au printemps 40 j’ai essayé de la faire appliquer en France, et j’étais en bonne voie pour réussir, mais les événements ont été trop rapides. J’étais à Paris, où je suis restée, dans la croyance qu’on s’y battrait, jusqu’au 13 juin. Ce jour-là je suis partie, après avoir vu sur les murs l’affiche proclamant Paris ville ouverte. Dès l’armistice, mon unique désir a été de partir pour l’Angleterre. J’ai tenté plusieurs choses pour y parvenir légalement ou illégalement, mais toutes ont échoué. Il y a un an et demi j’ai laissé mes parents commencer les démarches pour eux et pour moi en vue de l’émigration en Amérique, dans la croyance que New York pouvait être une simple étape pour aller à Londres. Ici, tout le monde me dit que c’était une erreur.

Ma seconde pensée était que je pouvais agir plus efficacement dans le travail clandestin si je quittais la France et si j’y revenais avec des instructions précises et une mission — dangereuse de préférence.

Je ne vous développe pas cette pensée plus en détails, car je l’ai fait dans une autre lettre que j’ai confiée pour vous à un ami de ma famille qui part prochainement d’ici.

Il me semble que la première condition pour réaliser l’une ou l’autre de ces pensées est de passer de New York à Londres.

Je suppose que vous pouvez m’y aider. Je vous demande instamment votre appui. Je crois vraiment que je peux être utile. Et je fais appel à vous en tant que camarade pour me sortir de la situation morale par trop douloureuse où je me trouve.

Beaucoup de gens ne comprennent pas pourquoi cette situation morale est douloureuse ; mais vous le comprenez certainement. Nous avions beaucoup en commun, autrefois, au temps de nos études communes. J’ai éprouvé une véritable joie quand j’ai appris, en France, que vous avez à Londres une fonction importante.

Je compte sur vous avec confiance.

Bien amicalement à vous,
Simone Weil.




PROJET D’UNE FORMATION D’INFIRMIÈRES
DE PREMIÈRE LIGNE

Le projet qui suit a fait l’objet d’un rapport favorable de la Commission de l’Armée du Sénat au ministère de la Guerre, en France, en mai 1940. La rapidité des événements a mis tout essai d’application hors de question.

Ci-joint une lettre exprimant sur ce projet l’opinion de Joë Bousquet, ancien combattant de l’autre guerre et grand mutilé. Blessé à la colonne vertébrale en 1918, atteint de paraplégie à la suite de cette blessure, il n’a pas quitté son lit depuis lors. Son expérience de la guerre est beaucoup plus proche de lui que de ceux qui après 1918 ont repris une vie normale ; d’autre part son opinion est celle d’un homme mûr. De ce fait son avis est précieux.

Ce projet concerne la constitution d’une formation spéciale d’infirmières de première ligne. Cette formation serait très mobile et devrait en principe se trouver toujours aux endroits les plus périlleux, pour faire du « first aid » en pleine bataille.

On pourrait commencer l’expérience avec un petit noyau de dix, ou même moins ; et on pourrait commencer dans un délai aussi court qu’on voudrait, car la préparation nécessaire est presque nulle. Des connaissances élémentaires d’infirmière suffiraient, puisque au feu on ne peut guère faire que des pansements, des garrots, peut-être des injections.

Les qualités morales indispensables sont de celles qui ne s’acquièrent pas. L’élimination des femmes qui se présenteraient sans les posséder serait un problème facile à résoudre. Les horreurs de la guerre sont aujourd’hui tellement présentes à l’imagination de tous qu’on peut regarder une femme capable de s’offrir volontairement pour une pareille fonction comme étant très probablement capable de s’en acquitter.

Ce projet peut sembler impraticable à première vue, parce qu’il est nouveau. Mais un peu d’attention permet de reconnaître qu’il est non seulement praticable mais très facile à exécuter ; qu’en cas d’échec les inconvénients sont presque nuls ; qu’en cas de succès les avantages sont vraiment considérables.

Il est facile à exécuter, car pour un premier essai il suffit qu’il y ait un tout petit noyau de volontaires. Aucune organisation ne serait nécessaire, du fait même que le nombre serait d’abord très petit. Si la première expérience réussissait, ce noyau primitif s’accroîtrait peu à peu, et l’organisation surgirait à mesure que les dimensions de cette formation l’exigeraient. Au reste, par la nature même de sa tâche, une telle formation ne pourrait en aucun cas devenir très nombreuse ; mais il n’est pas nécessaire qu’elle le soit.

L’échec de l’expérience ne pourrait se produire que par l’incapacité des femmes membres d’une telle formation à s’acquitter de leur tâche.

On ne peut craindre que deux choses. L’une que le courage de ces femmes leur fasse défaut sous le feu. L’autre que leur présence parmi les soldats ait un effet préjudiciable aux mœurs.

L’un et l’autre sera impossible si les femmes qui se présentent comme volontaires sont d’une qualité qui réponde à leur résolution. Jamais des soldats ne manqueront de respect à une femme qui fait preuve de courage devant le danger. La seule précaution à prendre serait de ne laisser ces femmes au contact des soldats que sous le feu et non pas au repos.

Évidemment une assez grande quantité de courage serait indispensable à ces femmes. Elles devraient avoir fait le sacrifice de leur vie. Il faut qu’elles soient prêtes à être toujours aux endroits les plus durs, à courir autant de danger ou davantage que ceux des soldats qui en courent le plus, et cela sans être soutenues par l’esprit offensif ; en se penchant au contraire sur les blessés et les mourants.

Mais si l’expérience réussissait, les avantages du succès seraient proportionnels à cette difficulté.

Cette difficulté est plus apparente que réelle, étant donné le petit nombre de ces volontaires, et surtout du premier noyau, qui, encore une fois, pourrait être inférieur à dix. Il est probable et presque sûr qu’on peut trouver sans peine dix femmes d’un courage suffisant.

Pour celles qui s’ajouteraient par la suite au noyau primitif, l’émulation serait un stimulant très fort.

Si au cours du premier essai on constatait chez ces femmes soit des défaillances sous le feu, soit une retenue insuffisante dans les rapports avec les soldats, il n’y aurait qu’à dissoudre la formation, renvoyer les femmes à l’arrière et renoncer à cette idée.

L’expérience ayant été faite à une échelle minuscule et sans publicité, l’inconvénient serait nul, excepté les pertes qui pourraient s’être produites.

Mais ces pertes seraient infimes, quant au nombre, à l’échelle de la guerre ; on peut dire négligeables. En fait, dans une opération de guerre, la mort de deux ou trois êtres humains est tenue pour un inconvénient presque nul.

Il n’y a d’une manière générale aucune raison de regarder la vie d’une femme, surtout si elle a passé la première jeunesse sans être épouse ni mère, comme plus précieuse que la vie d’un homme ; à plus forte raison si elle accepte le risque de mort. Il serait facile d’écarter d’un tel groupement les mères, les épouses et les jeunes filles au-dessous d’une certaine limite d’âge.

La question de la résistance physique est moins importante qu’il ne semble à première vue, même si cette formation est appelée à agir sous des climats très rudes, car étant donné la nature de la tâche il serait facile de lui assurer de longues et fréquentes périodes de repos. Ces femmes n’auraient pas à faire preuve d’une endurance continue comme c’est le cas des soldats. Il serait facile de proportionner leur effort à leurs possibilités.

Le caractère motorisé de la guerre moderne semble à première vue un obstacle ; mais à la réflexion les choses en sont au contraire probablement facilitées.

Quand l’infanterie est envoyée au feu en camions, il semble bien qu’il y a fort peu d’inconvénient à prévoir qu’un camion sur tel ou tel nombre aura une place réservée à une femme. Cela fait un fusil en moins, mais la présence de cette femme aurait une efficacité matérielle et morale qui ferait sans doute considérer cet inconvénient comme négligeable.

On peut craindre que même si l’expérience réussit avec un petit noyau, il soit impossible d’élargir le recrutement en raison de la difficulté de la tâche.

Mais même si une telle formation ne devait jamais comprendre plus de quelques dizaines de membres, ce qui est peu probable, les avantages seraient néanmoins très considérables.

De même, si au bout d’un temps donné la mortalité paraissait trop grande pour la continuation de l’expérience, les avantages de l’expérience accomplie subsisteraient et l’emporteraient de très loin sur l’inconvénient des pertes.

Ainsi les objections qui surgissent dans l’esprit à première vue devant un tel projet se réduisent à très peu de chose, on pourrait dire à presque rien, après un examen attentif. Au contraire les avantages sont d’autant plus manifestes et apparaissent d’autant plus grands qu’on les examine de plus près. Le premier, le plus évident réside dans la tâche même que ces femmes devraient normalement accomplir.

Étant présentes au lieu du plus grand péril, accompagnant les soldats sous le feu, ce que les brancardiers, infirmiers et infirmières ordinaires ne font pas, elles sauveraient dans bien des cas des vies de soldats en donnant à ceux qui tombent des soins sommaires, mais immédiats.

Le réconfort moral qu’elles apporteraient à tous ceux dont elles pourraient s’occuper serait également inestimable. Elles consoleraient des agonies en recueillant les derniers messages des mourants pour leurs familles ; elles diminueraient par leur présence et leurs paroles les souffrances de la période d’attente parfois si longue et si douloureuse qui s’écoule entre le moment de la blessure et l’arrivée des brancardiers.

Quand il n’y aurait que cela, ce serait déjà une raison suffisante pour constituer cette formation de femmes. Cet avantage seul est déjà considérable et n’est contrebalancé par presque aucun inconvénient. Mais il y a encore d’autres avantages liés à l’exécution de ce projet, qui du point de vue de la conduite générale de la guerre sont peut-être de première importance.

Pour les apprécier, il faut se souvenir à quel point les facteurs moraux sont essentiels dans la guerre actuelle. Ils jouent un rôle bien plus important que dans la plupart des guerres passées. Le fait qu’Hitler a été le premier à le comprendre est une des principales causes de ses succès.

Hitler n’a jamais perdu de vue la nécessité essentielle de frapper l’imagination de tous ; des siens, des soldats ennemis et des innombrables spectateurs du conflit. Des siens, de manière à leur imprimer sans cesse une nouvelle impulsion vers l’avant. Des ennemis, de manière à susciter parmi eux le plus grand trouble possible. Des spectateurs, de manière à surprendre et faire impression.

Un de ses meilleurs instruments à cet effet, ce sont les formations spéciales, telles que les S.S., les groupes de parachutistes qui ont pénétré les premiers en Crète, d’autres encore.

Ces formations sont constituées d’hommes choisis pour des tâches spéciales, prêts non seulement à risquer leur vie, mais à mourir. C’est là l’essentiel. Ils sont animés d’une autre inspiration que la masse de l’armée, une inspiration qui ressemble à une foi, à un esprit religieux.

Non pas que l’hitlérisme mérite le nom de religion. Mais sans aucun doute c’est un ersatz de religion, et telle est une des principales causes de sa force.

Ces hommes sont indifférents à la souffrance et à la mort pour eux-mêmes et pour tout le reste de l’humanité. La source de leur héroïsme est une extrême brutalité. Les formations qui les groupent répondent parfaitement bien à l’esprit du régime et aux desseins de leur chef.

Nous ne pouvons pas copier ces procédés d’Hitler. D’abord parce que nous luttons dans un autre esprit et avec d’autres desseins. Puis parce que, lorsqu’il s’agit de frapper l’imagination, toute copie manque le but. Seul le nouveau frappe.

Mais si nous ne pouvons ni ne devons avoir des copies de ces procédés, nous devons avoir des équivalents. C’est une nécessité peut-être vitale.

Si les Russes ont jusqu’ici mieux tenu devant les Allemands que les autres peuples, une des causes est peut-être qu’ils possèdent des procédés psychologiques équivalents à ceux d’Hitler.

Nous ne devons pas non plus copier les Russes. Nous devons faire jaillir du nouveau. Cette capacité de jaillissement est par elle-même un signe de vitalité morale propre à soutenir les espérances des peuples qui comptent sur nous et à diminuer celles des ennemis.

On peut difficilement mettre en doute l’utilité des formations spéciales dont tous les membres ont accepté de mourir. Non seulement on peut confier à de telles formations des tâches auxquelles d’autres seraient moins aptes, mais leur existence même est pour l’armée un stimulant puissant et une source d’inspiration. Il faut seulement à cet effet que l’esprit de sacrifice s’exprime par des actes et non par des paroles.

À l’époque où nous vivons, la propagande est un facteur essentiel de succès. Elle a fait la fortune d’Hitler. Ses ennemis non plus ne l’ont pas négligée.

Mais alors qu’on pense beaucoup à la propagande à l’arrière, on pense moins à la propagande au front. Elle est tout aussi importante. Mais elle ne comporte pas les mêmes procédés. À l’arrière la propagande se fait par la parole. Au front les paroles doivent être remplacées par des actes.

L’existence de formations spéciales animées d’un esprit de sacrifice total constitue à tout instant une propagande en acte. De telles formations procèdent nécessairement d’une inspiration religieuse ; non pas au sens de l’adhésion à une Église déterminée, mais dans un sens beaucoup plus difficile à définir, et auquel pourtant ce mot convient seul. Il y a des circonstances où une telle inspiration constitue un facteur de victoire plus important que les facteurs strictement militaires eux-mêmes. On peut s’en persuader en étudiant le mécanisme des victoires soit de Jeanne d’Arc, soit de Cromwell. Il se pourrait bien que nous nous trouvions actuellement dans des circonstances de ce genre. Nos ennemis sont poussés en avant par une idolâtrie, un ersatz de foi religieuse. Notre victoire a peut-être pour condition la présence parmi nous d’une inspiration analogue, mais authentique et pure. Et non seulement la présence d’une telle inspiration, mais son expression à travers des symboles appropriés. Une inspiration n’est agissante que si elle s’exprime, et cela non pas par des paroles, mais par des faits.

Les S.S. constituent une expression parfaite de l’inspiration hitlérienne. Au front, si l’on en croit des rapports apparemment impartiaux, ils ont l’héroïsme de la brutalité ; et ils le poussent jusqu’à l’extrême limite que le courage peut atteindre. Nous ne pouvons pas montrer au monde que nous valons mieux que nos ennemis en dépassant leur degré de courage, car ce n’est pas possible quant à la quantité. Mais nous pouvons et devons montrer que nous avons une qualité de courage différente, plus difficile et plus rare. Le leur est d’une espèce brutale et basse ; il procède de la volonté de puissance et de destruction. Comme nos buts sont différents des leurs, notre courage procède aussi d’une tout autre inspiration.

Aucun symbole ne peut mieux exprimer notre inspiration que la formation féminine proposée ici. La simple persistance de quelques offices d’humanité au centre même de la bataille, au point culminant de la sauvagerie, serait un défi éclatant à cette sauvagerie que l’ennemi a choisie et qu’il nous impose à notre tour. Le défi serait d’autant plus frappant que ces offices d’humanité seraient accomplis par des femmes et enveloppés d’une tendresse maternelle. En fait ces femmes seraient une poignée et le nombre de soldats dont elles pourraient s’occuper serait proportionnellement petit ; mais l’efficacité morale d’un symbole est indépendante de la quantité.

Un courage qui n’est pas échauffé par la volonté de tuer, qui au point du plus grand péril soutient le spectacle prolongé des blessures et des agonies, est certainement d’une qualité plus rare que celui des jeunes S.S. fanatisés.

Un petit groupe de femmes exerçant jour après jour un courage de ce genre serait un spectacle tellement nouveau, tellement significatif et chargé d’une signification tellement claire qu’il frapperait l’imagination plus que n’ont fait jusqu’ici les divers procédés inventés par Hitler. Hitler seul jusqu’à présent a frappé l’imagination des masses. Il faudrait frapper maintenant plus fort que lui. Ce corps féminin constituerait sans doute l’un des procédés capables d’y réussir.

Quoique composé de femmes non armées, il ferait sans doute impression sur les soldats ennemis, en ce sens que leur présence et leur tenue feraient sentir d’une manière nouvelle et inattendue jusqu’où vont de notre côté les ressources morales et la résolution.

L’existence de ce corps féminin ferait une impression non moindre sur le public en général, dans les pays qui prennent part à la lutte et dans ceux qui y assistent. Sa portée symbolique serait saisie partout. Ce corps d’un côté et les S.S. de l’autre feraient par leur opposition un tableau préférable à n’importe quel slogan. Ce serait la représentation la plus éclatante possible des deux directions entre lesquelles l’humanité doit aujourd’hui choisir.

Plus grande encore sans doute serait l’impression faite sur nos soldats.

Les soldats ennemis ont sur eux, du point de vue purement militaire, la supériorité d’avoir été arrachés à leurs familles et dressés pour la guerre depuis dix ans. Ils ne sont pas désorientés par le changement d’atmosphère. Ils n’ont pour ainsi dire jamais connu une autre atmosphère. Le prix d’un foyer leur est inconnu. Ils n’ont jamais respiré autre chose que la violence, la destruction et la conquête. Cette guerre, si dure qu’elle soit, est pour eux non pas un arrachement mais une continuation et un accomplissement.

Elle a été, elle est un arrachement pour les garçons français, anglais, américains, qui ont toujours vécu dans un foyer paisible et désirent simplement le retrouver après en avoir assuré la sécurité par la victoire.

Le pays agresseur part toujours avec un avantage moral considérable, pour peu que l’agression ait été préparée et préméditée. Les garçons de nos pays ont été arrachés à leur vie véritable par l’agression allemande et transportés brutalement dans une atmosphère qui n’est pas la leur, qui est celle de leurs ennemis. Pour défendre leurs foyers, ils doivent commencer par les quitter et presque les oublier, à force de vivre dans des lieux où il ne se trouve rien qui les rappelle. L’atmosphère du combat les empêche de garder le mobile du combat présent à la pensée. Du côté de l’agresseur, il se produit exactement l’inverse. Il n’est donc pas étonnant que du côté de l’agresseur il y ait davantage d’élan.

C’est pourquoi l’élan de l’agression ne se heurte en général à un élan d’intensité égale que quand ceux qui se défendent se trouvent chez eux, près de leurs foyers, et presque réduits au désespoir par la crainte de les perdre.

Il n’est ni possible ni désirable de transformer nos soldats en jeunes brutes fanatiques semblables aux jeunes hitlériens. Mais on peut porter leur élan au maximum en rendant les foyers qu’ils défendent aussi intensément présents que possible à leur pensée.

Pour cela, quoi de mieux que de les faire accompagner jusque sous le feu, jusque dans les scènes de la plus grande brutalité, par quelque chose qui constitue une évocation vivante des foyers qu’ils ont dû quitter, une évocation non pas attendrissante, mais au contraire exaltante ? Il n’y aurait pas alors de moment où ils aient l’impression déprimante d’une cassure du lien entre eux et tout ce qu’ils aiment.

Ce corps féminin constituerait précisément cette évocation concrète et exaltante des foyers lointains.

Les anciens Germains, ces peuplades semi-nomades que les armées romaines ne purent jamais subjuguer, avaient reconnu le caractère exaltant d’une présence féminine au plus dur du combat. Ils avaient la coutume de mettre une jeune fille, entourée de l’élite des jeunes guerriers, en avant des lignes.

De nos jours, les Russes, dit-on, trouvent eux aussi avantageux de laisser des femmes servir jusque sous le feu.

Les membres de ce corps féminin pourraient rendre au besoin des services de toute nature en dehors des soins aux blessés. Dans les moments les plus critiques, où les officiers et sous-officiers sont dépassés par la multitude des tâches à remplir, elles deviendraient leurs auxiliaires naturels pour toutes les besognes autres que le maniement même des armes, pour tout ce qui est liaison, ralliement, transmission des ordres. En admettant que leur sang-froid demeure intact, leur sexe même ferait d’elles dans ces moments des instruments d’une grande efficacité.

Sans doute il faudrait les avoir choisies avec soin. Des femmes risquent toujours de constituer une gêne si elles ne possèdent pas une quantité de résolution froide et virile qui les empêche de se compter pour quelque chose en quelque circonstance que ce soit. Cette résolution froide se trouve rarement unie dans un même être humain à la tendresse qu’exige le réconfort des souffrances et des agonies. Mais quoique ce soit rare, ce n’est pas introuvable.

Une femme ne peut concevoir la volonté de se proposer pour la fonction esquissée ici que si elle possède à la fois cette tendresse et cette résolution froide, ou bien si elle est peu équilibrée. Mais celles qui se trouveraient dans ce dernier cas seraient facilement écartées avant le moment de la présence sous le feu.

Il suffirait pour commencer de trouver une dizaine de femmes vraiment capables d’une pareille tâche. Ces femmes, elles existent certainement. Il est facile de les trouver.

Il me paraît impossible de concevoir une autre manière d’utiliser ces quelques femmes avec une aussi grande efficacité que dans une pareille formation. Et notre lutte est tellement dure, tellement vitale, qu’on doit y utiliser autant que possible chaque être humain avec le maximum d’efficacité.


Addendum. — Voici un extrait du Bulletin of the American College of Surgeons d’avril 1942 :

« L’application immédiate de procédés prophylactiques ou thérapeutiques simples peut souvent empêcher le shock ou surmonter le shock bénin, là où l’usage de toutes les méthodes actuellement connues peut s’avérer vain si le shock a duré longtemps. »

D’après la Croix-Rouge américaine, le « shock », l’ « exposure » et l’hémorragie, choses auxquelles on ne peut remédier que par des soins immédiats, causent de loin la plus grande proportion des morts dans le combat.

La Croix-Rouge américaine a mis au point un système d’injections de plasma qui peut être pratiqué sur le champ de bataille dans les cas de shock, brûlure et hémorragie (id., p. 137).




New York.30 juillet 1942.

Cher ami,

Je profite de l’offre du capitaine M.-F. pour vous écrire plus en détail que je n’ai pu faire dans ma première lettre, que vous avez sans doute reçue.

On me dit que vous vous occupez particulièrement de la liaison avec le travail illégal en France. Il est certain que cette liaison est insuffisante. A. Ph. l’a dit nettement, et il a bien raison.

Il serait probablement important, à la fois du point de vue strictement militaire et du point de vue plus essentiel encore du prestige et de la propagande par les actes, de faire parfois coïncider un bombardement avec une opération de sabotage.

Plus généralement, quels que soient les plans stratégiques élaborés en haut lieu, il est indispensable d’établir une correspondance entre eux et le travail illégal en France, et de maintenir cette correspondance.

Du point de vue moral, c’est absolument essentiel. Le sentiment du manque de coordination a actuellement un effet moral déplorable. Et il viendra un moment où le moral du peuple français sera un facteur essentiel de la victoire.

Pour tout cela, il faut envoyer des gens de temps à autre. (On le fait déjà, bien sûr, mais je crois qu’il serait bon de le faire davantage.) Les autres modes de liaison, si bons soient-ils, ne peuvent pas entièrement suppléer à celui-là.

Une femme est aussi apte à être envoyée de la sorte qu’un homme, même davantage, pourvu qu’elle ait une quantité suffisante de résolution, de sang-froid et d’esprit de sacrifice.

Je crois vraiment que je pourrais être utile de cette manière. J’accepterais n’importe quel degré de risque (y compris la mort certaine pour un objectif d’une importance suffisante). Je n’insiste pas là-dessus. Vous me connaissez assez, je pense, pour savoir que si je parle ainsi, c’est que j’y ai longuement et mûrement réfléchi, que j’ai tout pesé, et que j’ai abouti à une froide résolution qui ne se démentira pas, j’aime à le croire, et passera dans les actes dès qu’on m’en fournira l’occasion.

J’ai eu plusieurs fois l’occasion d’éprouver mon sang-froid devant un danger imminent de mort, et j’ai constaté que j’en avais. Vous me connaissez également assez pour savoir que je ne dirais pas cela si ce n’était pas vrai.

J’accepterais volontiers une mission dans une opération de sabotage. Quant à la transmission d’instructions générales, je pourrais aussi en être chargée d’autant mieux que j’ai quitté la France seulement le 14 mai dernier, et que j’avais des contacts avec les mouvements clandestins. Notamment je connais bien, pour avoir collaboré avec lui, l’organisateur de la publication Les Cahiers du Témoignage chrétien, qui lui-même est en contact continuel avec les chefs des autres groupements clandestins (en zone libre).

D’autre part je n’étais pas repérée dans cette action par la police.

Je vous en prie, faites-moi venir à Londres. Ne me laissez pas dépérir de chagrin ici. Je fais appel à vous en tant que camarade.

Bien amicalement,
Simone Weil.




New York.
(Non datée.)
Cher ami,

Votre lettre m’a apporté un grand réconfort dans un moment où le chagrin d’être si loin des lieux où on lutte et où on souffre, aggravé par la solitude morale, me devenait très lourd à porter.

Je vois avec joie que réellement nous sommes très proches. Nous l’étions au cours de notre jeunesse commune, et nous le sommes peut-être davantage maintenant, après une évolution parallèle.

Ce n’est pas que je puisse mettre la mention « tala[3] » après ma signature. Cela ne m’est pas permis, car je ne suis pas baptisée.

Et pourtant il me semble qu’en la mettant je ne mentirais pas. (Je ne mentirais pas en tout cas en prenant le mot au sens étymologique.)

J’adhère totalement aux mystères de la foi chrétienne, de l’espèce d’adhésion qui me paraît convenir seule à des mystères ; cette adhésion est amour, non affirmation. Certainement j’appartiens au Christ. Du moins j’aime à le croire.

Mais je suis retenue hors de l’Église par des difficultés irréductibles, je le crains, d’ordre philosophique, concernant non pas ces mystères eux-mêmes, mais les précisions dont l’Église a cru devoir les entourer au cours des siècles, et surtout l’usage, à ce sujet, des mots anathema sit.

Quoique étant hors de l’Église, ou plus exactement sur le seuil, je ne puis m’empêcher d’avoir le sentiment qu’en réalité je suis quand même au-dedans. Rien ne m’est plus proche que ceux qui sont dedans.

C’est une position spirituelle difficile à définir et à faire comprendre. Il y faudrait des pages et des pages — ou un livre… Mais je dois me limiter maintenant à ces quelques mots.

Je suis heureuse de savoir que les gens des Cahiers du Témoignage chrétien sont vos amis. J’étais liée à ces milieux par une vive et profonde amitié. Je crois que c’est de loin ce qu’il y a de meilleur en France en ce moment. Puisse-t-il ne leur arriver aucun malheur.

Merci infiniment d’avoir parlé de moi à A. Ph. Je suis heureuse qu’il se soit montré bienveillant à mon égard. J’espère très, très vivement le voir ici s’il vient.

Je suis embarrassée pour vous dire ce que je crois pouvoir faire. Je n’ai pas de spécialité, de qualifications techniques particulières ; je n’ai rien en dehors de la culture générale qui nous est commune, excepté (si cela peut être utilisé) une certaine expérience des milieux populaires acquise par contact personnel. J’ai été un an ouvrière sur machines dans diverses usines de la région parisienne, dont Renault, en 1934-35 ; j’avais pris un an de congé pour cela. J’ai encore les certificats. L’été dernier, j’ai travaillé dans les champs, notamment six semaines comme vendangeuse dans un village du Gard.

Toute tâche n’exigeant pas de connaissances techniques et comportant un degré élevé d’efficacité, de peine et de danger me conviendrait parfaitement.

La peine et le péril sont indispensables à cause de ma conformation mentale. Il est heureux que tous ne l’aient pas, sans quoi toute action organisée serait impossible, mais moi, je ne puis pas la changer ; je le sais par une longue expérience. Le malheur répandu sur la surface du globe terrestre m’obsède et m’accable au point d’annuler mes facultés, et je ne puis les récupérer et me délivrer de cette obsession que si j’ai moi-même une large part de danger et de souffrance. C’est donc une condition pour que j’aie la capacité de travailler.

Je vous supplie de me procurer, si vous pouvez, la quantité de souffrance et de danger utiles qui me préservera d’être stérilement consumée par le chagrin. Je ne peux pas vivre dans la situation où je me trouve en ce moment. Cela me met tout près du désespoir.

Je ne peux pas croire qu’on ne puisse pas me procurer cela. L’afflux des demandes ne doit pas être tel, pour les tâches dangereuses et pénibles, qu’il n’y ait pas une place disponible. Et même s’il n’y en a pas, il est facile d’en créer. Car il y a beaucoup, beaucoup à faire, vous le savez comme moi.

Là-dessus j’aurais beaucoup à vous dire, mais oralement, non par lettre.

Il me semble donc que le mieux est de m’assigner une tâche provisoire, que vous pouvez facilement me choisir vous-même, car vous me connaissez assez pour cela, de manière à me faire venir à Londres rapidement, le plus rapidement possible ; et ensuite on pourrait me transférer à la fonction qui conviendrait le mieux, après avoir causé à loisir. J’accepterais n’importe quelle tâche provisoire n’importe où — dans la propagande ou la presse, par exemple, mais ailleurs aussi bien. Seulement, s’il s’agit d’une fonction ne comportant pas un degré élevé de souffrance et de danger, je ne pourrais l’accepter qu’à titre provisoire ; autrement le même chagrin qui me consume à New York me consumerait à Londres, et me paralyserait. Il est malheureux d’avoir un caractère ainsi fait ; mais réellement je suis comme cela et je n’y puis rien ; c’est quelque chose de trop essentiel en moi pour être modifié. D’autant plus que ce n’est pas, j’en ai la certitude, une question de caractère seulement, mais de vocation.

Le projet que je vous avais envoyé aurait parfaitement satisfait mes besoins à cet égard, et je suis bien malheureuse qu’A. Ph. le croie impraticable. J’avoue que malgré cela je n’ai pas perdu toute espérance qu’il se réalise quelque jour, tant j’ai le sentiment, depuis longtemps déjà, que c’est une chose qui doit s’accomplir.

Mais de toute manière d’autres tâches conviennent mieux au moment actuel, et je suis avide de m’y donner le plus vite possible.

Seulement faites-moi venir. Je sais que c’est difficile en ce moment. Mais je sais aussi qu’il y a des gens qui partent, y compris des femmes. J’espère très vivement que vous pourrez quelque chose pour moi. S’il était possible qu’A. Ph. m’emmène dans ses bagages, comme secrétaire ou n’importe quoi, en repartant d’ici…

En tout cas, je vous remercie très, très vivement.

Bien amicalement à vous,
Simone Weil.


Je vous ferai très volontiers un article, bien entendu. Vous l’aurez bientôt.




Londres
(non datée)

Je suis effrayée de voir combien de pages je vous ai écrites sans m’en apercevoir. Il n’y est question que de choses personnelles. Cela n’a aucun intérêt. Ne lisez cela que quand et si vous avez vraiment du temps à perdre.


Cher ami,

Comme il est pratiquement difficile de causer vraiment à loisir, il n’y a peut-être pas d’inconvénient à employer la correspondance.

Aucune parole ne peut exprimer la gratitude que m’inspire votre compréhension à mon égard.

Il est seulement absurde que cette compréhension s’exprime par des éloges tout à fait déplacés relativement à moi, et dont la forme m’a fait beaucoup de peine.

Le fait qu’on puisse employer à propos de la pensée des mots comme supériorité ou infériorité montre combien nous respirons une atmosphère pourrie. Seul un cuisinier rongé de vanité pourrait avoir pour réaction, devant un repas, de le regarder en le comparant à sa propre production.

Un repas ne se compare pas, il se mange. De même des paroles, écrites ou prononcées, se mangent dans la mesure où elles sont comestibles, c’est-à-dire pour autant qu’elles contiennent de la vérité. Elles n’ont pas d’autre destination.

Cela est bien oublié aujourd’hui.

Nous naissons et croissons dans le mensonge. La vérité ne nous vient que du dehors et nous vient toujours de Dieu. Il n’importe pas qu’elle vienne directement ou à travers des paroles humaines. Toute vérité qui pénètre en vous, et qui est accueillie par vous, vous a été personnellement destinée par Dieu. Si des paroles se trouvent avoir servi d’intermédiaire, l’être de chair et de sang d’où elles sont sorties n’a pas plus d’importance ni de valeur que le papier sur lequel est imprimé l’Évangile ; ou que l’ânesse à travers laquelle un récit de la Bible affirme qu’il a plu à Dieu d’avertir un prophète.

Je suis née douée de facultés intellectuelles médiocres. Croyez bien que si je le dis, c’est uniquement parce qu’en fait c’est ainsi. L’état où je suis tombée à vingt ans aurait dû assez vite les annuler (et pendant longtemps j’ai vécu et travaillé avec l’impression quotidienne qu’elles étaient littéralement à la veille de s’éteindre tout à fait). Elles ont été effectivement sérieusement entamées à plusieurs égards (vous avez pu avoir des occasions de le remarquer). Mais il y a des trésors de miséricorde divine pour ceux qui désirent la vérité. En aucun cas, quoi qu’il arrive, ils ne peuvent rester tout à fait dans les ténèbres.

En contrepartie de cette miséricorde, il y a l’obligation de tout piétiner en soi-même plutôt que de souffrir un empêchement au passage, à travers soi, de la vérité.

C’est cette obligation qui me force à écrire des choses que je sais n’avoir pas, personnellement, le droit d’écrire.

Je n’ai aucun droit à parler de l’amour, car il ne m’est pas permis d’ignorer que l’amour n’habite pas en moi. Là où il habite, il opère, avec un jaillissement ininterrompu d’énergie surnaturelle. Il y a dans Isaïe une phrase terrible pour moi : « Ceux qui aiment Dieu ne sont jamais fatigués. » Par suite il m’est physiquement impossible d’oublier, fût-ce un instant, que je ne suis pas de leur nombre.

Mais cela ne me gêne pas pour laisser la disposition de ma plume aux vérités qui daignent l’utiliser, parce qu’il m’est interdit de la refuser. En parlant de vérité, je veux dire, bien entendu, simplement ce qui m’apparaît manifestement comme tel.

De même je sais que je n’ai personnellement aucun droit à faire même la plus légère réserve au sujet des choses que je ne peux m’empêcher de condamner.

Je n’ai jamais eu dans la vie de la France qu’une part d’influence infinitésimale, à cause de mon incapacité, et cette parcelle infinitésimale s’est trouvée être en fait tout entière du côté du mal. Par suite devant ceux qui ont fait quelque chose de bien — ce qui est notamment à coup sûr votre cas — il ne me convient personnellement que d’admirer et de me taire.

Mais cela non plus ne peut pas m’arrêter, car je dois la vérité à ceux que j’aime.

Si, par hasard, de la vérité était passée à travers moi pour pénétrer en vous, cela donnerait au moins quelque sens à mon séjour ici.

― Bien que les pensées qui passent à travers ma plume soient très au-dessus de moi, j’y adhère comme à ce que je crois être la vérité ; et je pense avoir, de la part de Dieu, le commandement de faire la preuve expérimentale qu’elles ne sont pas incompatibles avec une forme extrême d’acte de guerre.

Je ne crois pas me tromper, parce que depuis 1914 la guerre n’a jamais quitté ma pensée, que j’ai toujours senti confusément quelque chose de ce genre, et que c’est devenu sans cesse plus clair et plus impérieux.

Mais l’incertitude qui doit envelopper toujours le sentiment d’un commandement particulier de Dieu n’importe pas, à mon avis.

Je crois que si quelqu’un a ce sentiment par erreur, et si, à cause de ce sentiment, il met toute sa force, toute sa foi et toute son humilité dans l’effort d’obéir, alors, à condition que la chose ne soit pas mauvaise par soi (ce qui est presque certainement le cas pour mon désir), la miséricorde divine fait un commandement divin de ce qui d’abord ne l’était pas.

Je suis tout à fait sûre que si quelqu’un, pensant même à tort avoir reçu un commandement de Dieu, manque à l’accomplir faute d’énergie, de foi, de capacité de persuader, il est dans le crime de désobéissance.

C’est ma situation en ce moment.

Cette situation est à mes yeux infiniment pire que l’enfer — en supposant vrai tout ce qu’affirme la théologie sur ce point. Les damnés ne sont pas dans la désobéissance, ils sont à la place où les a mis le vouloir de Dieu ; leur sort est conforme à la justice et à la vérité parfaites. C’est pourquoi il m’est impossible d’avoir peur de l’enfer. Mais j’ai la terreur de la désobéissance.

Il est compréhensible que, me trouvant dans une situation pour moi infiniment pire que l’enfer, je manque à la discrétion et à toutes les convenances, et ne cesse de lancer des appels désespérés pour en sortir.

Vous vous dites peut-être — ou même au cas contraire une partie de vous-même peut penser — qu’étant hors de l’Église les mots que j’emploie ne peuvent avoir pour moi la plénitude de leur signification.

À cet égard, je crois que je vous dois une confidence.

À mes yeux, un sacrement chrétien est un contact avec Dieu à travers un signe sensible, employé par l’Église, et dont la signification procède d’un enseignement du Christ.

On peut ajouter qu’il doit avoir été promulgué officiellement par l’Église. Mais je pense que cette dernière condition n’a pas une nécessité absolue ; qu’il y a des exceptions pour ceux qui sont contraints par des motifs légitimes de demeurer hors de l’Église. Il va de soi qu’à mon avis c’est mon cas ; autrement j’entrerais aujourd’hui même. Par légitimes, j’entends légitimes relativement à moi et à ma vocation particulière. Jamais je ne blâmerais ceux qui sont à l’intérieur ; j’inclinerais davantage à les envier.

Le Christ a dit : « Il faut que le Fils de l’Homme soit élevé comme le serpent de Moïse, afin que ceux qui croient en lui soient sauvés. »

Le serpent d’airain, étant élevé au bout d’un bâton, préservait des effets mortels des morsures de serpents quiconque levait les yeux vers lui.

Je pense que regarder avec cette pensée l’hostie et le calice pendant l’élévation constitue un sacrement.

Pour des motifs analogues, je pense la même chose de la récitation du Pater, dans les mots mêmes du Christ (je suis persuadée que le texte grec remonte au Christ ; il est trop beau), accomplie avec le désir d’être uniquement un intermédiaire pour une répétition de la prière du Christ.

De plus, ce que disent un certain nombre de textes sur ceux des effets des sacrements qu’on peut constater coïncide, je crois, avec ce que je constate sur moi.

Ainsi, à tort ou à raison, je ne crois pas être hors de l’Église au sens où elle constitue une source de vie sacramentelle, mais seulement hors de l’Église comme réalité sociale.

Je suis peut-être dans l’erreur — mais je serais alors la proie d’un démon d’une espèce inédite, un démon qui pousse à chercher une nourriture dans le spectacle de la messe. — C’est possible. Mais je suis obligée de me fier à ce qui me paraît vrai. À quoi d’autre pourrais-je me fier ?

— Quant à ma capacité à l’égard d’un acte de guerre, je suis extrêmement dénuée de capacités de toute espèce, à toutes sortes d’égards, malheureusement.

Pourtant je suis convaincue d’avoir beaucoup plus de chances, si j’étais aux mains des Allemands, de mourir sans leur avoir donné d’indications que des gens qui valent beaucoup plus que moi physiquement, intellectuellement et moralement.

Cette conviction repose sur la remarque que vous me faisiez l’autre jour, que les êtres humains répugnent à la perte de la dignité. Cette répugnance est d’autant plus vive qu’un homme possède davantage de force, d’énergie, d’honneur, de ressources de toute espèce, et par suite qu’il vaut davantage.

Par suite, un homme dans cette situation ou bien sait conserver à peu près sa dignité jusqu’au bout, ou bien, s’il touche la limite de la résistance et s’effondre, il abandonne tout, y compris l’obligation du secret.

L’ennemi, sachant cela, exerce une action méthodique pour détruire la dignité.

Pour moi, dès que j’ai trouvé en moi la résolution de prendre part à toute activité sérieuse de sabotage que j’aurais la chance de rencontrer (pour plusieurs motifs, je n’avais pas pris la même résolution pour la propagande), c’est-à-dire dès l’instant de l’armistice, j’ai reconnu l’obligation d’opérer intérieurement, en vue de certaines éventualités, le renoncement à ma propre dignité devant l’ennemi.

Cette opération pouvait être douloureuse, mais non pas difficile, dès lors qu’elle était obligatoire.

Elle l’était de toute évidence pour moi, sachant qu’après avoir employé pendant des années, jusqu’à l’extrême limite de la tension nerveuse, les ressources du contrôle de soi, je les avais en partie perdues — vous avez eu l’occasion de le constater.

J’ai pensé que d’une part la présence de l’ennemi et l’aiguillon de l’honneur pouvaient, le cas échéant, me stimuler bien au-delà de mes forces ordinaires ; mais que, si j’avais des secrets et des vies humaines entre les mains, je n’avais aucun droit d’en courir la chance.

J’avais donc résolu en pareil cas d’abandonner dès le principe tout souci de ma dignité et de fixer la totalité de mon énergie et de mon attention exclusivement sur l’obligation du secret.

J’étais décidée en tous les cas, si j’avais jamais part à une action, à avoir toujours dans ma mémoire une série inoffensive de faux aveux, soigneusement préparés d’avance, pour me les laisser arracher pendant le processus d’effondrement de ma propre dignité.

Ce procédé doit réussir si on s’effondre avant d’avoir touché la limite où on ne peut plus s’en empêcher. Car alors on garde à travers l’effondrement le pouvoir d’attention nécessaire pour sortir les faux aveux.

Il n’est guère à craindre que l’ennemi perce à jour une telle ruse.

D’un autre côté, l’objet étant de mourir sans avoir donné d’indications, il faut parvenir le plus vite possible à un état où on soit en fait incapable d’en donner.

Précisément du fait de ma faiblesse physique, cela viendrait assez vite pour moi. Une quantité modérée de mauvais traitements me mettrait définitivement dans l’état où la pensée est du vide.

De plus, je ne suis pas sans quelque notion des procédés par lesquels on peut stimuler leurs mauvais traitements. On doit y réussir, d’abord en employant froidement au début, quand on se possède encore, la provocation la plus injurieuse et la plus grossière ; car ces gens sont des brutes qui réagissent à la provocation ; puis, presque aussitôt après, par l’effondrement ; car ce sont des sadiques qui ne peuvent s’empêcher de piétiner tout ce qui donne des marques de faiblesse.

Je pense que tout cela ensemble forme une tactique raisonnable. Si j’avais à l’employer en fait, je me dirais qu’elle fournit les garanties qu’on peut exiger de la prudence humaine ; et que, s’il y manque quelque chose, il est permis d’espérer fermement, pour y suppléer, dans la miséricorde divine.

Il n’est pas douteux qu’il existe des trésors de miséricorde divine pour ceux qui abandonnent toutes choses, même leur honneur, et implorent uniquement la grâce de ne pas faire de mal.

Même quand j’étais aux mains de la police française, dont je n’avais à craindre aucun mauvais traitement physique, j’ai dû renouveler intérieurement la résolution de renoncer le cas échéant au souci de ma dignité. Car s’il leur avait plu de me tourmenter en paroles un jour de douleur physique trop intense, je n’aurais pu à la fois conserver ce souci et consacrer assez d’attention à celui de ne rien dire qui pût nuire à d’autres.

En fait le cas ne s’est pas produit. C’est moi plutôt, je crois, qui les ai rendus un peu malades en passant une matinée à les regarder fixement dans les yeux, sans répondre à leurs questions autre chose que « non » ou bien : « Je n’ai rien à ajouter à mes déclarations antérieures. »

Mais c’est uniquement par l’effet d’un hasard favorable que je m’en suis trouvée capable.

Vous comprenez de cette manière pourquoi la proposition que je vous avais faite — celle du bouc émissaire — est facile pour moi. Elle n’implique rien de plus que ce qui m’était impérieusement imposé de toutes manières.

Par la carence physique de ma nature, il n’y a pas de degré intermédiaire possible pour moi entre le sacrifice total et la lâcheté. Je ne peux quand même pas faire le second choix. Je ne le ferais peut-être que trop volontiers, mais quelque chose de plus fort que moi m’en empêche.

Je me suis trouvée intellectuellement dans une situation analogue, sans intermédiaire possible entre l’attention créatrice et la nullité, par la paralysie des autres formes d’attention.

J’ai vraiment reçu un bienfait immérité, dont j’ai fait un usage misérablement insuffisant.

— Le secours que j’espère de vous me force à vous parler de moi beaucoup plus, croyez-le bien, que je n’ai jamais fait à personne.

Je ne voudrais pas que vous me fassiez injustice en imaginant que j’affecte la sainteté — vous m’avez dit une fois quelque chose qui semblait être à cet effet. Surtout je ne veux à aucun prix que vous pensiez du bien de moi au-delà de la vérité.

Je peux vous expliquer très clairement quelle est ma situation par rapport à la sainteté.

Remarquez en passant que je n’aime pas la manière dont les chrétiens ont pris l’habitude de parler de la sainteté. Ils en parlent comme un banquier, un ingénieur, un général cultivés parleraient du génie poétique — une belle chose dont ils se savent privés, qu’ils aiment et admirent, mais qu’ils ne songeraient pas un instant à se reprocher de ne pas posséder.

Il me semble qu’en réalité la sainteté est, si j’ose dire, le minimum pour un chrétien. Elle est au chrétien ce qu’est au marchand la probité en matière d’argent, au militaire de profession la bravoure, au savant l’esprit critique.

La vertu spécifique du chrétien a pour nom la sainteté. Ou sans cela, quel autre nom ?

Mais une conspiration aussi vieille que le christianisme, et de siècle en siècle plus forte, travaille à cacher cette vérité ainsi que plusieurs autres non moins inconfortables.

Il existe en fait des marchands voleurs, des soldats lâches, etc., et des gens qui ont choisi d’aimer le Christ et sont infiniment au-dessous de la sainteté.

Bien entendu, c’est mon cas.

D’un autre côté, parmi les mobiles et réactions des hommes qui semblent essentiellement liés à la nature humaine, indéracinables excepté par une transformation surnaturelle, beaucoup en fait sont seulement liés à la réserve d’énergie vitale possédée par tout homme normal.

Quand les circonstances font disparaître cette réserve, ces mobiles et réactions disparaissent aussi. Avec du temps et non sans beaucoup de luttes intérieures très douloureuses. Mais quand ils ont disparu, c’est fini. Le processus est irréversible, comme le vieillissement.

C’est l’existence de tels processus irréversibles qui fait de la vie humaine une chose tellement tragique.

Le terme de ce processus est un état qui a quelque ressemblance superficielle avec le détachement des saints. Sur cette ressemblance sont fondées les analogies entre les esclaves et les disciples du Christ dans les paraboles de l’Évangile. Seulement cet état, étant l’effet d’un processus entièrement mécanique, est sans valeur.

La discrimination est facile. La sainteté s’accompagne d’un jaillissement ininterrompu d’énergie surnaturelle qui opère irrésistiblement tout autour d’elle. Cet autre état s’accompagne d’épuisement moral et souvent — comme c’est mon cas — d’épuisement physique et moral à la fois.

La phrase d’Isaïe que je vous citais ne laisse aucun doute.

Certains, il est vrai, traversent de longs et affreux malheurs sans tomber dans cet état. Mais d’abord les hommes sont doués au départ d’une quantité de vitalité très variable (à ne pas confondre avec la force ou la santé). Puis un très large pouvoir a été accordé à l’homme d’éloigner, dans le malheur, le moment où il touchera la limite, et cela par le mensonge, les compensations artificielles et la recherche de n’importe quel stimulant. Puis beaucoup sont dans cet état sans qu’on le voie.

Pour en revenir à moi, les circonstances m’ayant automatiquement mis dans les mains cet ersatz de la sainteté, je sens l’obligation parfaitement claire d’en faire la règle de ma vie, quoiqu’il soit sans valeur, uniquement pour l’amour de l’article authentique. Non dans l’espoir de l’acquérir, mais simplement pour lui rendre hommage.

Je sens bien que si je manquais sérieusement à cette obligation, je tomberais rapidement dans les degrés extrêmes du mal et de la bassesse.

Si je lui reste rigoureusement fidèle, je suis encore loin au-dessous de ceux qui, possédant une vie intacte, gonflée de sève et d’aspirations normales au bonheur, en dépensent même la moindre parcelle pour la justice et la vérité.

Mais cela m’est égal, ou, plus exactement, j’en suis heureuse.

Je ne désire pour moi que d’être au nombre de ceux à qui il est prescrit de penser qu’ils sont des esclaves inutiles, ayant fait seulement ce qui leur était commandé.

J’ai peur jusqu’à l’angoisse d’être au contraire au nombre des esclaves indociles.

— Pour revenir aux moyens pratiques de l’éviter, je ne me vois guère expliquant aux gens du B.C.R.A. ma tactique à l’égard des mauvais traitements.

(J’espère ne pas vous avoir fait souffrir en vous l’exposant ainsi en détail. Mais, après tout, vous n’avez pas droit à plus de sensibilité pour moi que pour un petit paysan allemand — lequel peut valoir tellement mieux que moi, et être tellement plus innocent.)

Pour vous, j’espère que je me suis fait comprendre de vous, et que cette explication vous fournit toute la garantie qu’on peut légitimement attendre en dehors du fait accompli.

Je ne possède comme capacité spéciale, outre cette tactique et la disposition à fournir ma vie inconditionnellement pour une utilisation quelconque, qu’une certaine intuition pour discerner, du point de vue de la provocation policière, les gens qui méritent confiance. Du moins, je le crois d’après plusieurs expériences de ma vie passée.

Je sens la difficulté de faire considérer cette triple capacité par le B.C.R.A. comme un produit utilisable ; bien qu’ils aient tort.

Je ne vois donc qu’un procédé possible.

C’est que j’aille en France pour y travailler au service de Ph. et au vôtre — puisque vous voulez bien me considérer comme capable de vous servir. Mais qu’on fasse un arrangement me permettant d’être là-bas en contact avec les organisations de sabotage, pour le cas où elles auraient un jour besoin d’acheter un avantage quelconque au prix d’une vie.

Il me semble que cela est raisonnable et modéré, et qu’il ne serait pas juste de me le refuser.

Ph. m’a prise avec lui, apparemment, dans la supposition que je suis capable de lui fournir des idées utilisables pour lui. Si ce que j’écris en ce moment ne le mène pas, quand il le lira, à changer d’avis — ce qui pourrait bien se produire — il faudra bien qu’il me mette au seul endroit où, pour un esprit comme le mien, les idées peuvent jaillir ; au contact de l’objet.

L’effort que je fais ici sera dans peu de temps arrêté par une triple limite. L’une morale, car la douleur de me sentir hors de ma place, croissant sans cesse, finira malgré moi, je le crains, par entraver la pensée. L’autre intellectuelle ; il est évident qu’au moment de descendre vers le concret ma pensée va s’arrêter faute d’objet. La troisième physique, car la fatigue grandit.

La limite atteinte, je dirai que je ne peux plus rien donner.

Si on me garde dans cette île, je demanderai à disparaître dans l’obscurité du travail physique. Non seulement à cause d’une certaine impulsion dans ce sens, mais à cause d’une obligation. Je ne puis manger le pain des Anglais sans avoir une part dans leur effort de guerre.

La limite de la fatigue est plus éloignée, je crois, pour le travail physique que pour la pensée créatrice. On peut serrer les dents et se faire avancer.

Si on m’accordait le voyage, il y aurait là, je pense, un stimulant suffisant pour effacer toute fatigue — sauf au cas où le délai aurait été trop long.

J’avoue que j’ai peine à ne pas être accablée par la pensée qu’on peut me le refuser.

En plus des motifs que je viens de vous donner, il y a encore autre chose.

En mettant à part ce qu’il peut m’être accordé de faire pour le bien d’autres êtres humains, pour moi personnellement la vie n’a pas d’autre sens, et n’a jamais eu au fond d’autre sens, que l’attente de la vérité.

J’éprouve un déchirement qui s’aggrave sans cesse, à la fois dans l’intelligence et au centre du cœur, par l’incapacité où je suis de penser ensemble dans la vérité le malheur des hommes, la perfection de Dieu et le lien entre les deux.

J’ai la certitude intérieure que cette vérité, si elle m’est jamais accordée, me le sera seulement au moment où je serai moi-même physiquement dans le malheur, et dans une des formes extrêmes du malheur présent.

J’ai peur que cela ne m’arrive pas. Même quand j’étais enfant, et que je croyais être athée et matérialiste, j’avais toujours en moi la crainte de manquer, non ma vie, mais ma mort. Cette crainte n’a jamais cessé de devenir de plus en plus intense.

Un incroyant pourrait dire que mon désir est égoïste, parce que la vérité, reçue dans un tel moment, ne peut plus servir à rien ni à personne.

Mais un chrétien ne peut pas penser ainsi. Un chrétien sait qu’une seule pensée d’amour, élevée vers Dieu dans la vérité, quoique muette et sans écho, est plus utile même pour ce monde que la plus éclatante action.

Je suis hors de la vérité ; rien d’humain ne peut m’y transporter ; et j’ai la certitude intérieure que Dieu ne m’y transportera pas d’une autre manière que celle-là. Une certitude de la même espèce que celle qui est à la racine de ce qu’on nomme une vocation religieuse.

C’est pourquoi je ne peux pas m’empêcher d’avoir l’impudeur, l’indiscrétion et l’importunité des mendiants. Comme les mendiants, je ne sais, en guise d’arguments, que crier mes besoins.

À cela il y a la réponse terrible de Talleyrand : « Je n’en vois pas la nécessité. »

Mais vous du moins, vous ne me répondrez pas cela.

Il est dur de dépendre d’autrui. Mais cela tient à la nature même de la chose. Si le malheur se définissait par la douleur et la mort, il m’aurait été facile, étant en France, de tomber aux mains de l’ennemi. Mais il se définit d’abord par la nécessité. Il n’est subi que par accident ou par obligation. L’obligation n’est rien sans une occasion de l’accomplir. C’est pour trouver une telle occasion que je suis venue à Londres. J’ai mal calculé. Ou bien est-ce que la lâcheté en moi a trop bien calculé ? Car ma nature est lâche. Tout ce qui est pénible et dangereux me fait peur. Il est trop facile de courir les dangers les plus extrêmes sur le papier, alors qu’il n’y a pas de motif de supposer qu’il en sortira aucun effet réel. Rien n’est plus méprisable. Comment pourrais-je ne pas me mépriser ?

Je crois avoir enfin achevé de vous dire ce qui me concerne. Je n’aurai vraiment plus, j’espère, à reprendre un sujet si dénué d’intérêt. Je ne sais comment je peux m’excuser de m’y être tellement attardée. Je ne l’aurais pas fait sans la contrainte du besoin.

Dans le besoin où je me trouve, je ne peux espérer de secours que de vous.

Je ne sais pas ce que vous pouvez faire pour moi. Mais au moins il m’est permis de m’adresser à vous, et j’en éprouve une gratitude illimitée.

Amitiés
S. W.

LETTRE À SON FRÈRE

17 avril 1943
Mon cher frère,

Je ne t’ai pas écrit jusqu’ici parce que c’est vraiment difficile pour moi de savoir quoi t’écrire, et décourageant de penser à l’intervalle entre le départ et l’arrivée de la lettre.

M. ayant parlé de toi à C. j’ai cru devoir lui faire ta biographie complète. Résultat si tu adhérais à la France Combattante — par exemple par une lettre à R., avec considérants — on serait fort content…

Du point de vue principes, à mon avis, l’adhésion implique seulement l’affirmation qu’il était juste et beau, en juin 1940, de proclamer le maintien de la France dans la guerre ; ce dont, pour moi, je n’ai jamais douté.

En dehors de cette indication, je ne peux malheureusement t’en donner aucune autre. Réfléchis (en essayant d’éliminer les faux effets d’optique) et fais pour le mieux.

J’ai écrit à nos parents que j’aime Londres ; mais la vérité est seulement que j’aimerais passionnément Londres si l’état du monde me laissait ma liberté d’esprit. En fait, je ne peux jouir de rien.

Je suis déchirée de plus en plus cruellement jour après jour par le regret et le remords d’avoir été assez faible pour avoir suivi tes conseils il y a un an.

Quant à toi, si tu étais maintenant dans des conditions favorables au travail mathématique, je te conseillerais certainement de ne plus penser qu’aux mathématiques, et cela définitivement, si possible, jusqu’à la mort.

Remarque bien, d’ailleurs, que je n’ai jamais cessé de me féliciter d’avoir retraversé l’océan.

Quant à toi, j’ignore totalement, au cas où — moralement parlant — tu viendrais chez nous, ce qu’on ferait de toi. Sûrement pas un militaire, jusqu’à nouvel ordre, ou, plus exactement, un militaire en affectation. spéciale. Mais laquelle ? Je ne sais pas. Et où ? J’ignore…

Les B. sont charmants ; malheureusement je ne les ai vus qu’une fois. J’ai du travail, et, comme d’habitude, je suis trop fatiguée pour circuler dans les rues. Le trajet de chez moi à mon bureau et retour me suffit (N. B. — Il est très préférable que ceci ne tombe pas sous les yeux de tes parents, bien qu’ils aient l’habitude. Prendre précautions en conséquence.)

Londres est plein d’arbres fruitiers en fleurs.

Amitiés à Éveline, à Alain et à ma nièce. J’espère qu’elle continue à rire aux éclats.

Salut,
S. W.

LETTRES À SES PARENTS

16 décembre (1942)
Darlings,

Je vous écris de chez Mme R., qui m’a accueillie très, très gentiment. Je ne suis en liberté dans Londres que depuis quarante-huit heures. Je vous ai télégraphié hier. Dès l’arrivée, j’ai été mise dans un centre de triage avec interdiction absolue de téléphoner, écrire ou télégraphier. C’est le cas de tout le monde. On y passe en général de six à dix jours. Moi, je n’ai pas eu de chance (toujours Antigone !), j’y ai passé dix-huit jours et demi. On était d’ailleurs très gentil et les conditions très confortables.

Quant aux premiers contacts avec les Français d’ici, tout le monde a été très, très gentil pour moi. Schumann est chic au possible. C. m’a accueillie comme si on était copains depuis dix ans. Mes petits projets ne paraissent pas en bonne voie. Cela vous fera sans doute plaisir. Je ne sais pas encore du tout quel va être mon job, ni si je serai en civil ou en uniforme. Je campe provisoirement à la caserne des volontaires françaises.

J’ai reçu une lettre d’André, mais rien de vous ; je suppose qu’une lettre de vous s’est perdue.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Inutile de vous dire combien je suis anxieuse d’avoir de vos nouvelles. Je me fais du mauvais sang à votre sujet, bien entendu. Je pense beaucoup à vous. Mais je suis infiniment et intégralement heureuse d’avoir retraversé l’océan. Seulement, jusqu’ici, je continue à regretter pour moi (vous, c’est une tout autre affaire) la décision prise par moi en mai dernier. André, dans sa lettre, m’interrogeait là-dessus : vous pouvez lui dire la réponse. Ce sentiment peut lui sembler bizarre, mais c’est ainsi.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le voyage a été agréable. Beaucoup de roulis, mais personne sur le bateau n’a eu le mal de mer. Quelques jours de froid intense, mais le bateau était chauffé. Aucun incident. Atmosphère morale agréable.

Inutile de dire que je suis déjà éprise de Londres. Je l’étais d’avance. Inutile aussi de dire que j’aime l’Angleterre. Je n’ai eu aucune déception, au contraire. (Je m’attendais aux quelques imperfections que j’ai eu l’occasion de constater jusqu’ici.)

Mme R. transmet ses amitiés. Les enfants aussi. W. est très mûr, et devenu très gentil.


(Ici un passage coupé par la censure.)


Mais n’y allez pas un jour de froid ni de pluie. Téléphonez d’abord.

Les perspectives de voyage pour vous ne semblent pas très brillantes jusqu’ici. Je ferai de mon mieux, cela va sans dire.

Your most loving,

Simone.




31-12-42.
Darlings,

J’avais voulu attendre pour vous écrire d’avoir des nouvelles de vous, et aussi que l’embouteillage des fêtes soit passé. Je n’ai eu aucune nouvelle (sauf la lettre du 13 novembre). Je vous avais fait télégraphier deux fois, après mon arrivée, étant dans l’impossibilité de le faire moi-même. Puis je vous ai télégraphié deux fois moi-même, la seconde en vous demandant des nouvelles par télégramme. Je n’ai rien reçu.

L’absence de nouvelles de vous ne fait de mal qu’à moi ; c’est donc sans importance. Mais j’ose à peine penser à la possibilité que vous soyez sans nouvelles de moi.

Je suppose que vous avez repris les démarches que vous aviez commencées à la Délégation pour l’Afrique du Nord. Si je pouvais avoir une influence, je vous conseillerais de rester à New York jusqu’à ce que cet univers se soit calmé. À une époque comme la nôtre, il est absurde de faire des plans pour la réunion des familles. Il vaut bien mieux supporter la séparation comme une nécessité provisoire.

Pour moi, si je savais que vous avez des nouvelles de moi et que vous n’êtes pas malheureux, la séparation ne me ferait pas de peine. Il est vrai que je ne le sais pas. Je ne sais même pas si vous êtes en vie. Il va de soi que je suis anxieuse. Mais je le serais bien davantage si vous recommenciez à voyager. L’euphorie qui nous avait poussés à nous complaire à ces projets de voyage n’était peut-être pas raisonnable. L’Amérique est quand même ce qu’il y a de plus sûr en ce moment ; et, si vous méprisiez la sécurité, il ne fallait pas quitter Marseille.

Pour moi, je suis très bien ici quant aux choses extérieures — excepté que la question du logement est difficile, et que je me trouve toujours dans un campement provisoire. À part cela, tout va bien. Tout le monde est gentil pour moi au possible ; on me donne un travail purement intellectuel, entièrement personnel et que je règle à ma convenance. Bref, je devrais être très heureuse si je n’avais pas du bonheur, comme vous savez, des notions très particulières. Comme vous ne les partagez pas, vous ne regretterez pas qu’elles ne soient pas satisfaites. En fait, vous vous en doutez bien, je ne suis pas heureuse. Mais enfin la vie maintenant ne m’est pas moralement impossible, comme c’était le cas quand j’étais avec vous.

J’aime de plus en plus cette ville, ce pays et les gens qui l’habitent. Mais un des aspects pénibles de la vie d’exilé, c’est qu’il est presque impossible de dire à ceux parmi qui on se trouve qu’on les aime, parce que cela peut sembler de la flatterie. Une dame anglaise, amie de Mme R., à qui je disais que j’aimais l’Angleterre, m’a répondu : « I love France, but I don’t believe any French people love England. » Je ne sais pas si elle a été finalement persuadée de ma sincérité.

En un sens, choses et gens me paraissent être ici exactement tels qu’il me semble que je les attendais, et en un sens peut-être mieux. Lawrence définit quelque part l’Angleterre par les qualificatifs « humour and kindness ». Ce sont deux traits qu’on trouve partout dans les menues scènes de la vie quotidienne, et parmi des milieux très différents. Notamment kindness — à un degré bien plus élevé que je n’aurais osé l’espérer. Les gens ici ne s’engueulent pas mutuellement comme sur le continent ; il en est de même là où vous êtes, mais c’est parce que les nerfs y sont détendus ; au lieu qu’ici les nerfs sont tendus, mais on les domine par respect de soi-même et par une véritable générosité pour les autres. Il est possible que la guerre soit pour beaucoup dans tout cela. Ce pays a subi juste la quantité de souffrance qui est tonique et réveille les vertus latentes. Pas un coup de massue comme en France. N’empêche que, compte tenu de tout, il me paraît certain qu’ils valent mieux que nous dans la période historique présente. (Ce n’est pas difficile, il est vrai.)

Je vous ai écrit, dès que j’ai pu, en vous expliquant comment j’avais été tenue dix-neuf jours au secret et dans l’impossibilité de le faire. C’est une mesure générale, mais c’est généralement moins long. (Racontez cela à M., puisqu’il désire savoir comment ces choses se passent.) Je n’ai pas eu de chance. Au reste on est parfaitement bien traité matériellement et moralement. Ce qui n’empêche pas que tout le monde sort de là complètement à plat. C’est un phénomène singulier. Je n’ai pas fait exception. Mais quelques jours de liberté effacent cela complètement.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mme R. est gentille au possible pour moi. F. est de plus en plus sympathique. Chose assez singulière, nos esprits semblent avoir pris des orientations voisines.

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J’ai vu que le Lehigh a débordé. J’espère que le berceau de Sylvie[4] n’a pas été emporté par les eaux.

Love from my very soul.

S. W.




8-1-43
Darlings,

J’ai reçu votre télégramme aujourd’hui. Excepté votre lettre du 13 novembre je n’avais eu jusque-là aucune nouvelle de vous. Mais ce qui me tourmentait bien plus encore que ce manque de nouvelles, c’était la pensée que vous n’en aviez peut-être pas de moi. Je suis rassurée là-dessus, puisque vous avez eu ma première lettre. Sans doute aurez-vous bientôt la seconde. J’espère que vous aviez reçu aussi mes télégrammes. J’en ai envoyé deux. En tout cas, si la correspondance va bien dans un sens, c’est le principal. Si vos lettres continuent à ne pas m’arriver, il faudra quelquefois me télégraphier — mais à intervalles assez longs pour que ce ne soit pas ruineux.

J’espère que c’est vrai que vous êtes « happy and perfectly well » ; mais je n’ose guère y croire.

D’après ce qu’on m’a dit ici, il n’y a presque aucune chance pour que vous puissiez venir. Il n’y a ici que deux catégories de médecins français : ceux qui étaient installés ici, avec droit d’exercer, avant la guerre — des anglo-français, en quelque sorte — et les médecins militaires, qui ne soignent que les militaires. C’est une lacune, car pour le personnel civil (dont je fais partie), absolument rien n’est prévu. Si on comblait cette lacune, si on organisait un ou plusieurs dispensaires pour Français civils, vous pourriez venir facilement. Mais je ne peux pas me mettre à essayer de faire organiser cela. Vous savez que j’ai peu d’éloquence et de pouvoir de persuasion ; et le peu que j’en ai, je pense devoir en disposer pour des choses d’un intérêt plus général et qui me touchent de moins près personnellement.

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J’ai malheureusement manqué M.-F. Il n’est à Londres que par intervalles, et je n’ai pu le joindre.

Quoique les milieux français ici aient naturellement beaucoup plus de cohésion qu’à New York, les occasions de se voir ne sont pas si nombreuses — d’autant que, comme vous pensez bien, je n’ai pas contracté d’habitudes mondaines. C’est peut-être un tort, mais je n’y peux rien. Je travaille beaucoup ; je veux dire quant au temps consacré au travail ; car pour l’intensité et les résultats, je n’ai pas de moyen de contrôle, étant donné qu’on m’a assigné un travail purement intellectuel. On continue aussi à être beaucoup plus gentil pour moi que je n’aurais tendance à trouver raisonnable. Mais comme ce qui concerne le travail et toutes les impressions qui s’y rattachent n’est pas une matière qu’il soit si facile de traiter par correspondance, et que ma vie en ce moment se ramène à cela, je ne peux pas vous dire grand’chose de moi.

Ce n’est pas que j’y consacre vraiment le temps que je devrais et que je voudrais, car je perds un temps énorme toutes les fois que je circule dans Londres. Cela n’empêche pas que je m’y sens maintenant absolument chez moi, et que j’aime tendrement cette ville avec ses blessures.

Avant d’être plongée dans le travail, j’ai assisté à deux concerts à la National Gallery. Mais je crois que je vous en ai parlé. Une autre chose que j’aimerais pouvoir vous décrire, parce que c’est une goutte concentrée de pur esprit anglais dans ce qu’il a de plus délicieux, c’est une exposition du Food Ministry intitulée Potato Fair, pour encourager le public à manger des pommes de terre au lieu de nourritures d’overseas. C’est conçu comme une chose pour enfants. Il y a des « nursery rhymes » adaptés au sujet, des glaces déformantes montrant ce qu’on devient quand on ne mange pas de pommes de terre, etc. Ce qui me frappe le plus dans ce peuple, dans sa situation actuelle, c’est une bonne humeur qui n’est ni quelque chose de spontané ni quelque chose d’artificiel, qui vient d’un sentiment de camaraderie fraternelle et tendre dans une épreuve commune à tous. Je suis convaincue qu’en réalité, malgré la séparation des familles, la dureté du travail et le reste, on est en réalité plus heureux ici qu’il y a quelques années, à cause de cela.

Je n’ai toujours pas de domicile. Écrivez-moi chez Mme R. Cette absence d’adresse me fait retarder de jour en jour le moment d’entrer en contact avec les gens. J’ai vu G., qui vous donnera des nouvelles de moi. Physiquement, je vais bien, les maux de tête me laissent à peu près tranquille ; je vis confortablement, et je prends parfaitement bien soin de moi-même. D’autre part, il n’est pas question de me changer de travail ; je suis installée d’une manière stable dans celui que j’ai. Ainsi n’ayez surtout aucun souci à mon sujet. Je vous donne ma parole que vous auriez tort d’en avoir. J’écrirai un de ces jours à A., et aussi à B., pour qui je ne sais pas s’il y aura moyen d’obtenir quelque chose.

Fondest love,

S.

P.S. — Lisez donc « Lettres aux Anglais » de Bernanos ; c’est très beau. J’ai vu M. et Mme B., qui sont gentils au possible, et m’ont chargée d’envoyer leurs souvenirs à André et à vous.




22 janvier 1943
Darlings,

J’ai eu une lettre, puis plus rien. Les courriers doivent être très irréguliers. G. vous donnera de mes nouvelles. Il vous dira qu’il m’a trouvée confortablement installée au fond d’un bureau, en bonne santé et en parfaite tranquillité… (je regrette de plus en plus la décision que j’ai prise en mai). Les bombardements jusqu’ici ne sont rien, moins que jadis à Paris. Je me débrouille matériellement très bien. J’ai trouvé une chambre, toute seule, sans aide extérieure, bien que l’article soit presque introuvable. (Mon adresse : c/o Mrs. Francis, 31 Portland Road, Holland Park, London W 11 ; écrivez-moi là.) Elle est bien, et la moitié du prix moyen. La propriétaire est charmante. Je mange bien, dors bien, etc., et tout le monde est gentil. Je ne sais pas si je travaille au vrai sens du mot, mais je ne fais pas autre chose que d’essayer. Si vous étiez ici, vous ne me verriez pas souvent.

Une suggestion à ce sujet : on m’a dit que les Belges, contrairement à nous, ont en Angleterre hôpitaux et dispensaires pour civils. Ne pourriez-vous pas être embauchés par eux ? Vous pourriez aller au consulat belge.

Il est vrai qu’il y a toujours cette incertitude au sujet de l’Afrique du Nord…

Dites à A. qu’il m’écrive ce qu’il désire exactement, s’il désire quelque chose dans la situation actuelle. L’Instruction publique est aux mains de C., que je ne connais pas. Je dois dire que je n’ai pas la moindre envie de caser qui que ce soit — excepté moi-même, et certainement pas dans le sens d’un avancement… Quand j’ai voulu venir ici, en été 40, c’était le côté de la défaite ; maintenant on sent un peu trop que c’est le côté de la victoire (je veux dire parmi les Français) ; et comme en fait je ne les ai pas rejoints au bon moment, n’étant pas parvenue à le faire, je ne me sens guère à mon aise dans cette atmosphère, en ce qui me concerne personnellement.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pour moi, je m’en veux de plus en plus mortellement d’avoir cédé à l’attrait des changements, il y a déjà près d’un an.

Dites à B. que je ne lui écris pas parce que les choses que j’aurais à lui dire, et qui seraient nombreuses, sont difficiles à mettre par écrit. Dites-lui aussi que j’ai l’intention de parler une fois carrément à A. Ph. à son sujet, mais pas avant d’avoir fait pour lui un travail qui lui donne satisfaction (si le cas se produit). Écrivez-moi si par hasard il n’a pas trouvé moyen de se débrouiller autrement. En ce cas, ce serait mieux. Qu’a-t-il besoin d’être quelque chose dans les affaires officielles du jour ? Moi, comme vous savez, mon idée pour moi était tout autre…

G. va transmettre à la Délégation Free French de New York un ordre émanant d’ici de dactylographier et envoyer : 1o le « grand œuvre » de 1934, 2o l’article pour Économie et Humanisme sur la vie d’usine (on l’a, n’est-ce pas ?), 3o l’autre, à tendance tala[5], pour la même revue (intitulé : Conditions d’un travail non servile). Ils vont être furieux… ! Si tu leur proposes de faire le boulot, alors fais-toi payer ! S’ils le font dans leurs bureaux, surveille-les, et tâche que ce soit fait vite et bien…

Il y a quelques nouvelles corrections à faire aux poésies :

1o Nouvelle fin des « Astres » (définitivement définitive, cette fois-ci, je crois !).

À votre aspect toute douleur importe peu.

Nous nous taisons, nous chancelons sur nos chemins.

Ils sont là dans le cœur soudain, les feux divins.

2o Prométhée, str. 5, v. 1 : « Plus lumineux fut le présent des nombres » ; str. 6, v. 1 : « L’aube est par lui une joie immortelle ».

3o Jour, str. 3, v. 3 à 5 : « Toute cette splendeur posée ― Comme une caresse en tous lieux ― Nous reviendra tendre et limpide ».

4o Chant de Violetta, à partir de str. 2 : « Le sommeil encor jamais n’avait comblé ― Tant que cette nuit mon cœur qui le buvait ― Mais il est venu, le jour doux à mes yeux — Plus que le sommeil || Voici que l’appel du jour tant attendu — Touche la cité parmi la pierre et l’eau — Un frémissement dans l’air encor muet — A surgi partout || Ton bonheur est là, viens et vois, ma cité — Épouse des mers, vois bien loin, vois tout près — Tant de flots gonflés de murmures heureux — Bénir ton éveil || Sur la mer s’étend lentement la clarté — La fête bientôt, etc. (reste inchangé).

Ce serait gentil de reproduire quelques exemplaires du recueil de vers, sans hâte (Violetta inclus, avec, avant, les quatre derniers vers de Jaffier).

À part ça, pas le temps de m’occuper de la pièce…

J’aimerais assez que ces vers paraissent tous ensemble, d’un coup, dans l’ordre chronologique, quelque part…

Que devient la revue de K. ?

J’aime bien cette remarque, qu’on vous laisse tomber maintenant que je ne suis plus là ! Quand j’étais là, je vivais comme dans un désert, et personne ne me donnait signe de vie.

Je vais vous faire envoyer un peu d’argent sur l’excès de mon traitement. Car inutile de dire que je dépense peu… Si vous n’en avez pas besoin, tâchez de le donner utilement. Mais vous en trouverez sans doute l’emploi…

Je voudrais tellement que vous soyez en bonne santé, que vous ne vous ennuyiez pas, que la vie de New York vous amuse, que vous lisiez de belles choses, qu’il fasse beau, et tant de choses de ce genre encore ! Si seulement je pouvais croire que vous n’êtes pas tristes, ni l’un ni l’autre…

Fondest love. S. W.




1er février
Darlings,

J’ai eu votre lettre du 21 décembre. La correspondance passe, mais lentement. On a à peine le courage d’écrire quand on se dit que les choses mettent ce temps. Il faudrait écrire des choses éternelles pour être sûr qu’elles seraient d’actualité. Relatives à Krishna, par exemple…

Chère M.[6], si c’est curieux comme tu aimes être heureuse, c’est curieux aussi comme j’aime que tu sois heureuse. Je ne suis pas moins incorrigible sur ce point. Je souhaite passionnément que l’air de New York soit ensoleillé et grisant, qu’il y ait de belles choses dans la Branch de la Public Library, de menus incidents excitants dans la vie quotidienne, quelques relations humaines agréables et intéressantes (aies-en donc avec les évangélistes voisins, s’ils sont toujours là). J’allais ajouter quelques films ou pièces de théâtre qui en vaillent la peine, mais j’ai trop peur des grippes. Quant aux services du dimanche matin à Harlem, vous n’appréciez pas…

Dans mes dernières lettres, je vous suggérais de vous adresser aux Belges pour votre voyage ici. Je vais encore prendre des informations pour vérifier si vous pouvez venir sans job, mais ça m’étonnerait. Il n’y en a pas chez les Français, quoique le besoin existe. Mais il est impossible de faire organiser de nouvelles choses. Les contacts personnels sont très rares ici, quoique tous les bureaux soient dans le même quartier.

J’aime de plus en plus Londres. Mais j’y circule peu. Je n’ai pas le temps. Je vous ai dit que j’ai trouvé une chambre dans le quartier de Notting Hill ? Je l’aurais parié ! J’ai été idiote de ne pas chercher là tout de suite (adresse : c/o Mrs. Francis, 31 Portland Road, Holland Park, London, W. 11). Elle est très jolie, au haut d’un cottage, avec des branches d’arbre pleines d’oiseaux, et le soir d’étoiles, juste devant la fenêtre.

C’est bizarre à quel point les pubs (que je fréquente très peu, rassurez-vous) ressemblent peu à nos bistros. — La police anglaise est quelque chose de délicieux.

Je me débrouille matériellement très bien, mange bien, dors bien, etc. et tout le monde est très gentil. C. (avec qui je travaille) est un très bon copain.

Ainsi vous voyez que, si vous êtes heureux, tout va bien…

Fondest love,
S. W.


Nouveau texte de Violetta, maintenant, je crois, définitif.

P.S. — J’ai vu Twelfth Night ici. Voir ça à Londres, cela vaut la peine. Il n’y a pas de rupture de continuité entre les scènes de beuverie de Shakespeare et l’atmosphère actuelle des pubs londoniens, et cela explique bien des choses (je ne veux pas dire par là qu’on se soûle dans les pubs, car ce n’est pas le cas).




1er mars
Darlings,

J’ai reçu la lettre adressée chez Mme R. Je suis tellement heureuse que vous me disiez que vous êtes heureux, quoique je n’ose pas y croire… C’est le printemps maintenant. On voit dans des squares de Londres des arbres en fleurs tout roses. Londres est plein de petits squares délicieux. Mais je vois peu Londres, parce que le travail m’absorbe. Je ne me surmène pourtant pas du tout ; de temps à autre la fatigue produit un arrêt automatique qui me force à me reposer jusqu’à ce que je sois de nouveau en forme ; mais dans ces moments-là non plus je ne me promène guère. Vous dites être certains que je réussis dans mon travail ; à vrai dire j’ignore totalement si ce que je fais est susceptible d’être efficace ; cela dépend de bien trop de facteurs inconnus. Mais je ne peux pas donner de détails. Les copains sont toujours aussi gentils que possible. Vous pouvez dire à A. qu’une partie des choses qu’on m’avait racontées, quand j’étais avec vous, sur les milieux d’ici est tout à fait fausse.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les occasions et surtout le temps m’ont manqué jusqu’ici pour pénétrer beaucoup dans les milieux anglais, et je le regrette beaucoup. Je continue à jouir avec délices de l’atmosphère tout à fait particulière des pubs des quartiers ouvriers. Je passe aussi des heures le dimanche à Hyde Park, à regarder les gens qui écoutent les orateurs. Je suppose que c’est là le seul reste qui subsiste dans les pays de race blanche, et peut-être dans le monde, des discussions de l’Agora d’Athènes parmi lesquelles circulait Socrate. J’habite un quartier pauvre, une chambre bon marché (mais tout à fait satisfaisante et convenablement meublée). L’atmosphère de la maison où je vis, et surtout ma logeuse, une veuve d’instituteur qui est restée seule, sans métier et sans autres ressources qu’une petite maison, il y a dix ans, avec un garçon de quatre ans et un nouveau-né sur les bras — tout cela est du Dickens tout pur. On se rend compte qu’il a mis le menu peuple anglais dans ses livres exactement tel qu’il est. Le plus surprenant, c’est que c’est précisément le côté sentimental de ses livres, qui sonne si faux, qui est tout à fait conforme à la réalité. Cela m’a fait penser de nouveau qu’il en est ainsi pour tous ceux dont le génie n’égale pas celui d’Homère : quand ils peignent fidèlement la réalité, cela sonne faux.

J’ai vu Jacques. Il m’a dit que vous alliez bien, mais que vous êtes un peu cafardeux et que vous vous ennuyez. Je comprends qu’on soit malheureux, mais comment peut-on s’ennuyer ? Ne pouvez-vous penser à Krishna ? Mais j’espère que le printemps va vous fournir l’occasion de nombreuses promenades dans la campagne. Je vous en prie, jouissez de la campagne, du printemps, du bleu enivrant du ciel au-dessus de New York, de tout, avec plénitude. Ne soyez pas ingrats envers les belles choses. Jouissez-en en sentant que pendant chaque seconde où vous en jouissez pleinement je suis avec vous.

La convention pour les étoiles et les couchers de soleil tient toujours.

Il y a parfois des clairs de lune merveilleux sur Londres dans le black-out.

Je n’ai toujours pas pu trouver quelqu’un qui me dise avec certitude où est Stonehenge.

J’espère que vous n’arrêtez pas de fouiller la Branch de la Public Library pour y trouver des choses belles et excitantes. Et si vous alliez à cette Branch située à Harlem, dont Blanche m’avait parlé, et où je regrette de n’avoir pas été, pour explorer la littérature sur les noirs ? Vous pourriez faire des découvertes qui me seront plus tard très utiles.

Car mes petites idées personnelles et ma petite conception du monde ont continué dans une certaine mesure, depuis que je suis ici, à présenter des caractères de prolifération cancéreuse. Mon travail ne gêne pas le processus, au contraire, car il y a des recoupements ; et la solitude où je vis le favorise beaucoup.

Avez-vous reçu le poème de Violetta, nouvelle version ? Je vous ai envoyé deux versions. Il ne faut pas donner mes vers à publier à K., car j’ai fait une ou deux petites améliorations presque dans chaque poème. Je vous les communiquerais bien, mais la correspondance est trop incertaine.

J’aurais bien besoin de l’article sur les Romains. Pourriez-vous le faire envoyer au plus vite par la Délégation à M. Sch. ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Voudrais-tu écrire à Antonio[7] ? Je n’ose pas le faire.

Fondest kisses, my darlings,
S. W.




17 avril 43
Darlings,

Il y a un certain temps que je n’ai pas eu de nouvelles… J’ai bien peur que vous n’ayez un cafard horrible, si ce n’est pire. Pourtant, si le printemps est aussi merveilleux à New York qu’ici, ce serait le moment de naviguer sur l’Hudson vers Albany. Je me demande s’il y a de grandes forêts pas trop loin de New York. Sur le bateau qui m’a amenée ici, j’avais lu un livre très bien — de l’humour américain authentique — sur les animaux fictifs qui sont censés peupler les forêts d’Amérique. Ce sont des blagues de « lumbermen » racontées par les anciens aux nouveaux comme canulars, mais qui sont devenues l’objet d’une tradition, de sorte qu’on peut décrire la forme, les mœurs, etc., de chaque animal fictif.

Le ciel doit être extrêmement bleu au-dessus de New York. Ici le printemps est merveilleux. Londres est plein d’arbres fruitiers blancs et roses.

Si vous voyez D., voulez-vous lui dire qu’étant donné son caractère (choisir d’autres mots…) et sa conception des choses, je ne crois pas du tout, mais pas du tout, qu’il se trouverait mieux ici qu’à New York.

Quant à moi, j’y suis beaucoup mieux. Mais j’ai un regret chaque jour plus amer et déchirant d’avoir suivi autrefois les conseils d’A. À part cela je vais tout à fait bien. Je travaille, sans savoir si cela servira jamais à quelque chose, mais tout à fait librement. Les copains, surtout Sch. et les C., sont toujours gentils pour moi à un degré absurde. Mme C. est une femme remarquable. Lui aussi d’ailleurs est un homme de grande valeur. Et Sch. est le plus chic copain qu’on puisse rêver.

Je n’ai malheureusement vu qu’une fois les B., parce que j’ai été absorbée par le travail.

Je vois régulièrement les R., qui sont assez près de mon bureau. Mme R. parle de vous de la manière la plus touchante.

Hyde Park est merveilleux en ce moment.

Quant à la maison où j’habite (et où j’ai un arbre en train de pousser toutes ses feuilles juste devant ma fenêtre), je vous ai dit, je crois, que c’était du pur Dickens. Hé bien, c’est de plus en plus Dickens.

Ma logeuse voudrait bien faire venir B.[8] pour soigner ses gosses. J’ai diagnostiqué des troubles thyroïdiens pour le plus jeune ; je l’ai amené à l’infirmerie de notre Quartier Général, et le diagnostic a été confirmé. C’était par hasard le jour de consultation d’un médecin anglais qui vient là une fois par mois et est un king’s physician. Quand ma landlady a su qui il était, elle a presque eu un arrêt du cœur, et le petit a demandé s’il prend le même médicament que le roi.

— Je voudrais tant, si vous êtes en bonne santé et sans ennuis d’argent, que vous soyez capables de jouir vraiment, pleinement, du ciel bleu, des levers et couchers de soleil, des étoiles, des prairies, de la poussée des fleurs, des feuilles et du bébé. Partout où il y a une belle chose, dites-vous que je suis là.

Je me demande s’il y a des rossignols américains ?

Fondest love, my two darlings,
Simone.


P.-S. — Il ne faut pas publier mes poèmes en Amérique, décidément ; j’ai encore changé un mot ou deux presque à chacun.

P.-S. pour M. — Ne pas oublier Krishna…




10 mai
Darlings,

Je viens de recevoir un câble. Je serais bien heureuse si je pouvais vraiment croire que vos « very happy » sont littéralement vrais… Au moins, j’espère que Sylvie, quand vous la voyez, vous rend heureux, et qu’elle rit toujours aux éclats.

Les journaux américains ont-ils dit qu’il y a un printemps ici comme il n’y en a pas eu de mémoire d’homme ? Les fleurs du printemps et celles du début de l’été sortent toutes en même temps, toutes les espèces d’arbres fruitiers sont en pleine floraison. Le dimanche, tout Londres se répand dans les parcs. Le ciel est d’un bleu pâle, profond, délicieux.

Et vous, j’espère que vous naviguez sur l’Hudson, que vous faites quelquefois une heure de voyage pour être dans la campagne. Je vous en prie, faites-le. Avez-vous assez d’argent ? Faut-il vous en envoyer un peu ? Je le pourrais facilement, je crois.

Je n’ai pas encore reçu les copies dactylographiées. Mais, darling M., je ne t’avais pas dit de faire le boulot toi-même. Je t’avais dit de le faire faire par la Délégation.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les quelques copains que j’ai ici sont toujours aussi chics. À part cela je ne vois à peu près personne. Je n’ai malheureusement toujours pas trouvé le temps de pénétrer dans les milieux anglais.

J’ai été très heureuse d’apprendre que Mme C. est la marraine de Sylvie.

Good-bye, darlings, God bless you.

Fondest love,
Simone.


Vous aurez vu sans doute dans les journaux qu’il est arrivé ici un de mes bons copains syndicalistes de jadis, G.


P.-S. — J’aimerais pouvoir vous donner des détails sur mon travail, etc. — Mais vraiment il vaut mieux attendre le moment où je pourrai vous raconter tout cela de vive voix. Sachez seulement que je n’ai pas de responsabilités pratiques. Je préfère cela.




22 mai 43
Darlings,

Il y a longtemps, j’ai l’impression, que je n’ai pas eu de nouvelles… un câble il y a quinze jours, c’est vrai (auquel j’ai répondu), avec « very happy » (ça fait du bien, même si on y croit plus ou moins). Mais la dernière lettre datait du 15 mars… Qu’est-ce qu’ils doivent manger comme lettres, les requins de l’Atlantique ! Je me demande s’ils digèrent bien les nôtres ? J’espère qu’elles leur procurent une éducation esthétique, etc., et qu’ils apprécient bien mieux les paysages sous-marins ensuite.

Ici tout continue à aller tout à fait bien pour moi. C., qui s’était absenté quelque temps de Londres, vient de revenir. J’en suis bien contente. C’est un vrai copain, et vous savez combien ces mots signifient pour moi. C’est une chance pour moi d’avoir affaire à lui pour mon travail. (Je ne vois presque jamais A. Ph.)

Au reste, en réalité, jusqu’ici, je n’ai eu affaire à personne — sauf pour certaines tâches occasionnelles que C. me confie parfois pour se décharger et qui interrompent le cours de mon travail ordinaire.

Celui-ci se meut sur un plan purement théorique. J’ai fait un second « grand œuvre », ou plutôt je suis en train, car ce n’est pas fini.

Quand ce sera fini, je me demande vraiment ce qu’on pourra bien faire de moi ? Ce que je possède d’aptitudes (à mon avis ce n’est guère) est encore limité par toutes sortes d’inhibitions…

Bien entendu, je ne pense pas avoir le moindre motif de supposer que ce que j’écris doive avoir un jour quelque efficacité… Comme vous le devinez, cela ne m’empêche pas d’écrire. Darling M., un jour peut-être tu taperas cela aussi (pas encore eu de nouvelles des manuscrits ici).

Tout cela strictement confidentiel.

Quant aux choses qu’on fait maintenant, qu’elles soient bonnes, mauvaises ou douteuses, je n’ai, comme je vous l’ai dit, aucune part ni responsabilité dans aucune. J’engueule des copains à l’occasion, mais très rarement, parce qu’on a peu de temps pour causer. Et ils sont si gentils… Je ne vois à peu près personne hors les copains.

Londres est chaud comme en été. Les parcs sont verts. La foule y est heureuse aux heures de loisir. Soyez heureux aussi, darlings. Procurez-vous toutes les joies possibles et savourez-les. Un beau sourire de ma part à Sylvie pour la prochaine rencontre. And for you, my two darlings, fondest love and kisses,


Simone.


P.-S. — Darling M., as-tu lu le Shropshire Lad ? (De A. E. Housman, paru en 1896.) Sinon prends-le à notre Branch de la Public Library. Je viens de le relire. Je l’aime de plus en plus. Il est à la Branch de la 125e rue.

P.-P.-S. — Viens de recevoir lettre du 3 avril, qui semble un peu cafardeuse. Qu’est-ce que c’est que ce job ? Manquez-vous d’argent ?




31 mai
Darlings,

Au moment de fermer ma dernière lettre (il y a huit jours), j’ai reçu la vôtre du 3 avril, envoyée par poste ordinaire.

Elle m’a paru bien cafardeuse. J’espère que depuis les événements vous ont remonté le moral.

Comptez-vous voir bientôt José[9] et faire la connaissance de son deuxième petit gars ? Cela pourrait-il s’arranger ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il me semble que vous seriez tellement mieux de ce côté-là, autant que la sagesse humaine peut discerner le mieux et le pire…

Darling M., tu verrais peut-être Antonio — s’il est en vie… — et du coup il ne penserait plus à moi.

Nous, ici, nous ne savons rien officiellement sur le lieu de notre installation définitive — si on restera ici ou si on partira. Mais je crois que, par la force des choses, tout, peu à peu, se concentrera au même endroit.

Ces derniers temps, tout le monde ici (je veux dire les Français) était dans un état d’extrême énervement, à cause de l’incertitude et des délais.

Printemps anormalement chaud ici, coupé de pluies. Les fruits, dit-on, commencent à pousser… Hélas ! Sauf les amandiers dans les rues de Londres, je n’ai pas vu d’arbres fruitiers en fleurs. Et vous ? J’espère que oui.

J’ai l’impression que vous manquez d’argent pour vous accorder le moindre plaisir. En est-il ainsi ? Dites-moi la vérité, je vous en prie. Un peu de plaisir est nécessaire en ce monde comme l’eau et le pain (ou la coca-cola et les corn-flakes).

Merci infiniment pour les papiers. Je les ai.

J’espère que vous aurez reçu ma dernière lettre où je vous parlais en détail de mon travail (si cela mérite ce nom).

Rien d’intéressant comme théâtre depuis longtemps. Mais bientôt on va, dit-on, jouer As you like it en plein air dans un parc. J’espère ne pas manquer ça.

Gardez un peu de joie au cœur, si vous pouvez, darlings.

Fondest love,
Simone.




9 juin 43
Darlings,

Vous avez dû être surpris en recevant le même câble à New York et Bethlehem à un faible intervalle, il y a un peu plus d’un mois. Il y a eu un quiproquo trop long à raconter, mais qu’un mot vous expliquera j’avais eu l’imprudence d’accepter les services de S. D. pour m’épargner une course à la poste. Cette brave petite, non seulement complique tout dans sa pensée, mais fait pousser du vaudeville tout autour d’elle.

Je me suis remise à faire chaque jour quelques lignes de sanscrit dans la Gîta. Comme cela fait du bien, la langue de Krishna !

Quelles perspectives pour vous ? Voyageuses ou sédentaires ? Pour moi, j’ignore.

Vous m’interrogez sur mon breakfast. Je n’ai pas établi de règles fixes, mais le plus commode de loin, ce sont les tea-shops, dont il y a toujours deux ou trois à côté de chaque sortie de métro (et j’ai un métro direct de ma chambre à mon bureau). Ce sont les A.B.C. et Lyons.

J’ai eu une bonne surprise ici concernant la cuisine (vu ce que tout le monde dit) : certains plats traditionnels sont remarquables, surtout le roast lamb with mint sauce. Le roast pork with apple sauce aussi est très honorable. Cela doit dater d’au moins deux mille ans (vous devinez mon raisonnement).

J’ai eu une autre surprise : c’est de voir combien — dès assez longtemps avant guerre je crois — votre coin du monde a influencé le goût d’ici. On a pris goût aux mixtures, notamment aux mixtures chimiques. C’est visible surtout pour les boissons, mais aussi pour la nourriture (jellies en gélatine, sauces chimiques, etc.).

Je demandais à une Anglaise si, ici, on mange l’apple sauce seulement avec le poulet et le porc, ou aussi quelquefois comme dessert. Elle m’a dit : « Rarement, ou alors mélangé à de la confiture. »

À mes yeux, un changement dans les mœurs alimentaires est un événement de première importance pour le progrès ou la décadence de la vraie culture.

La saveur pure de la pomme constitue un contact avec la beauté de l’univers au même titre que la contemplation d’un tableau de Cézanne. (Darling M., te rappelles-tu le sonnet où Rilke essaie d’exprimer quelque chose comme cela ?) Et plus de gens ont la capacité de savourer une compote de pommes que de contempler Cézanne.

Du moins on croirait. Mais aujourd’hui, dans les grandes villes, c’est plutôt l’inverse.

Vous ne vous plaindrez pas, aujourd’hui, que je ne parle pas d’alimentation…

Pour le stout, il y a une difficulté. Plusieurs des endroits où je mange n’ont pas de boissons alcoolisées ; et dans les pubs on ne mange pas. C’est comme ça, ici. Et je suis incapable d’avaler un grand verre de stout sans manger.

Vous ai-je jamais dit qu’un pub et un bistro, côte à côte, en diraient plus par leur contraste que beaucoup de gros volumes sur la différence des deux peuples, de leur histoire, de leur tempérament, de la manière dont s’y pose respectivement la question sociale ?

Un public-house est une affaire à compartiments cloisonnés (littéralement) qui donnent sur le même comptoir, mais n’ont l’un sur l’autre qu’une vue réduite à presque rien. Le personnel évolue d’une partie à l’autre du comptoir, séparé par ce comptoir du public des deux compartiments. Un compartiment est intitulé public-bar : on y trouve un ou deux bancs, parfois une table, un jeu de fléchettes ; les gens y sont presque tous debout, causant en groupes, chacun un énorme verre de bière dans la main ou à portée de la main. Ils sont très heureux. Un autre compartiment est nommé saloon ; il ressemble plus à nos cafés. Il y a de petites tables, des chaises rembourrées. On consomme exactement la même chose. On y semble moins heureux. C’est là, en principe, que vont les gens bien.

Parfois, il y a encore une ou deux autres cases.

Il y a là un symbole ; et, en le considérant, le symbole de quelque chose de très beau. Non pas relativement aux gens bien, évidemment. Relativement aux autres.

Ce peuple — qui a beaucoup de dignité — n’a pas l’esprit rouspéteur qu’avait jadis ma mère, et je l’en respecte davantage…

Allons, il faut se quitter ; au revoir, darlings. Darling M., jouis des beaux jours et pense à Krishna. Et à moi seulement pour penser à chaque joie, à chaque plaisir que je savourerais si j’étais avec vous en même temps qu’ici, et les savourer à ma place. Puissiez-vous tous deux être heureux de vivre.

Fondest love,
Simone.


J’ai eu la lettre où il est question de commencer à lire tout haut Erewhon. Elle m’a fait un plaisir infini.




15 juin
Darlings,

Je viens de recevoir votre lettre du 8 mai. Combien une pareille lettre rend heureux ! J’espère qu’avant que les fleurs blanches et roses des arbres de Riverside Drive ne soient disparues, vous vous en êtes rassasié les yeux et le cœur. Ici, tout ça, c’est de l’histoire ancienne. Ce qu’on voit maintenant, ce sont des cerises, des fraises, des pêches mûres.

Les roses ont été, cette année, précoces et abondantes comme le reste. Bien avant la date habituelle, je crois, elles ont rempli les parcs à profusion.

Je suis contente que B. ne pense plus à venir ici. D’abord parce qu’il n’y a jamais eu la plus petite parcelle de possibilité. Puis parce qu’il y serait très malheureux. C’est extrêmement facile de l’être ; pour peu surtout qu’on ait le caractère à ça, et vous savez à quel point c’est son cas.

Vous savez aussi que je suis très différemment constituée.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les B. sont hors de Londres en vacances. J’ai vu Mme B. peu avant leur départ. Elle est très gentille — mais un peu insulaire (je pense à quelques paroles à propos de la sous-alimentation des enfants du continent). Elle se proposait d’écrire à A.

Je vois aussi Mme R. de temps à autre. Elle parle de vous deux dans les termes les plus touchants. Encore une qui serait heureuse d’avoir son médecin.

Pour la thyroïde du fils de ma propriétaire, je me suis soigneusement abstenue de dire que j’avais fait un diagnostic. Je ne voulais pas risquer une réédition de l’histoire de mon appendicite, vous vous souvenez ? (Vous vous souvenez plus que moi, bien sûr !)

Je suis heureuse de ce que vous dites de la bonne humeur d’A. pendant son séjour à New York. Je craignais qu’il ne soit tombé dans un cafard permanent. Peut-être travaille-t-il un peu de nouveau ?

Antigone a passé par quelques sales moments, c’est vrai. Mais ça n’a pas duré. C’est loin maintenant.

Je me demande s’il y aura vraiment pour vous des chances d’embauche pour l’Afrique du Nord ?

Combien tout est incertain, imprévisible en ce moment… On ne peut vivre qu’au jour le jour. Au moins, darling M., tu ne dois pas t’ennuyer.

Je t’interdis — tu entends ? — de te crever avec tes sacs de perles. Fais-en juste assez pour t’occuper et cesse dès que tu en as marre. Je veux que, quand on se reverra, tu sois toujours fraîche et jeune, et continues à avoir l’air de ma sœur cadette…

Ne vous faites aucun souci. Ni pour mon alimentation. Je vous donne ma parole que je fais des repas réguliers et que vous-mêmes jugeriez très convenables. Ni pour mes vêtements : je ne me laisse manquer de rien.

Au reste, ici, à côté de jours chauds, il y en a beaucoup d’autres où sortir avec des vêtements d’été serait imprudent. On me dit qu’il faut s’attendre à la même chose en juillet et août.

Darlings, j’espère que vous trouvez de belles choses à la Public Library. Darling M., sais-tu que Meredith a écrit de la poésie vraiment belle ? J’ai découvert ça récemment. J’aimerais tant pouvoir vous suggérer des livres, pour qu’on se sente ensemble pendant que vous les liriez. Mais depuis que je suis ici, j’ai à peine lu. J’ai noirci du papier…

Mes copains sont loin d’ici. Ils ignorent leur chance, d’échapper à mes engueulades ; sans rien savoir, je ne doute pas qu’ils ne les méritent abondamment (comme tous les autres…). Si vous voyez B., dites-lui bien que je n’ai eu, n’ai, et, j’espère, n’aurai (je préférerais coucher sous les ponts) aucune responsabilité dans rien — ni dans le bien ni dans le mal.

N’avez-vous pas repris aussi mon Iliade chez K. ? Il doit en avoir un exemplaire.

J’ignore si l’article sur les Romains est arrivé ou non. Le reste est là. Merci.

Bonjour à A. Félicitez-le de ma part pour sa première communion (s’il l’a faite). Profondes tendresses à Sylvie — et à vous la même chose, à la nième puissance.

Simone


P.-S. — Est-ce que Jane Austen n’amuserait pas B.[10] ?




25 juin
Darlings,

J’ai retardé un peu cette lettre, parce que j’ai commis l’erreur habituelle d’en attendre une de vous…

C. est revenu à Londres, mais je ne l’ai pas encore vu. Quoiqu’il soit un copain, ou plutôt parce qu’il est un si bon copain, je n’attends pas cette entrevue sans appréhension. Il y aura sans doute quelques « divergences de vues sociologiques ». Cette allusion[11], si vous vous souvenez, concerne dona Aurora… Mais soyez tranquilles, C. ne procède pas ainsi.

J’en ai tellement marre de ces enchevêtrements d’absurdités que par moments (et ces moments sont nombreux) la seule chose qui m’intéresse est de savoir si vous irez en Afrique du Nord.

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Les Espagnols sont enfin libérés, dit-on. Mais qui sait si Antonio est en vie ?

Il y a déjà quelque temps (vous l’avais-je dit ?), j’ai rencontré ici le fils de Br., celui pour lequel tu as tapé cette lettre, darling M. Il partait le lendemain. Drôle de garçon, très sympathique, semble-t-il, à certains égards. J’ai eu l’impression qu’il m’en a longtemps beaucoup voulu de n’avoir pas répondu à la lettre de son père (« Qui êtes-vous ? »)[12].

Ici, la vie semble monotone en ce moment. On est sous le poids de l’attente.

Comme théâtre, etc., rien d’intéressant. Les cinémas (où je ne suis jamais allée) s’obstinent à donner des choses genre « thriller » ayant pour scène l’Europe contemporaine (le continent), et pour sujet la lutte contre la Gestapo. On dit que le public — surtout les hommes et les femmes en uniforme — proteste instinctivement en se précipitant sur les films qui n’ont aucun rapport avec la guerre, fût-ce les pires navets.

Les roses sont [13] proches de leur fin. On voit des pois de senteur merveilleux. Les carottes qu’on sert crues dans les salades sont maintenant plutôt dures (ce qui ne m’empêche pas, bien entendu, d’en consommer). Le printemps est loin déjà. L’été va sans doute être court. Vraiment, une abondance de vêtements légers n’est pas nécessaire.

Il n’est pas question pour moi de pièce de théâtre, ni de poésie, ni de théorie des religions, du folklore, etc. Mais, quant au troisième point, quelque fois j’ai l’impression — exacte ou illusoire — que, dans l’arrière-boutique de ce qui me sert de cerveau, est venu quelque chose qui plus tard, quand j’aurai le loisir, sera peut-être une idée…

En tout cas ces germes d’idées vont toujours dans le même sens…

Allons, au revoir, darlings. Je vous embrasse tous les deux, encore, encore et encore.

Simone.


Reçu lettre du 9 juin, écrite à Bethlehem. Ferai tout mon possible. Serais, moi aussi, très heureuse.

P.-S. — Vu C. ; divergences moindres que je ne craignais. Mais je parle uniquement pour lui, personnellement…




5 juillet 1943
Darlings,

La dernière lettre que j’aie eue de vous était du 9 juin. Je n’ai pu deviner, en la lisant, si vos espoirs, pour l’Afrique du Nord, sont fondés seulement sur la situation générale, ou si on vous a donné des assurances précises et personnelles.

D’ici, je ne puis me faire encore aucune idée de vos chances. En tout cas j’ai parlé pour vous, en employant les arguments les plus persuasifs que j’aie pu imaginer. Je ne peux rien de plus. Malheureusement, cela ne dépend pas directement de Ph.

J’ai fait il y a quelque temps la connaissance d’un « Blimp ». C’est une espèce intéressante à observer. Il dit qu’il a tellement souffert les trois premiers mois de la guerre (i. e. 1939), ayant compris dès lors que de toute manière tout était fini, que quelque chose est mort en lui et que sa sensibilité ne peut plus réagir aux malheurs de la guerre. La cause de cette atroce souffrance, c’étaient les premières mesures — très désordonnées — d’étatisation, et l’installation de quantité de gens de gauche dans des postes importants… Après ça, à quoi peut-on être encore sensible !

Bien entendu, on ne trouve rien de ce genre parmi les jeunes, du moins à ce que j’ai entendu affirmer.

Depuis quelques jours (et nuits) chaleur étouffante. Soyez tranquilles, j’ai la possibilité de m’habiller en conséquence.

Le printemps est décidément loin. La moisson approche ; elle sera, dit-on, splendide. On ne voit plus de fraises. Sont apparues à leur place, d’abord des « loganberries », sorte de framboises sauvages au goût assez framboisé, très sauvage, et souvent très aigre ; puis des framboises proprement dites. En dehors des fruits et des puddings, presque tous les desserts sont à la gélatine. On me dit que cette mode de la gélatine date de longtemps avant la guerre… Voir une de mes précédentes lettres.

Bientôt — dans une heure peut-être, ou demain, ou après-demain — il y aura un coup de vent, un peu de pluie, et il fera presque froid. Du moins c’est probable. Tout Londres attend cela dans une espèce de torpeur et d’étouffement. Ces journées doivent être pénibles dans les usines. Pour moi, n’ayant pas à me remuer, je n’en souffre pas trop.

Vos descriptions de Sylvie me remplissent de joie. Il doit être délicieux d’être auprès d’elle dans un parc. Quand vous y êtes, pensez que j’y suis avec vous… Vous aurez connu, quand même, les joies des grands-parents.

Dites-moi ce que vous lisez en ce moment.

Au revoir, darlings. Je vous serre tous deux dans mes bras encore et encore.

Simone.




12 juillet 43
Darlings,

Je viens de recevoir votre câble. J’espère que vous verrez Antonio[14]. Je ne sais toujours rien à ce sujet.

Reçu une longue lettre de Blanche, très gentille. Voulez-vous la remercier et lui dire que je lui écrirai dès que j’aurai la possibilité et le loisir de lui écrire beaucoup de choses intéressantes ?

(Les dentistes alors, j’imagine, fréquenteront les basses-cours.)

Je pense tout le temps à Sylvie et à son rire ensoleillé. Mais quoique j’éprouve aussi une nostalgie pour les jaunes d’œufs, légumes et fruits que je n’ai pas consommés à cinq mois, et qui maintenant imprimeraient un rythme tellement accéléré à l’opération de noircir du papier que personne ne regardera jamais (sauf vous, peut-être, un jour…), je préfère avoir eu une mère comme la mienne (sans parler du père…), malgré le lait défectueux… Comme aurait dit sentencieusement Mme D., il y a plus d’une espèce de lait.

J’espère qu’on ne lui donne pas de gélatine.

Dites à A. que j’ai eu sous les yeux le rapport sur l’Enseignement dont il me parle. À première vue ça ne m’a pas paru passionnant ; mais je n’ai pas eu le temps de le lire. Je ne sais pas si je pourrai le lui faire envoyer.

Rien d’intéressant ici. Les gens (i. e. nos compatriotes) sont de plus en plus nerveux. Phénomènes mentaux d’émigration. Je reste de plus en plus à l’écart. (Ceci n’implique pas la moindre brouille avec les copains.) C’est beaucoup mieux ainsi.

Fait la connaissance de quelques jeunes Anglaises, très jeunes et très gentilles. C’est intéressant. Mais les occasions de se voir à loisir et de causer sont très, très limitées. C’est le cas partout aujourd’hui.

Au revoir, darlings. Je vous embrasse mille et mille fois.

Simone.




18 juillet 43
Darlings,

Votre description du séjour à Bethlehem, dans votre dernière lettre, m’a fait à la fois beaucoup de peine et beaucoup de plaisir. Beaucoup de peine à cause de la chaleur et autres inconforts ; je vous voudrais tellement environnés seulement de bien-être à tous égards ! En même temps je suis très heureuse que vos lettres ne soient pas des berquinades, où vous ne laisseriez apparaître de votre vie que le rose. Quand les couleurs sont mélangées, on sent que c’est vrai, et on se sent vraiment proches à travers les lettres.

Le plaisir m’a été fourni, bien entendu, par les passages concernant Sylvie. Jamais vous ne pouvez me donner trop de détails sur elle ; je ne m’en lasse pas. Vous n’imaginez pas ce que c’est pour moi. Je suis heureuse à la fois en pensant à elle et aux joies brèves, mais pures, qu’elle vous a données. J’aimerais seulement qu’elle ait un lieu de promenades dénué de petites filles en rang d’oignon.

Aucune des circonstances actuelles de sa vie ne semble devoir l’orienter du côté « Marie en goudron »[15].

Je suis heureuse aussi que les A. et les Révérends[16] vous fassent un milieu humain sympathique. Amitiés de ma part à tous. Que la petite sache que je pense à elle, ne l’oublie pas, et souhaite très vivement que le bien spirituel qu’elle désire lui vienne un jour d’une manière authentique.

Darling M., tu crois que j’ai quelque chose à donner. C’est mal formulé. Mais j’ai moi aussi une espèce de certitude intérieure croissante qu’il se trouve en moi un dépôt d’or pur qui est à transmettre. Seulement l’expérience et l’observation de mes contemporains me persuadent de plus en plus qu’il n’y a personne pour le recevoir.

C’est un bloc massif. Ce qui s’y ajoute fait bloc avec le reste. À mesure que le bloc croît, il devient plus compact. Je ne peux pas le distribuer par petits morceaux.

Pour le recevoir, il faudrait un effort. Et un effort, c’est tellement fatigant !

Certains sentent confusément la présence de quelque chose. Mais il leur suffit d’émettre quelques épithètes élogieuses sur mon intelligence, et leur conscience est tout à fait satisfaite. Après quoi, quand on m’écoute ou me lit, c’est avec la même attention hâtive qu’on accorde à tout, en décidant intérieurement d’une manière définitive, pour chaque petit bout d’idée à mesure qu’il apparaît : « Je suis d’accord avec ceci », « je ne suis pas d’accord avec cela », « ceci est épatant », « cela est complètement fou » (cette dernière antithèse est de mon patron). On conclut : « C’est très intéressant », et on passe à autre chose. On ne s’est pas fatigué.

Qu’attendre d’autre ? Je suis persuadée que les chrétiens les plus fervents parmi eux ne concentrent pas beaucoup davantage leur attention quand ils prient ou lisent l’Évangile.

Pourquoi supposer que c’est mieux ailleurs ? J’ai déjà connu quelques-uns de ces ailleurs.

Quant à la postérité, d’ici qu’il y ait une génération avec muscle et pensée, les imprimés et manuscrits de notre époque auront sans doute matériellement disparu.

Cela ne me fait aucune peine. La mine d’or est inépuisable.

Quant à l’inefficacité pratique de mon effort d’écrire, dès lors qu’on ne m’a pas confié la tâche que je désirais, ça ou autre chose… (je ne peux pas d’ailleurs me représenter pour moi la possibilité d’autre chose).

Voilà.

Votre rencontre éventuelle avec Antonio[17] est maintenant la pensée qui m’occupe le plus. Mais il ne faut pas trop y compter, crainte de déception. Je ne sais toujours rien à ce sujet.

Au revoir, darlings. Je vous embrasse mille fois.

Simone.




28 juillet 1943
Darlings,

Je reçois à l’instant deux lettres (7 et 14 juillet). Cela rend le dialogue plus facile.

Il y a eu malentendu. Il n’y a pas de changement pour moi, et je n’en prévois aucun jusqu’à nouvel ordre. Je vis toujours bien tranquillement dans ma chambre, mes livres dispersés entre elle et mon bureau.

Si vous réussissez — une fois que ce serait un fait accompli — j’en ferais part à mes copains, qui comprendraient ce qui leur reste à faire. Je les y aiderais. Je leur dirais que ma capacité de travail, etc.

En fait, d’ailleurs, je leur ai déjà expliqué tout ça, comme argument pour vous.

Je ne pense rencontrer pour moi-même aucun obstacle du côté français. Je ne vois aucune cause possible de difficulté. Mais une fois la chose arrangée sur papier, l’attente peut encore être très longue. (Ou courte — tout dépend du moment où cela se produirait, et des circonstances à ce moment.)

André (celui d’ici) croit que pour vous aussi ce genre d’attente peut être très long.

J’ai vu C. il y a quelques jours et lui ai reparlé de vous. Il en a parlé à André, de passage ici. André ne voit aucun inconvénient, et ne pense pas qu’il y ait d’obstacles. [Il croit] que du côté français c’est très facile. (C’est très favorable, mais attention… cela ne dépend peut-être pas seulement de lui. Pas de joie prématurée !)

Mais André craint que, etc. (cf. plus haut).

Si j’étais vous, j’irais tout de suite demander ce qu’il en est au vieux monsieur à cheveux blancs, si paternel, vous vous souvenez ?

Mais, à un autre point de vue, ce qui est encore bien plus important, c’est d’aller voir ces gens si gentils à l’extrême sud de Manhattan. (Ou bien l’avez-vous fait ?) Si j’étais vous, à moins que les officiels français ne soient devenus extrêmement efficients, j’essaierais — le sourire irrésistible de M. aidant — de hâter d’avance les choses avec ces gens-là. En leur rappelant les précédentes visites avec moi.

À propos de Manhattan, j’ai vu quelque part que Walt Whitman est né à Brooklyn, mort à New-Jersey, et — sauf un voyage à la Nouvelle-Orléans, vers la trentaine, et, pendant la guerre civile, un séjour de plusieurs années à Washington, où il gagnait sa vie dans un bureau et passait son temps libre en welfare work dans les hôpitaux de guerre — n’a jamais quitté New York.

Je ne m’étais jamais doutée de ça ! (Vérifiez si c’est exact.)

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… Je suis aussi incapable de faire moi-même ce qu’on nomme « des démarches » que de gravir le Mont Everest. Une incapacité du même ordre.

… Je compte voir Sch. très prochainement. Je lui exposerai la situation. Il agira s’il peut et s’il veut (les réactions des gens, en ce moment, sont très difficiles à prévoir).

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Sch., n’ayant jamais songé comme moi à ramasser des bouts de connaissance qui ne le regardaient pas, est d’une ignorance totale en science, et par suite admire éperdument tout ce qui est scientifique. Il a bien meilleur esprit que moi. Et est infiniment plus jeune. Et très, très gentil.

Malheureusement je n’ai pas mauvais esprit seulement à l’égard de la science. Un jour ou l’autre je lui ferai de la peine. Ce serait déjà fait sans doute, mais je ne l’ai pas vu depuis deux mois.

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C. m’a promis de s’occuper de vous sans tarder dès qu’il aura rejoint l’autre André. Si en fait les choses traînent par trop, il faudrait obtenir que la Délégation télégraphie à votre sujet à ce dernier. Mais seulement à un moment où il aurait C. auprès de lui. Je télégraphierais à C. en même temps. S’il y avait lieu, je vous avertirais par câble.

Pas trop d’espoir !

Mille, mille et mille baisers pour tous deux, my darlings.

Simone.




4 août 1943
Darlings,

Les jours chauds sont revenus, coupés d’ondées torrentielles. Pas pour longtemps. On dit que septembre est souvent sec et ensoleillé ; mais probablement pas très chaud. Puis, c’est l’Angleterre grise, jusqu’au printemps.

Le soir, on danse en plein air dans les parcs. Les petites filles cockney pas sages vont tous les soirs se promener dans les parks et les pubs avec des boys — ramassés en cours de route — au grand désespoir de leurs mères, qui ne peuvent leur persuader d’aller plutôt à l’église. Elles ne voient pas à quoi ça sert.

Bien entendu, j’écris au pluriel en pensant au singulier. C’est une petite fille de dix-neuf ans, fraîche, saine, jolie, très gentille, qui vient faire le ménage. Je cause parfois un peu avec elle, malgré la différence de langue. Elle me tient souvent de longs discours où je ne puis saisir un mot, puis me demande mon avis ; j’approuve énergiquement, et je frémis en pensant quels blasphèmes ou propos immoraux j’ai pu approuver ainsi ! Je crois d’ailleurs qu’elle prend soin d’elle-même, avec les boys, comme elle le dit. Le plus clair de son temps libre, si les boys ne le prennent pas, va au coiffeur. Elle n’a pas deux idées dans la tête, ou plutôt pas une. Famille purement cockney. Quartier : City. Père : ouvrier des tabacs. Va au pub le dimanche matin (mais sans commettre d’excès, semble-t-il). Mère : méthodiste très pieuse. Six enfants, dont deux garçons, entre dix-neuf et neuf ans. La petite de neuf ans passe toute la journée du dimanche à l’église (méthodiste). C’est la seule de la famille (avec la mère). Elle aime bien ça. Il semble que le père est le seul de la famille qui lise le journal. La fille aînée (celle que je connais) ne pense à la guerre que comme possibilité de bombes pour elle. Elle ignore tout à fait ce qui se passe.

J’ai le plaisir de rectifier une information fausse que je vous avais transmise. On mange parfois ici en dessert de la compote de pommes passée, sans aucun mélange, comme chez nous.

Les mélanges se nomment « fruit fool ». C’est un peu de compote de fruits, passée, mêlée à beaucoup de custards (chimiques) ou de gélatine, ou d’autre chose. Le nom est délicieux !

Mais ces fools ne sont pas comme ceux de Shakespeare. Ils mentent, en faisant croire qu’ils sont du fruit, au lieu que dans Sh. les fous sont les seuls personnages qui disent la vérité.

Quand j’ai vu Lear ici, je me suis demandé comment le caractère intolérablement tragique de ces fous n’avait pas sauté aux yeux des gens (y compris les miens) depuis longtemps. Leur tragique ne consiste pas dans les choses sentimentales qu’on dit parfois à leur sujet ; mais en ceci :

En ce monde, seuls des êtres tombés au dernier degré de l’humiliation, loin au-dessous de la mendicité, non seulement sans considération sociale, mais regardés par tous comme dépourvus de la première dignité humaine, la raison — seuls ceux-là ont en fait la possibilité de dire la vérité. Tous les autres mentent.

Dans Lear, c’est frappant. Même Kent et Cordelia atténuent, mitigent, adoucissent, voilent la vérité, louvoient avec elle, tant qu’ils ne sont pas forcés ou de la dire ou de mentir carrément.

Je ne sais pas ce qu’il en est des autres pièces, que je n’ai ni vues ni relues ici (sauf 12th Night). Darling M., si tu relisais un peu Sh. avec cette pensée, tu y verrais peut-être des aspects nouveaux.

L’extrême du tragique est que, les fous n’ayant ni titre de professeur ni mitre d’évêque, personne n’étant prévenu qu’il faille accorder quelque attention au sens de leurs paroles ― chacun étant d’avance sûr du contraire, puisque ce sont des fous ― leur expression de la vérité n’est même pas entendue. Personne, y compris les lecteurs et spectateurs de Sh. depuis quatre siècles, ne sait qu’ils disent la vérité. Non des vérités satiriques ou humoristiques, mais la vérité tout court. Des vérités pures, sans mélange, lumineuses, profondes, essentielles.

Est-ce aussi le secret des fous de Velasquez ? La tristesse dans leurs yeux est-elle l’amertume de posséder de la vérité, d’avoir, au prix d’une dégradation sans nom, la possibilité de la dire, et de n’être entendus par personne ? (sauf Velasquez). Cela vaudrait la peine de les revoir avec cette question.

Darling M., sens-tu l’affinité, l’analogie essentielle entre ces fous et moi ― malgré l’École, l’agrégation et les éloges de mon « intelligence » ?

Ceci est encore une réponse sur « ce que j’ai à donner ».

École, etc., sont dans mon cas des ironies de plus.

On sait bien qu’une grande intelligence est souvent paradoxale, et parfois extravague un peu…

Les éloges de la mienne ont pour but d’éviter la question : « Dit-elle vrai ou non ? » Ma réputation d’ « intelligence » est l’équivalent pratique de l’étiquette de fous de ces fous. Combien j’aimerais mieux leur étiquette !

Rien de nouveau à votre sujet depuis ma dernière lettre (du 28 juillet ; si vous ne la recevez pas, câblez-le moi). Ni au mien.

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Mille baisers, darlings. Espérez, mais modérément. Soyez heureux. Je vous serre dans mes bras tous deux bien des fois.

Simone.







16 août 1943
Darlings,

Très peu de temps et d’inspiration disponibles pour les lettres maintenant. Elles seront courtes, espacées, irrégulières. Mais vous avez une autre source de réconfort.

Quand vous aurez celle-ci (si elle n’est pas rapide), vous aurez peut-être aussi le câble attendu. (Rien de certain !…)

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Au revoir, darlings. Mille et mille tendresses.

Simone.




FIN
  1. Il s’agit sans doute d’un rapport qu’on avait demandé à Simone Weil.
  2. Voir le texte qui suit, pp. 187-195.
  3. Se dit en argot normalien des élèves catholiques pratiquants.
  4. Nièce de Simone Weil, née peu avant le départ de celle-ci pour l’Angleterre.
  5. Voir note p. 198.
  6. Ici, et en plusieurs autres passages, l’initiale M. représente le surnom familial de la mère de Simone Weil.
  7. Paysan espagnol anarchiste, interné au camp du Vernet puis au camp de Djelfa en Algérie par le gouvernement de Vichy.
  8. Il s’agit du père de S. W., qui était médecin.
  9. Il s’agit d’une amie qui habitait le Maroc. Cette phrase signifie évidemment : Avez-vous des chances de pouvoir aller bientôt en Afrique du Nord ?
  10. Voir note page 234.
  11. Allusion à un procès qui avait eu lieu en Espagne vers 1934. Dona Aurora, ayant tué sa fille qu’elle adorait, avait expliqué son acte, semble-t-il, par des « divergences de vues sociologiques ».
  12. À propos d’un article de S. W. publié dans une revue, le père, qui ne la connaissait pas, lui avait écrit une lettre de félicitations qui commençait par ces mots : « Mademoiselle — Qui êtes-vous ? »
  13. Un ou plusieurs mots coupés par la censure.
  14. C’est-à-dire : J’espère que vous irez bientôt en Algérie.
  15. Allusion à un conte de Grimm : « Marie en or et Marie en goudron ».
  16. Il s’agit d’un pasteur américain et de sa femme, voisins de palier des parents de Simone Weil.
  17. Voir note page 248.