Éducation et Hérédité/02

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Germer Baillière et Cie (p. 33-80).


CHAPITRE II


GENÈSE DE L’INSTINCT MORAL
PART DE L’HÉRÉDITÉ, DES IDÉES ET DE L’ÉDUCATION




I. — Pouvoir des habitudes, donnant lieu à une impulsion momentanée ou à une obsession durable. — L’habitude et l’adaptation. L’habitude et l’hérédité. L’habitude et le sentiment du convenable. — Comment l’habitude peut produire une impulsion. — Comment elle peut produire une obsession et une pression durables. — La suggestion produisant une obsession et une sorte d’obligation.
II. — Pouvoir de la conscience et des idées-forces. — L’agent moral. — Comment l’idée-force explique les deux termes du problème moral : la volonté et l’objet du vouloir. Le sujet actif, l’agent moral est constitué par une volonté capable d’agir avec effort pour réaliser une idée.
III. — Pouvoir engendrant devoir. — 1o Existence d’un certain devoir créé par le pouvoir même d’agir. — 2o Existence d’un certain devoir créé par la conception même de l’action. — Le type humain normal. — 3o Existence d’un certain devoir créé par la fusion croissante des sensibilités et par le caractère de plus en plus sociable des plaisirs élevés.
IV. — La dissolution de l’instinct moral. — Degrés divers de la dissolution morale : 1o Moralité négative, 2o Ataxie morale, 3o Folie morale, 4o Idiotisme moral 5o Dépravation morale.
V. — Hérédité et éducation dans le sens moral. — Critique des opinions de Spencer, Darwin, Wundt et Ribot. — Puissance morale de l’éducation. Ses limites.


I. — POUVOIR DES HABITUDES, DONNANT LIEU À UNE IMPULSION MOMENTANÉE OU À UNE OBSESSION DURABLE.

Nous avons vu, dans le chapitre précédent, comment l’éducation et la suggestion peuvent modifier l’instinct moral, devenu héréditaire dans notre race. Nous nous proposerons maintenant un problème plus fondamental et plus théorique : nous nous demanderons si l’éducation et la suggestion, si les idées transformées en sentiments ne peuvent pas, aidées de l’hérédité, produire le sentiment moral lui-même. En un mot, quelle est la part de l’hérédité, quelle est la part des idées et de l’éducation dans la genèse de la moralité ? Aucune étude n’est plus propre à nous faire approfondir, dans leur union et dans leur antagonisme, les deux termes essentiels de la question qui fait l’objet de cet ouvrage.


I. L’hérédité et l’éducation créent également en nous des pouvoirs qui tendent à s’exercer et s’exercent en effet dès que l’occasion leur est fournie. Qu’est-ce donc qu’il faut entendre par le mot pouvoir ? — C’est un principe d’activité intérieur à l’individu et qui n’est plus une réaction pure et simple contre un choc venu du dehors. Se sentir le pouvoir d’agir dans telle ou telle direction, c’est se sentir d’avance adapté organiquement à tel milieu, au lieu d’avoir à s’y adapter par une série d’expériences exigeant effort. Qui dit pouvoir dit donc adaptation préalable, constitutionnelle, aptitude prête à s’éveiller et à se traduire en actes. Or toute adaptation se ramène à une habitude de l’individu ou de la race. Il n’est donc pas de puissance entrant en jeu dans l’individu qui ne s’explique par cette propriété de s’habituer que possède toute matière vivante et toute espèce, et qui est le fondement même de l’éducabilité. On sait que l’habitude, d’autre part, se ramène à des séries d’actions et de réactions accumulées, emmagasinées pour ainsi dire, et facilitant à l’avenir toute action dans le même sens. Le pouvoir n’est donc autre chose qu’une sorte de résidu laissé par les actions et réactions passées ; c’est de l’action capitalisée et vivante. Le possible se ramène pour nous en grande partie à une habitude : c’est une détermination de l’avenir par un passé plus ou moins analogue, c’est une adaptation commencée. Le possible est une réalisation restreinte, qui, sous certaines conditions tendra à s’achever.

À l’origine, chez l’être le plus rudimentaire, toute action est provoquée directement par un stimulus ou choc extérieur. Le ressort de l’action est placé en dehors de l’être, comme dans ces jouets d’enfants qui ne meuvent bras et jambes que si on tire derrière eux une ficelle pendante. Mais, toute action accomplie ayant ouvert dans les organes une voie pour l’accomplissement d’une autre action semblable, l’action devient par elle-même féconde et tend à se reproduire ; elle est un principe d’activité nouvelle. Ce principe interne d’activité, l’habitude, engendre des actions qui ne sont plus la simple réponse à un choc immédiat venu du dehors. La ficelle primitive qui tirait les bras du pantin est devenue un mécanisme d’horlogerie très compliqué, placé au dedans de lui, et qui n’a plus besoin d’être remonté du dehors que de temps en temps, par le choc de nécessités périodiques. L’habitude, devenue instinct dans la race par l’effet de l’hérédité, modifie l’être de manière à l’accommoder non plus seulement au présent brutal, mais à de simples possibles. C’est une sorte de prévision inconsciente fondée sur l’analogie de l’avenir avec le passé. De là une modification profonde dans les phénomènes psychologiques les plus rudimentaires vers lesquels nous nous reportons : à la secousse du choc ou de la sensation se substituent des pressions venues du fond même de l’être, le poussant à l’action sans l’y précipiter pour ainsi dire. Les secousses des sensations sont ainsi préparées, adoucies, évitées souvent par l’organisation des habitudes, par des ressorts intérieurs beaucoup plus savants, plus doux, d’une action moins soudainement nécessitante.

Il importe maintenant de distinguer deux sortes d’habitude ou d’adaptation au milieu : 1o adaptation d’un être passif à un milieu toujours le même, par exemple d’un rocher à l’air ambiant, d’une plante à un climat donné ; 2o adaptation d’un être actif et mouvant à un milieu toujours variable lui-même, par exemple celle de l’homme au milieu social, qui est une véritable éducation. La première adaptation se fait une fois pour toutes ; elle est passive et peut donner lieu chez l’être à des propriétés nouvelles, non à des puissances à des activités nouvelles. La seconde est toujours inachevée ; elle comprend un système de réactions qui est toujours incomplet sans être pourtant entièrement en défaut ; elle pousse donc à une action qui n’est automatique que dans sa direction la plus générale, mais qui, dans le détail, donne lieu à une foule d’actes spontanés et même réfléchis. Toute habitude d’agir, tout instinct actif tend ainsi à éveiller l’intelligence et l’activité au lieu de les déprimer entièrement par l’automatisme : l’histoire naturelle pourrait nous en fournir des exemples à l’infini.

À l’origine, donc, le nisus informe et obscur de la vie, doué sans doute déjà d’une conscience sourde, et en tous cas de la faculté de s’habituer qui ne fait qu’un avec ce qu’on a appelé la mémoire organique. La première manifestation de cette mémoire plus ou moins inconsciente de la molécule vivante, c’est l’action réflexe. L’action réflexe constitue une première formule fixe dans les échanges hésitants de la vie, un tracé élémentaire, mais déterminé, dans l’adaptation si complexe au milieu et dans l’éducation de l’être. Quand l’action réllexe est entravée, arrêtée, elle tend à produire non seulement la conscience, mais à la fois (on n’a pas assez remarqué cette simultanéité) la souffrance et la conscience. La conscience, à l’origine, n’a du être que la formule vague d’une souffrance dans une sorte de cri intérieur ; c’est la solidarité de tous les atomes vivants en présence de quelque danger, une sorte de résonance du péril dans l’être même. La douleur met en mouvement toute l’activité dont l’organisation dispose afin de repousser les causes de trouble. De même, quand la patrie est en danger, il est évident que chez tous ses membres il existe un déploiement d’activité vers un seul but beaucoup plus grand que quand il s’agit d’une fête nationale. L’organisation est plus solidaire dans la douleur que dans le plaisir. De là l’utilité de la conscience pour la conservation de l’individu, et de là aussi son extension croissante. La conscience totale n’est sans doute, à l’origine, qu’une propagation et une multiplication des diverses consciences cellulaires dans un frémissement d’alarme : ce n’est pas le regard tranquille sur soi que les psychologues sont portés à se figurer. Peu à peu, à la suite d’une série d’actions réflexes entravées, c’est-à-dire d’adaptations brisées, se forme le pouvoir de se réadapter constamment, de se ployer sans cesse au milieu. C’est cette faculté de réadaptation continue, cette habitude de se réhabituer constamment, qui est à la fois le principe de l’intelligence et de la volonté proprement dite, conséquemment le grand ressort de toute éducation. L’activité intellectuelle ou morale est une adaptation large pour ainsi dire et infiniment flexible, qui permet une foule de réadaptations de détail, de corrections de toute sorte. La puissance intellectuelle et volontaire, en d’autres termes, se ramène à une habitude d’agir dans une certaine direction générale, — habitude qui se transforme sans cesse suivant les transformations particulières du milieu mouvant où elle s’exerce.

Ces faits établis, quelles conséquences peut-on en déduire touchant la genèse de la moralité, et quelle part y a l’éducation sous toutes ses formes ? — Déjà, remarquons-le d’abord, dans la conscience même que l’habitude prend de soi, il existe quelque chose de moral ou au moins d’esthétique. En effet, au fond de tout concept moral ou esthétique se retrouve comme élément essentiel l’idée d’ordre, d’arrangement, de symétrie. Le plaisir esthétique que nous cause l’ordre s’explique par le plaisir de la répétition (répétition de certains mouvements de la rétine, etc.) ; la répétition d’un acte, à son tour, ne nous est agréable que par la facilité qu’elle nous cause et qui naît de l’habitude. L’ordre se ramène donc subjectivement, en grande partie, à l’habitude. De même l’ordre moral, en ce qu’il a de plus élémentaire, est régularité et, devant les autres hommes, réciprocité, c’est-à-dire répétition des mêmes actes dans les mêmes circonstances par un individu ou par plusieurs. C’est déjà presque trouver une chose belle ou bonne que de s’y habituer pleinement, c’est-à-dire de la percevoir sans éprouver aucune résistance dans aucun de nos sens et dans aucune de nos activités intellectuelles ou motrices. Toute habitude engendre une certaine règle personnelle : l’acte accompli sans résistance dans le passé devient un type pour l’acte à venir. L’habitude, en effet, est une force ayant une certaine direction donnée d’avance ; elle est donc le centre d’un système d’actions et de sensations, et il lui suffit de prendre conscience de soi pour devenir un sentiment actif et déterminant ; c’est un sentiment-force. L’idée-force, dont nous parlerons plus loin, marque un degré encore supérieur de l’évolution. L’habitude, en un mot, a une vertu canonique et éducatrice ; c’est la règle primitive de la vie. Le convenable est en grande partie l’habituel. Toute habitude tend à devenir une forme s’imposant aux choses et aux êtres, une formule d’action et d’éducation personnelle, une loi immanente, lex insita. On peut même se demander si toute loi, y compris les lois de la nature, ne se ramène pas à une habitude.

Le rite, qui est un développement supérieur de l’habitude, n’a pas seulement une valeur religieuse ; il a aussi une valeur morale. Or le rite, avons-nous dit ailleurs, naît du besoin de reproduire le même acte dans les mêmes circonstances, besoin qui est le fond de l’habitude et sans lequel toute vie serait impossible. Aussi y a-t-il quelque chose de sacré, pour l’homme primitif, comme pour l’enfant, dans toute habitude, quelle qu’elle soit ; d’autre part tout acte, quel qu’il soit, tend à devenir une habitude, et par là à prendre ce caractère respectable, à se consacrer en quelque sorte lui-même. Le rite tient donc, par ses origines, au fond même de la vie. Le besoin du rite se manifeste de très bonne heure chez l’enfant : non seulement il imite et s’imite, répète et se répète lui-même, mais il exige une scrupuleuse exactitude dans ces répétitions. L’enfant est naturellement curieux, mais il n’aime pas à pousser la curiosité jusqu’au point où elle pourrait violemment contredire ce qu’il sait déjà ou croit savoir. Et il a raison dans une certaine mesure, il ne fait qu’obéir à un instinct puissant de conservation intellectuelle : son intelligence n’est pas assez souple pour défaire et refaire constamment les nœuds ou associations qu’elle établit entre ses idées. C’est donc par une sorte d’instinct de protection intellectuelle que les peuples primitifs tiennent tant à leurs coutumes et à leurs rites. De même tous les actes de la vie, les plus importants comme les plus insignifiants, sont classés dans la petite tête de l’enfant, définis rigoureusement d’après une formule unique et représentés sur le type du premier acte de ce genre qu’il a vu accomplir, sans qu’il distingue nettement la raison d’un acte et sa forme. Cette confusion de la raison et de la forme existe à un degré non moins frappant chez les sauvages et les peuples primitifs. Et c’est sur cette confusion même que s’appuie le caractère sacré des rites religieux[1].

Une fois incarnée dans l’être, comment va se manifester cette loi intérieure de l’habitude ? — Nous avons montré, dans notre Esquisse d’une morale, que le pouvoir des habitudes peut donner lieu soit à une impulsion momentanée, soit à une obsession durable.

La puissance accumulée par les habitudes, par les instincts, par les associations mécaniques, n’apparaît souvent au seuil de la conscience que pour se traduire précipitamment en actions. Dans ces cas, il y a impulsion soudaine et momentanée. L’impulsion qui ne rencontre aucun obstacle, pas même celui de la durée, n’est plus qu’une sorte de réflexe passant comme l’éclair à travers la conscience pour rentrer ensuite dans l’ombre. Toute impulsion qui reste ainsi isolée par la rapidité même de son effet ne peut susciter les phénomènes complexes qui constituent la vie morale. C’est une force qui ne donne lieu à une idée consciente que momentanément, et qui ne laisse pas de trace profonde dans l’esprit. L’instinct moral et social, sous sa forme primitive et tout à fait élémentaire, est une expansion qui a presque la soudaineté d’un réflexe. C’est une impulsion spontanée, un déploiement soudain de la vie intérieure vers autrui, plutôt qu’un respect réfléchi pour « la loi morale » et aussi une recherche du « plaisir » ou de « l’utilité». Remarquons d’ailleurs qu’avec le développement actuel de l’intelligence et de la sensibilité humaines il est impossible d’y découvrir l’impulsion morale à cet état presque réflexe, sans qu’il s’y mêle des idées générales et généreuses, voire même métaphysiques. Aussi est-ce chez les animaux surtout qu’il faut, avec Darwin, prendre sur le fait l’imulsion morale et sociale. On se rappelle l’exemple de ce babouin qui, voyant un jeune singe de six mois environné par les chiens et dans une situation désespérée, redescend la montagne, se jette au milieu de la meute par un véritable coup de folie, lui arrache le jeune singe et réussit à l’emporter en triomphe[2].

La force impulsive des penchants sociaux est assez puissante pour précipiter à agir ceux-mêmes qui en sont d’habitude le plus incapables et que le sentiment réfléchi d’un devoir trouverait irrésolus et impuissants. M. Ribot cite le cas d’un malade atteint d’aboulie qui retrouve toute son énergie pour sauver une femme écrasée[3]. D’autres fois, le sentiment spontané du devoir, au lieu de pousser à l’action, la suspend brusquement ; il peut développer alors ce que MM. Maudsley et Ribot, avec les physiologistes, appelleraient un pouvoir d’arrêt ou « d’inhibition » , non moins brusque, non moins violent que l’est le pouvoir d’impulsion[4]. Et l’instinct montre encore mieux sa puissance en suspendant ainsi l’action qu’en la provoquant. Dans le second cas il n’a à vaincre que la force d’inertie propre à un organisme en repos ; dans le premier cas, il doit lutter contre la force acquise en un certain sens. C’est ce que confirment facilement les expériences sur la suggestion. Il est très difficile, à l’état de veille, de persuader à une personne qu’elle ne pourra pas ouvrir la main ; mais, si on lui a précédemment recommandé de tenir avec force un objet dans son poing fermé et que, profitant de cette tension préalable des muscles, on lui suggère l’impuissance à rouvrir sa main, elle se trouvera souvent en fait impuissante. M. Bernheim, ayant rencontré un sujet qui se croyait capable de faire une certaine résistance à ses ordres, même à l’état d’hypnotisme, lui commanda de tourner ses deux bras l’un autour de l’autre en lui affirmant qu’il ne pourrait s’arrêter ; il ne le put pas en effet, et continua le mouvement giratoire de ses bras, semblable à celui des ailes d’un moulin.

Nous avions, dans notre Esquisse d’une morale, cité un cas de suspension brusque produite par le sentiment de devoir mêlé à la sympathie et à la reconnaissance : « Un homme, avec la ferme intention de se noyer, se jette dans la Seine, près du pont d’Arcole ; pour le sauver, un ouvrier saute dans une barque, manœuvre maladroitement ; la barque, heurtée contre un pilier du pont, chavire, et le sauveteur disparaît sous Feau au moment où l’autre remonte à la surface. Ce dernier, abandonnant aussitôt son projet de suicide, nage vers son sauveteur et le ramène sain et sauf sur la berge ». Un fait très analogue s’est passé plus tard entre deux chiens, un terre-neuve et un mâtin, qui tombèrent ensemble à la mer juste au moment où ils se livraient un furieux combat sur la jetée de Douaghadee. L’instinct du sauveteur s’éveilla aussitôt chez le terre-neuve : oubliant vite sa colère, il ramena au rivage son adversaire, qui, médiocre nageur, eût sans doute été noyé.

Rappelons que certains instincts chez les animaux possèdent le même pouvoir de suspendre l’action commencée. Le chien d’arrêt se sent, pour ainsi dire, cloué à sa place comme par un ordre mystérieux, au moment où tous ses autres instincts le portent à s’élancer en avant. Romanes nous parle d’un chien qui n’a jamais volé qu’une fois dans sa vie : — « Un jour qu’il avait grand’faim, il saisit une côtelette sur la table et l’emporta sous un canapé. J’avais été témoin de ce fait, mais je fis semblant de n’avoir rien vu et le coupable resta plusieurs minutes sous le canapé, partagé entre le désir d’assouvir sa faim et le sentiment du devoir ; ce dernier finit par triompher, et le chien vint déposer à mes pieds la côtelette qu’il avait dérobée. Cela fait, il retourna se cacher sous le canapé, d’où aucun appel ne put le faire sortir. En vain je lui passai doucoment la main sur la tête ; cette caresse n’eut pour effet que de lui faire détourner le visage d’un air de contrition vraiment comique. Ce qui donne une valeur toute particulière à cet exemple, c’est que le chien en question n’avait jamais été battu, de sorte que ce ne peut être la crainte du châtiment corporel qui l’a fait agir. Je suis donc forcé de voir dans ces actions des exemples d’un développement de la conscience aussi élevé que peut le donner la logique du sentiment sans le secours de la logique des signes, c’est-à-dire à un degré presque aussi élevé que celui que nous trouvons chez les sauvages inférieurs, les petits enfants et un grand nombre d’idiots ou de sourds-muets sans éducation ».

L’instinct social, par la force de la sélection naturelle, en vient à imprégner si bien l’être tout entier jusque dans ses membres que, si on coupe une fourmi par le milieu du corps, la tête et le corselet, qui peuvent marcher encore, continuent de défendre la fourmilière et de porter les nymphes dans leur asile. C’est là un degré d’impulsion spontanée que n’a pas atteint la moralité humaine : il faudrait que chaque fragment de nous-même vécût et mourût pour autrui, que notre vie fût mêlée jusque dans ses sources profondes à la vie sociale tout entière.


L’action impulsive d’une habitude héréditaire ou acquise revêt un caractère de plus en plus remarquable lorsqu’elle prend la forme non plus d’une impulsion ou d’une répression subite, mais d’une pression intérieure ou tension constante. Il y a alors obsession. L’obsession est la conscience de l’effort avec lequel une impulsion entre dans le champ de la conscience, s’y maintient en tâchant de se subordonner les autres tendances qu’elle y rencontre, et cherche à se prolonger dans l’action.

Il y a deux grands principes d’obsession mentale : l’habitude (ou l’instinct, qui est une habitude héréditaire) et la suggestion (consciente dans l’imitation volontaire et l’obéissance, inconsciente dans les phénomènes d’hypnotisme). L’obsession, c’est-à-dire l’impulsion persistant au milieu des obstacles intérieurs, est un élément important qui entrera plus tard dans le phénomène très complexe de l’obligation. Ce qui distingue profondément l’une de l’autre, c’est que l’obsession peut n’avoir rien de rationnel, nous pousser à des actes qui répugnent à la fois à toute notre logique et à tous nos sentiments. L’obsession peut être parfaitement irrationnelle, comme chez les maniaques et les fous. Remarquons toutefois que, partout où elle se produit, elle cherche à devenir rationnelle, à s’expliquer pour elle-même, à s’introduire subrepticement dans le grand courant des idées, qui traverse continuellement l’esprit. C’est ainsi que les fous ont toujours en réserve des explications plus ou moins plausibles de leurs actions les plus extraordinaires, même de leurs gestes désordonnés, comme ce fou qui expliquait l’agitation nerveuse de ses bras en affirmant qu’il tissait les rayons du soleil pour se faire un vêtement de lumière. C’est surtout les cas de suggestion chez les hypnotiques qui nous fournissent les exemples les plus frappants de la fécondité de l’intelligence quand il s’agit de justifier rationnellement un acte où la raison de l’individu n’est pour rien. On connaît l’exemple de cette somnambule à qui il avait été commandé pendant son sommeil de venir chez le magnétiseur tel jour, à telle heure : le jour dit, elle arrive par un temps abominable d’orage, et cependant, comme elle ne se rappelle plus de qui lui vient l’impératif auquel elle a obéi inconsciemment, elle trouve toute une série de raisons plausibles pour expliquer sa venue. On peut dire qu’il n’y a rien de suggestif pour l’intelligence comme un instinct qui n’a pas en elle son origine : se manifestant sous forme d’idée fixe, il ne tarde pas à constituer un centre intellectuel autour duquel viennent graviter et se grouper, avec les rapports les plus inattendus, toutes les idées de l’esprit.

On nomme à mademoiselle X. en état somnanibulique, une personne qu’elle hait profondément ; cela la met dans une grande colère et elle dit qu’elle ne lui pardonnera jamais. On la soumet à l’action de l’aimant, et quelques instants après son visage exprime la compassion ; l’action de l’aimant, en modifiant le fonctionnement du système nerveux, a modifié le cours des émotions concomitantes, et les émotions nouvelles se formulent aussitôt en cette théorie morale : « pauvre malheureux, s’écrie-t-elle, il ne m’a fait du mal que parce qu’il m’aimait trop, je ne puis réellement le haïr[5]. » L’impressionnabilité à la suggestion n’est autre chose, comme le remarque le docteur Bernheim, qu’une aptitude à transformer l’idée reçue en acte. Plusieurs expérimentateurs font mention d’un état d’angoisse dans lequel tomberaient les sujets hypnotisés lorsque arrive pour eux l’heure d’accomplir une suggestion. Deux causes peuvent expliquer cette angoisse. La première, c’est la recherche même de l’objet suggéré ; ils savent qu’ils ont quelque chose à faire, mais quoi ? Il leur faut faire effort pour tirer du fond de l’inconscient la formule de l’obligation qu’ils sentent en eux. La seconde cause, c’est que, même alors que l’obligation est nettement formulée, ils se trouvent en présence d’une action qui ne leur est pas habituelle ou qui contrarie les idées établies, qui présente enfin quelque chose de singulier ; et les suggestions ont toujours ce caractère, puisque c’est à leur bizarrerie même que rexpérimentateur reconnaît sa puissance.

De ce qui précède, nous pouvons conclure que toute formule d’action obsédante, conséquemment occupant à elle seule la conscience, tend à devenir, sous ce rapport, une formule d’action obligatoire ; toute obsession cherche à s’achever dans la conscience en obligation ; le mécanisme brut des impulsions tend à s’organiser en un ordre mental et, jusqu’à un certain point, moral.


II. — POUVOIR DE LA CONSCIENCE ET DES IDÉES-FORCES, L’AGENT MORAL.


La force de l’idée explique à la fois les deux termes du problème moral : la volonté et l’objet du vouloir. La volonté est essentiellement la puissance de se représenter à la fois avant l’action tous les motifs contraires d’agir ou de ne pas agir, en puisant dans cette complexité de motifs non l’irrésolution, mais la résolution parfaitement consciente d’elle-même : la force impulsive des motifs apparaît alors comme proportionnelle à leur rationalité, et la volonté est ainsi le germe de la moralité même. Chez l’être bien organisé il se crée, suivant une expression heureuse de M. Ribot, une série d’états de conscience correctifs, à caractère déprimant, qui s’associent d’une manière indissoluble à l’état de conscience dont les conséquences seraient nuisibles : c’est ainsi qu’au désir de toucher, éveillé chez l’enfant par l’éclat de la flamme, s’associe par l’habitude la peur de la brûlure, état dépressif qui vient annihiler l’impulsion du désir. Les moines bouddhiques ou chrétiens répétaient que, si un beau corps excitait en eux quelque désir malsain, il leur suffisait pour se guérir de se le représenter à l’état de cadavre, tel qu’il sera demain : voilciun exemple de l’étal de conscience dépressif associé à l’état impulsif. Un être est capable d’éducation et de moralité dans la proportion où il est capable de volonté, où fonctionnent chez lui, en se compliquant à riniini, ces associations qui amènent presque à la fois dans la conscience la vision de tous les effets possibles d’un acte. Si, avec M. Ribot, on définit la volonté la réaction du caractère individuel tout entier dans un cas donné, on arrivera à cette conclusion : un acte n’est vraiment volontaire que si, avec la tendance la plus forte qui l’a produite, coexistent des tendances plus faibles et plus sourdes qui, en d’autres circonstances, eussent pu produire un acte contraire. La pleine volonté, c’est-à-dire le déploiement total des énergies intérieures, suppose qu’à la représentation de l’acte même qu’on va accomplir s’associe la représentation affaiblie de l’acte contraire. Et ainsi, nous arrivons à cette conclusion : il n’y a pas d’acte pleinement volontaire ou, ce qui revient au même, pleinement conscient, qui ne soit accompagné du sentiment de la victoire de certaines tendances intérieures sur d’autres, conséquemment d’une lutte possible entre ces tendances, conséquemment enfin d’une lutte possible contre ces tendances.

La liberté consiste surtout dans la délibération. Le choix n’est libre qu’à condition d’avoir été délibéré ; le vrai principe de la liberté doit donc être cherché plus haut que la décision, dans cette période d’examen qui la précède et où s’exerce la pleine intelligence. Or, la délibération, loin d’être incompatible avec le déterminisme, ne pourrait pas se comprendre sans lui ; car une action délibérée est celle dont on peut entièrement rendre raison et qui se trouve ainsi entièrement déterminée. Il n’y a donc pas de liberté en dehors de la délibération, et d’autre part la délibération consiste simplement dans la détermination du motif le meilleur par voie scientifique. Être libre, c’est avoir délibéré ; avoir délibéré, c’est s’être soumis, avoir été déterminé par des motifs rationnels ou paraissant tels. Il semble donc que la délibération est le point où se confondent la liberté et le déterminisme. Pourquoi délibérons-nous ? pour être libres. Comment délibérons-nous ? Suivant une balance de motifs et de mobiles dont le mécanisme esl nécessaire. Mais pourquoi voulons-nous être libres ? Je réponds : parce que nous avons reconnu par l’expérience que la liberté est une chose pratiquement avantageuse pour nous et pour autrui. La liberté, comme toute puissance accumulée, vaut par ses conséquences possibles.

Remarquons que, dans certaines conditions, la fatalité, l’esclavage le plus grossier, ne peuvent pas ne pas prendre l’apparence de la liberté. Un chien tenu en laisse par son maître, mais dont le maître désirerait précisément aller partout où veut aller le chien et aussi vite que lui, se croirait parfaitement libre. Un poisson enfermé dans un bocal de verre, mais qui serait perpétuellement attiré au centre du bocal par quelque friandise ou toute autre raison, ne se ferait nullement l’idée qu’il est sous verre. Comment donc ne nous croirions-nous pas libres, nous qui sommes dans une position infiniment supérieure à celle du chien ou du poisson ? En effet, personne ne nous tient en laisse ou en prison ; notre esclavage ne consiste qu’à faire précisément tout ce qui nous semble préférable mous n’obéissons qu’à nos préférences, ce qui est vraiment la plus agréable des choses. Ajoutons que personne ne peut jamais prévoir d’une manière absolue ce que nous préférerons demain : ce qui s’explique très bien par la variation perpétuelle de nos motifs. Chacun d’eux, étant une pensée, est un véritable être vivant qui naît, grandit, décline en quelques instants ; tout cela s’agite en nous. Nous croyons alors notre liberté absolue, indéterminée, à cause de l’infinité des motifs qui nous déterminent. Et nous sommes satisfaits dans les limites où nous nous trouvons. Quand Christophe Colomb débarqua en Amérique, il crut avoir trouvé un continent : ce n’était qu’une île, mais les indigènes n’avaient jamais éprouvé le désir de la parcourir tout entière : ils la croyaient donc sans fin. Cette infinité des motifs empêche entre eux tout équilibre fixe et interdit toute prévision du dehors ; quant à nous, pour faire cesser cette lutte des motifs, il ne nous faut qu’un simple désir ; bien plus, il nous suffit de la pensée même de ce désir. Une action conçue comme possible suffit par cela seul à nous donner la puissance de la réaliser. Nous ne pouvons donc jamais concevoir une action comme impossible, puisque la simple conception de cette action la rend possible ; nous sommes donc nécessairement libres à nos propres yeux. Nous pouvons toujours vouloir ce qui nous apparaît comme plus désirable que le reste, précisément parce que cela nous apparaît tel ; et de cette façon jamais nous ne sentirons de chaînes. Ainsi se produit l’illusion du libre arbitre. Mais c’est là une liberté inférieure. Certains désirs, certaines passions, même quand nous les suivons de bon gré, nous font trop voir qu’il nous serait difficile de faire autrement : tels l’amour, la colère. On s’abandonne à ces passions-là, on se sent devant des maîtres. Quand on descend une pente raide en courant, et qu’on veut la descendre, on ne peut pas dire qu’on aille où on ne veut pas aller, et cependant on se sent entraîné, maîtrisé par une force supérieure. Ainsi agit la passion. C’est pour cela qu’une liberté plus complète apparaît comme la délivrance des passions violentes et grossières. Au-dessus de la liberté du désir, la liberté de l’action. Le raisonnement seul peut s’arrêter à temps, ignore l’habitude, la force acquise. C’est pour cela que liberté et raison ne font qu’un.


Si maintenant nous remarquons, avec M. Ribot, que le propre de l’acte volontaire, c’est de ne pas être la simple transformation d’un état de conscience détaché, de supposer au contraire la participation de tout ce groupe d’états conscients ou subconscients qui constituent l’individu à un moment donné, nous en conclurons que l’idée même d’un tel acte, d’un acte auquel notre être tout entier participe, — est l’idée qui hantera la conscience avec le plus de force, puisqu’elle est mêlée pour ainsi dire à la conscience tout entière. L’idée d’un acte volontaire est donc, par sa définition même, l’idée-force qui possède le plus de puissance pratique dans notre conscience[6].

Toute idée étant la représentation d’une possibilité d’action ou de sensation (la sensation même peut se résoudre d’ailleurs dans une action), il s’ensuit que le groupe d’états conscients ou subconscients qui constitue le moi n’est autre chose que l’équilibre mouvant de représentations d’action, auxquelles correspond une force impulsive, proportionnelle en moyenne à la force de la représentation même. Notre moi n’est qu’une approximation, une sorte de suggestion permanente ; il n’existe pas, il se fait, et il ne sera jamais achevé. Nous ne réussirons jamais à ramener à une unité complète, à subordonner à une pensée ou volonté centrale tous les systèmes d’idées et de tendances qui luttent en nous pour l’existence. Toute vie est une déformation, une déséquilibration, poursuivant, il est vrai, une forme nouvelle et un nouvel équilibre. Les malades chez lesquels la personnalité se dédouble, devient même triple, nous offrent, avec un grossissement, le phénomène qui se passe constamment en nous-mêmes : la coexistence de plusieurs centres d’attraclion dans notre conscience, de plusieurs courants qui nous traversent et dont chacun, s’il n’était limité par un autre courant, nous submergerait et nous emporterait. Notre moi n’est qu’une ligne de partage entre ces courants divers de pensée et d’action qui nous traversent. Au fond de chacun de nous il y a plusieurs moi dont l’équilibre mouvant constitue ce que nous croyons être notre vrai moi, et qui n’est en somme que notre moi passé, la figure dessinée par la moyenne de nos actions et pensées antécédentes, l’ombre que nous laissons derrière nous dans la vie. Ce moi-là n’est le nôtre que selon la mesure où notre passé détermine notre avenir ; et rien de plus variable que cette détermination de l’avenir dm être par son passé. Notre corps, il est vrai, nous sert de point de repère, c’est la base de notre personnalité. Mais le corps n’est lui-même pour nous qu’un système de perceptions, conséquemment de sensations, qui, à un point de vue plus profond, se réduisent à un système de tendances favorisées ou contrariées : notre corps est constitué par une coordination d’appétits de toute sorte dans un équilibre instable ; il n’est que le rythme suivant lequel ces appétits se balancent. Sans la loi de l’habitude et de l’économie de la force, par laquelle un être tend toujours à se répéter lui-même, à projeter en avant sa propre image, à reproduire son passé dans son avenir, nous perdrions notre moi à chacun de nos mouvements, nous serions sans cesse à la recherche de nous-même. Notre moi est donc une idée, et une « idée-force » qui maintient notre identité sans cesse menacée de disparaître dans les phénomènes particuliers et présents ; c’est un groupement régulier de possibles conscients ou subconscients. Ce que nous désignons sous le nom d’état de repos, ce sont les moments où ces possibles se font équilibre. L’action est la rupture de cet équilibre, et comme toute rupture d’équilibre exige un effort, il faut toujours que le possible qui l’emporte triomphe d’une certaine résistance pour mettre la machine en mouvement : nous sentons cette résistance, et c’est pourquoi le début de toute action volontaire a toujours quelque chose de pénible. En même temps, tout effort volonlaire est un germe d’énergie morale, une éducation, un commencement de constitution morale dans le sujet, abstraction faite de l’objet auquel il s’applique.

Pour bien se représenter l’énergie morale en ce qu’elle a de plus élémentaire, il faut se reporter à l’homme primitif, incapable de tout travail, de toute tension de la volonté qui n’est pas la détente mécanique produite par un besoin momentané, incapable enfin de toute attention de l’intelligence. Pour un tel homme, l’action qui n’est pas commandée sur l’heure même par un besoin, l’action qui implique une certaine part de réflexion, de calcul, une suite dans les idées, devient en quelque sorte méritoire. Tout acte qui a commencé par être une pensée ou un sentiment au lieu d’être la simple réponse à une sensation brute, tout ce qui s’élève au-dessus du simple acte réflexe, prend déjà par ce fait un caractère moral. Le Turc, avec son inertie orientale, aura déjà, aux yeux du moraliste, quelque mérite à réparer sa maison qui tombe en ruines, à combler une ornière devant sa porte, à presser sa marche grave pour secourir quelqu’un ou même dans une considération de simple intérêt. À plus forte raison l’homme primitif aura-t-il déployé une énergie morale rudimentaire en construisant sa première hutte, en fabriquant son premier outil. Dès que commence l’action préméditée, organisée, voulue dans ses parties successives, se montre déjà quelque élément d’art et de moralité, d’éducation personnelle. C’est que, avec la volonté poursuivant un but, naît aussitôt le sentiment de la peine, de la résistance à vaincre, et que le premier acte de moralité fut la peine supportée avec intention, la réalisation active et pénible d’une idée quelconque, si naïve et élémentaire qu’elle fût. La fonction la plus profonde et la plus simple en même temps de la vie morale, c’est de réaliser ainsi une idée ou un sentiment par un effort réfléchi.

Si toute action réfléchie exige un certain effort pour rompre l’équilibre intérieur, une certaine tension de la volonté, et si elle offre par cela même un caractère moral, il n’en est plus ainsi lorsque nous agissons en vertu d’un besoin immédiat, et d’autant moins que ce besoin est plus défini, plus présent et plus pressant, par exemple la soif ou la faim. L’équilibre intérieur s’est trouvé déjà rompu par la souffrance, par un malaise auquel l’action ne fait que porter remède : agir n’est plus alors le résultat d’une tension intérieure et réfléchie, mais plutôt celui d’une détente spontanée ; l’action éclate d’elle-même, comme éclatent le rire ou les larmes. De là vient que, dans ces cas, nous agissons sans le sentiment de l’effort. Au contraire, le sentiment de l’effort nécessaire pour commencer l’action s’accroît en raison du caractère mal défini et indistinct du besoin qui commande l’action. C’est ainsi que, dans les premiers temps du sevrage, il faut souvent un véritable effort et une première éducation à l’enfant pour commencer à manger les aliments qu’on lui offre. Il éprouve un besoin très réel, mais qui n’est pas encore associé d’une manière définie à tel ou tel mets, précisé par les sensations du goût : ce besoin reste comme une souffrance indéterminée dont l’enfant est porté à attendre passivement la cessation ; il crie et ne sait pas qu’il a faim, parfois même se révolte contre l’effort de la mastication et de la déglutition. C’est seulement par une série d’expériences, d’adaptations et d’associations, c’est par une éducation plus ou moins lente que toute souffrance physique chez l’être vivant, s’attachant aussitôt à la représentation de son remède, devient le ressort immédiat de telle action déterminée. Toute douleur en vient alors à n’être que la traduction en langage sensible d’une possibilité et d’une nécessité d’action : la faim est la possibilité et la nécessité de manger ; la soif, la possibilité et la nécessité de boire ; l’animal, dès qu’il a ressenti le besoin, se met en quête du remède. La rupture d’équilibre dans l’énergie intérieure commence avec la sensation même, et le sentiment du besoin d’agir supprime celui de l’effort pour agir.

Aussi le désir ne peut-il se confondre avec le devoir. Il y a deux sortes de désirs, désir de jouir et désir d’agir. Le premier aboutit à la représentation nette d’un objet extérieur par rapport auquel l’agent moral se trouve dans un état de passivité ; l’autre aboutit à la représentation d’un état de tension intérieure, d’une action ou d’un groupe d’actions dépendant du sujet moral. Quoique, au fond, il y ait toujours une part de passivité en nous, cette part augmente quand nous sommes en proie à un désir quelconque ; elle diminue, au contraire, quand nous nous sentons poussés en avant par la conscience d’un devoir, c’est-à-dire par une idée active, de nature supérieure, qui s’ouvre un chemin au milieu des résistances internes ou externes. La jouissance même du devoir est esthétiquement bien différente de toutes les autres ; ce qui la distingue pour un observateur impartial, c’est son caractère sérieux, qui peut certainement la mettre, pour beaucoup de gens, hors de la portée de la vie moyenne. Tel grand morceau de musique classique, par exemple, ne produira aucun attrait sur les hommes d’un goût musical peu développé : la moralité, pourrait-on dire, est la musique sérieuse de l’existence ; il faut une certaine éducation pour arriver à en faire exclusivement ses délices, pour préférer le rythme sublime du beau moral aux petits airs de danse que nous pouvons entendre sur notre chemin.

Toutes les fois qu’une tendance intérieure se trouve réveillée et révélée à elle-même par la présence d’un objet extérieur, elle semble perdre en force de tension interne tout ce qu’elle gagne en force de représentation extérieure et de sollicitation. Le bien moral lui-même semble changer de nature lorsque nous nous représentons ce qu’il y a d’agréable à bien faire : il semble que nous soyons alors moins obligés que sollicités à bien agir. C’est dans la lenteur et l’effort avec lesquels se rompt l’équilibre intérieur que nous prenons vraiment conscience de l’obligation.

Il y a entre le désir d’agir et le désir de jouir la même différence qu’entre la tendance qui pousse le véritable artiste à produire une œuvre personnelle et le désir que peut éprouver un amateur d’aller entendre l’œuvre d’autrui. Le désir d’agir est un des éléments du devoir, et le devoir exclut généralement, au contraire, le désir de jouir. On a dit que la volonté morale est le pouvoir d’agir selon la ligne de la plus forte résistance. Cela est vrai, pourvu qu’on ajoute que la puissance qui se déploie ainsi est encore supérieure à la résistance même. En d’autres termes, le sujet moral est constitué par une volonté capable d’agir avec effort pour réaliser un idéal. Aussi, dans l’état normal, le sentiment de l’obligation doit être proportionnel à la capacité que possède un homme de faire un effort intérieur, ou, si l’on veut, de suivre une idée-force, car vouloir ou penser avec une certaine suite dans les idées reviennent au même. Le sentiment d’obligation diminue au contraire en raison directe de l’affaiblissement de la volonté : les caractères faibles, incapables de cette tension et de cette fatigue que nécessite toute résistance à la première impulsion, sont aussi ceux qui éprouveront le moins de remords, ou chez lesquels le remords sera le moins susceptible de produire ses effets correctifs et éducateurs. En somme, pour se sentir obligé, il faut se sentir capable de soutenir une lutte intime : c’est le sentiment d’une force qui est aussi une pensée, d’une logique vivante et d’un ordre intérieur. Toute idée qui arrive au seuil de la conscience n’y pénètre et ne s’y maintient que par une sorte de contrainte exercée sur les autres idées. La conscience même est ainsi le résultat d’une lutte ; elle correspond, comme l’ont montré les physiologistes, à un mouvement qui se maintient et se propage à travers les obstacles. Toute conscience est un choix spontané, une sélection naturelle, et c’est précisément ce que sera aussi l’idée morale qui aura réussi à primer un jour toutes les autres. De l’action qui va s’accamulant par l’habitude et devient réflexe, sort une nouvelle puissance d’agir ; de la puissance sortent à la fois la conscience et la moralité, la pensée du pouvoir et du devoir : toute idée enveloppe un devoir en germe. Tout être pensant et voulant a déjà en lui. par le fait même qu’il pense et veut, un premier élément de moralité qui se fixera et s’organisera par l’évolution et par l’éducation : il constitue un sujet moral.

Il en résulte que, dans l’éducation, la base est le développement de la volonté, par cela même la constitution du sujet de la moralité. Nous sommes trop portés à juger objectivement les actions des enfants, à les mesurer sur nos règles, sur nos préceptes, sur notre idéal propre. L’idéal enfantin ne peut pas, ne doit pas être si développé ; il faut donc considérer surtout la force de vouloir dont l’enfant fait preuve, l’empire sur soi, le pouvoir de résistance intérieure. Telle marque de volonté qui nous contrarie, nous choque, nous blesse, peut être en réalité la marque d’un progrès intérieur et subjectif. Il faut emmagasiner la force avant de savoir la déployer dans la direction convenable. La genèse de la moralité est avant tout la genèse du vouloir ; son éducation doit être le renforcement du vouloir : la volonté se meut elle-même en concevant sa propre puissance.


III. — POUVOIR ENGENDRANT DEVOIR.


Passons maintenant du sujet moral à l’objet. Selon nous, c’est le sujet même, ici, qui se crée en quelque sorte son objet, en ce sens que la conscience d’un pouvoir supérieur produit déjà par elle-même la conscience d’un devoir. Pour le montrer, plaçons-nous successivement, comme nous l’avons déjà fait dans notre Esquisse d’une morale, aux trois points de vue de la volonté, de l’intelligence et de la sensibilité.

1o Le devoir est la conscience d’une certaine puissance interne, de nature supérieure à toutes les autres puissances. Sentir intérieurement ce qu’on est capable de faire de plus grand, c’est par là même prendre la première conscience de ce qu’on a le devoir de faire. Le devoir, au point de vue des faits, et abstraction faite des notions métaphysiques, est une surabondance de vie qui demande à s’exercer, à se donner ; on l’a trop interprété jusqu’ici comme le sentiment d’une nécessité ou d’une contrainte ; nous croyons avoir montré, dans notre Esquisse d’une morale, qu’il est avant tout le sentiment d’une puissance. « Toute force qui s’accumule crée une pression sur les obstacles placés devant elle ; tout pouvoir, considéré isolément, produit une sorte d’obligation qui lui est proportionnée : pouvoir agir, c’est devoir agir. Chez les êtres inférieurs, où la vie intellectuelle est entravée et étouffée, il y a peu de devoirs; mais c’est qu’il y a peu de pouvoirs. L’homme civilisé a des devoirs innombrables : c’est qu’il a une activité très riche à dépenser de mille manières[7] ». Et non seulement le devoir, mais le vouloir même se résout en grande partie dans une possibilité consciente de soi. Si vouloir est pouvoir, c’est que le vouloir se ramène à la croyance qu’on peut, et que la croyance est un commencement d’action. Le vouloir même est ainsi une action commencée.

À ce point de vue, qui n’a rien de mystique, nous avons ramené l’obligation morale à cette grande loi de la nature : la vie ne peut se maintenir qu’à condition de se répandre. On nous a objecté que la fécondité de nos diverses puissances intérieures pouvait aussi bien se satisfaire dans la lutte que dans l’accord avec autrui, dans l’écrasement des autres personnalités que dans leur relèvement. Mais, en premier lieu, on oublie que les autres ne se laissent pas écraser si facilement ; la volonté qui chercbe à s’imposer rencontre nécessairement la résistance d’autrui. Même si elle triomphe de cette résistance, elle ne peut en triompher toute seule, il lui faut s’appuyer sur des alliés, reconstituer ainsi un groupe social et s’imposer vis-à-vis de ce groupe ami les servitudes mêmes dont elle a voulu s’affranchir à l’égard des autres hommes, ses alliés naturels. Toute lutte aboutit donc toujours à limiter extérieurement la volonté ; en second lieu, elle l’altère intérieurement. Le violent étouffe toute la partie sympathique et intellectuelle de son être, c’est-à-dire ce qu’il y a en lui de plus complexe et de plus élevé au point de vue de l’évolution. En brutalisant autrui, il s’abrutit plus ou moins lui-même. La violence, qui semblait ainsi une expansion victorieuse de la puissance intérieure, finit donc par en être une restriction ; donner pour but à sa volonté l’abaissement d’autrui, c’est lui donner un but insuffisant et s’appauvrir soi-même. Enfin, par une dernière désorganisation plus profonde, la volonté en vient à se déséquilibrer complètement elle-même par l’emploi de la violence ; lorsqu’elle s’est habituée à ne rencontrer au dehors aucun obstacle, comme il arrive pour les despotes, toute impulsion devient en elle irrésistible ; les penchants les plus contradictoires se succèdent alors, c’est une ataxie complète ; le despote redevient enfant, il est voué aux caprices contradictoires et sa toute-puissance objective finit par amener une réelle impuissance subjective.

S’il en est ainsi, la fécondité intérieure, la fertilité intérieure, doit être le premier but de l’éducation morale, de ce que les allemands appellent la culture. C’est ce qui rend l’éducation si supérieure à l’instruction. L’éducation crée les forces vives, l’instruciion ne peut servir qu’à les diriger.


2o De même que la puissance de l’activité entraîne une sorte d’obligation naturelle ou d’impulsion impérative, de même l’intelligence a par elle-même un pouvoir moteur. Quand on s’élève assez haut, on peut trouver des motifs d’action qui n’agissent plus seulement comme mobiles, mais qui, en eux-mêmes et par eux-mêmes, sans intervention directe de la sensibilité, sont des moteurs de l’activité et de la vie. Toute volonté n’est au fond qu’une puissance en travail, une action germant. La volonté du bien, si elle est assez consciente de sa force, n’a donc pas besoin d’attendre du debors la grâce : elle est à elle-même sa propre grâce ; en naissant, elle était déjà efficace ; la nature, en voulant crée.

Ici s’applique de nouveau l’importante tbéorie des idées forces. Tout pouvoir que nous sentons en nous a un point d’application : je puis quelque chose de possible, et, parmi les possibles, ceux qui m’apparaissent comme plus rationnels et plus désirables sont des idéaux, des idées-forces[8], notre idéal n’est que la projection, l’objectivaiion de notre pouvoir intérieur, la forme qu’il prend pour l’intelligence réfléchie.

Parmi les idées-forces les plus puissantes, nous trouvons d’abord celle du type humain normal, idée estbétique et morale qui n’est pas plus difficile à acquérir que celle de l’arbre ou de l’animal par exemple, et qui, une fois acquise, tend à se réaliser en nous. De plus, comme nous vivons en société, nous concevons plus ou moins distinctement un type social normal. Du fonctionnement même de toute société, comme de tout organisme, se dégage en effet l’idée vague de ce qui est normal, sain, conforme à la direction générale des mouvements sociaux.

Notre tempérament, à travers les oscillations sans nombre de l’évolution, tend cependant à s’accommoder toujours davantage au milieu où nous vivons, aux idées de sociabilité et de moralité. Le voleur de Maudsley, qui trouve si « bon » de voler, même s’il avait eu des millions, est une sorte de monstre social, et il doit en avoir une vague conscience en se comparant à la presque totalité des autres hommes : il aurait besoin, pour être pleinement beureux, de rencontrer une société de monstres semblables à lui et lui renvoyant sa propre image. Quoique le remords ait une origine tout empirique, le mécanisme même de la nature qui le produit est rationnel : il tend à favoriser les êtres normaux, c’est-à-dire les êtres sociables et en définitive moraux.

L’être antisocial s’écarte autant du type de l’homme moral que le bossu du type de l’homme physique ; de là une honte inévitable quand nous sentons en nous quelque chose d’antisocial ; de là aussi un désir d’effacer cette monstruosité. On voit l’importance de l’idée de normalité dans l’idée de moralité. Il y a quelque chose de choquant pour la pensée comme pour la sensibilité à être une monstruosité, à ne pas se sentir en harmonie avec tous les autres êtres, à ne pouvoir se mirer en eux ou les retrouver en soi-même. L’idée de responsabilité absolue n’étant plus compatible avec l’état actuel de la science, le remords se ramène à un regret, — le regret d’être inférieur à son propre idéal, d’être anormal et plus ou moins monstrueux. On ne peut pas sentir quelque imperfection intérieure sans éprouver quelque honte ; cette honte est indépendante du sentiment de la liberté, et cependant elle est déjà le germe du remords. Je réponds devant ma pensée, en une certaine mesure, de tout ce qu’il y a de mauvais en moi. même quand ce n’est pas moi qui l’y ai mis, parce que ma pensée me juge. La monstruosité produit en outre le sentiment de la solitude absolue et définitive, qui est le plus douloureux pour un être essentiellement social, parce que la solitude est une stérilité morale, une impuissance sans remède.

Aujourd’hui le remords peut parfois tourmenter les cœurs en raison même de leur élévation et des scrupules d’une conscience supérieure : mais c’est là une exception et non la règle. Les exceptions s’expliquent par ce fait que le progrès moral, comme tout progrès, tend à déranger l’équilibre entre l’être et son milieu, il fait donc de toute supériorité prématurée une cause de souffrance ; mais ce dérangement provisoire de l’équilibre primitif aboutira un jour à un équilibre plus parfait. Les êtres qui servent ainsi de transition à la nature souffrent pour diminuer les souffrances totales de leur race : ils sont les boucs émissaires de l’espèce. Ils nous rapprochent de ce moment encore lointain, de cet idéal-limite, impossible à atteindre complètement, où les sentiments de sociabilité, devenus le fond même de tout être, seraient assez puissants pour proportionner la quantité et la qualité de ses joies intérieures à sa moralité, c’est-à-dire à sa sociabilité même. La conscience individuelle reproduirait si exactement la conscience sociale que toute action capable de troubler celle-ci troublerait l’autre dans la même mesure ; toute ombre portée au debors viendrait se projeter sur nous : l’individu sentirait dans son cœur la société vivante tout entière.

En un mot, nous pensons l’espèce, nous pensons les conditions sous lesquelles la vie est possible dans l’espèce, nous concevons l’existence d’un certain type normal d’homme adapté à ces conditions, nous concevons même la vie de l’espèce entière comme adaptée au monde, et enfin les conditions sous lesquelles cette adaptation se maintient. D’autre part, notre intelligence individuelle n’étant autre cliose que l’espèce humaine et même le monde devenus en nous conscients, c’est l’espèce et le monde qui tendent à agir par nous. Dans le miroir de la pensée chaque rayon envoyé par les choses se transforme en un mouvement. On sait le perfectionnement récent apporté au pendule, par lequel il peut graver lui-même chacune de ses oscillations légères et insaisissables : un rayon de lumière le traverse à chaque battement ; ce rayon se transforme en une force, pousse un ressort ; le mouvement du pendule, sans avoir perdu de force par aucun frottement, vient alors se traduire aux yeux par d’autres mouvements, se fixer dans des signes visibles et durables. C’est le symbole de ce qui se passe dans l’être vivant et pensant, où les rayons envoyés par l’universalité des objets traversent la pensée pour s’mscrire dans les actions, et où chacune des oscillations de la vie individuelle laisse derrière elle un reflet de l’universel : la vie, en gravant dans le temps et dans l’espace sa propre histoire intérieure, y grave l’histoire du monde, qui se fait visible au travers.

Une fois conçu, le type de l’homme normal possible se réalise plus ou moins en nous. Au point de vue purement mécanique, nous avons vu que le possible n’est qu’une première adaptation à un milieu, qui permet, moyennant un certain nombre de modifications, de se réadapter à d’autres milieux peu différents. Au point de vue de la conscience, le possible est le sentiment d’une analogie dans les circonstances qui appelle des actes analogues ; c’est ainsi que l’homme intelligent conçoit la conduite qu’il peut tenir à l’égard d’autrui ex analogia avec sa propre conduite envers lui-même ; il juge qu’il peut soulager la faim d’autrui comme la sienne propre, etc. L’altruisme, en plus d’un point, est ainsi conçu par le moyen même de l’égoïsme. Toute conscience d’une analogie qui satisfait la pensée ouvre une voie nouvelle pour l’activité et l’activité tend à s’y précipiter. Il n’y a donc pas besoin de chercher de règle en dehors de la nature humaine devenue consciente de soi et de son type. La conscience et la science jouent nécessairement un rôle directeur et régulateur. Comprendre, c’est mesurer. Tout ce qui est vraiment conscient tend à devenir normal. L’obligation morale est la force inhérente à l’idée la plus voisine de l’universel, à l’idée du normal pour nous et pour tous les êtres. Puisque l’idée consciente, en effet, tire la plus grande partie de sa force de sa généralité même, l’idée-force par excellence serait celle de l’universel, si elle était conçue d’une manière concrète, comme la représentation d’une société d’êtres réels et vivants. C’est cette idée que nous nommons le bien, et qui, en dernière analyse, forme l’objet le plus élevé de la moralité. Elle nous apparaît donc comme obligatoire.

L’obligation morale n’a rien qui ressemble à la contrainte extérieure, et en effet, ce n’est pas un déploiement de force mécanique, ce n’est pas une poussée violente dans tel ou tel sens. Lorsque je dis : je suis nécessité moralement à tel ou tel acte, cela signifie tout autre chose que : je ne puis pas ne pas le faire. Il semblerait donc que le sentiment d’obligation échappât au domaine de la dynamique mentale ; c’est cependant, nous venons de le voir, celui où entrent en jeu le plus de ressorts de toute sorte, celui où la dynamique intérieure des idées-forces se montre la plus complexe et la plus savante, quoique, pour un spectateur du dehors, l’acte volontaire soit précisément le plus contingent. Et ainsi nous en venons à comprendre ce phénomène, tant de fois admiré des psychologues, que les idées qui nous apparaissent comme les plus obligatoires soient précisément celles qui nous sont le moins brutalement imposées par les nécessités physiques[9].

Il résulte des considérations précédentes que l’éducation doit avant tout établir entre les idées une classification, une hiérarchie donnant le premier rang aux idées les plus universelles, les plus typiques, plaçant sans cesse sous les yeux de l’enfant, comme un modèle, l’idéal de l’espèce et de l’homme normal. Toutefois, nous avons vu qu’il faut proportionner l’idéal à l’âge de l’enfant : l’individu, au point du vue moral comme au point de vue physique, repasse par les divers stades de l’évolution ; il ne faut donc pas arriver tout d’un coup au degré de civilisation mûre. Il y a même un danger, selon Spencer, à l’excès de précocité morale comme à l’excès de précocité intellectuelle. Vouloir trop exiger de l’enfant, c’est s’exposer à épuiser prématurément sa volonté comme son intelligence. « Il n’est pas admissible qu’un enfant soit tout de suite un sage ». Les parents doivent être d’autant plus portés à l’indulgence pour les défauts des enfants, que ces défauts sont ordinairement attribuables par hérédité aux parents eux-mêmes, quand ils ne sont pas attribuables à leur maladresse d’éducateurs.


3o Nous avons jusqu’à présent considéré la formation de l’obligation morale comme le résultat de l’évolution individuelle. Nous croyons que, dans la genèse de l’obligation morale, c’est une bonne méthode de considérer d’abord par abstraction, comme nous l’avons fait, révolution de la conscience chez l’individu, c’est-à-dire dans une société restreinte et plus ou moins fermée, car, encore une fois, l’individu lui-même, pour la science moderne, se résout dans une société. Nous évitons ainsi une exagération dans laquelle on est tombé fréquemment : c’est d’absorber la conscience individuelle dans la conscience sociale, de ramener exclusivement les penchants moraux aux penchants sociaux, de croire que la collection a réussi à faire éclore des sentiments et des idées qui n’étaient pas déjà en germe chez l’individu. La sélection, qui est, suivant Darwin, la loi dominante des groupements sociaux, n’est autre chose, en somme, que le développement et le triomphe de quelque capacité interne née de révolution même de l’individu ; cette capacité est prolongée dans l’espèce plutôt que créée par la sélection naturelle ou sexuelle. Les Anglais ont donc eu tort de confondre trop absolument la moralité avec l’instinct social : elle vient s’y fondre sans doute dans la réalité pratique, mais la réalité n’épuise pas tout le possible. D’ailleurs, même en fait, la moralité ne consiste pas toujours à poursuivre un but directement sociable ; le progrès semble multiplier parmi nous la recherche de fins qui ne satisfont que très indirectement nos instincts affectifs : on se dévoue à la science pour la science même, à une entreprise périlleuse, à une œuvre d’art. Partout où il y a ainsi dévouement, poursuite exclusive d’une fin quelconque, fut-elle illusoire, on ne peut nier qu’il n’y ait déploiemont d’un effort moral, quoique cet effort s’exerce indépendamment des instincts sociaux de la race. La fécondité morale déborde en quelque sorte la société humaine. Enfin, il ne faut pas croire que le sentiment instinctif, héréditaire, fixé par la sélection naturelle, crée et explique de toutes pièces l’action de l’individu ; c’est souvent, au contraire, l’action accumulée qui a créé un sentiment correspondant. Le sentiment social est né de la nature même de nos organes, qui ont été façonnés par nos actions antécédentes : le pouvoir a précédé le sentiment du devoir. Nous n’avons pas des mains parce que nous sommes charitables ; nous sommes charitables et nous tendons les mains à autrui parce que nous en avons. Mais, s’il est vrai que l’individu eût pu par lui-même arriver à se constituer une obligation morale embryonnaire, il est également vrai que l’oMigation morale prend un aspect tout à fait nouveau quand on la considère du point de vue social, quand on tient compte des vues nouvelles de la physiologie actuelle au sujet de l’action et de la réaction constante des systèmes nerveux les uns sur les autres. On comprend alors beaucoup mieux, non seulement la direction vers laquelle nous pousse aujourd’hui le sentiment moral, mais aussi sa nature intime, le secret de son énergie ; enfin et surtout on comprend la part croissante qu’il pourra prendre en nous par l’éducation.

À ce point de vue nouveau, l’obligation morale nous apparaît comme une action directe, consciente ou inconsciente, des systèmes nerveux les uns sur les autres et, en général, de la vie sur la vie ; elle se résout dans le sentiment profond de la solidarité. Se sentir obligé moralement, c’est le plus souvent, en fait, se sentir obligé envers autrui, lié à autrui, solidaire d’autrui. Si on ne peut attribuer exclusivement, avec Darwin, l’origine de l’obligation morale à tels ou tels penchants sociaux déterminés, on peut reconnaître dans l’homme, comme dans tout organisme, un fond social, identique en somme au fond moral. Pour l’analyse scientifique, en effet, l’individu se résout en pluralité, c’est-à-dire en société ; l’individu physiologique est une société de cellules, l’individu psychologique est une conscience collective. L’obligation morale se résout donc dans une solidarité, — soit solidarité intraorganique de plusieurs cellules, soit solidarité extraorganique d’individus sociaux. La moralité, étant une harmonie et un déterminisme intrinsèque, est en ce sens, dans les limites de l’individu, un phénomène social ; car toute détermination venue du fond de nous est le résultat de l’action réciproque des cellules et des consciences élémentaires qui nous constituent. Ces principes posés, on peut comprendre comment un certain devoir est créé par la fusion croissante des sensibilités et par le caractère de plus en plus sociable des plaisirs élevés, qui prennent une part chaque jour plus grande dans la vie humaine, — plaisirs esthétiques, plaisir de raisonner, d’apprendre et de comprendre, de chercher, etc. Ces plaisirs requièrent beaucoup moins de conditions extérieures et sont beaucoup plus accessibles à tous que les plaisirs proprement égoïstes. Ils sont à la fois plus intimes, plus profonds et plus gratuits (sans l’être toujours entièrement). Ils tendent beaucoup moins à diviser les êtres que les plaisirs inférieurs[10]. La solidarité consciente des sensibilités tend donc à établir une solidarité morale entre les hommes. Il y a chez l’être sociable des souffrances normales, des joies normales, qui sont multipliées par des phénomènes d’induction entre les individus. Ce sont, pour ainsi dire, des jouissances symphoniques, des chœurs chantant en nous-mêmes.

Quelque développement qu’acquière ainsi la fusion des sensibilités par la sympathie et par l’altruisme, on peut, il est vrai, soutenir toujours que ce n’est pas là un désintéressement véritable, mais une transformation du primitif instinct de la vie, qui est la « pente vers soi ». Et il ne suffirait même pas de montrer qu’une action n’a aucun motif intéressé pour démontrer qu’elle est désintéressée. La Rochefoucauld a ramené par des analyses subtiles, mais nécessairement inexactes, toute action à des motifs intéressés ; il a essayé d’expliquer les actes les plus spontanés de la sensibilité par le calcul de l’intelligence. C’était là une grave erreur, — qui tenait à l’imperfection des sciences physiologiques et naturelles à cette époque. Les motifs, en effet, ne sont pas tout dans une action : il y a les mobiles. Or, si on introduit cette nouvelle donnée des mobiles parmi les causes productrices des actes, on change tout. Les dévouements les plus beaux, dont on ne peut trouver aucun motif intéressé, peuvent s’expliquer par les mobiles ; la sympathie vient s’ajouter à ce que Pascal appelait « la pente vers soi » ; l’altruisme complète l’égoïsme sans le transformer radicalement, selon les utilitaires. — L’homme est un animal intelligent et sociable ; voilà sa définition la plus exacte, dans laquelle il est inutile, disent les utilitaires, d’introduire l’élément de la liberté désintéressée : la nature suffit, l’instinct fatal remplace le libre élan. Si parfois vous vous croyez librement désintéressé, c’est que vous ne vous considérez vous-mêmes qu’à un point de vue extérieur ; là où vous ne voyez plus le calcul conscient et raffiné de La Rochefoucauld, vous croyez avoir découvert quelque chose d’extraordinaire et de suprasensible : liberté, désintéressement ! Mais, au lieu de chercher une explication au-dessus de l’intelligence, dans l’incompréhensible libre arbitre, cherchez-la au-dessous, et vous la trouverez dans la sensibilité. En vous laissant aller à la sympathie, vous ne calculez plus, mais c’est la nature qui a calculé pour vous ; c’est elle qui vous pousse tout doucement vers autrui, si doucement que vous croyez marcher seul, comme l’enfant que sa mère soutient pendant ses premiers pas, et qui, ne voyant point la main qui le tient, mais sentant la force qui le soulève, pense déjà que ses jambes se remuent avec agilité.

Ainsi raisonnent les partisans de l’égoïsme fondamental. Dans ce problème, l’auteur des Systèmes de morale contemporaine a introduit un élément nouveau, de capitale importance : l’influence de l’idée. Quand même notre nature ignorerait la vraie et libre affection, ignorerions-nous ce qu’on pourrait appeler l’apparence de l’affection ? Non, sans doute. Dès lors, raisonnons dans l’hypothèse même de l’égoïsme radical. Il existe, dans tous les êtres, un certain nombre de penchants ni plus ni moins fatals que les autres, mais qui se portent vers autrui et qu’on nomme altruistes. Ces penchants existeront naturellement dans chacun de nous, et ils tendront à nous rapprocher ; nous irons alors au-devant l’un de l’autre, poussés en dedans par un ressort passionnel, mais ayant au dehors l’apparence d’êtres mus par une idée morale. Eh bien, n’est-ce pas beaucoup ? Si je vois un de mes semblables me tendre la main et faire, suivant l’expression de Kant, comme s’il m’aimait, il est évident que je deviendrai le jouet d’une illusion inévitable et bienfaisante : je le verrai, sans aucun motif d’intérêt apparent, graviter autour de moi avec tous les signes et les dehors de l’amour ; je concevrai donc ses actes comme désintéressés de toute fin égoïste et, en même temps, comme m’ayant moi-même pour fin : voilà l’idée de l’amour. Je me croirai aimé ; et quand même l’être qui paraît m’aimer agirait, dans le fond, sous l’influence d’un mstinct fatal, je m’imaginerai que son action est libre. Comment pourrait-il en être autrement ? Je ne suis point, par hypothèse, assez savant en physiologie pour distinguer, dans l’amour tout spontané et tout pur en apparence qu’un autre être a l’air d’éprouver pour moi, ce qui est la part des instincts égoïstes, inhérents à son organisme. Lorsque je ne puis attribuer à un de mes semblables aucun motif intéressé, il ne me viendra point à l’esprit de chercher dans son organisme même la cause cachée de son action. Soit donc que je me trompe, soit, au contraire, que je voie plus loin que les savants eux-mêmes, je croirai sentir un cœur et une volonté là où il y a peut-être un rouage et une machine ; j’acquerrai la pure idée de l’amour. Maintenant, une fois acquise, que ne produira pas cette idée ? Lorsque je vois un de mes semblables venir à moi sans que j’aie fait le premier pas, je me révolte à la pensée de rester froid et insensible à cet amour, de rester aimable seulement au dehors, aimable par ce qui n’est pas moi, aimable par une sorte de tromperie. Je veux être vraiment digne d’être aimé ; je veux mériter l’affection qu’on me montre ; je veux que l’apparence qu’on aime en moi devienne une réalité, et, suivant la parole de Socrate, je veux être ce que je parais. Mais comment devenir aimable, si ce n’est en aimant ? Comment répondre à l’affection, si ce n’est par l’affection ? Ma personnalité s’ouvre donc et tend à s’achever dans un amour de plus en plus voisin du véritable amour.

Ainsi ces deux facultés qu’on a seules consenti à nous laisser, — l’intelligence et la sensibilité, — font tout naturellement sortir d’elles-mêmes l’idée de la volonté aimante. Nous avons obtenu cette idée d’une manière qui semble détournée, mais qui n’en est pas moins naturelle : car, en défmitive, comment l’enfant apprend-il à aimer ? N’est-ce pas en voyant aimer ? Peut-on dire que, chez l’enfant, l’amour soit naturel et inné, au lieu d’être une œuvre d’éducation ? Les premiers mouvements de l’enfant n’expriment guère que le moi, les sensations et passions du moi : ce sont des cris de joie ou des cris de douleur ; plus tard, avec le sentiment de la personnalité, des cris de colère. Mais, en voyant autour de lui se manifester par les signes les plus apparents Tamour le plus tendre, en se sentant ou en se croyant aimé, l’enfant veut enfin mériter en quelque chose cet amour : il cherche à balbutier une réponse à tant d’appels réitérés. C’est à force de voir sourire que l’enfant sourit. Combien a été longue à se produire cette première manifestation de l’amour. On la croit naturelle encore, spontanée ; qui sait tout ce qu’il a fallu d’efforts accumulés, de persévérance, de volonté à l’enfant pour mettre au jour cette merveille du sourire, qui est déjà l’ébauche du désintéressement ? Suivez de l’œil la vie morale de l’enfant reflétée sur son visage : vous verrez peu à peu cette première ébauche se revêtir de mille nuances, de mille couleurs nouvelles ; mais combien lentement ! Nul tableau de Raphaël n’a coûté plus d’efforts. L’enfant est naturellement égoïste : tout pour lui, le moins possible pour les autres. Ce n’est qu’à force de recevoir qu’il finit par donner : l’amour, qui semble sa nature, est au contraire un élan par-dessus sa nature, un élargissement de sa personnalité. Dans ce sens, on peut dire, ce semble, avec la plus grande vérité, que l’amour est d’abord de la reconnaissance ; c’est le sentiment du retour en face du bienfait, et comme de la dignité en face de la « grâce ». Le premier acte de reconnaissance est, semble-t-il, un acte de foi : je crois au bienfait, je crois à la bonne intention du bienfaiteur. Des signes de Tamour, l’enfant conclut à la réalité de l’amour chez ses parents ; l’homme, en présence de ses semblables, fait la même induction. De même que l’idée de liberté nous détermine à agir comme si nous étions libres, l’idée de l’amour nous invite à agir comme si les autres nous aimaient et comme si nous les aimions réellement. Cette idée par laquelle l’égoïsme se transforme en altruisme, est semblable à la force qui, dans une locomotive, renverse la vapeur et fait aller la machine dans une direction opposée.

L’éducation consiste à favoriser cette expansion vers autrui, au lieu des forces de gravitation sur soi. Elle apprend à trouver sa joie dans celle des autres, à faire ainsi un choix entre ses plaisirs ; à préférer les jouissances, les plus élevées et les plus impersonnelles, par cela même celles qui enveloppent le plus de durée et comme d’éternité.



Les analyses précédentes aboutissent à cette conclusion, qu’être moral c’est, en premier lieu, sentir la force de sa volonté et la multiplicité des puissances qu’on porte en soi ; en second lieu, concevoir la supériorité des possibles ayant pour objet l’universel sur ceux qui n’ont que des objets particuliers. La révélation du devoir est à la fois la révélation d’un pouvoir qui est en nous et d’une possibilité qui s’étend au plus grand groupe d’êtres sur lesquels nous ayons action. Il y a quelque chose d’infini perçu à travers les limites que l’obligation particulière nous impose ; et cet infini n’a rien de mystique. Dans le devoir nous sentons, nous éprouvons, comme dirait Spinoza, que notre personnalité peut se développer toujours davantage, que nous sommes nous-mêmes infinis pour nous, que notre objet d’activité le plus sûr est l’universel. Le sentiment d’obligation ne s’attache pas à un penchant isolé proportionnellement à sa seule intensité ; il est proportionnel à la généralité, à la force d’expansion et d’association d’un penchant. C’est pour cela que le caractère obligatoire des tendances essentielles à la nature humaine croit à mesure qu’on s’éloigne de la pure nécessité inhérente aux fonctions grossières du corps.

Nous avons donc marqué, en résumé, les trois stades suivants dans le développement de l’instinct moral :

1o Impulsion mécanique, ne faisant qu’apparaître momentanément dans la conscience pour s’y traduire en penchants aveugles et en sentiments irraisonnés ;

2o Impulsion entravée sans être détruite, tendant par là même à envahir la conscience, à s’y traduire sans cesse en sentiment et à produire une obsession durable ;

3o Idée-force. Le sentiment moral, groupant autour de lui un nombre croissant de sentiments et d’idées, devient non seulement un centre d’émotion, mais un objet de conscience réfléchie. L’obligation naît alors : c’est une sorte d’obsession raisonnée, une obsession que la réflexion fortifie au lieu de dissoudre. Prendre la conscience de devoirs moraux, c’est prendre la conscience de pouvoirs intérieurs et supérieurs qui se développent en nous et nous poussent à agir, d’idées qui tendent à se réaliser par leur force propre, de sentiments qui, par leur évolution même, tendent à se socialiser, à s’imprégner de toute la sensibilité présente dans l’humanité et dans l’univers.

L’obligation morale, en un mot, est la double conscience : 1o de la puissance et de la fécondité d’idées-forces supérieures, se rapprochant par leur objet de l’universel ; 2o de la résistance des penchants contraires et égoïstes. La tendance de la vie au maximum d’intensité et d’expansion est la volonté élémentaire ; les phénomènes d’impulsion irrésistible, de simple obsession durable, enfin d’obligation morale, sont le résultat des conflits ou des harmonies de cette volonté élémentaire avec tous les autres penchants de l’âme humaine. La solution de ces conflits n’est autre chose que la recherche et la reconnaissance du penchant normal qui renferme en nous le plus d’auxiliaires, qui s’est associé au plus grand nombre de nos autres tendances durables, et qui nous enveloppe ainsi des liens les plus serrés. En d’autres termes, c’est la recherche du penchant le plus complexe et le plus persistant tout ensemble. Or, ces caractères appartiennent au penchant vers l’universel. L’action morale est donc comme le son qui éveille en nous le plus d’harmoniques, les vibrations les plus durables en même temps que les plus riches.

La conscience de la force impulsive qui appartient aux motifs supérieurs ne s’affirme pleinement, remarquons-le bien, que quand on y a désobéi une fois. Les instincts moraux reparaissent en effet après l’action, plus forts de la résistance même qu’ils ont momentanément éprouvée. Ainsi se produit le sentiment du remords. Ce sentiment n’implique pas la notion d’une liberté absolue ; il suppose la conscience du déterminisme qui lie notre état présent à notre état passé. Si nous avions le sentiment assez vif d’une liberté absolue, si nous croyions pouvoir nous renouveler complètement nous-mêmes par un seul acte de volonté, si nous n’avions pas la crainte vague que, dans notre être, toutes nos résolutions ne s’enveloppent et ne sortent l’une de l’autre, ce mot : « j’ai failli », n’aurait pas un caractère si profondément douloureux, car il impliquerait bien une imperfection passée, mais il n’impliquerait pas une imperfection actuelle ou future. Responsabilité n’est pas seulement causalité, mais encore solidarité ; il faut que je me sente lié à quelque chose de mauvais ou de répugnant, solidaire enfin d’une action blâmable, pour en éprouver un regret et une honte qui sont le commencement d’un remords. Un acte accompli par moi avec la meilleure intention du monde, mais dont l’issue a été fâcheuse malgré toutes les prévisions possibles, me laissera encore une sorte de tourment intérieur, un regret d’imperfection intellectuelle, qui n’est pas sans analogie avec le regret d’une imperfection morale. Un père se réjouit d’une bonne action de son fils presque comme s’il en était l’auteur, et alors même qu’il n’a été pour rien dans l’éducation de ce fils ; si celui-ci se conduit mal, il en souffrira, il en éprouvera une sorte de remords souvent plus vif que le fils lui-même. Bien plus, un acte commis par un étranger, mais dont nous avons été témoins sans pouvoir rempêcher, produit chez nous, si notre moralité est très développée et très délicate, un déchirement intérieur, une tristesse analogue au remords, et il nous semble que cet acte retombe en partie sur nous. Après tout, il y a quelque chose de nous dans les autres hommes, et ce n’est pas sans raison que nous nous sentons dégradés à nos propres yeux par quiconque dégrade riiumanité. En somme, la responsabilité semble loin de se trouver, comme le croyait Kant, hors du temps et de l’espace, dans la sphère d’une liberté pure et du pur noumène ; elle semble au contraire dans le temps, dans l’espace, liée aux mille associations d’idées qui constituent le moi phénoménal. Elle s’explique en grande partie par la solidarité, la continuité et la contiguïté des êtres. Aussi peut-elle passer d’un être à l’autre. On peut avoir, pour ainsi dire, des remords à la place d’autrui, et on peut aussi se réjouir en autrui : c’est une sorte de sympathie ou d’antipathie qui s’exerce tantôt de nous-mêmes à nous-mêmes, tantôt de nous-mêmes à autrui. Si le sentiment de la responsabilité s’étend surtout du passé d’un individu à son présent et à son avenir, c’est que nous sentons tous mieux, sans parfois nous en rendre bien compte à nous-mêm.es, le profond déterminisme qui relie tous les moments de notre vie individuelle ; nous sentons qu’en nous tout se tient : le passé s’attache à nous comme une chaîne. Les blessures morales, comme certaines cicatrices, restent donc à jamais douloureuses, parce que nous changeons toujours sans pouvoir pourtant nous renouveler et nous oublier nous-mêmes, et qu’il se fait un contraste sans cesse croissant entre ce que nous sommes restés et ce que nous concevons.



IV. DISSOLUTION POSSIBLE DE LA MORALITÉ.


Après la genèse de la moralité, il convient de dire quelques mots de sa dissolution possible, dans l’individu et dans la société, ainsi que de ses états en quelque sorte maladifs et de ses arrêts de développement. Il importe à l’éducateur de les connaître et de savoir déterminer, ici encore, la part de l’hérédité et l’influence du milieu interne ou externe.

Comme la vie physique, la vie morale est capable de maladies et de dissolution, et il y a, dans cette dissolution ou dans cet arrêt de la moralité, des degrés divers.


1o Moralité purement négative, produite par la neutralisation mutuelle des tendances altruistes ou égoïstes. esthétiques ou brutales, etc. Cette moralité neutre n’est pas due à une organisation vraiment solide des instincts moraux formulés en un système rationnel d’idées-forces, aussi est-elle nécessairement instable ; c’est l’équilibre transitoire entre des penchants contraires, c’est la moralité de beaucoup de gens, dont les impulsions ne sont assez fortes ni dans un sens ni dans l’autre pour pouvoir les emporter très loin de la ligne normale.


2o Atonie morale, ou règne des caprices. C’est l’exagération de l’état précédent, avec cette différence que les oscillations vers le mal, ou quelquefois vers le bien, ont plus d’amplitude, parce que les penchants sont plus forts. Cet état est propre au tempérament impulsif, lorsqu’il n’est pas orienté vers un centre d’idées-forces suffisament attractif. Le tempérament impulsif produit un grand nombre de criminels qui ne sont pas d’ailleurs les plus dangereux ; il a produit aussi parfois des héros. Chez certains individus, les tendances morales existent, mais elles ne sont pas toujours assez présentes, et peuvent céder momentanément toute la place aux tendances opposées. Chez ces individus, la conscience est unilatérale, impuissante à se représenter deux directions contraires de l’action, à susciter en elle-même ces états antagonistes dont la présence caractérise les consciences supérieures. Dans ce cas, le sentiment vif de l’obligation disparaît au moment de l’acte, mais ne tarde pas à reparaître ensuite, une fois l’acte accompli et une fois abolie la tendance qui a produit cet acle. C’est ainsi que, chez le même individu, on peut voir se succéder des états d’immoralité absolue et, quelques heures après, des remords très vifs, très sincères, mais toujours stériles. C’est qu’un tel individu, doué d’un tempérament impulsif, est incapable, au moment de l’impulsion mauvaise, d’évoquer l’impulsion contraire avec assez de force pour paralyser partiellement la première. Les états de conscience antagonistes se réalisent chez lui successivement, au lieu de se réaliser simultanément ; ce n’est pas un monstre, mais un impuissant au point de vue moral : sa volonté a subi une altération analogue à celle qui se produit chez les malades frappé d’ « aboulie ». Ceux-ci sont impuissants à passer de la conception de l’acte à son exécution : ils désirent sortir, ils désirent se promener, et en sont incapables ; le désir n’a pas chez eux la force déterminante nécessaire à l’action. Chez les individus atteints en quelque sorte d’aboulie morale, ce n’est pas la puissance d’exécution qui manque, c’est la puissance de se représenter simultanément et d’une manière complète les motifs ou les mobiles de l’action. Dans les pesées de la balance intérieure, il y a toujours un certain nombre de poids oubliés, et c’est seulement quand le fléau a penché que ces poids se retrouvent.


3o Folie morale, c’est-à-dire intervention d’impulsions onormales (comme celles qui poussent certains enfants à détruire pour détruire, à faire du mal pour faire du mal, à des actes d’impudeur, à manger leurs excréments, etc.), Ces impulsions anormales plus ou moins irrésistibles peuvent coexister avec les impulsions normales et avec le regret de l’action commise. Un dipsomane n’est pas un ivrogne, un kleptomane n’est pas un voleur, ni un pyromane un incendiaire, ni un impulsif au meurtre un assassin véritable ; les premiers protestent tout le temps contre des actions dont ils ont parfois horreur ; leur sens moral est réduit à l’impuissance pratique, mais non pas altéré.


4o Idiotisme moral, c’est-à-dire absence totale ou partielle des impulsions altruistes, intellectuelles, esthétiques, etc. L’idiotisme moral est impossible à rencontrer à l’état complet, mais nous le trouvons tous les jours à l’état partiel : combien d’enfants et d’hommes qui, sur certains points de la conduite restent invinciblement grossiers ! Chez d’autres, l’altruisme manque entièrement, et cela d’emblée, sans qu’ils aient eu à subir un entraînement préalable comme les criminels de profession. Les tendances morales peuvent faire défaut presque complètement chez un individu ; tel est lexemple cité par Maudsley d’un pasteur empoisonnant sa femme avec la plus complète tranquillité et sans éprouver la moindre protestation intérieure. Dans ces cas extrêmes manquent à la fois et le sentiment actuel de l’obligation morale pendant l’action et le remords moral après l’action.


5o Dépravation morale, produite par des impulsions normales d’une intensité anormale (colère, vengeance, etc.) qui finissent par se grouper ensemble, se coordonner, se raisonner, contrebalancer le sens moral et parfois s’y substituer entièrement. Alors se produit un idiotisme moral qui n’est pas primitif, mais subséquent ; il marque le dernier degré de la dissolution morale, parce qu’il correspond à une évolution de sentiments-forces et d’idées-forces en un sens contraire à la direction normale : c’est l’organisation même de l’immoralité. Dostoiewsky dit en parlant des criminels qu’il a observés en Sibérie : « Pas le moindre signe de honte ou de repentir… Pendant plusieurs années, je n’ai pas remarqué le moindre signe de repentance, pas le plus petit malaise du crime commis… Certainement la vanité, les mauvais exemples, la vantardise ou la fausse honte y étaient pour beaucoup… Enfin, il semble que, durant tant d’années, j’eusse dû saisir quelque indice, fût-ce le plus fugitif, d’un regret, d’une souffrance morale. Je n’ai positivement rien aperçu… » M. Garofalo ajoute : « Leur insensibilité morale est telle que, à la cour d’assises, les assassins qui ont avoué leur crime ne reculent pas devant la description des détails les plus affreux ; leur indifférence est complète pour la honte dont ils couvrent leurs familles, pour la douleur de leurs parents[11] ».

Ainsi l’instinct moral, au lieu d’être cette faculté immuable en son principe que nous représentent certaines écoles, est un produit complexe de l’évolution, sujet par cela même à la dissolution, à la décadence comme au perfectionnement. L’éducateur doit avoir devant l’esprit ce caractère à la fois si élevé, mais jusqu’à un certain point instable, du sens moral. Non seulement les individus, mais les races entières se moralisent ou se démoralisent. Et comme la moralité est pour elles une condition de progrès, d’existence même, elles montent ou descendent dans la vie, elles sont victorieuses ou vaincues dans le combat pour l’existence selon qu’elles ont enricbi ou appauvri leur trésor de moralité héréditaire.

La moralité de la race est donc, avec sasanté et savigueur, l’objet capital de l’éducation. Tout le reste ne vient qu’en second lieu. Les qualités intellectuelles, par exemple et surtout les connaissances, le savoir, l’instrucfion, ont beaucoup moins d’importance pour la race que sa vigueur morale et sa vigueur pbysique. Aussi l’éducateur ne doit-il jamais intervertir la hiérarchie des qualités nécessaires aux races : qu’il ne l’oublie pas, ce qui a fait la force et la vitalité des religions, c’est qu’elles ont moralisé les peuples, et, plus leur influence décline, plus il faut la remplacer par tous les autres moyens de moralisation.



V. — PART DE L’HÉRÉDITÉ ET DE l’ÉDUCATION DANS LE SENS MORAL.


Le sens moral est, avons-nous dit, un produit supérieur de l’éducation, au sens le plus large de ce mot, qui embrasse toute l’action du milieu physique et social. Nous ne voulons pas dire par là que la moralité soit artificielle ; nous voulons dire seulement que c’est une seconde nature ajoutée à la nature primitivement animale par l’action et la réaction de nos facultés et du milieu. L’homme, nous l’avons vu, s’est fait à lui-même sa loi morale par les pouvoirs supérieurs qu’il a peu à peu acquis au cours de l’évolution, par l’éducation en partie spontanée, en partie forcée, tantôt individuelle, tantôt collective. Il est clair que l’hérédité a aussi son rôle dans la genèse de l’instinct moral. Déterminons donc la part de ces deux influences.

Selon Wundt, il n’est pas certain que l’intuition même de l’espace soit innée ; en tout cas, les simples perceptions des sens ne le sont pas, malgré leur répétition constante à travers les siècles ; l’aveugle-né n’a pas la perception native de la lumière, ni le sourd celle du son ; on ne peut donc parler d’« intuitions morales innées » qui supposeraient une multitude de représentations très complexes relatives à l’agent lui-même, à ses semblables, à ses relations avec le monde extérieur[12]. — Sans doute, mais nous n’admettons pas d’intuitions morales toutes formées, et Spencer est sans doute allé trop loin dans cette voie. Une tendance n’est pas une intuition, et il est certain qu’il y a des tendances héréditaires, les unes morales, les autres immorales. Chacun le sait, Darwin a démontré que la peur est devenue héréditaire chez certains animaux sauvages. Ainsi, lorsque les îles Falkland furent visitées par l’homme pour la première fois, le gros chien-loup (canis antarcticus) vint sans aucune crainte au-devant des matelots de Byron. Encore récemment, un homme pouvait facilement, avec un morceau de viande d’une main et un couteau de l’autre, les égorger pendant la nuit. Dans une île de la mer d’Aral, les antilopes, généralement si timides et vigilantes, au lieu de se sauver, regardaient les hommes comme une sorte de curiosité. À l’origine, sur les côtes de l’île Maurice, le lamantin n’avait aucune frayeur de l’homme ; il en a été de même dans plusieurs endroits du globe pour les phoques et le morse. Les oiseaux de certaines îles n’ont acquis que lentement et héréditairement une terreur salutaire de l’homme. « Dans l’archipel des Galapagos, dit Darwin, j’ai pu pousser avec le canon de mon fusil des faucons sur une branche et voir des oiseaux se poser sur un seau d’eau que je leur tendais pour y boire. » Il y a là, sinon une intuition, du moins l’association de mouvements réflexes et de sentiments presque réflexes avec une représentation, celle de l’homme. Pourquoi donc, chez l’homme même, la représentation de l’homme n’exciterait-elle pas, par tendance héréditaire, un plaisir particulier et une inclination non plus à fuir, mais à se rapprocher, à se parler, à se secourir, à mettre autrui à sa place ? Quand un enfant tombe sous une voiture, on se précipite à son secours par un mouvement presque instinctif, comme on s’écarterait soi-même d’un précipice. L’image d’autrui se substitue ainsi à l’image de nous-même. Les plateaux de la balance intérieure, moi, toi, s’intervertissent constamment. Ce mécanisme délicat est produit en partie par l’hérédité. L’homme s’est donc adouci, apprivoisé, civilisé ; aujourd’hui, il est partiellement sauvage, partiellement civilisé ou civilisable. Le résultat de l’éducation à travers les siècles s’est ainsi fixé dans l’hérédité même, et c’est une des preuves de la puissance qu’a l’éducation, sinon toujours pour le présent, du moins pour l’avenir.

On connaît aussi les exemples de retour en arrière et d’atavisme. Les instincts guerriers et nomades qui caractérisent la vie sauvage persistent chez certains hommes civilisés ; il est difficile à certaines natures de s’adapter à ce milieu complexe résultant d’une foule d’opinions et d’habitudes, qu’on appelle la civilisation. On ne peut voir là, dit M. Ribot, qu’un fond de la sauvagerie primitive conservée et ramené par l’hérédité. Ainsi, le goût de la guerre est l’un des sentiments les plus généralement répandus chez les sauvages ; pour eux, vivre c’est se battre. « Cet instinct, commun à tous les peuples primitifs, n’a même pas été inutile au progrès de l’humanité, si, comme on peut le croire, il a assuré la victoire des races les plus intelligentes, les plus fortes, sur des races plus mal douées. Mais ces instincts guerriers, conservés et accumulés par l’hérédité, sont devenus une vraie cause de destruction, de carnage et de ruine. Après avoir servi à créer la vie sociale, ils ne sont plus bons qu’à la détruire ; après avoir assuré le triomphe de la civilisation, ils ne travaillent plus qu’à sa perte. Même quand ces instincts ne mettent pas aux prises deux nations, ils se manifestent dans la vie ordinaire, chez certains individus, par une humeur querelleuse et batailleuse, qui conduit souvent à la vengeance, au duel et au meurtre[13] ». De même pour l’esprit d’aventure : les races sauvages l’ont à un si haut degré, qu’elles se lancent dans l’inconnu avec l’insouciance des enfants. Cet esprit d’entreprise et d’imprévoyance, utile à l’origine pour ouvrir de nouveaux mondes au commerce, aux voyages, à la science et à l’art, est devenu chez certains individus une source d’agitations vaines ou ruineuses, les seules que leur milieu permette, « comme la passion du jeu, de l’agiotage, de l’intrigue, l’ambition égoïste et turbulente des conquérants, sacrifiant des nations entières à leurs caprices[14] ». On voit parfois reparaître chez les descendants éloignés de vieux instincts de race, assoupis ou latents durant un grand nombre de générations, et qui se manifestent comme un inexplicable retour au type moral des aïeux. Les classes supérieures de la société, plus en évidence, nous en offrent les plus frappants exemples : comme si le loisir et l’indépendance que la fortune leur assure, en les dérobant à l’influence du milieu local et des conditions de vie actuelles de leur race, mettaient en liberté des « forces psychiques », contenues chez leurs contemporains. « Ainsi, dit madame Royer, l’on voit parfois l’instinct du vol se manifester non pas seulement chez nos enfants de races cultivées, où l’éducation le plus souvent le corrige bientôt, mais persister parfois chez les adultes, et, par une irrésistible puissance, entraîner à des délits, à peine excusables par leur caractère évidemment fatal, des femmes de nos vieilles castes nobles, tristes héritières des vieux instincts de nos conquérants barbares[15] ».

On sait comment le climat, l’air, la configuration du sol, le régime, la nature des aliments et des boissons, tout ce que la physiologie comprend sous les termes techniques de circumfusa, ingesta, etc., façonnent l’organisme humain par leur incessante action ; comment ces sensations latentes et sourdes qui n’arrivent pas jusqu’à la conscience, mais qui pénètrent incessamment en nous, forment à la longue « ce mode habituel de la constitution qu’on nomme le tempérament ». L’influence de l’éducation, selon M. Ribot, est analogue ; elle consiste en un milieu moral, et elle aboutit à créer une habitude. M. Ribot remarque même que ce milieu moral est aussi complexe, aussi hétérogène et changeant qu’aucun milieu physique. « Car l’éducation, dit-il, dans son sens exact et complet, ne consiste pas seulement dans les leçons de nos parents et de nos maîtres : les mœurs, les croyances religieuses, les lettres, les conversations entendues ou surprises, sont autant d’influences muettes qui agissent sur l’esprit comme les perceptions latentes sur le corps et contribuent à notre éducation, c’est-à-dire à nous faire contracter des habitudes ». Malgré cela, M. Ribot s’attache à restreindre l’influence de l’éducation et à revendiquer contre elle les droits de l’innéité, car, dit-il, « la cause de l’innéité est la nôtre ». « Que certaines qualités psychiques, ajoute-t-il, viennent d’une variation spontanée ou d’une transmission héréditaire, pour le moment il n’importe ; ce qu’il nous faut montrer, c’est qu’elles préexistent à l’éducation, qui les transforme quelquefois, mais ne les crée jamais ».

Pourquoi, demanderons-nous à M. Ribot, l’éducation ne pourrait-elle créer certaines qualités psychiques ? Ce mot créer ne peut pas plus se prendre en un sens absolu pour l’hérédité que pour l’éducation. L’hérédité ne crée pas à proprement parler : elle fixe et accumule certaines qualités, qui, souvent, ont été acquises elles-mêmes par cette éducation au sens large, que M. Ribot vient de si bien définir. Les adversaires de l’hérédité, à en croire M. Ribot, ont eu grand tort d’expliquer par une cause extérieure, par l’éducation, ce qui est dû à une cause intérieure, le caractère : « Leur polémique en effet a bien souvent consisté à poser ce dilemme, décisif à leurs yeux : Ou bien les enfants ne ressemblent pas aux parents, et alors où est la loi d’hérédité ? ou bien les enfants ressemblent moralement à leurs parents, et alors pourquoi en chercher une autre cause que l’éducation ? N’est-il pas bien naturel qu’un peintre ou un musicien apprenne son art à son fils ? qu’un voleur dresse ses enfants au vol ? qu’un enfant né dans la débauche se ressente de son milieu ? » — À notre avis, si le dilemme dont parle M. Ribot ne démontre pas l’influence de l’éducation, il démontre du moins que l’influence de l’hérédité, en une foule de cas, n’est pas elle-même démontrable, et qu’il est le plus souvent impossible de faire le partage entre les deux influences.

Gall, nous le reconnaissons, a bien montré que les facultés qui se trouvent chez tous les individus de la même espèce existent chez ces divers individus à des degrés très différents, et que cette variété d’aptitudes, de penchants, de caractères, est un fait général commun à toutes les classes d’êtres, indépendant de l’éducation ; mais, selon nous, l’existence de variétés naturelles n’empêche nullement celle de variétés acquises. Parmi les animaux domestiques, les chiens épagneuls ou braques sont loin démontrer tous la même finesse de nez, le même art de poursuite, la même sûreté d’arrêt ; les chiens de berger sont loin d’être doués tous du même instinct ; les chevaux d’une même race de course diffèrent en vitesse, ceux de même race de trait diflerent en vigueur. De même pour les animaux sauvages. Les oiseaux chanteurs ont tous naturellement le chant de leur espèce ; mais l’art, le timbre, la portée, le charme de la voix varient de l’un à l’autre. — Soit : mais on a montré aussi que les oiseaux chanteurs peuvent apprendre à mieux chanter, comme les chevaux de race à mieux courir.

Chez l’homme, M. Ribot croit que quelques exemples bien choisis suffisent pour montrer le rôle de l’innéité (qui n’est souvent que l’hérédité), et pour couper court à toutes les explications incomplètes tirées de l’influence de l’éducation. On se rappelle comment d’Alembert. enfant trouvé, élevé par la veuve d’un pauvre vitrier, sans ressources, sans conseils, poursuivi par les railleries de sa mère adoptive, de ses camarades, de son maître qui ne le comprenait pas, n’en suivit pas moins sa voie sans se décourager, et devint, à vingt-quatre ans, membre de l’Académie des sciences, ce qui ne fut que le commencement de sa gloire, « Supposez-le élevé par sa mère, mademoiselle de Tencin, admis de bonne heure dans le salon où se rencontraient tant d’hommes d’esprit, initié par eux aux problèmes scientifiques et philosophiques, affiné par leurs entretiens ; et les adversaires de l’hérédité ne manqueraient pas de voir en son génie le produit de son éducation ». — Ce génie, répondrons-nous, ne peut être la produit de l’éducation, mais l’éducation n’a pas la prétention de donner le génie : elle le développe, le met en œuvre, et elle peut produire le talent. La biographie de la plupart des hommes célèbres montre, à en croire M. Ribot, que l’influence de l’éducation a été sur eux, tantôt nulle, tantôt nuisible, faible le plus souvent. Si l’on prend, dit-il, les grands capitaines, c’est-à-dire ceux dont le début est le plus facile à constater parce qu’il est le plus bruyant, on verra qu’Alexandre a commencé sa carrière de conquérant à vingt ans ; Scipion l’Africain (le premier) à vingt-quatre ans ; Charlemagne à trente ans ; Charles XII à dix-huit ans ; le prince Eugène commandait l’armée d’Autriche à vingt-cinq ans ; Bonaparte l’armée d’Italie à vingt-six ans, etc. « Chez beaucoup de penseurs, d’artistes, d’inventeurs, de savants, la même précocité montre combien l’éducation est peu de chose au prix de l’innéité ». — On voit que M. Ribot parle toujours des hommes de génie. Encore est-il vrai que, même chez ceux-là, chez les Alexandre, les Charles XII, les Bonaparte, le récit des actions glorieuses accomplies par autrui a presque toujours été la cause occasionnelle de la manifestation du génie. Pour conclure, M. Ribot croit ramener l’influence de l’éducation à ses justes limites en disant : « Elle n’est jamais absolue, et n’a d’action efficace que sur les natures moyennes ». Supposez que les divers degrés de l’intelligence humaine soient échelonnés de telle sorte qu’ils forment une immense série linéaire montant de l’idiotie, qui est à un bout, au génie, qui est à l’autre bout. Selon M. Ribot, l’influence de l’éducation, aux deux bouts de la série, est à son minimum. Sur l’idiot, elle n’a presqu’aucune prise : des efforts inouïs, des prodiges de patience et d’adresse n’aboutissent souvent qu’à des résultats insignifiants et éphémères. Mais, à mesure qu’on monte vers les degrés moyens, cette influence augmente. Elle atteint son maximum dans ces natures moyennes qui, n’étant ni bonnes ni mauvaises, sont un peu ce que le hasard les fait. Puis, si l’on s’élève vers les formes supérieures de l’intelligence, on voit de nouveau l’influence de l’éducation décroître, et à mesure qu’elle s’approche du plus haut génie, « tendre vers son minimum ». Nous admettons volontiers, dans ses deux premières applications, cette loi ingénieuse des variations d’influence, sans en conclure que l’éducation « n’ait d’action efficace que sur les natures moyennes ». En effet, nous voyons bien pourquoi un idiot est peu éducable, mais nous ne voyons pas pourquoi les grandes qualités naturelles du génie ne le rendraient pas accessible à l’éducation. Plus on est naturellement intelligent, plus on est capable d’apprendre et de devenir savant par éducation. Plus on est naturellement généreux, plus on est capable de devenir héroïque par éducation, etc. Nous pensons donc que le génie réalise à la fois le maximum d’hérédité féconde et d’éducabilité féconde.

Il n’est pas rare, comme on l’a remarqué encore, de trouver des enfants sceptiques dans les familles religieuses, ou des enfants religieux dans des familles sceptiques ; débauchés au milieu de bons exemples ; ambitieux, quoique nés dans une famille modeste et paisible ; mais, parce que des parents sont religieux, il n’en résulte pas qu’ils soient de bons éducateurs religieux ; un sceptique peut produire la croyance par réaction chez ses enfants, et invicem. On ne comprend guère un scepticisme héréditaire ni même une piété héréditaire.

Au reste, conclut M. Ribot, régner sur les natures moyennes est encore une belle part ; car, « si ce sont les natures supérieures qui agissent, ce sont celles-là qui réagissent ; et l’histoire nous apprend que la marche de l’humanité résulte autant des réactions qui enrayent le mouvement que des actions qui le précipitent ». Nous pouvons accepter cette conclusion, mais en y ajoutant que l’éducation doit et peut régner sur les natures supérieures tout comme sur les natures moyennes. La vitesse déjà acquise n’est qu’une condition de plus pour en acquérir encore.

C’est surtout dans l’ordre moral (dont M. Ribot ne parle guère) que l’éducation règne. Il est difficile de prétendre qu’on naisse vertueux par hérédité. On peut avoir certainement une bonté, une douceur, une générosité naturelles, mais tout cela n’est pas encore la moralité proprement dite. Celle-ci est vraiment fille de l’intelligence, qui conçoit le mieux, qui se pose à elle-même un but idéal et qui, ayant conscience d’un prcmier pouvoir de réalisation provenant de la pensée même, érige en loi, en devoir, la réalisation complète de l’idéal. Pour développer cette tendance ascendante, ce sursum continuel, l’éducation a une puissance énorme ; elle est à notre avis, selon les circonstances, ou la grande moralisatrice, ou la grande démoralisatrice.

La tendance de la vie à la plus grande intensité interne et à la plus grande expansion est, pour nous, inhérente à la vie même. C’est le ressort initial. Cette tendance devient morale, d’abord, quand la recherche de la plus grande intensité interne a lieu dans le sens des activités supérieures et psychiques ; c’est une question de bonne direction. Or, il est clair que cette bonne direction peut être produite par l’éducation, comme elle peut aussi se trouver naturellement facilitée et comme prédéterminée en partie par l’hérédité, qui fait dominer certaines tendances et certains sentiments sur les autres. La hiérarchie morale entre les sentiments se trouve alors plus aisée à établir. La tendance au maximum de vie devient encore morale, en second lieu, quand la tendance à l’expansion externe se manifeste par l’accord avec autrui, par la sympathie et l’afFection, au lieu de se manifester par la violence et la brutalité. Ici encore l’éducation et l’hérédité ont chacune un rôle considérable. L’éducation finit par mettre les autres sur le même pied que nous dans nos pensées, dans nos sentiments, par cela même dans nos volontés. L’hérédité, d’autre part, transmet les dispositions à la douceur, à la bienveillance, comme elle peut transmettre aussi les dispositions à la violence et à la brutalité.

Reste l’élément d’obligation, de devoir, cette forme attachée par nous à l’idée de la vie la plus intensive et la plus expansive. Nous avons montré que l’obligation est un pouvoir qui, ayant conscience de sa supériorité, s’oppose à ce qui lui est inférieur ou contraire, et se traduit ainsi à lui-même en devoir : je puis plus et mieux, donc je dois ; c’est un contraste, un sentiment de division avec soi-même, qui fait qu’on se pose dans sa pensée une loi supérieure à ce qu’on réalise ou voit réalisé. Cette tendance au déploiement du pouvoir maximum s’accumule de deux manières, par l’éducation et par l’hérédité. Plus on fait, plus on veut faire ; mieux on fait, mieux on veut faire : c’est une vitesse acquise, un besoin de se dépasser sans cesse soi-même, comme l’artiste qui veut toujours faire un chef-d’œuvre supérieur à ses œuvres précédentes. Quant à la forme de loi, d’impératif, de commandement interne, qui est réellement une sorte d’impulsion et de contrainte interne, elle a les caractères instinctifs qui appartiennent à tout ce qui est héréditairement transmissible. Nous naissons de plus en plus policés par la loi interne ; l’enfant civilisé, au lieu d’être, comme le sauvage, sans loi, sans frein, est tout prêt à recevoir ce joug de la loi intérieure. L’éducation trouve en lui une sorte de légalité préétablie, de loyalisme naturel, mais elle corrobore la loi intérieure par la force énorme des habitudes acquises. L’éducation, aujourd’hui, doit donc avant tout conserver et développer ce produit supérieur de l’éducation même, la moralité. Il faut, chez les enfants, accumuler la force morale par les bonnes habitudes. Le devoir n’étant que la conscience du pouvoir supérieur, il faut avant tout donner ce pouvoir, ou au moins, la persuasion de ce pouvoir, qui elle-même tend à le produire.

Herbart a très bien vu la tendance de l’esprit humain à la « maximation », qui est, selon Kant, le caractère le plus général de la « raison pratique. » Il a compris le parti qu’il en faut tirer, le rôle qu’elle doit jouer dans l’éducation. Au cours de la vie, chacun est amené à se formuler des règles de conduite qui varient selon le genre de vie, les goûts, les préférences, les habitudes, les besoins. Le débauché comme le travailleur, le criminel comme le philanthrope, obéissent à de certaines règles constantes qui ne sont au fond que la formule théorique de leurs pratiques. Ce fait, singulier en apparence, vient, selon Herbart, de ce que l’action elle-même précède nécessairement l’analyse, la critique de l’action. La conscience morale elle-même n’existe pas de toutes pièces dans l’âme de l’enfant ; mais elle se développe au fur et à mesure que celui-ci est appelé à agir. Si donc l’on veut exercer sur les enfants une influence morale, il faut diriger leurs actions avant de leur enseigner des maximes : il faut, selon Herbart, leur laisser le soin de formuler eux-mêmes des règles de conduite conformes aux habitudes vertueuses qu’on leur aura inculquées de bonne heure. « Les hommes, s’ils n’aiment pas toujours à pratiquer leurs maximes. n’oublient jamais de maximer leurs pratiques. Or ceci n’offre aucun inconvénient dans le cas où les pratiques sont bonnes ». L’idée est vraie, mais Herbart l’exagère en croyant inutile de maximer avec les enfants. Il est bon d’habituer l’enfant à se faire à lui-même une loi, un devoir, une obligation, mais, comme on ne peut compter sur l’absolue spontanéité de l’enfant, il faut d’abord lui imposer une loi qu’il reconnaisse juste et rationnelle. La loi sera alors acceptée et l’autonomie subsistera jusque dans l’obéissance. Seulement, pour cela, il faut vouloir et agir soi-même en vrai législateur, c’est-à-dire avec une parfaite uniformité et une perpétuelle constance. Ainsi l’influence de l’éducation s’ajoutera à celle de l’hérédité. Celle-ci peut bien suffire à produire le génie ; elle ne suffira jamais à produire la vraie moralité.



  1. Voir notre Irréligion de l’avenir, p. 92.
  2. Voir notre Esquisse d’une morale.
  3. Ajoutons que ce malade fut guéri définitivement par l’émotion que lui causèrent les journées de juin 1818, — encore une émotion d’un caractère social ou tout au moins ego-altruiste, qui montre la puissance de l’élément social dans l’individu.
  4. Voir notre Esquisse d’une morale.
  5. Revue philosophique, février 1887, Blanchi et Sommer 
  6. Voir A. Fouillée, la Liberté et le déterminisme, 2e édition.
  7. Voir notre Esquisse d’une morale.
  8. Voir A. Fouillée, Critique des systèmes de morale contemporaine ; 2e édition.
  9. On remarquera que l’intelligence et l’activité, dans cette théorie, n apparaissent plus comme séparées par un abîme. Voir notre Esquisse d’une morale, où nous croyons avoir montré qu’il n’est nul besoin d’invoquer l’intermédiaire d’un plaisir extérieur, nul besoin de moyen terme ni de pont pour passer de l’une à l’autre de ces deux choses : pensée, action. Elles sont au fond identiques. Et ce qu’on appelle obligation ou contrainte morale est, dans la sphère de l’intelligence, le sentiment de cette radicale identité : l’obligation est une expansion intérieure, un besoin de parfaire nos idées en les faisant passer dans l’action. La moralité est l’unité de l’être.
  10. C’est un point que nous avons développé dans notre livre sur la Morale d’Épicure et ses rapports avec les doctrines contemporaines, puis dans notre Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction.
  11. M. Garofalo, Revue philosophique de mars 1887, p. 234.
  12. Ethik, p. 345.
  13. Ribot, l’Hérédité.
  14. Ribot, ibid.
  15. Ce qui a toujours distingué les sauvages des Philippines des autres races de la Polynésie, c’est leur passion indomptable pour la liberté. Dans une battue faite à l’île de Luçon par des soldats indigènes sous les ordres d’un officier espagnol, on s’empara d’un petit noir d’environ trois ans. Il fut conduit à Manille. Un Américain l’ayant demandé au gouvernement pour l’adopter, il fut baptisé du nom de Pédrito. Dès qu’il fut en âge de recevoir quelque instruction, on s’efforça de lui donner toute celle qu’on peut acquérir dans ces contrées éloignées. Les vieux résidents de l’île, connaissant le caractère des Négritos, riaient sous cape en voyant les tentatives faites pour civiliser celui-ci. Ils prédisaient qu’on verrait tôt ou tard le jeune sauvage retourner à ses montagnes. Son père adoptif, se piquant au jeu, annonça qu’il conduirait Pédrito en Europe. Il lui fit visiter Paris, Londres, et ne le ramena aux Philippines qu’après deux ans de voyage. Avec cette facilité dont la race noire est douée, Pédrito parlait au retour l’espagnol, le français et l’anglais ; il ne se chaussait que de fines bottes vernies, « et tout le monde à Manille se rappelle encore aujourd’hui le sérieux, digne d’un gentleman, avec lequel il recevait les premières avances des personnes qui ne lui avaient pas été présentées. » Deux ans à peine s’étaient écoulés depuis le retour d’Europe, lorsqu’il disparut de la maison de son protecteur. Les rieurs triomphèrent. Jamais probablement on n’eût appris ce qu’était devenu l’enfant adoptif du philanthrope yankee, sans la rencontre singulière qu’en fit un Européen. Un naturaliste prussien, parent du célèbre Humboldt, résolut de faire l’ascension du Marivelès (montagne située non loin de Manille). Il avait presque atteint le sommet du pic, lorsqu’il se vit soudain devant une nuée de petits noirs. Le Prussien s’apprêtait à esquisser quelques portraits, lorsqu’un des sauvages, s’approchant de lui en souriant, lui demanda en langue anglaise, s’il connaissait à Manille un Américain du nom de Graham. C’était notre Pédrito. Il raconta toute son histoire, et lorsqu’il l’eût terminée, ce fut en vain que le naturaliste tenta de le décider à revenir avec lui à Manille. Voir Revue des Deux-Mondes, 15 juin 1869.