Éducation et Hérédité/03

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Germer Baillière et Cie (p. 81-115).


CHAPITRE III


L’ÉDUCATION PHYSIQUE ET L’HÉRÉDITÉ


L’INTERNAT. — LE SURMENAGE




I. Nécessité absolue de l’éducation physique pour l’éducation de la race. — Raisons qui l’ont fait négliger de nos jours. — La sédentarité et ses dangers. — La prématuration. — II. Question de l’internat. — Les cités scolaires en Angleterre. — Le tutorat. — L’Allemagne. Les États-Unis. — III. Question du surmenage. — Nécessité des loisirs et des jeux. La gymnastique, ses avantages et ses insuffisances. — IV. Le travail manuel dans les écoles. — V. Les colonies de vacances et les voyages de vacances. — VI. La progression physique de la race et la natalité.



I. La première plume dont on se servit pour écrire fut, dit-on, un tuyau de blé. C’est avec la tige du grain qui nourrit le corps qu’on prépara le premier aliment de l’intelligence.

Ce qu’on peut, toujours développer sans inconvénient chez un enfant, à quelque sexe qu’il appartienne, ce sont les forces du corps, la santé physique étant, en tout état de cause, un bien désirable. La surcharge intellectuelle, au contraire, en fatiguant le corps, peut déséquilibrer l’esprit même. « Pour roidir l’âme, dit Montaigne, il faut durcir les muscles. » — « Plus le corps est faible, dit Rousseau, plus il commande ; plus il est fort, plus il obéit ».

La raison d’être de notre éducation à haute pression, c’est qu’elle est le produit naturel de la phase de civilisation que nous traversons. Dans les temps primitifs, remarque Spencer, alors qu’attaquer et se défendre étaient la première des activités sociales, la vigueur corporelle devenait le but essentiel de l’éducation ; aussi celle-ci était-elle presque entièrement physique. On se souciait peu alors de la culture de l’esprit, et même, dans les temps féodaux, on la traitait avec mépris. Mais aujourd’hui qu’il règne dans le monde un état de paix comparative ; aujourd’hui que la force musculaire ne sert plus guère qu’aux travaux manuels et que le succès dans la vie dépend presque entièrement de la force de l’intelligence, notre éducation est devenue presque exclusivement intellectuelle. Au lieu de respecter le corps et de négliger l’esprit, nous respectons l’esprit et nous négligeons le corps. « Peu de gens, ajoute Spencer, paraissent comprendre qu’il existe une chose dans le monde qu’on pourrait appeler la moralité physique. Les hommes semblent croire en général qu’il leur est loisible de traiter leur corps comme ils l’entendent ».

Quoique les conséquences mauvaises de cette conduite sur ceux qui s’en rendent coupables et sur les générations futures soient souvent aussi funestes que celles du crime, ils ne se croient pas le moins du monde criminels. Il est vrai que, dans le cas de l’ivrognerie, par exemple, on reconnaît ce que la transgression a de vicieux ; mais personne ne parait en inférer que, si une transgression donnée des lois de l’hygiène est coupable, toutes les transgressions de même nature le sont également. La vérité est que tout préjudice porté volontairement à la santé est un péché physique.

Le but de l’éducation est de développer toutes les puissances d’un être, de le faire agir dans tous les sens, de lui faire dépenser le plus possible et, pour cela, de ne lui faire faire que des dépenses faciles à réparer, excitant même à la réparation et en quelque sorte réparatrices. L’exercice au grand air est le type des dépenses de ce genre. Le type contraire, c’est le séjour prolongé dans un milieu malsain, comme certaines usmes, comme le simple bureau mal aéré de l’employé, comme les salons où se dépense une bonne partie de l’existence inutile des classes bourgeoises, enfin comme les écoles et collèges de France où la sédentarité est exagérée. Le plus grand ennemi pour la santé du corps, c’est la sédentarité ; pour l’esprit, c’est l’habitude de l’inattention. L’idéal de l’éducateur est donc d’obtenir de l’enfant pendant un court moment toute son attention, puis de la laisser se détendre et réparer la dépense.


II. Il y a bien des défauts d’hygiène dans les établissements d’instruction : le temps des repas est trop court, les élèves mangent trop vite et en silence, ce qui amène les digestions difficiles. L’air vicié des classes va s’altérant de plus en plus avec la durée du travail. Nous nous révolterions à l’idée de manger à la gamelle ; mais en réalité, dans les salles des collèges, nous respirons, comme on l’a dit, à la gamelle ; ou plutôt nous faisons mieux encore, nous reprenons un air exhalé déjà plusieurs fois.

Outre une bonne nourriture et un bon air, une chose essentielle c’est une quantité de sommeil bien réparti. L’alimentation seule est insuffisante pour réparer les dépenses du système nerveux, et un des grands inconvénients de l’éducation moderne, c’est de raccourcir le sommeil des enfants ou de le mal répartir.

Tout le monde a reconnu les dangers que l’internat peut présenter sous le rapport de l’hygiène, agglomérations trop considérables, claustration malsaine pour l’esprit comme pour le corps : cadres rigides, règles étroites, qui brisent trop souvent chez l’enfant ce ressort de la volonté qu’une éducation bien entendue doit avoir pour objet de fortifier ; difficulté du recrutement des maîtres intérieurs ; éloignement de la famille, qui se désintéresse, tandis que l’enfant lui-même se désaffectionne. Il fallut les plus violents efforts de Napoléon Ier pour peupler les lycées d’internes ; la création de 6400 bourses ne paraît pas y avoir suffi. Par surcroît, l’arrêté du 18 janvier et le décret du 15 novembre 1811 vinrent fermer brutalement les petits pensionnats établis soit chez les professeurs de l’Université, soit chez d’autres personnes. L’internat est donc une institution artificiellement implantée en France par la main toute-puissante de l’État. Napoléon voulait que le lycéen fût déjà un soldat et un fonctionnaire. Au point de vue des mœurs, M. Sainte-Claire Deville a appelé, il y a près de vingt ans déjà, sur la question de l’internat, l’attention de l’Académie des sciences morales et politiques : « La morale expérimentale, qu’on me passe le mot, disait-il. ne peut pas plus se pratiquer sur l’homme que la physiologie ; mais quand on opère sur des animaux, quand, tenant un compte suffisant de l’intelligence humaine, on cherche à découvrir les causes physiques des défauts et des vices dans les enfants, qui, à certains moments de leur développement, sont si près des animaux, je suis persuadé qu’on peut arriver à des conséquences pratiques d’un haut intérêt… En général, toutes les fois qu’on rassemble et qu’on fait vivre en domesticité restreinte des animaux d’un même sexe et surtout du sexe masculin, on remarque d’abord une grande excitation des instincts de reproduction et ensuite une perversion redoutable de ces mêmes instincts. Mettez-vous, au contraire, soit en troupeaux, soit en liberté complète, ces animaux destinés à vivre en société, vous voyez tout de suite dominer les caractères normaux de l’animal… Ce qui se passe dans un troupeau se passe également dans une réunion d’enfants mâles, quelle qu’elle soit, élevée par qui que ce soit, défendue par les règles de la surveillance la plus étroite, fût-elle de jour et de nuit. L’inconvénient le plus grave de ces vices pour la société, c’est le développement exagéré, entre vingt ou trente ans, des facultés génésiques d’où naissent la débauche et la lubricité. » Les conséquences pour l’hérédité et la race sont manifestes.

L’État fait beaucoup pour l’instruction, peu de chose pour l’éducation. Livrez l’éducation à l’État, il aboutira à ces grands internats, héritage des jésuites du dix-septième et du dix-huitième siècle, où l’enfant séparé de la famille ne peut acquérir ni distinction, ni délicatesse. L’éducation, dit M. Renan, c’est le respect de ce qui est réellement bon, grand et beau ; c’est la politesse, « charmante vertu qui supplée à tant d’autres vertus », c’est le tact, qui est presque de la vertu aussi. Ce n’est pas un professeur qui peut apprendre tout cela ; « cette pureté, cette délicatesse de conscience, base de toute moralité solide, cette fleur de sentiment qui sera un jour le charme de l’homme, cette finesse d’esprit consistant toute en insaisissables nuances, où l’enfant et le jeune homme peuvent-ils l’apprendre ? Dans des livres, dans des leçons attentivement écoutées, dans des textes appris par cœur ? Oh ! nullement ; ces choses-là s’apprennent dans l’atmosphère où l’on vit, dans le milieu social où l’on est placé ; elles s’apprennent par la vie de famille, non autrement ». L’instruction se donne en classe, au lycée, à l’école ; l’éducation se reçoit dans la maison paternelle ; les maîtres, à cet égard, c’est la mère, ce sont les sœurs… « La femme, profondément sérieuse et morale, peut seule guérir les plaies de notre temps ; refaire l’éducation de l’homme, ramener le goût du bien et du beau ». Il faut pour cela reprendre l’enfant, ne pas le confier à des mains mercenaires, ne se séparer de lui que pendant les heures consacrées à l’enseignement des classes.

Les défenseurs de l’internat parlent de redressement mutuel des caractères. C’est-à-dire qu’on peut apprendre assez vite au collège, par respect des poings solides, à rentrer en soi certaines aspérités de caractère ; mais croire qu’elles auront disparu pour cela, c’est oublier que le milieu hostile, formé immédiatement par les enfants à l’égard de ceux qui les gênent, est propre aussi à développer l’insociabilité.

Mais, si l’internat est un mal, il n’en est pas moins un mal nécessaire, et ceux qui demandent que l’État le supprime dans les lycées ne voient pas où ils aboutiraient. Il n’existe qu’environ une centaine de lycées, et autant de collèges et d’établissements libres, où l’enseignement secondaire puisse être donné d’une façon convenable. Or, il y a trente-six mille communes, et, dans chacune de ces communes, plusieurs enfants qui doivent « faire leurs classes » . L’internat est donc, pour les petits bourgeois de province, le seul moyen ou le plus simple de faire instruire leurs fils sans de trop lourds sacrifices. Si l’État supprimait aujourd’hui l’internat, d’abord il aurait à redouter la concurrence des pensionnats cléricaux ; ensuite on le verrait rétabli dès demain par des particuliers . L’instruction publique, au lieu d’être un service d’État, deviendrait une spéculation privée, la pire des industries. Voyez ces petits pensionnats : ils ont les inconvénients des lycées, sans en avoir les avantages ni la discipline. Le maître de pension a, par-dessus tout, la crainte de perdre un élève ; il ferme les yeux sur tout ce qui se passe. Les maîtres d’études sont ici au rabais ; jugez de ce qu’ils peuvent être. La nourriture est aussi ce qu’elle peut, pour la somme minime que les familles paient. Enfin l’immoralité est plus à craindre, grâce à l’absence de surveillance et de responsabilité du directeur devant des chefs universitaires. Laissez faire, laissez passer, et surtout, étouffons tout scandale.

Puisque l’internat ne peut être supprimé actuellement, au moins faudrait-il le perfectionner. Pour apprécier dans quel sens il pourrait être réformé et même partiellement remplacé, rappelons ce qui se passe dans les nations étrangères.

En Angleterre, l’école d’instruction secondaire, Harrow par exemple, est un véritable hameau. Divers bâtiments, demeures des professeurs et de leurs élèves, se groupent autour de l’édifice qui contient les salles de classe, et tout à l’entour s’étendent de vastes terrains destinés aux jeux de paume, de ballon et de cricket. Les élèves, rassemblés seulement aux heures de classe, quittent l’école aussitôt après la leçon pour retourner à la maison où ils résident.

En effet : les élèves que leurs familles envoient comme pensionnaires à une école publique sont confiés par elles à l’un des maîtres, dont la maison devient la leur. Ils y restent, ce qui est capital, pendant tout le temps de leur séjour à l’école. Ils y retrouvent jusqu’à un certain point la vie de famille ; ils dînent et soupent avec le maître, avec sa femme, sa mère, ses sœurs. Un enfant peut avoir dix professeurs, mais il a toujours le même tuteur. Ainsi les maîtres peuvent réaliser le programme que leur proposent les statuts ; ils deviennent pour les élèves les remplaçants de leur père : in loco parentis.

Pour le logement des pensionnaires, deux systèmes divisent les grandes écoles : dans les unes, à Eton par exemple, chaque élève a d’ordinaire sa cellule. Dans les autres, comme à Rugby, des dortoirs de deux à seize lits réunissent, la nuit seulement, plusieurs élèves ; mais il est un point sur lequel elles s’accordent toutes, c’est sur l’entière liberté laissée aux élèves en dehors des classes. La leçon finie, l’enfant rentre, sort, joue, travaille comme il lui plaît et quand il lui plaît. La seule règle, mais absolue celle-là, c’est l’heure de la leçon, celle du repas et celle de la clôture, qui a lieu l’été à neuf heures, l’hiver à la chute du jour. La seule obligation, c’est d’avoir terminé à temps le devoir imposé. « Une punition sévère atteindrait tout oubli, tout entraînement ». Dans de telles conditions la surveillance, telle qu’elle est entendue en France est à la lettre impossible : hors les heures de classe les enfants se surveillent et se gouvernent eux-mêmes.

« Les grands ou plutôt les élèves des hautes classes, monitors, prepositors, préfets, sont investis légalement du pouvoir et en maintiennent énergiquement les droits. Le maître d’études est supprimé du coup. Ajoutons que, si ce système venait à prévaloir en France, il subirait forcément des adoucissements, certaines coutumes, le fagging, par exemple, n’ayant aucune chance de s’établir chez nous.

L’objection c’est que l’enseignement secondaire, en Angleterre, a un caractère tout aristocratique. Le séjour à Eton ou à Harrow coûte de 8 à 12000 francs. À ce prix, on peut avoir du comfort. Il faudrait savoir s’il est facile à un petit bourgeois, surtout à un petit paysan, de faire ses études classiques. Il y a, il est vrai, des pensions moins chères, il y a aussi un grand nombre de boursiers. Par malheur, les Anglais nous apprennent eux-mêmes que ces derniers sont traités avec un suprême dédain par leurs condisciples de l’aristocratie.

Harrow, Eton, Rugby, qui sont les principaux établissements d’instruction secondaire correspondent à peu près à nos grands lycées ; environ 800 élèves à Eton, et 500 dans chacun des deux autres, de treize à dix-huit ans. Huit heures de travail par jour, au maximum ; le plus souvent, six ou sept ; les jeux athlétiques, la paume, le ballon, la course, le canotage, et surtout le cricket, occupent tous les jours une partie de la journée ; en outre, deux ou trois fois par semaine, les classes cessent à midi pour leur faire place.

Nous avons montré, d’après les Français, les avantages du système anglais ; demandons aux Anglais eux-mêmes quels en sont les défauts. Le premier est le surmenage physique, qui contraste étrangement avec notre surmenage intellectuel. Ce surmenage physique a gagné toutes les classes du pays, même celles qui sembleraient, par leur situation, le mieux placées pour y échapper, les classes aristocratiques. Et, par une opposition bizarre avec ce qui se passe en France, si les médecins, en Angleterre, soulèvent la question du surmenage, c’est du surmenage physique, et ils conduisent l’attaque contre l’abus des jeux de force. L’adversaire le plus déclaré des jeux de force en Angleterre est un romancier contemporain, Wilkie Collins, qui, dans Mari et Femme, étudie entre autres questions « l’engouement actuel pour les exercices musculaires ainsi que son influence sur la santé et le moral de la génération qui s’élève en Angleterre ». Wilkie Collins s’exprime ainsi dans la préface de son livre, écrite en 1871 :


Quant aux résultats physiques de la manie du développement des muscles qui s’est emparée de nous dans ces dernières années, il est certain que l’opinion émise dans ce livre est celle du corps médical en général, ayant à sa tête l’autorité de M. Skey. Et il est certain que l’opinion émise par les médecins est une opinion que les pères de toutes les parties de l’Angleterre peuvent confirmer, en montrant leurs fils à l’appui. Cette nouvelle forme de notre excentricité nationale a ses victimes pour attester son existence, — victimes brisées et infirmes pour le restant de leurs jours.

Quant aux résultats moraux, je puis avoir raison ou je puis avoir tort, en voyant, comme je le fais, un rapprochement entre le développement effréné des exercices physiques en Angleterre et le récent développement de la grossièreté et de la brutalité parmi certaines classes de la population anglaise. Mais peut-on nier que la grossièreté et la brutalité existent, et, bien plus, qu’elles n’aient pris des développements formidables parmi nous dans ces dernières années ? Nous sommes devenus si honteusement familiers avec la violence et l’injure, que nous les reconnaissons comme un ingrédient nécessaire dans notre système social, et que nous classons nos sauvages, comme une partie représentative de notre population, sous la dénomination nouvellement inventée de Rougs (rough, rude, grossier, — voyou). L’attention publique a été dirigée par des centaines d’écrivains sur le Rough malpropre et en haillons. Si l’auteur de ce livre s’était renfermé dans ces limites, il aurait entraîné tous les lecteurs avec lui, mais il est assez courageux pour appeler l’attention publique sur le Rough débarbouillé et en habit décent, et il doit se tenir sur la défensive vis-à-vis des lecteurs qui n’auraient pas remarqué cette variété ou qui, l’ayant remarquée, préfèrent l’ignorer.


M. Matthew Arnold, à son tour, n’a pas craint de déclarer que la grande masse de ses compatriotes se compose de barbares, lesquels se recrutent surtout dans l’aristocratie, de philistins, qui forment le gros de la bourgeoisie, et d’une vile multitude, qu’il qualifie durement de populace. Il estime que le caractère de telle ou telle classe de la société dépend surtout de la manière dont elle conçoit le bonheur, or les barbares, selon lui, n’aiment que les dignités, la considération, les exercices du corps, le sport et les plaisirs bruyants. Les philistins n’apprécient que le tracas et la fièvre des affaires, l’art de gagner de l’argent, le confort et les commérages. Quant à la populace, il n’y pas d’autre bonheur pour elle que le plaisir de brailler, de se colleter et de tout casser, — bawling, hustling and smashing, — en y ajoutant la bière à bon marché. M. Matthew Arnold prétend qu’en Angleterre l’éducation publique est insuffisante, qu’elle tend à accroître le nombre des barbares et des philistias et fait peu de chose pour adoucir la brutalité de la populace, qu’il serait bon que le gouvernement s’en mêlât, qu’il n’appartient qu’à l’État d’instruire et d’élever les peuples, que c’est un système dont la France se trouve bien.

D’autre part, une des principales autorités universitaires, Edouard Littleton, a signalé dans la Nineteenth Century l’abus des jeux athlétiques dans les écoles. Les parents et le public ont tellement encouragé ces jeux, la foule y assiste si nombreuse, que les jeux sont devenus la préoccupation dominante, presque exclusive, d’une multitude d’élèves. Si un élève est robuste et habile, fût-il le dernier des ignorants, on place sur sa tête l’espoir des prochains triomphes ; il devient le maître et le maître absolu. Les professeurs et principaux sont obligés de se subordonner aux nécessités des jeux. La culture intellectuelle passe après la culture athlétique. Quant à la moralité, M. Littleton prétend que, si les jeux sont utiles pour refréner certains désordres, ils n’ont rien par eux-mêmes de moralisateur. « Les purs travailleurs sont aussi moraux que les purs athlètes ». Selon M. Littleton, la cause de cet excès est l’engouement du public et son intervention exagérée dans le spectacle des jeux.

Malgré tous ces inconvénients, il faut cependant convenir que cette éducation d’athlètes, maintenue dans de justes limites, est pour la race une condition de régénération et de force héréditaire. Si les paresseux, en Angleterre, deviennent des hercules, c’est une consolation et une compensation pour la race. Nos paresseux à nous, sont de « petits crevés », propres à faire disparaître notre race.

Examinons maintenant comment les choses se passent en Allemagne. Un homme particulièrement compétent sur cette question, M. Michel Bréal, va nous l’apprendre. Là on s’enquiert de quelque famille de bonne volonté, jouissant d’une réputation honorable, qui veuille donner à l’enfant le vivre et le couvert. Il y est reçu comme le camarade des enfants de la maison, et il y a sa place au foyer. Le tout pour une rémunération quelquefois étonnamment petite, le jeune hôte n’est pas embarrassant, une chambrette inoccupée lui suffit et sa place à table n’augmente pas beaucoup la dépense. L’Allemagne pratique depuis deux cents ans le mode que nous venons de décrire, et elle ne songe pas à y renoncer : « actuellement, sur mille élèves fréquentant les gymnases, il n’y en a pas cent qui soient placés hors de la vie de famille[1] ». L’internat existe néanmoins en Allemagne, à l’état d’exception.

En matière d’organisation scolaire, les États-Unis se sont inspirés tout à la fois de l’Allemagne et de l’Angleterre ; on y trouve pour les classes aisées des collèges en tout semblables à celui de Harrow par exemple.

Jusqu’à quel point ces divers systèmes sont-ils applicables dans notre pays, avec nos mœurs actuelles ? En ce qui concerne l’adoption du système tutorial anglais, on objecte que, site professeur remplit en même temps l’office de tuteur, il est difficile que la fonction n’en éprouve pas quelque détriment. On ne joint pas impunément au travail de la préparation d’une classe le souci absorbant d’une éducation privée. « L’Université, dit Bersot, a un corps de professeurs très distingué et très considéré, d’une condition de fortune modeste, mais indépendant des familles dont il élève les enfants, entièrement livré aux travaux des classes, ou bien y associant d’autres travaux qui sont comptés parmi les plus sérieux ouvrages de notre temps ; nous n’avons aucune envie qu’il cesse d’être ce qu’il est, et de faire ce qu’il fait bien ». En représentant nos professeurs comme entièrement livrés aux travaux des classes, Bersot oublie que les neuf dixièmes, au contraire, passent leur journée à donner des leçons particulières, des répétitions, non moins absorbantes et hébétantes que le tutorat. Il est bien évident d’ailleurs que ceux-là seulement se chargeraient de pensionnaires.

L’école modèle alsacienne, où la plupart des réformes réclamées par les pédagogues modernes ont été introduites, a réussi à remplacer l’internat par le régime tutorial. Le directeur de l’école s’en félicitait naguère avec juste raison ; il opposait à la vie de l’interne dans le meilleur des lycées l’existence de l’enfant dans une des maisons de professeurs. L’enfant couche dans sa chambre ; sa vie privée est surveillée comme elle le serait par son père et par sa mère, mais elle est respectée. Il se lève de bonne heure, non pas au son de la cloche ou du tambour, mais parce que tout le monde se lève dans la maison et qu’il y est de tradition que le travail du matin est le plus sain et le plus fructueux. Il fait ses devoirs ou il apprend ses leçons, soit seul dans sa chambre, s’il est déjà grand garçon, soit dans une salle commune, avec quelques petits amis de son âge, sous la surveillance paternelle du chef de la famille, quelquefois d’un jeune maître, professeur lui-même à l’école, et qui est comme un frère aîné de ses élèves. Les jours de congé, le jeudi, le dimanche, sont presque toujours consacrés à de longues courses ; on cherche à la campagne la possibilité pour les élèves de se livrer aux amusements qui sont la meilleure partie de l’existence de la jeunesse anglaise, la marche, les jeux violents, le vélocipède, la natation, le patinage ; et, là encore, les pensionnaires rencontrent souvent leurs camarades du dehors ; en effet, la vie en plein air, les grandes promenades, les exercices du corps sont de tradition non seulement à l’école même, mais dans le plus grand nombre des familles qui y envoient leurs enfants.

Comme modèle d’internat perfectionné on peut encore citer l’École Monge où les élèves causent durant les repas et surtout dorment, dans un lieu aéré, les enfants dix heures, les adolescents neuf heures, alors que le lycéen, à partir de la treizième année, n’a plus droit qu’à huit heures de sommeil l’été.

Le grand inconvénient, c’est la question d’argent. À l’École alsacienne même, où le régime tutorial paraît avoir été établi dans des conditions particulièrement économiques, le prix moyen de la pension s’élève à 2 500 fr. pour les jeunes enfants, à 3 000 francs pour les autres.

Notre enseignement primaire supérieur est actuellement pourvu de bourses familiales qui constituent une adaptation très heureuse du système allemand. Les titulaires de ces bourses sont placés dans des familles résidant à portée des écoles, et l’État paye pour leur pension une somme de 500 fr. Si l’on tient compte que ces boursiers sont en général âgés de 12 à 16 ans, on peut espérer qu’une somme moyenne de 700 francs suffirait pour la pension familiale des élèves de l’enseignement secondaire. Que l’on ajoute à cette dépense les frais d’études, évalués en moyenne à 300 francs, et la dépense totale n’excède pas celle de l’internat ordinaire. Le système familial ne soulève donc pas, au point de vue de la question d’argent, les mêmes objections que le système tutorial. La difficulté serait de trouver des familles présentant toutes les garanties désirables pour qu’on pût leur confier les enfants sans hésitation. MM. Bréal et Raunié croient qu’elles ne feraient pas défaut. Les parents des externes s’offriraient souvent pour recevoir chez eux quelques-uns des compagnons d’études de leurs fils. On constituerait ainsi de petits groupes d’écoliers pour lesquels la famille d’adoption devrait avoir des soins et de la surveillance.

L’externat laisse à la famille sa part d’action légitime et nécessaire. À Paris et dans nos grandes villes, c’est l’externat qu’il faudrait développer avant tout.

Nous avons en France le travers de l’uniformité. Pourquoi tous nos lycées et collèges seraient-ils organisés sur le même type ? Pourquoi n’essayerait-on pas l’introduction partielle en France des cités scolaires anglaises, du tutorat et enfin du système familial ? Mais en même temps, il faut réformer l’internat. Pour cela, adoucir la discipline ; permettre la parole aux enfants là où ils peuvent parler sans inconvénient ; améliorer la surveillance, en la confiant à des hommes plus autorisés[2] ; organiser même la discipline mutuelle, par le moyen d’élèves moniteurs, de camarades gradés.

L’autorité fondée sur la capacité étant la seule qui ne soit pas factice, les mai très d’étude ne peuvent être considérés qu’à condition d’être vraiment répétiteurs, c’est-à-dire de corriger les devoirs et de faire réciter les leçons. Mais comment s’y prendre dans un quartier de vingt-cinq à trente élèves ? M. Jules Simon propose de rétablir le système, abandonné en France, de confier une partie de la surveillance à des écoliers. On entend d’ici les réclamations : c’est un espionnage ! « Pas du tout, répond M. Jules Simon, il n’y a pas d’espionnage à ciel ouvert[2] ». On peut donner les galons de sergent-major à quelques élèves, et étendre jusqu’au temps de l’étude l’autorité qui leur est confiée pendant les exercices. Il n’y a là ni espionnage, ni atteinte à la camaraderie. Dès que les fonctions de surveillants appartiendraient pour une faible part aux premiers élèves, elles changeraient de caractère aux yeux de tous, et les répétiteurs pourraient surveiller aussi, sans déroger, « J’ai vu, ajoute M. Jules Simon, pratiquer ce système, dans mon enfance, sur une très vaste échelle. Nous n’avions qu’un seul maître d’étude pour soixante élèves ou même davantage ; mais il y avait à chaque banc un élève chargé de maintenir l’ordre, et qui s’en acquittait fort bien, sans être mal vu pour cela, et sans cesser d’être un camarade. Le maître sortait sans difficulté ; le silence n’en continuait pas moins. Tout est de s’y accoutumer. Les grades militaires sont un très bon véhicule pour y parvenir ». Il faut que nous sachions que nous sommes à peu près les seuls, dans toute l’Europe, à ne pas utiliser les grands élèves pour maintenir les petits dans la discipline. Il est vrai que le Français est si indiscipliné de sa nature !

Il faudrait aussi réformer les promenades. Du temps des jésuites, et dans la plupart des collèges dirigés par les catholiques, on faisait assez fréquemment de grandes promenades. On se donnait un but : un vieux château, un site remarquable, le bord de la mer. En général, il y avait un goûter servi sur l’herbe, ou même un souper, quand le temps le permettait. Il fallait toujours faire une grande course pour arriver au but, mais on la faisait gaiement, et la fatigue même était un plaisir. « J’eus la pensée, dit M. Jules Simon, d’introduire cette coutume dans nos collèges. J’avais imaginé de donner à nos promenades un but instructif[3]. C’est surtout la campagne qui devait attirer les enfants ; c’est là qu’ils devaient faire provision de gaieté et de santé. Dans les promenades géologiques, le maître, avant le départ, réunit les explorateurs, et leur donne, en vingt minutes, quelques notions générales sur le terrain qu’on va étudier ; puis chacun prend son marteau et son sac, et l’on se hâte d’aller prendre, en pleine campagne, une leçon dont le souvenir ne s’effacera pas. Les sciences de faits, l’histoire, l’histoire naturelle, la géographie, s’apprennent par les yeux. Montaigne ne se contentait pas de promenades pour son élève ; il voulait de vrais voyages, c’est aussi l’avis de Locke. Rien ne serait plus facile et moins coûteux, comme M. Bouillier l’a démontré, qu’un voyage d’un lycée à l’autre, vers la mer ou les montagnes, vers une ville curieuse à visiter, de Paris en province ou de la province à Paris, moyennant des stations tout le long de la route dans les lycées ou collèges, qui seraient comme autant de bonnes auberges gratuites, et moyennant une réduction de prix sur les chemins de fer pour la tunique du lycéen comme pour l’habit militaire. Finalement tout se réglerait par un échange de rations entre les économes, qui auraient mutuellement donné l’hospitalité à des divisions de lycéens en voyage.

Les internats devraient être établis en dehors des villes et, autant que possible, sur des hauteurs : s’il existait en France, comme en Angleterre et en Allemagne, de grands collèges en pleine campagne, à proximité des forêts, ou mieux encore dans les altitudes du Dauphiné ou des Pyrénées, la mode finirait par les adopter comme le lieu d’éducation obligatoire pour les enfants de la classe aisée. Ainsi on pourrait combattre la dégénérescence de la bourgeoisie, beaucoup plus rapide en France qu’ailleurs. parce que la coutume de restreindre le nombre des enfants y entrave la sélection naturelle des supériorités.

On pourrait en établir d’autres à proximité des grandes villes quoique toujours à la campagne et sur une voie de chemin de fer ou de tramway. Les compagnies délivreraient aux élèves et aux maîtres, sur le vu d’un certificat du proviseur, comme cela se pratique déjà en France en quelques endroits, partout en Belgique et en Allemagne, des cartes d’abonnement scolaire à prix extrêmement réduits. On pourrait même organiser chaque jour, pour amener les enfants le matin et les ramener le soir, des trains spéciaux, semblables à ceux qui transportent chaque dimanche les élèves de Paris à Vanves, à Fontenay, etc., etc. Ainsi seraient levées, tant pour les enfants que pour les maîtres résidant à la ville, les difficultés tirées de l’éloignement.


III. Une question qui a divisé encore et presque passionné l’opinion des hommes intelligents, c’est celle du surmenage.

Spencer remarque avec raison que, dans toutes les professions, dans toutes les affaires, une compétition de plus en plus ardente met à contribution les forces et les capacités de chaque adulte. Le mal est double. Les pères ont à lutter vigoureusement pour n’être point écrasés dans la lutte industrielle ou commerciale ; en même temps ils ont à subvenir aux dépenses considérablement accrues de leurs maisons ; ils sont donc obligés de travailler toute l’année depuis le grand matin jusqu’à une heure tardive du soir, de se priver d’exercice et d’abréger leurs vacances. Ils transmettent à leurs enfants une constitution affaiblie par cet excès d’application. Après cela, ces enfants, comparativement faibles, prédisposés à succomber sous la pression d’un travail extraordinaire, ont à suivre un cours d’études infiniment plus étendu que celui qu’avaient à suivre, chez les générations précédentes, des enfants qui n’avaient point été d’avance affaiblis. Les conséquences désastreuses qui étaient à prévoir sont visibles de tous côtés, surtout pour les filles, et l’hérédité les accumule. Chez un enfant et chez un jeune homme, l’emploi des forces vitales est pressant et divers ; il faut subvenir au remplacement quotidien des tissus que l’exercice corporel détruit, à celui des tissus cérébraux qu’usent les études de la journée ; il faut subvenir encore à la croissance du corps et au développement du cerveau ; et à ces dépenses de force, il faut ajouter celles qui résultent de la digestion d’une grande quantité d’aliments, nécessaire à tout ce travail. Or, pour détourner de la force, d’une direction dans une autre, il faut la faire tarir dans une de ces directions. C’est ce que le raisonnement montre a priori et l’expérience a posteriori. Tout le monde sait qu’un excès de travail corporel diminue la puissance de l’esprit. La prostration temporaire produite par des efforts précipités, ou par une marche de dix lieues, porte l’esprit à la paresse ; après un mois de voyage à pied, sans intervalles de repos, l’inertie mentale est telle qu’il faut plusieurs jours pour la surmonter ; chez les paysans qui passent leur vie dans le travail musculaire, l’activité intellectuelle est faible. Pendant les accès de croissance subite qui arrivent quelquefois dans l’enfance, la dépense extraordinaire d’énergie est suivie d’une prostration physique et intellectuelle. Un violent exercice musculaire, après qu’on a mangé, suspend la digestion, et les enfants, mis de bonne heure à des travaux durs, deviennent rabougris ; ces faits montrent que l’excès d’activité d’un côté implique la diminution d’activité d’un autre. Or la loi, qui est manifeste dans les cas extrêmes, est vraie dans tous les cas et toujours. Ces fâcheux déplacements de forces ont lieu d’une façon aussi certaine quand on les opère d’une manière insensible et continue, que lorsqu’ils se font d’une manière violente et soudaine. « Donc, si dans la jeunesse la dépense de force appliquée au travail intellectuel dépasse les intentions de la nature, la somme de forces restante, qui doit être appliquée aux autres besoins, tombe au-dessous de ce qu’elle devrait être, et l’on amène inévitablement des maux d’une espèce ou d’une autre[4] ».

Le cerveau qui, pendant l’enfance, est relativement volumineux, mais imparfait comme organisation, s’organisera, si on lui fait accomplir ses fonctions avec trop d’activité, d’une façon plus rapide qu’il ne convient à cet âge ; mais le résultat sera plus tard qu’il n’aura atteint ni les dimensions ni la force qu’il eût atteintes. « Et c’est là une des causes, peut-être la cause principale, pour laquelle les enfants précoces et les jeunes gens qui, pendant un certain temps, ne connaissaient point de rivaux, s’arrêtent court si souvent et frustrent la haute espérance qu’avaient conçue d’eux leurs parents ». Il faut des années de repos forcé pour faire disparaître les maladies qui ont été produites, sous des formes et à des degrés divers, par cet abus prolongé du travail cérébral. Quelquefois c’est le cœur qui est principalement affecté : palpitations habituelles, pouls faible ; diminution du nombre des battements de soixante-douze à cinquante, et même moins. Quelquefois, c’est l’estomac qui souffre le plus : une dyspepsie survient, qui fait de la vie un fardeau et ne peut se guérir qu’à la longue. Dans beaucoup de cas, le cœur et l’estomac sont atteints tous deux. Presque toujours, le sommeil est court et interrompu, et généralement il y a plus ou moins d’abattement intellectuel. Un système de travail excessif est erroné de quelque point de vue qu’on l’envisage. Il est erroné au point de vue des connaissances à acquérir ; car l’esprit, comme le corps, ne peut s’assimiler au delà d’une certaine somme d’aliments : il rejette bientôt le trop-plein de faits que vous lui présentez. Au lieu de devenir « des pierres de l’édifice intellectuel », les faits ne font que passer dans la mémoire. Il est erroné, parce que son effet est d’inspirer le dégoût de l’étude. Il est erroné encore, parce qu’il suppose que l’acquisition des connaissances est tout : il oublie que l’organisation des connaissances est beaucoup plus importante. Pour cette organisation, dit Spencer, deux choses sont nécessaires : le temps et le travail spontané de la pensée. « Ce ne sont pas les connaissances amassées dans le cerveau, comme la graisse dans le corps, qui sont de grande valeur, ce sont les connaissances converties en muscles de l’esprit ». Une machine comparativement petite et imparfaite, mais marchant à haute pression, fera plus de travail qu’une machine grande et très finie, qui ne marchera qu’à pression basse. Quelle folie n’est-ce donc pas, en voulant perfectionner la machine, que d’endommager la chaudière, si bien qu’elle ne peut plus fournir de vapeur[5] !

Le surmenage dont se plaint Spencer est beaucoup plus exceptionnel en Angleterre qu’en France, où il est la règle même. Les élèves des lycées de Paris ont quatre heures de classe par jour et sept heures d’étude ; soit onze ; en rhétorique et en philosophie, on leur permet une veillée facultative d’une demi-heure. Onze heures et demie de travail par jour ! Pendant la très petite récréation qu’on leur accorde, ils restent dans un coin, causant entre eux ou se promenant, « comme de graves bourgeois ». La corde, la balle, le jeu de paume, on ne connaît plus cela dans nos lycées. « Y en a-t-il beaucoup parmi nous, hommes faits, qui travaillent onze heures par jour ? » demande M. Jules Simon. Bien travailler vaut mieux que longtemps travailler. La démonstration en a été faite expérimentalement dans les écoles de Londres. M. Chadwick, inspecteur des écoles ou des ateliers en Angleterre, a été un des propagateurs des écoles de « demi-temps ». Il avait pratique à Londres l’expérience que voici. Il prenait dans une école le 1er , le 3e, le 5e, le 7e, et il en faisait une série ; puis le 2e, le 4e, le 6e, le 8e etc. pour en faire une seconde série : deux séries de forces à peu près égales. Une de ces séries travaillait toute la journée, l’autre ne travaillait que la moitié du temps ; après quoi on les faisait composer l’une avec l’autre. L’école de demi-temps battait souvent l’école de temps entier, et « si elle la battait dans les compositions, elle la battait bien autrement dans les récréations ». Il fut démontré que deux heures de bon travail valent mieux que quatre heures de travail languissant.

Quel est le nombre de professeurs qu’ont les élèves de rhétorique des lycées de Paris ? M. Jules Simon, ancien ministre de l’instruction publique, est mieux placé que personne pour nous l’apprendre. Il y a d’abord un professeur de rhétorique française et un professeur de rhétorique latine. Le professeur de rhétorique française fait par semaine cinq heures de classe, le professeur de rhétorique latine en fait six. Ensuite il y a le professeur de mathématiques pour deux heures, le professeur de chimie se contente d’une heure, le professeur d’allemand ou d’anglais, au choix, une heure aussi ; puis le professeur d’histoire, qui réclame trois heures. Chacun des six professeurs a un programme très chargé. « Ainsi le professeur de rhétorique française n’enseigne pas uniquement la rhétorique, il fait un cours d’histoire littéraire. Naturellement le professeur de rhétorique latine enseigne la même chose en latin. Puis dent le professeur d’allemand ou d’anglais, qui leur apprend l’histoire de la littérature allemande ou de la littérature anglaise ; c’est même ce qu’il leur apprend le mieux. Il est convenu que, si l’on veut savoir l’anglais ou l’allemand, il faut l’apprendre après avoir terminé ses études. Le professeur d’histoire leur apprend l’histoire et la géographie, mais avec un tel luxe de détails et une érudition si merveilleuse, que cet enseignement ne peut donner aucune idée ni de l’ensemhle d’une contrée, ni de l’enchaînement des faits ». Que peuvent faire ces enfants en présence de ces six professeurs qui leur apportent une quantité de « thèses sur les auteurs français, les auteurs latins, les auteurs grecs, les auteurs allemands », des démonstrations à n’en plus finir sur la géométrie etsur l’arithmétique, d’interminables nomenclatures d’histoire naturelle, une quantité de faits historiques à faire frémir un bénédictin ? « Ce qu’il y a de mieux à faire pour cet écolier de tant de maîtres, c’est d’enregistrer au plus vite toutes ces belles choses dans sa tête. Qu’il se garde bien de leur dire au fur et à mesure qu’elles se présentent : Détail, que me veux-tu ? idée, que me veux-tu ? Il n’a pas le temps, il n’a pas le temps. S’il leur disait : Voyons un peu ce que tu signifies…, le professeur serait déjà à deux ou trois idées en avant, il n’aurait plus la chance de le rattraper ; le voisin et le concurrent aurait emmagasiné une douzaine d’idées pendant qu’il s’arrêterait ainsi à la première : il serait le dernier de la classe ! Quand il s’est ainsi rempli et bourré, quand il a tassé et pressé toutes ses marchandises, un moment vient où il est contraint de se dire : il n’y a plus de place ! et le professeur est par derrière qui lui dit : — Encore un peu de courage ! voilà encore une cinquantaine défaits que je vous apporte, et une douzaine de démonstrations. Le produit net est qu’à la fin de l’année nos lycéens sont remplis d’idées qu’ils ne comprennent pas et de faits qu’ils n’ont pas contrôlés. Les faits sont-ils vrais, les idées sont-elles fausses ? Ce n’est pas leur affaire. Il s’agit de retenir, il ne s’agit pas de juger. Un jury de professeurs se réunit en robes de soie jaune ou de soie rose ; ils font comparaître devant eux les délinquants, et leur font tirer au sort des numéros. — Messieurs, il y a cinquante faits à dire pour chaque numéro. — Si un candidat répond : J’en sais soixante, — ce qui est rare, il est reçu le premier ». Et après ? ce bachelier, ce licencié ou ce docteur, qu’est-il ? un magasin ayant dans ses coffres et sur ses rayons toutes sortes d’idées dont il ne connaît pas la valeur, et de faits dont il ne connaît pas l’authenticité ; sa mémoire est tellement surchargée que, quand il essaye de vivre en traînant ce fardeau derrière lui, il le répand de tous côtés sur le chemin. Elle devient vide ; mais comme elle a été cultivée aux dépens du reste, et que, par conséquent, le reste n’a jamais existé, la provision une fois perdue, il n’a aucun moyen d’en faire une autre ; ni force ni méthode pour étudier seul, ni jugement pour discerner et apprécier, ni volonté pour se résoudre. C’est un bachelier, ce n’est pas un homme ; car qu’est-ce que l’homme, si ce n’est pas le jugement et la volonté ? Le professeur est lui-même, ajoute Jules Simon, la première victime du mandarinat. On commence par lui imposer les programmes qu’il impose à nos enfants, et avant d’ôter à ceux-ci leur liberté, on a bien soin de l’ôter à leurs maîtres. Le plus grand crime que puisse faire un professeur dans sa classe, c’est d’être lui-même ; s’il a le malheur de ne pas suivre exactement le programme et de ne pas se conformer aveuglément aux instructions et aux circulaires, il est perdu. C’est un indiscipliné, un orgueilleux, il n’avancera jamais. Il doit s’estimer heureux de ne pas perdre son emploi. « Je ne l’attaque pas, dit M. Simon, au contraire, j’oserais presque dire que je le regrette, car, en réalité, il est absent de cette classe, où il est cloué quatre heures par jour. Le plus grand reproche que je fasse à cette éducation surmenée, c’est qu’en écrasant les maîtres, elle les supprime. Ces élèves qui passent de la rhétorique française à la rhétorique latine, de l’allemand à l’histoire, de la chimie aux mathématiques, me font l’effet d’être abandonnés. Leur éducation se fait toute seule, parce qu’elle est faite par trop de gens. Il y a des professeurs, il n’y a plus de maîtres ; il y a des auditeurs, des étudiants, il n’y a plus d’écoliers ; il y a de l’instruction, il n’y a plus d’éducation ; on fait un bachelier, un licencié, un docteur, mais un homme, il n’en est pas question ; au contraire, on passe quinze années à détruire sa virilité. On rend à la société un petit mandarin ridicule qui n’a pas de muscles, qui ne sait pas sauter une barrière, qui ne sait pas jouer des coudes, qui ne sait pas tirer un coup de fusil, qui ne monte pas à cheval, qui a peur de tout, qui, en revanche, s’est bourré de toutes sortes de connaissances inutiles, qui ne sait pas les choses les plus nécessaires, qui ne peut donner un conseil à personne, ni s’en donner à lui-même, qui a besoin d’être dirigé en toutes choses et qui, sentant sa faiblesse et ayant perdu ses lisières, se jette pour dernière ressource au socialisme d’État. — Il faut que l’État me prenne par la main, comme l’a fait jusqu’ici l’Université. On ne m’a appris qu’à être passif. Un citoyen, dites-vous ? Je serais peut-être un citoyen, si j’étais un homme. »

On sait que l’Académie de médecine s’est émue de ce surmenage, M. Peter s’est prononcé énergiquement dans cette question. Les programmes universitaires, selon lui, ne sont pas faits pour ce qu’on peut appeler la moyenne des aptitudes intellectuelles ; ils dépassent cette moyenne, et chaque jour, sous prétexte de les compléter, on les rend encore plus impossibles. Quand un muscle se fatigue à l’excès, il éprouve une courbature, causée par l’accumulation des produits de désintégration ; de même, le cerveau, fatigué outre mesure est exposé à un encombrement des déchets de la vie, à une véritable courbature. Le premier symptôme de cet état, c’est le mal de tête violent, la céphalalgie. Si ce premier avertissement n’est point écouté, si le travail persiste, si la courbature augmente, la céphalalgie devient périodique, de plus en plus fréquente, s’exaspère sous l’effort intellectuel. Une sorte de voile s’étend sur l’intelligence, les idées se brouillent. Il y a là, dit M. Peter, quelque chose d’analogue à la crampe des écrivains dans le muscle, un spasme fonctionnel qui atteint le cerveau. Et ce n’est là que le début des phénomènes pathologiques.

Le surmenage cérébral et intellectuel n’existe guère dans les écoles primaires[6]. Dans l’enseignement secondaire, il n’existe sans doute que pour un tiers des élèves, ceux qui veulent arriver aux premiers rangs dans la classe, ou ceux qui préparent un examen, ou ceux qui veulent entrer dans une école du gouvernement[7]. Mais il n’en reste pas moins, même pour les professeurs, un certain surmenage qui consiste dans la fréquentation de classes trop longues, et dans des séances d’études trop longues dans des atmosphères confinées. On a beau ne rien faire, on se fatigue et on s’use quand même par le seul effet de la sédentarité. Au reste, il est fort heureux qu’il y ait des paresseux : ils sauvent la race d’une dégénérescence plus rapide.

En Angleterre, le nombre d’heures données au travail du cerveau est de moitié moindre que chez nous. Les écoles les plus laborieuses ne demandent guère que sept ou huit heures de travail par jour ; les autres se contentent de six.

L’Allemagne peut aussi servir de modèle, mais plus encore pour la division que pour la réduction du travail. C’est ce qui faisait dire à Bersot : « En voyant les classes allemandes coupées toutes les heures ou tous les trois quarts d’heures par des récréations, on a honte de notre barbarie, qui renferme des enfants dans une classe de trois heures de suite, trois heures le matin et trois heures le soir, à un âge qui est ivre de mouvement, et on ne comprend pas qu’on ait pris pour les soumettre à ce régime les enfants français, qui sont les plus pétulants de la création. » Chez nous, deux établissements libres, l’École Monge et l’École alsacienne, ont donné l’exemple.

À l’École Monge, par exemple, les onze heures et demie, voire même les douze heures de travail par jour des lycéens, sont réduites à neuf ; les petits ne travaillent que sept heures et demie. La durée maxima du travail sans repos y est de deux heures et demie. Tout élève à Monge consacre une demi-heure par jour à la gymnastique ; c’est trois fois plus que n’y donnent nos lycées[8].

L’avantage, dans les compétitions nationales comme dans les compétitions privées, n’appartient pas seulement ni peut-être principalement à la supériorité du savoir, il tient surtout à l’ample provision, naturelle ou acquise, d’énergie physique et de bon sens intellectuel qui seule permet de mettre le savoir en pleine valeur. Aussi la Commission d’hygiène, s’inspirant de l’exemple des États-Unis, rappelle avec raison la règle américaine des trois 8 : 8 heures de sommeil + 8 heures de travail + 8 heures de liberté = 24 heures. « Nous pensons, dit-elle, que cette règle est excellente, et qu’il faut considérer huit heures de travail comme un maximum qui ne doit jamais être atteint par les élèves des écoles primaires, jamais dépassé par les autres. Il faut réduire la durée des classes à une heure et demie[9] ».

Il faut multiplier et animer les récréations[10].

Enfin et surtout, il faut favoriser les exercices du corps, nécessaires pour les individus et pour la race. Jadis, par son Émile, Jean-Jacques Rousseau donna lieu, en faveur de ces exercices, à un mouvement qui se propagea surtout en Allemagne, et qui, développé par les aspirations nationales et guerrières pendant la guerre d’indépendance, donna naissance à la gymnastique allemande. À celle-ci on a opposé une forme théorique de l’exercice corporel, la gymnastique suédoise, dont la pensée fondamentale était tances, devaient « fortifier méthodiquement chaque muscle en particulier et faire atteindre l’idéal d’une musculature athlétique ». On a encore attaqué la gymnastique allemande en se plaçant au point de vue des Anglais et de leur sport. Les Anglais n’ont jusqu’à ce jour rien connu d’analogue à la gymnastique allemande. Séparés plus que jamais du continent pendant la révolution française et pendant la période de l’empire, ils ont été à peu près étrangers au mouvement commencé par Rousseau. Les aspirations de Jahn, qui avaient tant soit peu une empreinte de chauvinisme allemand, ne pouvaient guère trouver d’entrée en Angleterre. Mais les Anglais, comme le remarque Dubois-Reymond, sentaient moins le besoin de la gymnastique que les nations du continent. Grâce à la vie champêtre des classes riches et à l’éducation commune des jeunes gens dans les établissements publics, il s’était introduit chez eux un grand nombre de luttes et de jeux nationaux, dont nous avons parlé, et qui, par la variété des mouvements qu’ils exigent, sont pour le corps un exercice excellent : les ascensionnistes anglais, qui ont escaladé le Chimborazo, en sont la preuve. Nous l’avons vu, la passion avec laquelle on suit, dans toutes les parties de la Grande-Bretagne, les joutes annuelles des Oxfordiens aux couleurs bleu-foncé et des Cambridgiens aux couleurs bleu-clair peut être comparée seulement à l’enthousiasme des Grecs pour leurs jeux nationaux ; elle excite la jeunesse aux plus grands efforts.

Si, avec la connaissance que nous avons aujourd’hui de l’essence des exercices corporels, on juge les trois formes de ces exercices, la gymnastique allemande, la gymnastique suédoise et le sport anglais, on remarque d’abord le peu de valeur de la seconde pour le développement corporel d’une jeunesse saine. L’exercice du corps, dit Dubois-Reymond, n’est pas seulement, comme les observateurs superficiels le croient à tort, un exercice des muscles, mais il est autant, et plus même, un exercice de la substance grise du système nerveux central. Cette seule remarque est la condamnation, au point de vue physiologique, de la gymnastique suédoise. Celle-ci peut fortifier les muscles, mais elle ne peut pas rendre faciles des mouvements composés. « On peut même supposer le cas d’une éducation corporelle qui donnerait aux muscles isolés d’un Gaspard Hauser une force gigantesque sans que la victime d’une pareille expérience put seulement marcher. La gymnastique suédoise n’est bonne que comme moyen thérapeutique, pour conserver ou rétablir l’activité de certains groupes musculaires (car très peu de muscles peuvent être contractés isolément au gré de nos désirs[11].) »

Quant à la valeur relative de la gymnastique allemande et du sport anglais, celui-ci répond mieux, à un certain point de vue, aux exigences résultant de l’analyse physiologique. Il fait d’habiles coureurs, sauteurs, danseurs, lutteurs, cavaliers, nageurs, rameurs, patineurs. Mais, selon Dubois-Reymond, la gymnastique allemande offre la possibilité de donner à un nombre illimité d’élèves de tout âge et de toute condition l’occasion de s’exercer, en employant un très petit nombre d’appareils et indépendamment des conditions extérieures, qu’il est souvent impossible d’obtenir ; de plus elle a pour elle l’avantage moral d’un effort qui se propose « le perfectionnement de soi-même comme un but idéal, sans aucune utilité immédiate, tout comme l’éducation intellectuelle à laquelle on vise dans les gymnases allemands » ; enfin le choix intelligent des exercices allemands, confirmé et épuré par l’expérience, conduit à une plus grande uniformité dans le développement du corps que celle qu’on pourrait atteindre si l’individu, obéissant à ses inclinations déterminées par une circonstance quelconque, s’adonnait, comme en Angleterre, selon son caprice et avec une ardeur dictée par l’ambition, soit à l’exercice de la rame ou de l’équitation, soit au jeu de paume ou aux ascensions des montagnes. Le jeune homme exercé à la manière allemande possède le grand avantage d’avoir des formes de mouvements adaptées à chaque position du corps, de même que le mathématicien qui a reçu une instruction solide est pourvu de méthodes pour chaque problème. Rien, d’ailleurs, n’empêche le gymnaste allemand de passer de ses exercices théoriques à n’importe quel exercice pratique d’une utilité immédiate. « Comme il a appris à apprendre, il acquerra bien vite l’adresse que ses dispositions naturelles lui permettent d’atteindre ; de même qu’on nous dit que l’élève du gymnase égale bien vite au laboratoire l’élève des cours professionnels ».

Au reste, tous les exercices du corps sont en faveur chez les Allemands ; la marche, l’équitation, le vélocipède, le canotage et l’escrime au sabre sont infiniment plus répandus qu’en France ; le gouvernement exige que dans les établissements scolaires deux heures par jour soient consacrées aux exercices physiques, sous la direction d’un professeur spécial. Il y a à Berlin un grand maître de la gymnastique comme à Paris un grand maître de l’Université. On croit là-bas qu’un peuple qui n’a pas de muscles, où domine la vie cérébrale, et qui n’a plus que des nerfs, est mal préparé à la lutte pour l’existence[12].

Les jeux anglais ne méritent pas toutes les critiques que Dubois-Reymond leur adresse au nom de la gymnastique trop scientifique des Allemands, et celle-ci ressemble encore trop à une leçon. Ici, comme dans d’autres cas, pour remédier aux maux causés par un traitement artificiel, on a eu recours à un autre traitement artificiel. Comme on avait défendu l’exercice spontané, et qu’on voyait trop les effets de l’absence d’exercice, on a adopté ce que Spencer appelle « un système d’exercice factice ». Que cela vaille mieux que rien, nous l’admettons avec Dubois-Reymond ; mais que ce soit un équivalent du jeu, nous le nions avec Spencer. Les inconvénients de l’exercice gymnastique sont à la fois positifs et négatifs. En premier lieu, ces mouvements réglés, nécessairement moins divers que ceux qui résultent des jeux des écoliers, n’assurent pas une répartition égale d’activité entre toutes les parties du corps ; d’où il résulte que, l’exercice tombant sur une partie du système musculaire, la fatigue arrive plus tut qu’elle n’arriverait sans cela. Le docteur Lagrange a montré que la gymnastique à engins conduit, si l’on persiste trop dans certains exercices, à un développement disproportionné de certaines parties du corps. Non seulement la somme de l’exercice est inégalement distribuée, mais cet exercice, n’étant pas accompagné de plaisir, , est moins salutaire ; même quand ils n’ennuient point les élèves, à titre de leçons, ces mouvements monotones deviennent fatigants, faute du stimulant du jeu. On se sert, il est vrai, de l’émulation en guise de stimulant ; mais ce n’est point là un stimulant continuel, comme celui du plaisir qui se mêle aux jeux variés. Outre que la gymnastique est inférieure au libre jeu comme quantité d’exercice musculaire, Spencer montre qu’elle est encore inférieure sous le rapport de la qualité. Cette absence comparative de plaisir qui fait qu’on abandonne vite les exercices artificiels, fait aussi qu’ils ne produisent que des effets médiocres. L’idée vulgaire que, si l’on obtient la même somme d’exercice corporel, il importe peu que cet exercice soit agréable ou non, renferme une grave erreur. « Une excitation cérébrale accompagnée de plaisir a sur le corps, dit Spencer, une influence hautement fortifiante ». Voyez l’effet produit sur un malade par une bonne nouvelle ou par la visite d’un vieil ami ! Remarquez combien les médecins recommandent aux personnes faibles les sociétés gaies. Souvenez-vous du bien que fait à la santé le changement de lieux. « La vérité est que le bonheur est le plus puissant des toniques ». En accélérant les mouvements du pouls, le plaisir facilite l’accomplissement de toutes les fonctions ; il tend ainsi à augmenter la santé quand on la possède, à la rétablir quand on l’a perdue. De là la supériorité intrinsèque du jeu sur la gymnastique. « L’extrême intérêt que les enfants prennent au jeu, la joie désordonnée avec laquelle ils se livrent à leurs plus folles boutades, sont aussi importants en eux-mêmes pour le développement du corps que l’exercice qui les accompagne. Toute gymnastique qui ne produit pas ces stimulants intellectuels est défectueuse ». Ainsi en accordant que les exercices méthodiques des membres valent mieux que l’absence de tout exercice, et qu’on peut s’en servir avec avantage comme d’un moyen supplémentaire. Spencer conclut avec raison qu’ils ne peuvent jamais remplacer les exercices indiqués par la nature. Pour les filles comme pour les garçons, les jeux auxquels les poussent leurs instincts naturels sonl essentiels à leur bien-être.

En France, nous avons trop fait verser la gymnastique dans le militarisme. Sous l’influence d’une idée noble à coup sûr, mais trop spéciale, il y a une tendance à militariser de plus en plus l’éducation. « Ce qu’on peut appeler le sport militaire, par opposition au sport tout court, dit M. de Coubertin, ne produira pas de bons citoyens. Les nombreuses sociétés de tir et de gymnastique qui ont été fondées depuis la guerre forment, on ne saurait le nier, une école de discipline et de patriotisme, mais d’autre part l’appareil militaire dont elles s’entourent n’est propre qu’à engendrer des vues étroites, à éteindre l’initiative individuelle qu’elles auraient dû avoir pour but de développer. Bien plus utiles à cet égard sont les deux ou trois sociétés nautiques existantes à Paris que les trente-trois sociétés de gymnastique qui comptent 3041 membres dans les 20 arrondissements de notre capitale[13] ».

M. de Laprade se demandait, avec un très légitime étonnement, comment il se faisait qu’ayant trouvé les Grecs si bons à imiter dans leur poésie, dans leur sculpture, dans leur philosophie, dans leur politique, nous ayons pris le contrepied de leur système dans ce qu’ils avaient de meilleur : l’éducation physique de la jeunesse. Si, en réduisant à huit les heures de travail, on réserve une heure et demie pour les repas, il restera trois heures et demie pour les récréations et deux heures pour les exercices gymnastiques. Il faut donc remettre les jeux en honneur et en vigueur. Après avoir emprunté l’internat aux jésuites, on a eu le tort de ne pas leur emprunter également son correctif, qu’ils ont eu la sagesse de conserver. Les jeux et exercices du corps tenaient, en effet, une large place dans leurs collèges d’autrefois. Les écoles des jésuites sont presque les seules où les élèves jouent et courent encore comme dans le vieux temps. « Voilà, dit M. Legouvé, l’éducation que je voudrais emprunter aux révérends pères, l’éducation des jambes ».

Malheureusement, on a beau dire aux enfants déjouer, à quoi voulez-vous qu’ils jouent quand vous les lâchez dans des préaux qui seraient trop étroits pour le sixième d’entre eux ? M. Dupanloup rapporte cette parole qui lui fut dite un jour par ses élèves : « Si vous saviez, monsieur le supérieur, comme ça nous ennuie de nous amuser de la sorte ! » Les choses sont pourtant ainsi : on en arrive à imposer un jeu et à donner des pensums, des punitions aux enfants qui n’y prennent pas part ou n’y apportent pas assez d’entrain. Ce qui est, à coup sur, très ingénieux. Alors pour éviter les châtiments immérités, les enfants apprennent l’hypocrisie et font semblant de jouer jusqu’à ce que le surveillant ait de nouveau le dos tourné et qu’ils puissent reprendre la conversation interrompue.

La gymnastique au lycée a lieu pendant les récréations, et, comme il y a beaucoup d’élèves pour le même trapèze, chaque élève ne fait guère plus d’une culbute par jour, moins le jeudi et le dimanche. « Pourquoi donc, demande avec raison M. de Coubertin, le gymnase n’est-il pas toujours ouvert, avec faculté pour les écoliers d’exercer leurs biceps toutes les fois que bon leur semble ? »

En été, il y a la gymnastique des bains froids, qui dure deux mois de l’année : le reste du temps, on ne se lave pas. Un collège a une piscine : c’est le lycée de Vanves, organisé d’ailleurs avec un soin tout spécial. Malheureusement la piscine, n’étant pas couverte, ne sert pas l’hiver. Un simple rapprochement : à Harrow, dit M. de Coubertin, chaque élève (ils sont cinq cents) paye environ 12 francs par an pour l’entretien de la piscine ; ce n’est pas cher.

Pour revenir à l’exercice par excellence, aux jeux, dans les rares occasions où on a vu des collégiens français laissés libres de se grouper pour un jeu quelconque, on a toujours remarqué l’ardeur qu’ils y apportaient.

Ce qui manque donc à nos collégiens ce n’est pas l’entrain, mais un espace suffisant pour prendre leurs ébats. Là est la vraie difficulté : les terrains sont toujours chers dans l’intérieur des villes, mais, ainsi qu’on l’a fait observer, rien n’empêche en province de prendre la campagne elle-même pour jardin. Et pour ce qui est de Paris, l’État pourrait concéder les emplacements nécessaires sur les terrains qui lui appartiennent, et les compagnies de chemin de fer transporteraient à prix réduits les escouades de lycéens[14].


IV. Comme le jeu, le travail manuel a un résultat hygiénique et sert à fortifier la race dans l’individu. En Angleterre, il y a partout des ateliers où les élèves se livrent à divers travaux manuels, de menuiserie, de métallurgie sous la direction d’un habile ouvrier. C’est la réalisation du vœu de Jean-Jacques Rousseau ; mais celui-ci était guidé par je ne sais quel sentiment à la fois poétique et égalitaire en l’exprimant, et les Anglais ont vu tout simplement « le côté pratique de la question, l’avantage qu’il y a à savoir se servir de ses mains pour façonner du bois ou du fer ». Les jeunes Américains qui, dans l’Université d’Ithaca, étudient les hautes mathématiques, la philosophie ou l’histoire, ne rougissent nullement de passer plusieurs heures de la journée dans les ateliers pour y gagner honorablement l’argent nécessaire à l’acquisition de ce savoir qui les conduira plus tard, peut-être, aux fonctions les plus élevées de l’État. Un cinquième des élèves a profité, en 1870, de la facilité qui leur est donnée. Les travaux qu’ils ont exécutés ont été payés par l’Université 15 000 francs, et les professeurs ont pu remarquer que ceux qui s’étaient ainsi livrés à un labeur physique avaient tous, aussi bien que les autres, profité des leçons données dans toutes les classes. Trois heures de travail manuel n’ont nullement nui aux travaux de l’esprit. Chez nous, pour les écoles primaires, la législation a introduit le travail manuel dans les programmes, et les instructions ministérielles ont fait connaître aux instituteurs que l’enseignement nouveau, nettement conçu en dehors de toute visée professionnelle, devait avoir surtout pour objet de donner à l’enfant la dextérité de la main, l’usage élémentaire des outils, raffinement du goût et la connaissance du monde matériel qui l’entoure. « Le travail manuel, a dit Emerson, est l’étude du monde extérieur. » Par travail manuel, dans les écoles, on entend communément l’usage des principaux outils, du fer et du bois. Le véritable but de ce travail, introduit dans l’éducation générale, n’est pas d’enseigner à l’enfant une profession donnée, mais simplement de développer ses facultés intellectuelles, esthétiques et physiques, sa connaissance réelle des choses et son adresse. L’établi du menuisier, l’enclume du forgeron peuvent être employés à cette éducation, sans qu’il s’agisse pour cela de faire un menuisier ou un forgeron. Leur effet doit être surtout de familiariser l’élève avec les propriétés du bois et du fer, d’habituer son œil et sa main à travailler de concert, de l’accoutumer aux mesures exactes, enfin de lui apprendre à exécuter avec goiit, au moyen de ses outils, un objet dont on ne lui fournit que l’image dessinée. La discipline de l’atelier doit en ce sens être considérée comme complémentaire de celle de la classe de dessin ; elles sont inséparables ; l’une donne la connaissance de la forme, l’autre celle de la substance.

Tenir pour démontré que le meilleur enseignement est celui qu’on puise dans les livres, c’est ce que Spencer nomme un préjugé du moyen âge.

À vrai dire, tout jeu est lui-même un travail quand on veut arriver à y réussir. Le jeu est le premier travail des petits enfants. Il permet déjà de juger leur caractère, de le développer dans le sens de la persévérance et de l’énergie active. L’idéal, c’est la fusion la plus fréquente possible du jeu et du travail, des récréations et des enseignements.

Les vacances doivent être employées aux exercices du corps, à la marche, surtout dans les montagnes, où l’air est plus pur. « C’est au milieu d’elles, dit Tyndall, que chaque année je viens renouveler mon bail avec la vie et rétablir l’équilibre entre l’esprit et le corps, équilibre que l’excitation purement intellectuelle de Londres est surtout propre à détruire ». En vue de distraire et d’occuper d’une façon intelligente les jeunes gens pendant les deux mois de vacances, le Club alpin français a organisé des caravanes scolaires, dont le but est ainsi déterminé : « Réunir quelques jeunes gens du même âge, les transporter dans les montagnes, en face des grands spectacles de la nature ; les préparer par des marches en commun, le sac au dos, le bâton terré à la main, aux épreuves du volontariat d’un an, et même aux fatigues de la guerre ; leur assurer le long du voyage la surveillance bienveillante d’un chef expérimenté, (les leçons de physique, de géologie et de botanique, données en plein air, sous le ciel bleu, pendant les haltes ; distraire l’esprit, sans cesser de l’instruire ; élever l’âme en fortifiant le corps ». Beaucoup de grands établissements sont aujourd’hui entrés dans cette voie et ont institué des voyages pendant les grandes et les petites vacances. Il y a là, outre une excellente application de l’hygiène, une idée morale et patriotique. Malheureusement ces voyages, qui nécessitent des dépenses assez élevées, ne sont pas à la portée de toutes les bourses. Aussi M. Cottinet a-t-il imaginé de conduire les enfants pendant un mois soit à la campagne, soit aux bords de la mer, sans qu’il en coûte rien à leurs parents, grâce aux souscriptions volontaires. Or, dit-il, l’expérience l’a démontré : ce simple mois de campagne constitue pour eux une cure héroïque. « Et l’on a pu constater ces deux choses d’une éloquence égale : avant leur départ pour la campagne, le poids de ces enfants, la circonférence de leur poitrine, sont fort au-dessous, lamentablement au-dessous de la moyenne assignée à leur âge ; à leur retour, la proportion s’est renversée : ils ont gagné de cinq à dix, à vingt fois l’accroissement normal ! »

L’instituteur qui dirigeait la colonie de garçons installée à Bussang a introduit un perfectionnement au contrôle hygiénique des résultats obtenus. C’est un état individuel de la condition physique de chaque enfant. Cet état a pour base, avant le départ, les déclarations des parents et du directeur de l’école, en même temps qu’un examen approfondi. Il est complété au retour par la comparaison des résultats acquis. Si les médecins attachés à nos écoles primaires adoptaient, en la généralisant, cette méthode, s’ils établissaient pour chaque enfant une feuille d’état sanitaire, qu’ils reviseraient une fois par mois ou par trimestre, un grand progrès serait accompli. On se rendrait compte de ce que les enfants gagnent en force et en santé, ces deux richesses premières pour l’individu et pour la race.

Il est d’autant plus urgent de réorganiser l’éducation physique en France que la force corporelle baisse dans notre race. L’hérédité finira, si on n’y met ordre, par amener une dégénérescence progressive, et notre intelligence, loin d’y gagner, y perdra. Nous avons la superstition de l’instruction intellectuelle, étant un peuple intellectualiste ; il faut nous en guérir, nous persuader qu’un homme robuste et fécond est plus important pour la race qu’un homme qui a meublé sa mémoire d’une foule de connaissances dont la plupart sont inutiles.


VI. À la question de l’hérédité et de l’éducation se rattache celle de la fécondité physique et de la natalité, en tant que soumise à la volonté de l’homme, à ses croyances, à ses idées, à ses intérêts apparents ou réels. Cette question est capitale pour la race française. Nous l’avons déjà traitée ailleurs, et nous devons répéter ici combien il importe de bien comprendre le danger qui nous menace.

Au dernier recensement fait en Allemagne, en décembre 1885, la population du nouvel empire atteignait le total de 46 855 704 habitants. En 1870, le nombre d’individus présents sur le même territoire n’était que de 40 816 249. Si l’on tient compte du chiffre de l’émigration pour les pays d’outre-mer et de l’excédent de naissances, l’accroissement effectif atteint le nombre de 535 444. D’une année à l’autre, la population de l’empire allemand augmente ainsi de plus d’un demi-million d’habitants. Supposons que ce mouvement continue, avec l’accroissement proportionnel de la période décennale de 1871 à 1880, il faudra à peine soixante ans pour élever au double la population actuelle de l’Allemagne. Après les guerres du premier empire, en 1816, les pays de la Confédération germanique qui font partie de l’Allemagne unifiée d’aujourd’hui comptaient ensemble 24 millions d’habitants. Ils pourront en avoir 170 millions vers la fin du siècle prochain, avec une densité de 315 individus par kilomètre, contre 84 en 1880, sans agrandissement territorial. Comparé aux progrès de l’empire allemand, le mouvement de la population, en France, reste à peu près stationnaire, atteignant à peine le total de 37 321 186 individus lors du recensement de 1881 contre 32 569 223 en 1831. Il a accusé une augmentation annuelle de 0,2 pour 100 seulement dans l’intervalle des deux derniers relevés quinquennaux, c’est-à-dire de six à sept fois inférieure à l’accroissement numérique des Allem.ands. Fait grave, digne de fixer l’attention non seulement des statisticiens, mais surtout des hommes d’État soucieux de l’avenir, car cesser d’avancer, pour une nation, c’est demeurer en arrière, et laisser passer la prépondérance politique aux mains de races plus vigoureuses.

M. Myers, en examinant nos chapitres relatifs à la population dans l’Irréligion de l’Avenir, attribue « au pessimisme français moderne », l’influence déprimante sur la natalité en France. Nous ne comprenons pas bien l’inlluence stérilisante que l’on attribue ainsi au pessimisme. Nous nous demandons si le pessimisme, une fois généralisé dans un peuple, peut à lui seul amener l’infécondité. Les Chinois, les Japonais, sont bercés dès l’enfance de cette idée que toute existence est néant ; en outre, ils n’ont pas de doctrine arrêtée sur l’immortalité personnelle ; la religion bouddhiste est, sur ce point, plus négative que positive : ils n’en pullulent pas moins. C’est qu’ils ont le culte de la famille comme les anciens Juifs, qui ne croyaient guère, eux aussi, à l’immortalité[15]. Dans ce problème, ce qui doit surtout nous intéresser, c’est l’esprit des masses, principalement des paysans, qui seuls peuplent ou dépeuplent un pays.

Or, le paysan français est tout le contraire d’un pessimiste : il excelle à prendre, comme il dit, la vie du bon côté. D’ailleurs, la majorité de la nation française a gardé un fonds de spiritualisme, et si le paysan a bien souvent rejeté les dogmes religieux, il n’en reste pas moins respectueux à l’égard du grand problème de la mort : le plus incrédule, dans son langage simple, vous dira qu’enterrer un homme ou un chien, ce n’est pas la même chose ; la mort, pour lui, doit s’accompagner de paroles d’espérance ; de là, à ses yeux, l’utilité du prêtre. Et cet état de choses ne date pas d’aujourd’hui. Mais il est vrai de dire que ces principes, respect de la mort et croyance hésitante dans l’immortahté, mis en regard du véritable défaut du paysan français, qui est d’être un calculateur très réfléchi — de plus en plus réfléchi — ne suffisent pas à le faire passer à cette conséquence pratique, peut-être un peu inattendue, et bien difficile à y rattacher : croissez et multipliez. Du moment que les mobiles économiques et sociaux se trouvent placés en première ligne, la question de la fécondité devient avant tout un objet de réformes économiques et sociales, une affaire d’éducation morale, et publique aussi.

Il est essentiel, dans l’éducation publique, non pas de traiter ouvertement la question de l’infécondité volontaire, mais de montrer les avantages d’une population nombreuse, et pour la race, et pour la patrie, et pour la famille. Les chiffres que nous venons de transcrire sur la population allemande sont à eux seuls assez éloquents. Il y a des préjugés économiques, moraux et sociaux à dissiper en France, — et les économistes n’ont pas eu une petite part dans la diffusion de ces préjugés. Il n’est pas difficile, dans les écoles primaires et les lycées, en enseignant la géographie et l’économie politique, d’insister sur l’élément de puissance, de richesse intellectuelle, de sélection sociale, qu’apporte aux États une population considérable. Des conférences faites aux soldats, aux ouvriers, aux paysans, peuvent aussi montrer les avantages de la population nombreuse ; il n’y a pas besoin pour cela d’entrer dans des détails capables d’effaroucher les oreilles pudiques. Il importe seulement d’habituer tous les esprits à considérer l’avenir de la nation et de la race.



  1. Ce systême existait aussi en France autrefois. « Je suis né, dit M. Renan, dans une petite ville de la Basse-Bretagne, où se trouvait un collège tenu par de respectables eccclésiastiques qui enseignaient fort bien le latin. Il s’exhalait de cette maison un parfum de vétusté qui, quand j’y pense, m’enchante encore : on se fût cru transporté au temps de Rollin ou des solitaires de Port-Royal. Ce collège donnait l’éducation à toute la jeunesse de la petite ville et des campagnes dans un rayon de six ou huit lieues à la ronde. Il comptait très peu d’internes. Les jeunes gens, quand ils n’avaient pas leurs parents dans la ville, demeuraient chez les habitants, dont plusieurs trouvaient, dans l’exercice de cette hospitalité, de petits bénéfices ; les parents, en venant le mercredi au marché, apportaient à leurs enfants les provisions de la semaine ; les chambrées faisaient le ménage en commun avec beaucoup de cordialité, de gaieté et d’économie. Ce système était celui du moyen âge. C’est encore celui de l’Angleterre et de l’Allemagne, pays si avancés pour tout ce qui touche aux questions d’éducation. »
  2. a et b Voir Réforme de l’Enseignement secondaire, pages 243 et 239.
  3. Ainsi, quand le temps était incertain et la campagne impossible, on devait aller, selon lui, au musée du Louvre. Tantôt on se faisait accompagner par un professeur de dessin, le plus souvent par un professeur d’histoire ou de belles-lettres.

    « Un autre jour, nous aurions visité Cluny, la Monnaie, l’école des Beaux-Arts. Un professeur d’histoire nous aurait conduits à la Bibliothèque nationale, pour y admirer les livres, les manuscrits, les médailles, les estampes, et le palais lui-même, tout rempli de l’histoire de Mazarin. Rien qu’en longeant les rues, dans une ville qui a été le principal théâtre de l’histoire de la France, il y a toujours quelque chose à enseigner. Notre-Dame, au cœur de la cité, est pleine d’enseignements. À elle seule, elle raconte la moitié de l’histoire de France. C’est là que Henri IV alla entendre le Te Deum aussitôt après son entrée dans Paris ; et c’est là aussi qu’après l’abjuration de Gobel fut inauguré le culte de la déesse Raison. Dans cette place de l’Hôtel-de-Ville, ou plutôt dans un recoin de cette place, car nos pères aimaient à s’entasser, on a pendu, écartelé, roué, tourmenté, brillé. On y a fait force feux de joie. On a crié Vive le Roi à tous les rois de France, et Vive la Republique à tous les gouvernements provisoires ; jusqu’à ce qu’enfin, en un jour de honte éternelle, on ait transformé en ruine sinistre le palais de la Ville de Paris. En remontant la rue Saint-Antoine, on ne trouve rien de l’hôtel Saint-Paul, rien même de la Bastille. Etiam periere ruinæ. Nous aurions évoqué autour de l’hôtel de Rambouillet, les ombres du grand Corneille, de Chapelain et de Voiture. Nous aurions visité la chambre où mourut Voltaire, la rue habitée par J. J. Rousseau, celle où naquit Molière, la place où son corps fut porté quand on ne savait pas si on obtiendrait un coin de terre pour y déposer sa dépouille. Cette ville éternellemeni agitée laisse tout détruire, tantôt par le temps, tantôt par les émeutiers, tantôt aux frais de ses édiles ; elle ne prodigue ni les statues ni les inscriptions : raison de plus pour chercher pieusement les traces de l’histoire, campos ubi Troja. Même pour comprendre l’histoire de la Révolution, il faut s’être rendu compte des transformations de Paris. Si l’on ignore qu’il y avait tout un quartier, des théâtres, des palais, un marché, l’hôtel des pages, deux casernes entre le Louvre et les Tuileries, on ne peut pas s’expliquer la scène du 10 août. Combien y a-t-il de Parisiens qui sachent où siégeait la Convention ? où était la salle des Feuillants ? celle des Jacobins ? Les étudiants en médecine qui visitent le musée Dupuytren, ne savent pas toujours qu’ils sont dans le club des Cordeliers. Cet obélisque, entre les Champs-Élysées et les Tuileries, est-il là pour cacher la place de l’échafaud révolutionnaire, ou pour la marquer ?

  4. Voir Spencer, de l’Éducation, 3e partie.
  5. Voir Spencer, de l’Éducation, 3e partie.
  6. Le surmenage peut exister dans les villes, mais non dans les écoles rurales. Les enfants font trop peu de devoirs à la maison, manquent trop souvent l’école, pour éprouver la fatigue cérébrale. Les dangers qui existent réellement dans l’école du village ne proviennent pas de la surcharge d’esprit, mais bien du séjour dans une atmosphère nécessairement viciée. Voilà la plaie. Voici le remède : obliger les communes arriérées et récalcitrantes à se procurer des locaux scolaires suffisamment vastes et munis d’un bon mobilier. D’autre part, voici quelques règles à suivre pour ne pas fatiguer les enfants dans les écoles primaires : « Règles formulées par la Société d’hygiène de Genève (Revue pédagogique du 15 mars) : On doit attribuer les premières heures de la matinée aux branches qui nécessitent le plus d’effort intellectuel. Les leçons doivent être interrompues toutes les heures par une récréation permettant à l’élève de se livrer à un exercice corporel ». En France, le règlement ne permet pas une récréation à toutes les heures ; mais on peut faire faire quelques mouvements de bras, les élèves étant debout à leur place. « En général, le maître doit suspendre son enseignement dès qu’il surprend des signes de fatigue ou d’agitation dans son auditoire et lui accorder un repos surplace de quelques instants. Chaque leçon doit être donnée de telle sorte que l’enfant soit alternativement actif ou passif, c’est-à-dire qu’il soit mis en demeure de parler, d’écouter et d’appliquer l’enseignement donné. On évitera les travaux écrits prolongés. Il ne doit être donné à apprendre que des choses bien comprises. Les devoirs à domicile doivent être très limités. Ils seront proportionnés à l’âge de l’enfant ; ils devront pouvoir être faits avec goût et plaisir, et satisfaire aux exigences de la qualité plutôt qu’à celle de la quantité. Le pensum doit, en général, être prohibé et doit, dans tous les cas, faire appel à l’intelligence de l’enfant ».

    L’Académie de médecine avait nommé une commission chargée de chercher un remède au surmenage intellectuel. Cette commission a rédigé un rapport : en voici, les dispositions principales concernant l’enseignement primaire. La durée quotidienne du travail intellectuel, proportionnée à l’âge des enfants, sera de trois à huit heures. La durée des classes sera au plus de vingt à trente minutes pour les enfants ; les programmes devront être réduits proportionnellement à la durée des classes et des études ; les examens sont actuellement trop généraux, trop encyclopédiques, il faut leur substituer des examens partiels et fréquents, limitant l’effort et permettant à l’intelligence de s’assimiler les connaissances qu’on lui offre. Il est nécessaire d’accorder, selon l’âge, de six à dix heures par jour aux exercices physiques (jeux, promenades, manœuvres militaires, etc.)

  7. Si à l’École centrale des arts et manufactures, les élèves ne travaillent que sept heures, ils ont à travailler chez eux quatre ou cinq heures, voire davantage. Àl’École polytechnique, les cours et les études durent onze heures et demie, et pendant les récréations les élèves laborieux travaillent à le bibliothèque. Dans les lycées de jeunes filles, dans les classes d’institutrices, le travail est également excessif.

    Lorsque, malgré une instruction réelle, on voit des 25 à 30,000 jeunes gens et jeunes filles, sans fortune, ne pouvoir trouver d’emplois, on regrette qu’avec cette instruction on ne leur ait pas appris un métier, une profession manuelle qui, tout en prévenant le surmenage et la sédentarité scolaires, aurait pu éventuellement les mettre à l’abri du besoin. « Puisque, dit M. Lagneau, l’instruction militaire est, ainsi que l’instruction scolaire, pour tous obligatoire, il appartient aux ministres de la guerre et de l’instruction publique de s’entendre pour que la gymnastique, l’escrime, la natation, l’équitation, les marches, le maniement des armes, les manœuvres militaires, venant prendre place entre les travaux intellectuels des classes et des études, préviennent le surmenage et la sédentarité scolaires, concourent, ainsi que les sciences et les lettres, à l’obtention des diplômes et certificats d’études, et permettent de restreindre la durée du service à l’armée. Mais il faut aussi qu’une loi analogue à celle du 19 mai 1874, s’opposant au travail manuel excessif des enfants dans les manufactures, vienne également s’opposer au travail intellectuel excessif de nos enfants, de nos jeunes gens dans les établissements d’enseignement ».

  8. Voir M. Burdeau, l’École Monge.
  9. Par chaque classe de deux heures, il y a en moyenne trente-cinq minutes, sinon quarante de perdues. De plus, on soumet au même régime le gamin de onze ans et l’adolescent de dix-huit. On abuse des devoirs dans les basses classes et des leçons pour remplir les journées de l’enfant. L’étude du soir commence à cinq heures pour finir à sept heures et demie ou à huit heures moins le quart. Deux heures et demie, tout entières, en tête à tête avec un thème, une version ou un problème de mathématiques.
  10. On n’y joue plus, du moins à partir de la troisième ; on circule autour d’une triste cour, généralement sans arbres, de droite à gauche, dit le docteur Gauthier, et non de gauche à droite, dans certains lycées où le mouvement giratoire sinistrorsum est considéré comme subversif. On n’y chante plus ; les cris sont séditieux ou du moins mal tolérés ; ils fatiguent les oreilles des maîtres et du proviseur. On ne connaît plus ni le jeu de balle, ni celui de boule, ni celui de corde, de saute-mouton, de palet, de Tours, des barres, etc. On marche, on tourne dans ces cages étroites qu’on appelle des cours ; « on se blottit dans les encoignures, s’il fait froid ou s’il pleut : on cause de cette causerie parfois malicieuse et suspecte à laquelle les établissements religieux préfèrent à bon droit les exercices violents auxquels prennent part les maîtres eux-mêmes. » De plus, ces récréations durent en tout deux heures cinquante minutes pour les petits, une heure cinquante minutes seulement pour les grands.
  11. Dubois-Reymond, l’Exercice.
  12. Voir Cambon, De France en Allemagne.
  13. L’Éducation en Angleterre.
  14. Depuis que ce livre a été écrit, M. Philippe Daryl a publié un livre excellent sur la Renaissance physique et les jeux, et une société s’est formée pour l’éducation physique de la jeunesse. Le ministère a nommé des commissions chargées d’étudier le problème.
  15. Y a-t-il même un « pessimisme français moderne » ? Je ne sais s’il ne vaudrait pas mieux dire : Modem pessimism in France. Sans doute le pessimisme s’est trouvé pendant un certain temps et se trouve encore à la mode dans les salons de Paris, où bon nombre de blasés et de surmenés s’affublent avec plaisir de ce nom grave. Mais pas un philosophe français depuis MM. Taine, Renouvier, Ravaisson, jusqu’à MM. Fouillée et Ribot, n’a défendu le pessimisme. Un romancier, un génie puissant, mais aux tendances sombres et souvent obscènes, M. Zola, s’est attaché à évoquer dans ses livres des images plus ou moins horribles, mais c’est là un cas particulier et une affaire de tempérament artistique plutôt que de doctrine philosophique. Vous me nommerez sans doute M. Renan, mais cet admirable écrivain, s’il a eu ses jours de pessimisme, paraît maintenant converti à l’optimisme. Peut-être, dans ses heures d’épanchement, nous dirait-il que la vérité doit être entre les deux et qu’il n’est pas mauvais de soutenir successivement les deux thèses. En poésie, notre plus grand nom, celui de Victor Hugo, n’est rien moins que celui d’un pessimiste ou même d’un douteur : il a toujours lutté de toutes ses forces contre les idées de négation. Il n’en est peut-être pas ainsi des grands poètes anglais Byron et Shelley, de Henri Heine en Allemagne, de Léopardi en Italie. On citera chez nous des poetæ minores : madame Ackermann, Baudelaire et Richepin. Mais madame Ackermann, qui a écrit quelques vers pessimistes très bien frappés, quoique un peu déclamatoires, et Baudelaire — un véritable détraqué, celui-là — n’ont été goûtés que dans un cercle restreint. Quant à M. Richepin, comment pi’endre au sérieux cet habile versificateur et rhéteur ? On le lit comme on va regarder un jongleur plein d’adresse. Son pessimisme n’est qu’une « matière » à vers français, comme les matières à vers latins du lycée et de l’École normale.