Éducation et Hérédité/08

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Germer Baillière et Cie (p. 207-211).


CHAPITRE VIII


L’ÉDUCATION ET L’ASSOLEMENT
DANS LA CULTURE INTELLECTUELLE




Danger de la prolongation d’une race dans la même condition sociale, surtout dans les conditions élevées. — Nécessité du changement d’occupations et de milieux. En quoi les supériorités intellectuelles peuvent être dangereuses pour une race. — Règle de l’assolement dans la culture intellectuelle. — Le choix des professions.


La prolongation d’une race dans une même condition sociale est généralement fatale pour la vie de cette race. En effet, toute condition sociale renferme une part de conventionnel, et si l’ensemble des conventions est contraire en un seul point au développement sain de la vie, fût-il favorable sur tous les autres, cette action nuisible, multipliée par le temps, déséquilibrera la race d’une manière d’autant plus sûre qu’elle se sera mieux accommodée à ce milieu artificiel. L’issue sera la folie ou l’extinction de la race. Donc, à moins de rencontrer un milieu social hygiéniquement parfait de tous points, il n’y a de ressource pour la vitalité d’une race que dans le changement des milieux, qui corrige telle influence mauvaise par des influences en sens contraire. Le progrès des voies de communication, en facilitant pour ainsi dire la combustion et le tirage dans les grands foyers sociaux, ne fait que rendre le danger plus pressant. Un des résultats est l’effroyable accroissement de la folie dans les villes : 530 pour 100 de la tuberculose-méningée. Londres, sous ce rapport, dépasse la moyenne de l’Angleterre de 39 pour 100. De même, les suicides vont chaque jour s’accentuant : les suicides de Paris sont le septième des suicides de toute la France, et ceux du département de la Seine, le dixième. — Excès de la lutte pour l’existence, travail dans les ateliers malsains, alcoolisme, débauche rendue facile, contagion nerveuse, atmosphère immonde : tels sont les périls. La vie de l’organisme social, comme celle de tous les autres organismes, se maintient par la combustion ; mais ce qui se brûle aux foyers les plus actifs de la vie, ce ne sont pas des matériaux étrangers, ce sont les cellules vivantes elles-mêmes. L’ordre social actuel crée d’une part des oisifs, de l’autre des surmenés et donne pour idéal aux surmenés l’état des oisifs. État pourtant peu enviable. Ne rien faire, cela mène à tout désirer sans avoir la force de rien accomplir ; de là l’immoralité fondamentale des oisifs, — c’est-à-dire de toute une classe de la société. Le meilleur moyen de limiter et de régler la passion, c’est l’action continue ; et en même temps c’est le moyen de la satisfaire dans ce qu’elle a de raisonnable et de conforme aux lois sociales.

Ce ne peut être la supériorité intellectuelle en elle-même qui est dangereuse pour une race, car elle lui crée au contraire un avantage dans la sélection naturelle. Le danger n’est dans aucune supériorité, quelle qu’elle soit, mais dans les tentations de toutes sortes qu’amènent avec elles les supériorités. La tentation à laquelle il est le plus difficile de résister dans notre société moderne, c’est celle d’exploiter entièrement son talent, d’en tirer tout le profit pratique, de le transformer en la plus grande somme d’argent et d’honneur qu’il puisse donner. C’est cette exploitation sans mesure des supériorités qui les rend périlleuses. La chose est si incontestable, qu’on en peut voir une vérification jusque dans les formes mômes de supériorité qui semblent le gage le plus sûr de la survivance : celles de la force physique et de la force musculaire. Si un homme est d’une force assez remarquable pour songer à en tirer parti et qu’il se fasse athlète, par exemple, il diminue beaucoup les chances d’existence pour lui-même, et conséquemment pour sa race. Pourtant la force physique se confond, dans une certaine mesure, avec les conditions mômes de la vie ; mais vouloir exploiter les conditions de la vie, c’est les altérer. Le meilleur principe de toute hygiène morale serait donc d’engager l’individu à s’épargner soi-même, à ne pas considérer chez lui ou chez ses enfants un talent quelconque comme une poule aux œufs d’or qu’il faut tuer, à regarder enfin la vie comme devant être non exploitée, mais conservée, augmentée et propagée.

La conséquence de ce principe d’épargne physiologique en éducation, c’est l’art de mesurer et de diriger la culture, surtout la culture intellectuelle, de ne pas la rendre trop intensive, trop limitée à un seul point de l’intelligence, mais d’en proportionner toujours l’extension à l’intensité. Un principe non moins important doit être l’alternance des cultures elles-mêmes dans la race. L’assolement en éducation devrait être une règle aussi élémentaire qu’en agriculture, car il est absolument impossible de cultiver toujours avec succès telle plante dans la même terre, ou telle aptitude dans la même race. Il viendra un jour, peut-être, où on distinguera les occupations susceptibles d’épuiser ou d’améliorer une race, comme on distingue en agriculture les plantes épuisantes ou améliorantes du sol. L’occupation saine par excellence, c’est bien évidemment celle de laboureur ou de propriétaire campagnard, et le moyen de conserver une suite de générations robustes et brillantes tout ensemble, ce serait de faire alterner pour elles le séjour des villes et celui des champs, de les faire se retremper dans la vie végétative du paysan, toutes les fois qu’elles se seraient dépensées dans la vie intellectuelle et nerveuse des habitants des villes. Cet idéal, dont nous sommes loin dans notre pays, serait facilement réalisable, car nous le voyons réalisé le plus souvent en Angleterre, où l’importance de la propriété territoriale, où les habitudes d’une vie un peu plus sauvage que la nôtre font que l’aristocratie et la bourgeoisie anglaises passent la plus grande partie de leur existence séculaire dans des manoirs ou des cottages, livrées à ces occupations de la campagne qui sont une détente de tout l’organisme.

Sans vouloir tracer la moindre ligne de conduite à suivre dans des conjonctures aussi complexes que le choix d’une profession, nous croyons que c’est un devoir pour l’éducateur de ne jamais presser le fils de suivre la profession du père, toutes les fois du moins que cette profession, comme celle d’artiste, d’homme politique, de savant, ou simplement d’ « homme occupé », d’ « homme distingué », a exigé une dépense nerveuse trop considérable. Rien de plus naïf, pour qui regarde de haut, que la peur de l’obscurité, la peur de ne pas être « quelqu’un ». Les qualités réelles d’une race ne se perdent pas pour n’être pas mises au jour immédiatement ; elles s’accumulent plutôt, et le génie ne sort guère que des tire-lires où les pauvres ont amassé jour à jour le talent sansle dépenser en folies. Ce n’est pas sans quelque raison que les Chinois décorent et anoblissent les pères au lieu des fils : les fils célèbres sont des enfants prodigues, et le capital qu’ils dépensent ne vient pas d’eux. La nature acquiert ses plus grandes richesses en dormant. Aujourd’hui, dans notre impatience, nous ne savons plus dormir : nous voulons voir les générations toujours éveillées, toujours en effort. Le seul moyen, encore une fois, de permettre cet effort sans repos, cette dépense constante, c’est de la varier sans cesse : il faut se résigner à ce que nos fils soient autres que nous, ou à ce qu’ils ne soient pas.

Le but de toute réforme sociale et pédagogique ne doit pas être de diminuer dans la société humaine l’effort, condition essentielle de tout progrès, mais au contraire d’augmenter l’effort productif par une meilleure organisation et distribution des forces, comme on augmente souvent la quantité de travail produit dans une journée en ramenant de douze à dix les heures de travail. Pour cela, la première chose à faire est de placer l’humanité et surtout les enfants dans de meilleures conditions hygiéniques, — assainissement des maisons, des lieux de travail, diminution du travail et de l’étude, etc. ; deuxièmement, il faut substituer pendant un certain temps, chez les masses, un travail intellectuel bien dirigé au travail matériel ; chez les classes aisées, on doit au contraire compenser par un minimun de travail matériel la déséquilibration qu’entraîne soit le travail exclusivement intellectuel, soit l’oisiveté. Malheureusement, de nos jours, l’augmentation de la prévoyance sociale se produit surtout dans la sphère économique ; or la prévoyance économique est souvent en opposition avec la prévoyance vraiment sociale et hygiénique. Amasser un capital d’argent, et même d’honneurs, est souvent tout le contraire d’amasser la santé et la force pour sa race. Voici un jeune homme pauvre, il attend pour se marier que sa position sociale soit suffisamment élevée, il se surcharge de travail, (examens, préparation aux écoles du gouvernement, etc.). Il se marie déjà âgé, avec un système nerveux surmené, dans les conditions les plus propres à la dégénérescence de sa race. De plus, en vertu de la prévoyance économique qui l’a guidé jusque-là, il restreindra le nombre de ses enfants ; autre chance de dégénérescence, les premiers nés étant loin d’être en moyenne les mieux doués. La conclusion, c’est qu’il y a souvent antinomie entre la prévoyance économique, qui a deux termes, — épargner l’argent à outrance, dépenser ses forces à outrance, — et la prévoyance hygiénique ou morale, qui consiste à épargner sa santé et à ne dépenser ses forces que dans la mesure où la dépense, rapidement réparable, constitue un exercice au lieu d’un épuisement.

D’après ce qui précède, l’accroissement trop rapide de l’épargne, qui représente une quantité de travail physique rendue inutile, est toujours dangereux chez un peuple, lorsqu’il ne s’est pas produit un accroissement proportionnel de la capacité intellectuelle et morale, qui permette d’emplover d’une autre manière la force physique mise en liberté par l’épargne. Toute épargne économique peut être une occasion de gaspillage moral. Le vrai progrès consiste dans la transformation méthodique du travail physique en travail intellectuel bien réglée non dans la cessation ou la diminution du travail. L’idéal social consisterait dans une production absolue, croissante, grâce à l’assolement bien entendu, tandis que l’idéal purement économique n’est que la diminution de la nécessité de produire, qui amène le plus souvent une diminution de fait dans la production. Il s’agit de substituer aux nécessités externes (faim et misère) qui ont forcé jusqu’ici l’homme à un travail parfois démesuré, une série de nécessités internes, de besoins intellectuels et moraux, correspondant à des capacités nouvelles, qui le pousseront à un travail régulier, proportionné à ses forces. Ce serait la transformation de l’effort physique et de la tension musculaire en tension nerveuse et en attention, mais en attention réglée, variée, s’appliquant à des objets divers avec des intervalles de repos.