Éducation et Hérédité/09

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Germer Baillière et Cie (p. 213-223).


CHAPITRE IX


LE BUT DE L’ÉVOLUTION ET DE L’ÉDUCATION
EST-IL L’AUTOMATISME DE L’HÉRÉDITÉ OU LA CONSCIENCE





Quelques partisans de révolution, outrant les thèses de MM. Maudsley et Ribot et de Spencer lui-même, arrivent à cette conclusion que le degré le plus élevé de perfection pour l’homme, conséquemment le type le plus accompli d’idéal moral et le terme de l’éducation, ce serait un état complet d’automatisme, où les actes intellectuels et les sentiments les plus compliqués seraient également réduits à de purs réflexes. « Tout fait de conscience, a-t-on dit, toute pensée, tout sentiment suppose une imperfection, un retard, un arrêt, un défaut d’organisation ; si donc nous prenons, pour former le type de l’homme idéal, cette qualité que toutes les autres supposent et qui ne suppose pas les autres, l’organisation, et si nous l’élevons par la pensée au plus haut degré possible, notre idéal de l’homme est un automate inconscient, merveilleusement compliqué et unifiée[1]. » Cette théorie de l’idéal humain repose, selon nous, sur des conceptions inexactes du monde et de l’esprit.

L’automatisme inconscient ne pourrait être que l’organisation parfaite des expériences ou perceptions passées ; mais ces perceptions passées ne peuvent, dans l’individu et dans la race, coïncider entièrement avec les perceptions à venir que si on suppose l’homme placé éternellement dans un milieu identique, c’est-à-dire le monde arrêté dans son évolution. Or, un tel arrêt n’est ni admissible scientifiquement ni pratiquement souhaitable ; il n’offre aucun des caractères de l’idéal. L’idéal pour l’homme n’est donc pas l’adaptation une fois pour toutes au milieu, adaptation qui aboutirait en effet à l’automatisme et à l’inconscience ; c’est une facilité croissante à se réadapter aux changements du milieu, une flexibilité, une éducabilité qui n’est autre chose qu’une intelligence et une conscience toujours plus parfaites. Si, en effet, s’adapter aux choses est œuvre d’habitude inconsciente, s’y réadapter sans cesse est la caractéristique de l’intelligence consciente et de la volonté, l’œuvre même de l’éducation. La conscience n’est pas purement et simplement un acte rétlexe arrêté, comme les psychologues contemporains la définissent si souvent ; c’est un acte réflexe corrigé, remis en rapport avec les changements du milieu, plutôt remonté qu’arrêté. Et l’idéal n’est pas de supprimer cette réadaptation au milieu, mais de la rendre continue par la prévision consciente des changements que doit amener la double évolution de l’homme et du monde. Cette prévision consciente supprimera les chocs, les surprises, les douleurs, non pas en augmentant la part de l’automatisme, mais en augmentant celle de l’intelligence : l’intelligence seule peut nous préparer pour l’avenir, nous adapter à l’inconnu partiel du temps et de l’espace. Cet inconnu, quoique non présent encore à nous, est préfiguré par des idées, par des sentiments ; de là un milieu moral et intellectuel, un milieu conscient auquel nous ne pouvons pas échapper, et qui nous garantira toujours contre l’automatisme.

Il est très superficiel de croire que la science et l’éducation scientifique tendent à l’automatisme parce qu’elles se servent de la mémoire pour y emmagasiner et y organiser les faits, et que d’autre part la mémoire, étant automatique, aboutit au souvenir inconscient, à l’habitude ; en d’autres termes à l’acte réflexe. La science aurait ainsi pour idéal la routine, conséquemment son contraire même. On oublie que la science n’est pas constituée seulement par le savoir acquis, mais par la manière dont on emploie ce savoir pour connaître toujours davantage et aboutir à des actions nouvelles. Le progrès augmente constamment le nombre des machines, des instruments sous la main de l’homme, et parmi ces instruments, le premier de tous est le savoir organisé en habitude, l’instruction. Mais la possession de machines toujours plus compliquées ne tend nullement à transformer l’homme en machine ; au contraire, plus s’accroît le nombre de nos instruments externes ou internes, plus monte en nous la masse de nos perceptions inconscientes et du savoir emmagasiné, plus augmente aussi notre puissance d’attention volontaire : notre puissance et notre conscience se développent simultanément. Il serait naïf de croire que la part de l’inconscient soit plus forte chez un savant que chez un paysan, par exemple ; chez le savant, l’inconscient est sans doute beaucoup plus compliqué, il offre, comme son cerveau, des circonvolutions et des sinuosités sans nombre, mais la conscience est aussi développée dans des proportions plus fortes. Il est étrange, en somme, d’avoir à démontrer que l’ignorance seule est routine, et non pas la science. Comme la sphère du savoir, en s’accroissant, augmente toujours les points de contact avec l’inconnu, il s’ensuit que toute adaptation de l’intelligence au connu ne fait que lui rendre plus facile et plus nécessaire une réadaptation à une autre connaissance plus étendue. Savoir, c’est être entraîné tout ensemble à apprendre davantage et à pouvoir davantage. C’est pour cela d’ailleurs que la curiosité augmente avec la science et l’instruction : l’homme inférieur n’est pas curieux dans le vrai sens du mot, curieux d’idées nouvelles, de généralisations plus hautes. Ce qui sauvera la science, c’est ce qui l’a constituée et la constituera encore, la curiosité éternelle. Et quoique la science tende à se servir toujours davantage de l’habitude et de l’acte réflexe, à élargir ses bases dans l’inconscient comme on élargit toujours les fondations d’un haut édifice, on peut affirmer qu’elle est la conscience toujours plus lumineuse du genre humain, que le savoir pratique et le pouvoir pratique de l’homme auront toujours pour mesure sa puissance de réflexion intérieure.

M. Ribot déclare que notre pédagogie est tout entière fondée sur une immense erreur, parce qu’elle espère le relèvement du pays d’une meilleure organisation de l’enseignement. L’action ne dépend pas, ajoute-t-il, de l’intelligence, mais du vouloir et du sentiment, et l’instruction n’a de prise ni sur l’un ni sur l’autre. M. Fouillée, au contraire, attribue aux idées une force, et croit que toute idée qui répond à un sentiment tend à quelque action. De même, selon M. Espinas, lorsque la volonté et les émotions sont, chez un peuple, atteintes de maladies irrémédiables, liées elles-mêmes à l’usure organique ou à quelque altération profonde du tempérament, dans ce cas il est sans doute chimérique d’espérer que le salut viendra des connaissances enseignées dans les écoles ; mais, tant qu’il reste quelque espoir (et nul n’a le droit de désespérer de la patrie), si une action efficace peut être exercée sur ce peuple, si la volonté peut être raffermie en lui et le jeu des émotions redevenir normal, c’est par les idées, et par des idées vraies, c’est-à-dire par la science, que la guérison et le relèvement peuvent être obtenus[2]. Examinons donc de plus près le rôle de la conscience dans l’évolution psychique en général et dans l’évolution morale en particulier.

Le terme de conscience sert à désigner un état mental qui, dans ses conditions physiologiques, est certainement plus complexe que l’état d’inconscience ; cet état, une fois produit, constitue (même au point de vue physiologique) parmi les forces composantes qui agissent en nous, une nouvelle unité de force. C’est pour cette raison qu’on a soutenu la théorie des « idées-forces », à laquelle les pages suivantes sont une contribution.

Le phénomène conscient ne se comporte pas absolument de la même façon, dans la chaîne des phénomènes physiologiques, qu’un phénomène purement inconscient, et il y introduit une force nouvelle.

En effet, 1o la conscience est d’abord un complément d’organisation, par lequel un phénomène vient se rattacher dans le temps à un autre comme antécédent ou conséquent. L’idée de temps est évidemment postérieure à la conscience même ; or il n’y a pas d’organisation complète, même pour une intelligence conçue comme purement automatique, en dehors du temps, qui introduit une suite dans les phénomènes, un lien au moins apparent de causalité empirique[3]. Le fait d’avoir conscience nous permet de «reconnaître les phénomènes comme ayant occupé une position précise entre d’autres états de conscience[4]. » Enfin, il nous fournit cette idée essentielle que ce qui a été fait une fois peut être recommencé, que nous pouvons nous imiter nous-mêmes, ou au contraire nous différencier de nous-mêmes, nous modifier.

2o La conscience, constituant une organisation meilleure et, à certains égards, une concentration des phénomènes psychiques, constitue aussi un centre d’attraction pour les forces psychiques. Il en est de l’esprit comme de la matière sidérale, qui attire en raison de sa condensation en noyau. La conscience est de l’action concentrée, solidifiée, cristallisée en quelque sorte. De plus, cette action est transparente pour elle-même : c’est une formule qui se sait ; or, tout acte formulé nettement acquiert par là-même une force nouvelle d’attraction et de séduction. Toute tentation vague et mal déterminée pour la conscience reste facile à vaincre ; dès qu’elle se détermine, se formule et prend les contours d’un acte conscient, elle peut devenir irrésistible[5].

3o La conscience peut agir par elle-même comme excitateur général de l’organisme. M. Féré a cherché à démontrer, par des expériences psycho-physiologiques, que toute sensation non pénible est un stimulant de la force. Si l’on admet ainsi une puissance dynamogène de la sensation, il n’est pas illogique d’admettre que la conscience, qui fait le fond de toute sensation et même n’est à l’origine qu’une sensation, participe à cette puissance dynamogène. « Nous aimons les sensations », dit Aristote ; si nous les aimons, c’est qu’elles ont sur nous, semble-t-il, un véritable effet tonique ; mais nous aimons aussi à avoir conscience, et il est probable que nous en retirons un avantage immédiat de force générale.

4o La conscience simplifie, dans de grandes proportions, ce que j’appellerai la circulation intérieure, le cours des idées, leur relation l’une avec l’autre, qui rend possible leur comparaison, leur classification.

Comme l’idée fait la vie de l’intelligence, elle fait aussi la vie de la volonté, qui est proprement la vie morale. La force d’une idée, en effet, est en raison directe du nombre d’états de conscience que l’idée se trouve dominer et régler. Celui qui agit conformément à une idée sentira cette force intellectuelle et régulatrice en raison inverse de l’impulsion toute physique et aveugle à agir qu’il subira au même moment. Or, agir selon des idées, c’est par cela même vouloir, c’est le commencement de la vie morale. Grâce à l’idée, toute action est aussitôt formulée devant l’agent moral et classée par lui ; elle va d’elle-même se ranger dans la série d’états de conscience caractérisée par tel sentiment ou telle sensation, tandis que les signes particuliers et objectifs de cette action sont considérés comme secondaires : cette classification devient presque instantanée par l’effet de l’habitude ; elle a même lieu dans le sommeil somnambulique comme dans la veille. Penser une action, c’est déjà la juger sommairement, se sentir attiré ou repoussé par tout un groupe de tendances auxquelles elle se rattache. La caractéristique des peuples très primitifs et des enfants en bas âge, c’est que les impulsions morales n’ont chez eux rien de constant ni de durable ; pour mieux dire, ils n’ont pas en moyenne d’impulsion constante, et presque toutes les impulsions qui les font agir prennent le caractère intermittent des besoins physiques, de la faim, de la soif ; l’amour même n’existe pas chez eux à l’état de passion exclusive et insatiable. Toutes leurs émotions sont réduites à l’état momentané. La conséquence, c’est qu’ils ne peuvent ressentir qu’exceptionnellement l’influence d’une idée-force, la dictée d’une « obligation ». Les sentiments que nous appelons moraux ne leur manquent pas absolument, mais ces sentiments n’agissent que dans l’instant présent ; à vrai dire, l’homme primitif a des caprices moraux, il n’a pas de moralité organisée : il peut être héroïque beaucoup plus facilement que droit et équitable. Et ces caprices, satisfaits ou non, tendent à s’éteindre sans laisser de trace profonde en lui, parce que la môme raison qui l’empêche de se contenir sous la pression d’un mobile, l’empêche aussi de retenir ce mobile présent à son esprit ; il est distrait comme il est impuissant, parce qu’il est incapable d’un effort : sa conscience n’est pas assez complexe pour que des mobiles puissent s’y balancer longtemps sans que leur force se dépense et s’épuise aussitôt en mouvements spontanés. Il ignore ce que c’est qu’une ligne de conduite, et il ne l’apprendra que par une très lente évolution.

Le progrès qui, à ce règne des caprices, des impulsions passagères et discordantes, substitue par degrés le règne des impulsions tenaces, en harmonie les unes avec les autres, tend à former le caractère ; c’est le même progrès qui tend à constituer aussi la moralité. Avoir du caractère, c’est conformer sa conduite à certaines rèjles empiriques ou théoriques, à certaines idées-forces bonnes ou mauvaises, mais qui y introduisent toujours de l’harmonie et de la beauté en même temps qu’une valeur morale. Avoir du caractère, c’est éprouver une impulsion assez forte et assez régulière dans sa force pour se subordonner toutes les autres. Chez l’individu, une telle impulsion peut être plus ou moins antisociale ; on peut avoir du caractère, et en tant que tel offrir une certaine beauté intérieure, par là même présenter une moralité élémentaire avec une conduite réglée, et n’être néanmoins qu’un déclassé au sein de l’humanité actuelle, un brigand peut-être. Au contraire, quand il s’agit d’une race, surtout de la race humaine en général, le caractère doit coïncider en moyenne avec le triomphe des instincts sociaux, puisque la sélection exclut tout individu réalisant un type de conduite anti social. Le poème de la vie exclut les Lara et les Manfred ; dès aujourd’hui on peut affirmer que les hommes qui ont le plus de volonté sont en général ceux qui ont la volonté la meilleure ; que les vies les mieux coordonnées sont les plus morales ; que les caractères les plus admirables au point de vue esthétique le sont aussi en moyenne au point de vue moral ; qu’enfin il suffit de pouvoir établir en soi une autorité et une subordination quelconques pour y établir plus ou moins partiellement le règne de la moralité.

La conscience n’est donc pas seulement une complication, mais aussi, à d’autres égards, une simplification : c’est pour cela qu’elle devait naître, et c’est pour cela qu’elle ne peut pas disparaître par le progrès de l’organisation mécanique. Figurez-vous, d’une manière sensible, la lutte des penchants et des impulsions inconscientes par une bataille corps à corps entre des hommes luttant à tâtons, dans la nuit : le jour se lève, montre l’état respectif des armées et du même coup décide la bataille. Même quand le résultat final du combat ne serait pas changé, il est avancé de beaucoup, une dépense considérable de force et de vie est ainsi évitée : c’est précisément ce qui se produit quand la conscience met au jour la lutte obscure des penchants. Elle nous permet de saisir immédiatement la force respective de chacun d’eux, force le plus souvent proportionnelle à la généralité des idées que chaque penchant représente, et elle nous épargne le lent tiraillement intérieur, le déchirement de luttes inutiles. Remarquons d’ailleurs que l’inconscience, comme la nuit, est toujours relative : il est probable qu’il y a partout des degrés inférieurs de conscience, comme il y a de la lumière en toute ombre. Si l’idée ne crée pas de force à proprement parler, elle en économise beaucoup. Mais, dire qu’elle ne fait qu’avancer le résultat, ce n’est peut-être pas assez : elle peut modifier les relations des forces. L’influence d’une idée ou, si l’on veut parler physiologiquement, d’une certainevibration du cerveau, est d’habitude proportionnelle au nombre d’états du système nerveux dont elle est concomitante. Or, dans la réalité, pour qu’un être inconscient expérimente cette force d’une idée, il faut qu’il passe successivement par la série d’états du système nerveux où se manifeste la vibration en question. Au contraire, quand la conscience intervient, il lui suffit de se représenter ces états pour prendre sur le fait la force réelle de l’idée. On voit quelle simplification apporte la conscience. C’est l’avenir devenant présent, c’est la durée, avec l’ensemble de l’évolution, se résumant dans un moment. La pensée est de l’évolution condensée en quelque sorte. On peut considérer l’idée comme un abstrait du sentiment, le sentiment comme un abstrait de la sensation, enfin la sensation même comme un abstrait et un schème d’un état objectif très général, d’une sorte de nisus vital plus ou moins indéterminé en lui-même. Ainsi, par une série d’abstractions successives, dont chacune est en même temps une détermination (car l’abstrait a toujours des linéaments plus simplement définis que le concret, et il existe entre eux la différence de l’esquisse au tableau), on s’élève de la vie plus ou moins informe à la pensée la plus définie, et chaque progrès vers l’abstrait marque une économie de force, une simplification dans le mécanisme intérieur, dans cette sorte de « nombre mouvant et vivant » qui constitue la vie et que Platon appelait ψυχή. La pensée est comme l’algèbre du monde, et c’est cette algèbre qui a rendu possible la mécanique la plus complexe, qui a mis la plus haute puissance entre les mains de l’homme. Les progrès de l’évolution se mesurent à la part croissante qu’y prend l’abstrait par rapport au concret. Plus le concret se dissout, s’efface, se subtilise, plus il laisse place à des lignes régulières ; la pensée, comme telle, n’est que l’esquisse des choses, mais c’est à force de raffiner cette esquisse qu’on approche du chef-d’œuvre idéal poursuivi par la nature. C’est que toute ligne nettement arrêtée dans la conscience devient une direction possible dans l’action, et que tout possible est une force. De telle sorte que la pensée abstraite, — objet suprême de l’instruction intellectuelle, — qui semble ce qu’il y a de plus étranger au domaine des forces vives, peut être cependant une très grande force sous certains rapports et peut même devenir la force suprême, à condition qu’elle marque la ligne la plus droite et la moins résistante pour l’action. Les voies tracées dans le monde par la pensée sont comme ces larges percées qu’on aperçoit d’en haut à travers les grandes villes : elles semblent vides au premier abord, mais l’œil ne tarde pas à y découvrir le fourmillement de la vie : ce sont les artères de la ville, où passe la circulation la plus intense.

S’il y a dans la conscience même d’un phénomène une certaine force additionnelle qui augmente la force antérieure et propre de ce phénomène, il en résulte qu’il existe réellement des « idées-forces ». Par idée-force il faut entendre ce surplus de force qui s’ajoute à une idée par le fait seul de la conscience réfléchie, et qui a pour corrélatif, physiquement, un surplus de force motrice. Le surplus de force est le résultat de la comparaison de cette idée avec les autres idées présentes dans la conscience. Cette confrontation des idées, cette sorte de pesée intérieure suffit à faire monter les unes et descendre les autres. Celles qui tendent à l’emporter sont toujours : 1o les plus générales, qui en conséquence s’associent avec le plus grand nombre des autres idées, au lieu d’être repoussées par elles ; l’idée-force est alors celle dont la puissance est proportionnelle à son degré de rationalité et de conscience, et qui n’emprunte pas cette puissance au domaine des habitudes inconscientes, mais à son rapport avec les autres idées conscientes, à sa généralité même. 2o Viennent ensuite les idées les plus affectives, qui éveillent les sentiments les plus vifs sans provoquer par opposition aucun état dépressif. Il résulte de ces deux lois comme une simplification des difficultés intérieures au profit des idées les plus générales ou les plus affectives.


De toutes les considérations précédentes, résulte la confirmation, non de l’impuissance des idées, mais de la force des idées et de l’éducation. Aussi, loin que toute organisation parfaite doive aboutir à l’inconscient, est-il impossible de se figurer une organisation parfaite sans conscience. L’état de conscience entre comme chaînon même dans les raisonnements en partie « inconscients » qui peuvent s’opérer pendant les éclipses de la lumière intime.

Chez les espèces supérieures, l’évolution et l’éducation de la conscience individuelle, beaucoup plus complexe et plus vaste, est aussi bien plus longue et plus continue ; elle s’étend jusqu’aux limites extrêmes de la vie. Un des traits qui caractérisent l’homme par rapport à l’animal et l’homme civilisé par rapport au sauvage, c’est que son intelligence reste plus longtemps capable d’acquisitions nouvelles, ne s’arrête pas dans sa croissance, ne se referme pas sur le savoir acquis comme certaines fleurs sur les insectes qu’elles étouffent. De même, un des traits essentiels qui caractérisent l’homme de génie, suivant Galton et James Sully, c’est aussi que son intelligence, plus parfaite que celle du commun, a une évolution plus longue. Le génie produit plus tôt et plus tard ; le cerveau du grand homme se fatigue moins vite que ses membres ; sa fécondité ne se suspend pas, elle subsiste jusqu’auprès du tombeau : il sent moins que d’autres venir la mort, comme s’il était moins fait pour elle. L’évolution de la conscience humaine tend donc, chez les types supérieurs de l’humanité, à emplir toute l’existence. C’est ainsi que la nature tend à diminuer toujours davantage cette longue nuit de l’enfance inconsciente et de la vieillesse imbécile qui existe aux degrés inférieurs de l’humanité. Aussi, en voyant reculer pour la conscience humaine les limites de sa fécondité et de son éducation continues, ne serait-il pas antiscientifique d’espérer qu’un jour peut-être, après bien des siècles, pourront reculer aussi les limites de son existence : notre cerveau deviendra plus vivace que le reste de notre corps. Non seulement par ses idées les plus universelles et les plus impersonnelles, mais par la courbe même de son évolution, par la puissance et la durée toujours grandissantes de sa fécondité intérieure, la conscience humaine portera toujours davantage en elle, pour ainsi dire, plus d’immortalité.


FIN.

  1. Paulhan. Le devoir et la science morale, Revue philosophique, décembre 1886.
  2. « Qu’est-ce en effet que le sentiment, dit M. Espinas, sinon l’ébranlement résultant d’une vue plus ou moins obscure des dangers ou des avantages qui peuvent nous venir des choses ? Qu’est-ce que le vouloir, aussi instinctif qu’on le suppose, sinon l’impulsion de celle de nos idées à laquelle le sentiment le plus fort a été attaché par l’hérédité ou par l’habitude ? Or, ne dépend-il pas, dans une certaine mesure, de l’éducateur de communiquer à certaines idées une force prépondérante, en montrant leurs liaisons avec les intérêts les plus pressants, puis de plier le vouloir par l’habitude à subir l’ascendant de ces idées ? Et le caractère ne peut-il être ainsi modifié à la longue, enfin le tempérament, pour autant que la vitalité dévolue à la race le comporte ? Si cela est faux, qu’on nous montre le moyen d’agir directement sur le vouloir et sur ses sources émotionnelles ! Peut-être dira-t-on que, par l’émotion communicative de la parole inspirée, par l’exemple, par l’autorité de l’accent et du geste, par les beaux-arts, on peut susciter des sentiments nouveaux ; mais encore faudra-t-il admettre que l’éloquence et la poésie comptent parmi les beaux-arts, que l’accent est celui d’une voix qui se sert de mots, que l’exemple est commenté par des discours, et que l’émotion de l’éducateur va remuer le cœur du disciple après avoir traversé sa pensée ; sans quoi on se trouverait en présence d’une pédagogie mystérieuse qui opérerait dans le silence comme la grâce et laisserait l’enseignement pour la prière. Il faut choisir : ou on essaiera de modifier le vouloir par l’idée, ou on renoncera à réformer le vouloir. Ainsi donc, pour élever la jeunesse, pour constituer des méthodes d’éducation, la science psychologique et sociale, c’est-à-dire la connaissance exacte des lois de l’esprit et des conditions d’existence où il se meut, ne peut pas tout, mais elle peut tout le possible. Là où la science paraîtra impuissante, c’est qu’il n’y aura eu rien à tenter. Ce n’est pas la faute du levier si le bras qui le saisit le trouve trop lourd. »
  3. Voir notre étude sur la Genèse de l’idée de temps.
  4. Voir M. Ribot, Maladies de la mémoire.
  5. Voir plus haut notre chapitre sur la suggestion.