Éducation et Hérédité/Appendice01

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Germer Baillière et Cie (p. 229-236).


PREMIER APPENDICE





LES MODIFICATIONS ARTIFICIELLES DU CARACTÈRE


DANS LE SOMNAMBULISME PROVOQUÉ

Lettre au Directeur de la Revue philosophique.


Février 1883.


Je vous adresse quelques réflexions — que m’a suggérées un important article de M. Richet — sur les modifications artificielles du caractère moral et des penchants moraux dans le somnambulisme provoqué.


I


M. Richet traite deux questions : amnésie de la personnalité et mémoire inconsciente.

Pour bien démontrer l’« amnésie de la personnalité » dans les cas de somnambulisme provoqué, il faudrait démontrer mieux l’amnésie du caractère moral, qui est la marque essentielle de la personnalité ; cette transformation du caractère s’est produite en partie dans le cas célèbre cité par le Dr  Azam, mais nulle part je ne la constate d’une façon assez formelle dans les expériences de M. Richet. J’aurais voulu, par exemple, que, transformant Mme  A… en un général, il la plaçât dans quelque alternative morale et lui donnât le choix entre deux postes honorables, mais dont l’un offrît une mort à peu près certaine ; on aurait vu si la timidité de la femme reprenait le dessus. Il me parait très probable que plusieurs somnambules, jouant tour à tour un même rôle, agiraient différemment dans la même situation, suivant leur sexe, leur éducation, leurs habitudes, etc. Il est probable que la femme mariée dont nous parle M. Richet ne s’acquittera pas du rôle de « marin » avec la même crudité d’expression que la seconde patiente ; elle se montrerait peut-être hésitante devant certaines situations trop grossières. En d’autres termes, la personnalité ancienne ne doit pas disparaître totalement pour laisser place à une personnalité tombée des nues ; les nouvelles tendances éveillées ne sont sans doute qu’une composition des forces antérieurement données dans l’organisme avec l’impulsion nouvelle imprimée par la volonté du magnétiseur.

M. Richet serait peut-être aussi porté à trop distinguer la « comédie vécue » des somnambules d’avec la comédie composée par les auteurs dramatiques ou jouée par les acteurs. Les poètes ou les musiciens d’une organisation nerveuse très impressionnable ont positivement vécu les rôles qu’ils composaient ; Weber crut voir le diable après l’avoir évoqué dans sa musique ; Shelley avait aussi des hallucinations ; Flaubert (d’après M. Taine) avait à la bouche le goût de l’arsenic lorsqu’il décrivit l’empoisonnement de Mme  Bovary ; la Malibran devait se confondre elle-même par instants avec Desdémone. Chacun de nous, dans le rêve, s’est également transformé en une autre personne humaine, ou même en un cheval, en un oiseau, etc. Jusque dans la vie éveillée, il y a toujours en nous, comme dans Maître Jacques de Molière, plusieurs personnages qu’un changement d’habit suffit à susciter successivement. Le timbre même de la voix, qui touche de si près à la personnalité, change souvent d’une façon notable lorsqu’on passe d’un rôle à l’autre, et telle personne n’a plus le même accent dans un salon qu’en famille. Si le proverbe « qu’on ne connaît quelqu’un qu’après avoir mangé un boisseau de sel avec lui » est éternellement vrai, c’est que, pour connaître quelqu’un, il faut l’avoir vu successivement jouer tous les rôles de la comédie humaine. Il n’en est pas moins certain que, dans les personnages les plus divers, chacun garde l’ensemble des instincts héréditaires et des tendances acquises qui lui sont propres et qui constituent son individualité, son caractère. Que ces instincts passent à l’état latent et tout à fait inconscient (comme dans le rêve et le somnambulisme), ou restent vaguement conscients (comme parfois dans la veille), la chose est secondaire, pourvu qu’ils existent et qu’ils agissent. Maître Jacques restera toujours Maître Jacques, dans son rôle de cocher comme dans celui de cuisinier ; même s’il oubliait tout à fait le premier rôle en jouant le second, il ne perdrait pas pour cela tous les traits de son caractère moral, de son visage intérieur, pas plus qu’il ne transformerait absolument ceux de sa figure. On n’a jamais conscience de tout son être, et il est facile de comprendre que, dans certains cas de délire, cette conscience toujours très limitée se délimite encore plus étroitement, pour embrasser seulement le personnage provisoire qui vous est confié. Mais l’ensemble du caractère et de la personne subsiste encore dans la pénombre ; il demeure une cause constante de phénomènes intérieurs. Lorsque, dans le brouillard qui couvre la mer, un petit rayon de soleil, perçant un nuage, vient à tomber sur l’eau mouvante, le coin circonscrit qu’il éclaire semble se mouvoir spontanément et constituer je ne sais quoi de distinct, de séparé, d’indépendant ; mais en réalité ce coin même emprunte le frisson de son eau à l’ondulation de tout l’Océan. C’est ainsi que les tendances habituelles de notre caractère moral et de notre personnalité doivent se retrouver jusque dans les perturbations les plus visibles qui semblent les supprimer. M. Richet veut établir une distinction entre la personnalité et le moi pour ramener exclusivement la première à un phénomène de mémoire ; mais n’admet-il pas lui-même, dans l’état de veille, une mémoire inconsciente ? Cette mémoire doit exister également dans l’état de somnambulisme et lier étroitement entre elles les diverses phases des transformations ; bien plus, cette mémoire est en grande partie consciente ; n’existet-il pas, dans tous les exemples cités, une mémoire des mots, conséquemment des idées et des impressions, et ces impressions ne porteront-elles pas toujours la marque propre de l’individualité ? Il est probable qu’on peut même retrouver dans chaque somnambule comme dans chaque écrivain une sorte de style personnel, et « le style, c’est l’homme ». L’ensemble de phénomènes mécaniques qui sont la base de la personne au point de vue scientifique ne peut pas s’évanouir brusquement ; il se produit des combinaisons nouvelles, mais rien de ce qui pourrait ressembler à une création.


II

Ce qu’il y a de plus remarquable dans les faits relatés par M. Richet, c’est certainement ces cas de mémoire inconsciente qu’il nous cite et qui rappellent les merveilleuses ou terribles légendes sur Cagliostro. Dans ces exemples, M. Richet semble avoir pu créer de toutes pièces, au moyen d’un ordre extérieur, une tendance intérieure, un penchant persistant dans l’ombre après le retour à l’état normal et s’imposant en quelque sorte à la volonté du patient. Dans ces curieux exemples, le rêve du somnambule semble encore le dominer et diriger sa vie après son réveil. L’inverse avait été depuis longtemps observé. On avait remarqué que chacun de nous peut régler en quelque façon son sommeil, diriger ses rêves dans une certaine mesure et fixer d’avance l’heure du réveil. Pour notre compte, nous avons souvent observé cette influence de la volonté sur les rêves, influence tout à fait inconsciente pendant le rêve même et pourtant facile à constater au réveil ; bien souvent je me suis éveillé à demi au milieu de rêves tristes ; j’ai voulu en changer la direction, et, reprenant le même rêve, je l’ai vu redevenir gai.

Nous croyons qu’il y aurait ici une source féconde d’expériences très curieuses et très importantes pour l’étude des instincts[1]. En effet, les ordres donnés par le magnétiseur semblent susciter, au milieu de tous les instincts de l’être, une tendance nouvelle, un instinct artificiel à l’état naissant.

Le cas le plus curieux qu’ait observé peut-être M. Richet, se trouve relaté dans un article précédent d’octobre 1880. Il s’agit d’une femme qui mangeait fort peu d’habitude. Un jour, pendant son sommeil. M. Richet lui dit qu’il fallait manger beaucoup. Étant réveillée, elle avait complètement oublié la recommandation ; cependant, les jours suivants, la religieuse de l’hôpital prit M. Richet à part pour lui dire qu’elle ne comprenait rien au changement accompli chez la malade. Maintenant, dit-elle, elle me demande toujours plus que je ne lui donne. Si le fait a été exactement observé, il y a là non seulement exécution d’un ordre particulier, mais une impulsion inconsciente se rapprochant beaucoup de l’instinct naturel. En somme, tout instinct, naturel ou moral, dérive, selon la remarque de Cuvier, d’une sorte de somnambulisme, puisqu’il nous donne un ordre dont nous ignorons la raison. Nous entendons la « voix de la conscience » sans savoir d’où elle vient. Pour varier les expériences, il faudrait ordonner à la patiente non seulement de manger, mais par exemple de se lever matin tous les jours, de travailler assidûment. On pourrait en venir à modifier par degrés de cette manière le caractère moral des personnes, et le somnambulisme provoqué pourrait prendre une certaine importance, comme moyen d’action, dans l’hygiène morale de l’humanité[2]. Toutes ces hypothèses tentantes sont suspendues à la question de savoir si les observations de M. Richet ont été faites avec une suffisante rigueur scientifique.

Au cas où les expérimentations de ce genre se confirmeraient, on pourrait aller plus loin et voir s’il ne serait pas possible d’annuler, par une série d’ordres répétés, tel ou tel instinct naturel. On dit qu’on peut faire perdre à une somnambule la mémoire, par exemple la mémoire des noms ; on peut même, selon M. Richet, faire perdre toute la mémoire (Rev. philos., novembre 1880) ; il ajoute : « Cette expérience ne doit être tentée qu’avec une grande prudence ; j’ai vu survenir dans ce cas une telle terreur et un tel désordre dans l’intelligence, désordre qui a persisté pendant un quart d’heure environ, que je ne voudrais pas recommencer souvent cette tentative dangereuse. » Si l’on identifie la mémoire, comme la plupart des psychologues, avec l’habitude et l’instinct, on pensera qu’il serait possible anssi d’anéantir provisoirement chez un somnambule tel instinct, même des plus fondamentaux, comme l’instinct maternel, etc. Et maintenant il faudrait savoir si cette suppression de l’instinct ne laisserait pas quelques traces après le réveil. On pourrait en tous cas tenter l’expérience pour les habitudes ou manies héréditaires ; on pourrait voir si une série d’ordres ou de conseils longtemps répétés pendant le sommeil pourrait atténuer par exemple la manie des grandeurs ou des persécutions, etc. En d’autres termes, on essayerait de contrebalancer une manie naturelle par une autre artificielle. On aurait ainsi dans le somnambulisme un sujet d’observations psychologiques et morales bien plus riche que dans la folie. L’un et l’autre sont des détraquements du mécanisme mental ; mais, dans le somnambulisme provoqué, ce détraquement peut être calculé et réglé par le magnétiseur.

On pourrait concevoir une action sur l’intelligence et le sens moral analogue à celle du chirurgien sur les yeux atteints de strabisme : on guérit en effet le strabisme, non en fortifiant les muscles trop faibles, mais en relâchant ceux qui n’ont parfois que la force normale. Quoi qu’il en soit, les faits observés par M. Richet, s’ils sont exacts, indiquent à coup sûr une nouvelle voie de recherches, et peut-être un nouveau moyen d’action sur la volonté humaine (au moins dans son état morbide).

Veuillez agréer, monsieur et cher Directeur, l’expression de mes sentiments bien dévoués.

M. Guyau.


  1. Ces expériences ont été faites depuis.
  2. Voir, dans Éducation et Hérédité, le chapitre premier, sur la suggestion et son rôle.