Éléments de la philosophie de Newton/Édition Garnier/Partie 1/Chapitre 3

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CHAPITRE III.
De la liberté dans Dieu, et du grand principe de la raison suffisante. — Principes de Leibnitz, poussés peut-être trop loin. Ses raisonnements séduisants. Réponse. Nouvelles instances contre le principe des indiscernables.

Newton soutenait que Dieu, infiniment libre comme infiniment puissant, a fait beaucoup de choses qui n’ont d’autre raison de leur existence que sa seule volonté.

Par exemple, que les planètes se meuvent d’occident en orient, plutôt qu’autrement ; qu’il y ait un tel nombre d’animaux, d’étoiles, de mondes, plutôt qu’un autre ; que l’univers fini soit dans un tel ou tel point de l’espace, etc. : la volonté de l’Être suprême en est la seule raison.

Le célèbre Leibnitz prétendait le contraire, et se fondait sur un ancien axiome employé autrefois par Archimède : Rien ne se fait sans cause où sans raison suffisante, disait-il, et Dieu a fait en tout le meilleur, parce que s’il ne l’avait pas fait comme meilleur, il n’eût pas eu raison de le faire. Mais il n’y a point de meilleur dans les choses indifférentes, disaient les newtoniens ; mais il n’y a point de choses indifférentes, répondent les leibnitiens. Votre idée mène à la fatalité absolue, disait Clarke ; vous faites de Dieu un être qui agit par nécessité, et par conséquent un être purement passif : ce n’est plus Dieu. Votre Dieu, répondait Leibnitz, est un ouvrier capricieux, qui se détermine sans raison suffisante. La volonté de Dieu est la raison, répondait l’Anglais. Leibnitz insistait, et faisait des attaques très-fortes en cette manière.

Nous ne connaissons point deux corps entièrement semblables dans la nature, et il ne peut en être : car s’ils étaient semblables, premièrement cela marquerait dans Dieu tout-puissant et tout fécond un manque de fécondité et de puissance. En second lieu, il n’y aurait nulle raison pourquoi l’un serait à cette place plutôt que l’autre.

Les newtoniens répondaient :

Premièrement, il est faux que plusieurs êtres semblables marquent de la stérilité dans la puissance du Créateur : car si les éléments des choses doivent être absolument semblables pour produire des effets semblables ; si, par exemple, les éléments des rayons éternellement rouges de la lumière doivent être les mêmes pour donner ces rayons rouges ; si les éléments de l’eau doivent être les mêmes pour former l’eau ; cette parfaite ressemblance, cette identité, loin de déroger à la grandeur de Dieu, m’est un des plus beaux témoignages de sa puissance et de sa sagesse.

Si j’osais ici ajouter quelque chose aux arguments d’un Clarke et d’un Newton, et prendre la liberté de disputer contre un Leibnitz, je dirais qu’il n’y a qu’un Être infiniment puissant qui puisse faire des choses parfaitement semblables. Quelque peine que prenne un homme à faire de tels ouvrages, il ne pourra jamais y parvenir, parce que sa vue ne sera jamais assez fine pour discerner les inégalités des deux corps ; il faut donc voir jusque dans l’infinie petitesse pour faire toutes les parties d’un corps semblables à celles d’un autre. C’est donc le partage unique de l’Être infini.

Secondement, peuvent dire encore les newtoniens, nous combattons Leibnitz par ses propres armes. Si les éléments des choses sont tous différents, si les premières parties d’un rayon rouge ne sont pas entièrement semblables, il n’y a plus alors de raison suffisante pourquoi des parties différentes donnent toujours une couleur invariable.

En troisième lieu, pourraient dire les newtoniens, si vous demandez la raison suffisante pourquoi cet atome A est dans un lieu, et cet atome B, entièrement semblable, est dans un autre lieu, la raison en est dans le mouvement qui les pousse ; et si vous demandez quelle est la raison de ce mouvement, ou bien vous êtes forcé de dire que ce mouvement est nécessaire, ou vous devez avouer que Dieu l’a commencé. Si vous demandez enfin pourquoi Dieu l’a commencé, quelle autre raison suffisante en pouvez-vous trouver, sinon qu’il fallait que Dieu ordonnât ce mouvement pour exécuter les ouvrages qu’avait projetés sa sagesse ? Mais pourquoi ce mouvement à droite plutôt qu’à gauche, vers l’occident plutôt que vers l’orient, en ce point de la durée plutôt qu’en un autre point ? Ne faut-il pas alors recourir à la volonté d’indifférence dans le Créateur ? C’est ce qu’on laisse à examiner à tout lecteur impartial.