Éléments de la philosophie de Newton/Édition Garnier/Partie 2/Chapitre 1

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CHAPITRE I.
Premières recherches sur la lumière, et comment elle vient à nous. Erreurs de Descartes à ce sujet. — Définition singulière par les péripatéticiens. L’esprit systématique a égaré Descartes. Son système. Faux. Du mouvement progressif de la lumière. Erreur du Spectacle de la nature. Démonstration du mouvement de la lumière, par Roemer. Expérience de Roemer contestée et combattue mal à propos. Preuves de la découverte de Roemer par les découvertes de Bradley. Histoire de ces découvertes. Explication et conclusion.

Les Grecs, et ensuite tous les peuples barbares qui ont appris d’eux à raisonner et à se tromper, ont dit de siècle en siècle : « La lumière est un accident, et cet accident est l’acte du transparent en tant que transparent ; les couleurs sont ce qui meut les corps transparents. Les corps lumineux et colorés ont des qualités semblables à celles qu’ils excitent en nous, par la grande raison que rien ne donne ce qu’il n’a pas. Enfin la lumière et les couleurs sont un mélange du chaud, du froid, du sec et de l’humide : car l’humide, le sec, le froid, et le chaud, étant les principes de tout, il faut bien que les couleurs en soient un composé. »

C’est cet absurde galimatias que des maîtres d’ignorance, payés par le public, ont fait respecter à la crédulité humaine pendant tant d’années ; c’est ainsi qu’on a raisonné presque sur tout jusqu’aux temps des Galilée et des Descartes. Longtemps même après eux, ce jargon, qui déshonore l’entendement humain, a subsisté dans plusieurs écoles. J’ose dire que la raison de l’homme, ainsi obscurcie, est bien au-dessous de ces connaissances si bornées, mais si sûres, que nous appelons instinct dans les brutes. Ainsi nous ne pouvons trop nous féliciter d’être nés dans un temps et chez un peuple où l’on commence à ouvrir les yeux, et à jouir du plus bel apanage de l’humanité, l’usage de la raison.

Tous les prétendus philosophes ayant donc deviné au hasard à travers le voile qui couvrait la nature. Descartes est venu, qui a levé un coin de ce grand voile. Il a dit : La lumière est une matière fine et déliée, et qui frappe nos yeux. Les couleurs sont les sensations que Dieu excite en nous, selon les divers mouvements qui portent cette matière à nos organes. Jusque-là Descartes a eu raison : il fallait, ou qu’il s’en tînt là, ou qu’en allant plus loin l’expérience fût son guide. Mais il était possédé de l’envie d’établir un système. Cette passion fit dans ce grand homme ce que font les passions dans tous les hommes : elles les entraînent au delà de leurs principes.

Il avait posé pour premier fondement de sa philosophie qu’il ne fallait rien croire sans évidence : et cependant, au mépris de sa propre règle, il imagine trois éléments formés des cubes prétendus qu’il suppose avoir été faits par le Créateur, et s’être brisés en tournant sur eux-mêmes, lorsqu’ils sortirent des mains de Dieu. Ces trois éléments imaginaires sont, comme on sait :

La partie la plus épaisse de ces cubes, et c’est cet élément grossier dont se formèrent, selon lui, les corps solides des planètes, les mers, l’air même ;

La poussière impalpable, que le brisement de ces dés avait produite, et qui remplit à l’infini les interstices de l’univers infini dans lequel il ne suppose aucun vide ;

Les milieux de ces prétendus dés brisés, atténués également de tous côtés, et enfin arrondis en boules, dont il lui plaît de faire la lumière, et qu’il répand gratuitement dans l’univers.

Plus ce système était ingénieusement imaginé, plus vous sentez qu’il était indigne d’un philosophe ; et puisque rien de tout cela n’est prouvé, autant valait adopter le froid et le chaud, le sec et l’humide. Erreur pour erreur, qu’importe laquelle domine ?

Selon Descartes, la lumière ne vient point à nos yeux du soleil ; mais c’est une matière globuleuse répandue partout, que le soleil pousse, et qui presse nos yeux comme un bâton poussé par un bout presse à l’instant à l’autre bout. Il était tellement persuadé de ce système que, dans sa dix-septième lettre du troisième tome, il dit et répète positivement : J’avoue que je ne sais rien en philosophie, si la lumière du soleil n’est pas transmise à nos yeux en un instant.

En effet, il faut avouer que, tout grand génie qu’il était, il savait encore peu de chose en vraie philosophie : il lui manquait l’expérience du siècle qui l’a suivi. Ce siècle est autant supérieur à Descartes, que Descartes l’était à l’antiquité.

1° Si la lumière était un fluide toujours répandu dans l’air, nous verrions clair la nuit, puisque le soleil, sous l’hémisphère, pousserait toujours ce fluide de la lumière en tout sens, et que l’impression en viendrait à nos yeux. La lumière circulerait comme le son. Nous verrions un objet au delà d’une montagne ; enfin nous n’aurions jamais un si beau jour que dans une éclipse centrale du soleil, car la lune, en passant entre nous et cet astre, presserait (au moins selon Descartes) les globules de la lumière, et ne ferait qu’augmenter leur action.

2° Les rayons qu’on détourne par un prisme, et qu’on force de prendre un nouveau chemin, démontrent que la lumière se meut effectivement, et n’est pas un amas de globules simplement pressés ; la lumière suit trois chemins différents en entrant dans un prisme ; ses trois routes dans l’air, dans le prisme, et au sortir du prisme, sont différentes ; bien plus, elle accélère son mouvement dans le corps du prisme[1] : n’est-il donc pas un peu étrange de dire qu’un corps qui change visiblement trois fois de place, et qui augmente son mouvement, ne se remue point ? et cependant il vient de paraître un livre dans lequel on ose dire que la progression de la lumière est une absurdité.

3° Si la lumière était un amas de globules, un fluide existant dans l’air et en tout lieu, un petit trou qu’on pratique dans une chambre obscure devrait l’illuminer tout entière : car la lumière, poussée alors en tout sens dans ce petit trou, agirait en tout sens comme des boules d’ivoire rangées en rond ou en carré s’écarteraient toutes si une seule d’elles était fortement pressée ; mais il arrive tout le contraire : la lumière reçue par un petit orifice, lequel ne laisse passer qu’un petit cône de rayons, et va à vingt-cinq pieds, éclaire à peine un demi-pied de l’endroit qu’elle frappe.

4° On sait que la lumière, qui émane du soleil jusqu’à nous, traverse à peu près en huit minutes ce chemin immense qu’un boulet de canon, conservant sa vitesse, ne ferait pas en vingt-cinq années.

L’auteur du Spectacle de la Nature[2], ouvrage très-estimable, est tombé ici dans une méprise qui peut égarer les commençants pour lesquels son livre est fait. Il dit que la lumière vient en sept minutes des étoiles, selon Newton : il a pris les étoiles pour le soleil. La lumière émane des étoiles les plus prochaines en six mois[3], selon un certain calcul fondé sur des expériences très-délicates et très-fautives. Ce n’est point Newton, c’est Huygens et Hartsoeker qui ont fait cette supposition. Il dit encore, pour prouver que Dieu créa la lumière avant le soleil, que la lumière est répandue par toute la nature, et qu’elle se fait sentir quand les astres lumineux la poussent ; mais il est démontré qu’elle arrive des étoiles fixes en un temps très-long. Or, si elle fait ce chemin, elle n’était donc point répandue auparavant. Il est bon de se précautionner contre ces erreurs, que l’on répète tous les jours dans beaucoup de livres qui sont l’écho les uns des autres.

Voici en peu de mots la substance de la démonstration sensible de Roemer, que la lumière emploie sept à huit minutes dans son chemin du soleil à la terre.

On observe de la terre en C ce satellite de Jupiter (figure 1), qui s’éclipse régulièrement une fois en quarante-deux heures et demie. Si la terre était immobile, l’observateur en C verrait, en trente fois quarante-deux heures et demie, trente émersions de ce satellite ; mais au bout de ce temps, la terre se trouve en D ; alors l’observateur ne voit plus cette émersion précisément au bout de trente fois quarante-deux heures et demie, mais il faut ajouter le temps que la lumière met à se mouvoir de C en D, et ce temps est sensiblement considérable. Mais cet espace C D est encore moins grand que l’espace G H dans ce cercle. Or ce cercle est le grand orbe que décrit la terre, le soleil est au milieu ; la lumière, en venant du satellite de Jupiter, traverse C D en dix minutes, et G H en quinze ou seize minutes. Le Soleil est entre G et H : donc la lumière vient du soleil en sept ou huit minutes.

Cette belle observation fut longtemps contestée ; enfin on a été forcé de convenir de l’expérience, et le préjugé a tâché d’éluder l’expérience même. Elle prouve tout au plus (dit-on) que la matière de la lumière existant dans l’espace, et contiguë du soleil à nos yeux, met sept à huit minutes à nous transmettre l’impression du soleil ; mais ne devrait-on pas voir qu’une telle réponse, faite au hasard, contredit manifestement tous les principes mécaniques ? Descartes savait bien, et il avait dit que si la matière lumineuse était comme un long bâton pressée par le soleil à un bout, l’impression s’en communiquerait à l’instant à l’autre bout. Donc si un satellite de Jupiter pressait une prétendue matière lumineuse considérée comme un fil de globules, roide, étendu jusqu’à nos yeux, nous ne verrions point l’émersion de ce satellite après plusieurs minutes, mais dans l’instant de l’émersion même.

Si pour dernier subterfuge on se retranche à dire que la matière lumineuse doit être regardée, non comme un corps roide, mais comme un fluide, on retombe alors dans l’erreur indigne de tout physicien, laquelle suppose l’ignorance de l’action des fluides : car ce fluide agirait en tout sens[4], et il n’y aurait, comme on l’a dit, jamais de nuit ni d’éclipse. Le mouvement serait bien autrement lent dans ce fluide, et il faudrait des siècles au lieu de sept minutes pour nous faire sentir la lumière du soleil. La découverte de Roemer prouvait donc incontestablement la propagation et la progression de la lumière.

Si l’ancien préjugé se débat encore contre une telle vérité, qu’il cède du moins aux nouvelles découvertes de M. Bradley, qui la confirment d’une manière si admirable. L’expérience de Bradley est peut-être le plus bel effort qu’on ait fait en astronomie.

On sait que cent quatre-vingt-dix millions de nos lieues, que parcourt au moins la terre dans son année, ne sont qu’un point par rapport à la distance des étoiles fixes à la terre. La vue ne saurait apercevoir si au bout du diamètre de cette orbite immense une étoile a changé de place à notre égard : il est pourtant bien certain qu’après six mois, il y a entre nous et une étoile située près du pôle environ soixante-six millions de lieues de différence ; et ce chemin, qu’un boulet de canon ne ferait pas en cinquante ans en conservant sa vitesse, est anéanti dans la prodigieuse distance de notre globe à la plus prochaine étoile : car, lorsque l’angle visuel devient d’une certaine petitesse, il n’est plus mesurable, il devient nul.

Trouver le secret de mesurer cet angle, en connaître la différence, lorsque la terre est au cancer et lorsqu’elle est au capricorne, avoir par ce moyen ce qu’on appelle la parallaxe de la terre, paraissait un problème aussi difficile que celui des longitudes.

Le fameux Hooke, si connu par sa Micrographie, entreprit de résoudre le problème : il fut suivi de l’astronome Flamstead, qui avait donné la position de trois mille étoiles ; ensuite le chevalier Molineux, avec l’aide du célèbre mécanicien Graham, inventa une machine pour servir à cette opération : il n’épargna ni peines, ni temps, ni dépenses ; enfin le docteur Bradley mit la dernière main à ce grand ouvrage.

La machine qu’on employa fut appelée télescope parallactique. On en peut voir la description dans l’excellent Traité d’optique de M. Smith. Une longue lunette suspendue, perpendiculaire à l’horizon, était tellement disposée qu’on pouvait avec facilité diriger l’axe de la vision dans le plan du méridien, soit un peu plus au nord, soit un peu plus au sud, et connaître par le moyen d’une roue et d’un indice, avec la plus grande exactitude, de combien on avait porté l’instrument au sud ou au nord. On observa plusieurs étoiles avec ce télescope, et entre autres on y suivit une étoile du dragon pendant une année entière.

Que devait-il arriver de cette recherche assidue ? certainement si la terre, depuis le commencement de l’été jusqu’au commencement de l’hiver, avait changé de place, si elle avait parcouru ces soixante et six millions de lieues, le rayon de lumière qui avait été dardé six mois auparavant dans l’axe de vision de ce télescope devait s’en être détourné ; il fallait donc imprimer un mouvement nouveau à ce tube pour recevoir ce rayon, et on savait, par le moyen de la roue et de l’indice, quelle quantité de mouvement on lui avait donnée, et, par une conséquence infaillible, de combien l’étoile était plus septentrionale ou plus méridionale que six mois auparavant.

Ces admirables opérations commencèrent le 3 décembre 1725 : la terre alors s’approchait du solstice d’hiver ; il paraissait vraisemblable que si l’étoile pouvait donner, dès le mois de décembre, quelque marque d’aberration, elle paraîtrait jeter sa lumière plus vers le nord, puisque la terre, vers le solstice d’hiver, allait alors au midi. Mais, dès le 17 décembre, l’étoile observée parut être avancée dans le méridien vers le sud. On fut fort étonné[5]. On avait précisément le contraire de ce qu’on espérait ; mais par la suite constante des observations on eut plus qu’on n’aurait jamais osé espérer. On connut sensiblement la parallaxe de cette étoile fixe, le mouvement annuel de la terre, et la progression de la lumière.

Si la terre tourne dans son orbite autour du soleil, et que la lumière soit instantanée, il est clair que l’étoile observée doit paraître aller toujours un peu vers le nord, quand la terre marche vers le côté opposé ; mais si la lumière est envoyée de cette étoile, s’il lui faut un certain temps pour arriver, il faut comparer ce temps avec la vitesse dont marche la terre, il n’y a plus qu’à calculer ; par là on vit que la vitesse de la lumière de cette étoile était dix mille deux cents fois plus prompte que le moyen mouvement de la terre. On vit, par des observations sur d’autres étoiles, que non-seulement la lumière se meut avec cette énorme vitesse, mais qu’elle se meut toujours uniformément, quoiqu’elle vienne d’étoiles fixes placées à des distances très-inégales. On vit que la lumière de chaque étoile parcourt en même temps l’espace déterminé par Roemer, c’est-à-dire environ trente-trois millions de lieues en près de huit minutes.

On vit, en mesurant la parallaxe annuelle, que l’étoile observée dans le dragon est quatre cent mille fois plus éloignée de nous que le soleil. Maintenant je supplie tout lecteur attentif, et qui aime la vérité, de considérer que si la lumière nous arrive du soleil uniformément en près de huit minutes, elle arrive de cette étoile du dragon en six années et plus d’un mois ; et que si les étoiles six fois moins grandes sont six fois plus éloignées de nous, elles nous envoient leurs rayons en plus de trente-six années et demie. Or le cours de ces rayons est toujours uniforme. Qu’on juge maintenant si cette marche uniforme est compatible avec une prétendue matière répandue partout. Qu’on se demande à soi-même si cette matière ne dérangerait pas un peu cette progression uniforme des rayons ; et enfin, quand on lira le chapitre des tourbillons, qu’on se souvienne de cette étendue énorme que franchit la lumière en tant d’années, qu’on juge de bonne foi si un plein absolu ne s’opposerait pas à son passage. Qu’on voie enfin dans combien d’erreurs ce système a dû entraîner Descartes. Il n’avait fait aucune expérience, il imaginait : il n’examinait point ce monde, il en créait un. Newton, au contraire, Roemer, Bradley, etc., n’ont fait que des expériences, et n’ont jugé que d’après les faits[6].



  1. Cette accélération est une conséquence de la théorie de Newton. La théorie des ondulations conduit rationnellement à un résultat inverse. Les célèbres expériences de M. L. Foucault ont montré que la vitesse était plus petite dans les corps plus réfringents. Ce fait décide entre les deux théories. (D.)
  2. Voltaire combat souvent, et tourne quelquefois en ridicule les opinions de l’abbé Pluche, auteur du Spectacle de la nature et de l’Histoire du ciel. Voyez tomes XVII, page 27 ; XVIII, pages 20, 50, 189, 190, 329 et suivantes, 533 ; XIX, 65, 137, 558, 559 ; dans les Mélanges, année 1750, le Remerciement sincère ; et le paragraphe vii de l’Instruction du gardien des capucins de Raguse.
  3. Ce qu’on sait de certain à ce sujet ne date que de 1838. On le doit à Bessel, de Kœnigsberg. La soixante-unième du Cygne, que cet illustre astronome pense être une des plus rapprochées, est encore à une telle distance qu’il faut plus de neuf ans à sa lumière pour nous parvenir. À l’époque où Voltaire écrivait, on ne pouvait avoir que des présomptions. (D.)
  4. Voltaire fait ici, comme plus haut, allusion au principe de Pascal sur la transmission des pressions dans les fluides. (D.)
  5. Picard, longtemps auparavant, en cherchant de même la parallaxe du grand orbe, trouva aussi dans l’étoile polaire un mouvement apparent en sens contraire de celui que la parallaxe aurait dû causer. Roemer, qui, en cherchant la même parallaxe, observa aussi ces mouvements des étoiles, n’imagina point de les expliquer par le mouvement progressif de la lumière, qu’il avait découvert. Il ne s’agissait cependant que de cette remarque fort simple. Si le temps que la lumière met à traverser l’orbite terrestre retarde l’apparition d’un phénomène, il doit influer également sur le lieu apparent des étoiles. (K.)
  6. Dans l’édition de 1756 et ses réimpressions, ce chapitre se termine ainsi : « Toutes ces vérités sont aujourd’hui reconnues : elles furent toutes combattues en 1738, lorsque l’auteur publia en France ces Éléments de Newton. C’est ainsi que le vrai est toujours reçu par ceux qui sont élevés dans l’erreur. »