Élisabeth Seton/XXIII

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La Compagnie de Publication de la Revue Canadienne (p. 103-106).

XXIII


À l’unanimité, la communauté d’Emmettsburg avait élu la mère Seton supérieure.

La règle de saint Vincent de Paul était adoptée ; ses premières compagnes elles-mêmes durent recommencer leur noviciat. Toutes s’y portèrent avec une admirable ferveur. Mais Anna Seton, l’angélique, la délicieuse fille d’Élisabeth, allait être la première professe.

La joie de la mère Seton fut grande, quand sa fille manifesta son désir d’être sœur de Charité. Anna avait alors seize ans, et déjà elle était citée comme une merveille de beauté, d’amabilité et de grâce.

Elle commença son noviciat avec une générosité sans bornes, mais sa santé inspira peu après de vives alarmes ; et la crainte, une crainte horrible s’établit dans le cœur d’Élisabeth. Cette enfant de bénédiction, comblée de tous les dons, elle la voyait s’affaiblir, se fondre.

Ni ses soins, ni ses prières n’y purent rien, et, en deux mois, la phtisie galopante réduisit Anna à l’extrémité.

La mère ne se faisait point d’illusions et s’épouvantait de ne pouvoir triompher des révoltes de sa nature. Écrivant à son confesseur, elle se déclarait « brisée de se trouver en état de résistance perverse, obstinée, sans cesse renaissante à la volonté divine. » « Ô mon père, disait-elle, priez pour qu’un cœur généreux, n’aspirant qu’en haut, me soit donné. »

Pour Anna, elle ne se disait pas seulement résignée, mais heureuse de mourir. Baignée d’une sueur froide, haletante à chaque souffle, incapable le plus souvent d’articuler un mot, l’héroïque enfant ne pouvait souffrir qu’on pleurât sur elle :

« Je bois mon calice avec Lui, disait-elle. Mon Maître adorable, que votre volonté soit faite ; votre volonté toute seule. Je la veux aussi. Je quitte ma chère, ma bien-aimée mère, parce que vous le voulez… Ma chère mère. »

Elle désira plusieurs fois voir les élèves de la maison ; de cette voix sourde et voilée qu’elle avait depuis les premiers jours de sa maladie, elle s’efforçait de les animer à l’amour de Jésus-Christ :


« Mes chères amies, approchez, disait-elle ; regardez-moi entre les bras de la mort… qu’est-ce que la beauté ?… qu’est-ce que la vie ?… Rien ! Rien ! Oh ! aimez Dieu, soyez bien pieuses… Aimez notre Jésus… Regardez-moi maintenant… où en serais-je sans Lui ?… Vous voyez ma chère, ma bien-aimée mère… Lui seul sait combien je l’aime. Mais que peut-elle pour moi ?… Rien, excepté me fortifier dans l’amour de notre Jésus… dans lequel nous espérons être réunies à jamais… Maintenant, il faut que je la quitte, elle et tout le monde… et toutes choses… Il faut que je m’en aille toute seule… Soyez bonnes… Aimez votre Sauveur… aimez-le. »


Anna désirait mourir sœur de Charité. On abrégea en sa faveur le délai fixé, et, la veille de sa mort, elle prononça ses vœux. Quelques heures avant d’expirer, elle fit appeler ses deux petites sœurs et leur demanda de chanter ces paroles d’un cantique qu’elle aimait :


Quand toutes les puissances de l’enfer m’environneraient,
Je ne craindrais aucun mal,
Tant que j’aurai mon Jésus pour ami,
Je ne craindrai aucun danger.


Mais les pauvres enfants, suffoquées d’émotion, essayèrent en vain de se rendre à son désir.

Jour et nuit, la mère Seton avait été auprès de sa fille ; mais, quand l’agonie commença, elle souffrit que les religieuses prissent sa place. On l’entraîna à la chapelle, et jusqu’à ce que tout fut fini, elle demeura prosternée aux pieds de Jésus-Christ, seul consolateur de la douleur humaine.

Quelques jours après, la mère Seton écrivait à Mme  Sadler :


« Le départ de mon ange a laissé dans mon âme une impression si nouvelle pour moi et si profonde que, si je n’étais pas obligée de vivre en ces chers petits qui me restent, je mourrais en elle, sans le vouloir. Certainement, sans le vouloir ; car jamais, par un acte libre de ma volonté, je ne consentirais à regretter l’accomplissement de la volonté de Dieu. »

La santé d’Élisabeth était ruinée, et, à mesure que le temps s’écoulait, elle semblait plus affaiblie.

Au mois de mai, elle écrivait à Mme  Sadler :


« Le souvenir de ma pauvre chérie s’empare maintenant de moi à chaque moment. Sa modestie, sa grâce incomparable en tout ce qu’elle faisait ou disait ; son air quand elle relevait tout à coup ses yeux baissés et qu’elle faisait rayonner véritablement toute son âme jusqu’au fond de mon âme — et c’était là souvent sa seule manière d’exprimer ce qu’elle pensait et ce qu’elle désirait — je suis si heureuse maintenant de n’avoir jamais eu à contrarier un seul de ses désirs ! Ses sentiments si purs, ses façons de juger si sages, si raisonnables ; la netteté, l’ordre qu’elle avait dans tous les petits objets qui lui appartenaient ; son ingénieuse adresse à réunir l’élégance et l’économie dans sa mise si nette et si simple ; toutes ces choses, qui faisaient le bonheur de sa pauvre mère, sont maintenant la source intarissable de ses regrets et de son admiration : il me semble que jamais je ne verrai rien qui se puisse comparer à elle… Si vous l’aviez vue au moment où j’étais à genoux, cherchant à réchauffer ses pieds glacés — ils ont été glacés près de deux jours avant. — Elle vit que je pleurais, et ne pouvant me cacher qu’elle pleurait aussi, tout en me souriant en même temps, elle me fit encore la question qu’elle m’avait si souvent adressée : « Se pourrait-il que vous pleuriez sur moi ?… Ne devriez-vous pas vous réjouir ?… Ce ne sera que pour un moment ; et après, nous serons réunies pour l’éternité… l’éternité !… l’heureuse éternité avec ma mère ! quelle pensée ! »… Oh ! le dernier regard de ses yeux ! comme si elle avait vu par delà les nuages… et ces chères mains qu’elle avait jointes et qu’elle a toujours gardées ainsi !! La chère sœur qui l’a habillée dans sa robe blanche a voulu couper ses manches pour la laisser, pour ne pas la déranger, dans cette position. Il ne faut pas que la pauvre mère en dise davantage. Priez seulement pour que la force lui soit donnée.

« Vous me croiriez, si vous m’entendiez disant de toute mon âme : Que votre volonté soit faite !… L’éternité, c’était le mot de prédilection d’Anna. Je le trouve écrit sur tout ce qui lui appartenait, sur ses livres, sur ses cahiers, sa musique ; sur les murs de sa petite chambre, partout ce mot là.[1] »

  1. Lettre à Mme  Sadler.