Éloge de la folie (Nolhac)/XLII

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Traduction par Pierre de Nolhac.
Garnier-Flammarion (p. 51-52).

XLII. — Je me hâte, et pourtant comment passer sous silence ces gens que rien ne distingue d’un manœuvre infime, et dont l’orgueil se caresse d’un vain titre nobiliaire ! L’un veut remonter à Énée, l’autre à Brutus, un troisième à Arcture. Partout chez eux des portraits d’ancêtres sculptés et peints. Ils énumèrent des bisaïeux et trisaïeux, rappellent les antiques surnoms, ne ressemblant que trop eux-mêmes à la statue sans parole et n’étant guère plus que les images qu’ils étalent. Néanmoins, grâce à notre aimable Philautie, ils vivent parfaitement heureux ; et il ne manque pas de fous pareils pour regarder ces brutes comme des dieux.

Mais pourquoi citer tel ou tel exemple, alors qu’en tous lieux Philautie (l’Amour-Propre) répand merveilleusement le bonheur ? Celui-ci, plus laid qu’un singe, se voit beau comme Nirée ; celui-là se juge un Euclide pour trois lignes qu’il trace au compas ; cet autre croit chanter comme Hermogène, alors qu’il est l’âne devant la lyre et que sa voix sonne aussi faux que celle du coq mordant sa poule.

Encore un fort agréable genre de folie, celui des gens qui tirent honneur du mérite de leurs domestiques et se l’attribuent. Ainsi fut archi-heureux un richard dont parle Sénèque. Contait-il une historiette, il avait sous la main des serviteurs qui lui soufflaient les mots, et, tout fragile qu’il fût, il eût accepté fort bien un défi au pugilat, assuré d’avoir chez lui quantité d’esclaves robustes.

Pour les artistes de profession, qu’est-il besoin d’en parler ? Chacun d’eux a sa Philautie particulière et céderait plutôt son champ paternel que son talent. C’est surtout le cas du Comédien, du Chanteur, de l’Orateur et du Poète. Moins il a de valeur, plus il a de prétention et d’impertinence, plus il se rengorge et plastronne. Et tous trouvent à placer leur marchandise, car c’est toujours ce qu’il y a de plus inepte qui rencontre le plus d’admirateurs. Le pire plaît nécessairement au plus grand nombre, la majorité des hommes étant asservie à la Folie. Puisque, aussi bien, le plus inhabile est aussi le plus satisfait de lui-même et le plus admiré, à quoi bon s’attacher au vrai savoir, qui est pénible à acquérir, rend ennuyeux et timide et n’est apprécié, en somme, que de si peu de gens ?