Éloge historique de Adanson

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Éloge historique de Adanson
Recueil des éloges historiquesFirmin Didot FrèresTome 1 (p. 175-204).

ÉLOGE HISTORIQUES

DE ADANSON,

LU LE 5 JANVIER 1807.

Lorsque nous paraissons à cette tribune, c'est presque toujours pour y présenter le tableau d'une vie à la fois heureuse et utile ; ceux que nous y louons ont réuni le double avantage d'éclairer leurs semblables et de s'en faire aimer ; la reconnaissance publique elle-même nous dicte hautement leur éloge, et la certitude de n'avoir à exprimer que le sentiment universel des amis des lumières, nous soutient contre la défiance où nous sommes de nos forces.

Mais il nous arrive aussi quelquefois d'avoir à rappeler l'attention sur un homme de mérite trop négligé pendant sa vie, et de réclamer en faveur, de sa mémoire contre l'indifférence de ses contemporains.

Un motif non moins puissant nous anime alors. Nos fonctions, devenues plus pénibles, ne nous en paraissent que plus honorables et plus touchantes ; elles prennent en quelque sort à nos yeux le caractère auguste d'une magistrature publique, et nous les exerçons avec toute la chaleur qu'inspire un devoir sacré.

Les travaux les plus suivis, les conceptions les plus fécondes, n'ont été que trop souvent réduits à cette justice tardive ; et peut-être les exemples en seraient-ils décourageants à force d'être multipliés, si, à côté de cet injuste abandon, ils n'offraient aussi son préservatif et sa consolation ; je veux dire, si l'on n'y voyait en même temps et les causes qui le produisent et les jouissances qui en dédommagent.

Les unes et les autres viennent du même principe. L'homme digne de connaître la vérité, trop satisfait de ce charme ineffable attaché à sa recherche, ne s'occupe point assez de l'opinion des autres, et même, il faut le dire, c'est presque toujours sa propre indifférence qui cause celle de son siècle ; indifférence coupable, puisqu'elle peut faire manquer au génie sa noble destination.

L'éloge historique de M. Adanson mettra en évidence toutes ces vérités et tirera d'elles son principal intérêt. Les qualités diverses de cet homme savant et singulier, leur origine et leurs effets, leur accord et leur opposition leur influence sur ses travaux et sur sa fortune, concourront également à ce but.

Courage indomptable et patience infinie, génie profond et bizarrerie choquante, ardent désir d'une réputation prompte et mépris des moyens qui la donnent ; calme de l'âme, enfin, au milieu de tous les genres de privations et de souffrances ; tout, dans sa longue existence, méritera d'être médité, et deviendra tour à tour noble exemple pour l'émulation, ou salutaire avertissement pour la conduite.

Michel Adanson, membre de l'Institut et de la Légion d'honneur, membre étranger de la Société royale de Londres, ci-devant pensionnaire de l'Académie des sciences et censeur royal, naquit à Aix en Provence, le 7 avril 1727, d'une famille écossaise qui s'était attachée au sort du roi Jacques. Son père, écuyer de M. de Vintimille, archevêque d'Aix, suivit ce prélat lorsqu'il fut nommé à l'archevêché de Paris, et amena avec lui dans la capitale le jeune Michel, alors âgé de trois ans. M. Adanson le père avait encore quatre autres enfants, et n'était pas riche ; mais la protection de l'archevêque l'aida dans leur éducation : chacun d'eux reçut un petit bénéfice, et Michel Adanson en particulier eut, à l'âge de sept ans, un canonicat, à Champeaux en Brie, qui servit à payer sa pension au collège du Plessis.

Beaucoup de vivacité dans l'esprit, une mémoire imperturbable et un ardent désir des premiers rangs, c'en était plus qu'il ne fallait pour avoir de grands succès de collège, et pour être montré avec complaisance dans les occasions.

Le célèbre observateur anglais, Tuberville Needham, renommé alors par les faits nombreux et singuliers que ses microscopes lui avaient fait découvrir, assistait un jour aux exercices publics du Plessis ; frappé de la manière brillante dont le jeune Adanson les soutenait, il demanda la permission d'ajouter un microscope aux livres que l'écolier allait recevoir en prix, et en le lui remettant il lui dit avec une sorte de solennité : Vous qui êtes si avancé dans l'étude des ouvrages des hommes, vous êtes digne aussi de connaître les œuvres de la nature.

Ces paroles décidèrent la vocation de l'enfant ; elles étaient restées profondément gravées dans la mémoire de M. Adanson, et il les répétait encore avec intérêt vers la fin de sa vie.

Dès cet instant, sa curiosité ne change plus d'objet ; l'œil attaché pour ainsi dire à cette étonnante machine, il y soumet tout ce que lui fournit l'enceinte étroite de son collège, tout ce qu'il peut recueillir dans les promenades en s'écartant furtivement des sentiers tracés à ses camarades, les plus petites parties des mousses, les insectes les plus imperceptibles. Il connut ces productions que la nature semble avoir réservées pour l'œil curieux du physicien, avant celles qu'elle abandonne aux jouissances générales, et son esprit était déjà tout rempli de ces merveilles de détail, que son âme n'avait point encore éprouvé l'impression du grand spectacle de l'univers. Peut-être même ne fut-elle jamais livrée à ces émotions à la fois si douces et si vives ; il n'eut point de jeunesse ; le travail et à méditation le saisirent à son adolescence, et pendant près de soixante-dix ans tous ses jours, tous ses instants furent remplis par les observations pénibles, par les recherches laborieuses d'un savant de profession.

Admis, au sortir du collège, dans les cabinets de Réaumur et de Bernard de Jussieu, une riche moisson s'ouvrit à son activité ; il la dévora avec une sorte de fureur : il passait ses journées entières au Jardin des Plantes. Non content d'entendre les professeurs, il ré pêtait leurs leçons aux autres écoliers : aussi disait-il, en plaisantant, des professeurs actuels, qu'ils étaient ses élèves à la troisième génération. Nous nous sommes assurés par ses manuscrits, que, vers l'âge de dix-neuf ans, il avait déjà décrit méthodiquement plus de quatre mille espèces des trois règnes. Les seules opérations manuelles qu'un semblable travail exige prouvent qu'il y employait une partie de ses nuits.

C'était beaucoup pour son instruction ; mais ce n'était rien pour l'avancement de la science : la plupart de ces êtres étaient déjà connus et décrits dans les livres ; quelque climat peu visité pouvait seul lui en fournir en abondance qui n'eussent jamais été vus ni examinés par les naturalistes.

M. Adanson, brûlant dès lors de l'ambition de se placer, à quelque prix que ce fût, parmi ceux qui ont reculé les bornes de l'histoire naturelle, et ne connaissant pour cela, comme la plupart des jeunes étudiants, que la voie facile de multiplier la description des espèces, prit donc le parti de voyager. Il résigna son bénéfice ; obtint, à force d'instances et par le crédit de MM. de Jussieu, une petite place dans les comptoirs de la compagnie d'Afrique, et partit pour le Sénégal, le 20 décembre 1748.

Les motifs de son choix sont curieux : C'est que c'était, dit-il dans une note restée parmi ses papiers, de tous les établissements européens le plus difficile à pénétrer, le plus chaud, le plus malsain, le plus dangereux à tous les autres égards, et par conséquent le moins connu des naturalistes. Il ne faut pas avoir un zèle équivoque pour se déterminer précisément sur de pareilles raisons.

Au reste, il devait sentir moins qu'un autre la différence de Paris et d'un désert : travaillant partout dix-huit heures par jour, il ne s'apercevait guère s'il était près ou loin des jouissances du monde. Il paraît d'ailleurs avoir eu toujours un tempérament très-robuste. On le voit, dans sa relation, tantôt parcourir des sables échauffés à 60 degrés qui lui racornissaient les souliers, et dont la réverbération lui faisait lever la peau du visage ; tantôt inondé par ces terribles orages de la zone torride, sans que son activité en fût ralentie un instant.

En cinq ans qu'il passa dans cette contrée, il décrivit un nombre prodigieux d'animaux et de plantes nouvelles ; il leva la carte du fleuve aussi avant qu'il pût le remonter, et l'assujettit à des observations astronomiques ; il dressa des grammaires et des dictionnaires des peuples de ses rives ; il tint un registre d'observations météorologiques faites plusieurs fois chaque jour ; il composa un traité détaillé de toutes les plantes utiles du pays ; il recueillit tous les objets de son commerce, les armes, les vêtements, les ustensiles de ses habitants.

Nous avons vu chez lui tous ces travaux en manuscrit, et nous avons été étonnés qu'un homme, seul et dénué de toute assistance, ait pu y suffire en si peu de temps. Cependant ce court espace fut encore occupé par des méditations générales, beaucoup plus importantes, qui devinrent les principes de ses autres tra vaux, et qui déterminèrent la marche de ses idées et le caractère du reste de sa vie.

Que l'on se représente un homme de vingt et un ans, quittant pour ainsi dire les bancs de l'école, encore en grande partie étranger à tout ce qu'il y a de routinier dans nos sciences et dans nos méthodes, presque sans livres, et ne conservant guère que par le souvenir les traditions de ses maîtres : qu'on se le représente transporté subitement dans un pays barbare, avec une poignée de compatriotes que le langage seul rapproche de lui, mais qui ignorent ses recherches ou les dédaignent ; livré par conséquent pendant plusieurs années à l'isolément le plus absolu, sur une terre nouvelle, dont les météores, les végétaux, les animaux, les hommes ne sont point ceux de la nôtre. Ses vues auront nécessairement une direction propre, ses idées une tournure originale ; il ne se traînera point dans nos sentiers battus ; et si d'ailleurs la nature lui a donné un esprit appliqué et une imagination forte, ses conceptions porteront l'empreinte du génie. Mais, n'ayant point à les faire passer dans l'esprit des autres, sans adversaires à combattre, sans objections à réfuter, il n'apprendra point cet art délicat de convaincre les esprits sans révolter les amours-propres, de détourner insensiblement les habitudes vers des routes nouvelles, de contraindre la paresse à recommencer un nouveau travail. D'un autre côté, toujours seul avec lui-même et sans objet de comparaison, prenant chaque, idée qui lui vient pour une découverte, jamais exposé à ces petites luttes de société qui donnent si vite à chacun la mesure de ses forces, il sera enclin à prendre de son talent des idées exagérées, et n'hésitera point li les exprimer avec franchise.

Ce qu'un tel jeune homme devrait devenir, M. Adanson le devint ; ceux qui l'ont connu ont dû observer en lui tout ce qu'il y a de bon et de mauvais dans ce portrait, et de ce caractère une fois donné se déduit presque nécessairement le sort de ses ouvrages et celui de sa personne.

De retour en Europe, le 18 février 1754, avec sa riche provision de faits et de vues générales, il chercha aussitôt à prendre parmi les naturalistes le rang qu'il croyait lui appartenir.

L'état de lhistoire naturelle avait notablement changé pendant son absence. Réaumur était près de mourir. Ses ingénieuses recherches n'avaient dans de Geer qu'un continuateur faible et moins heureusement placé. Mais Linnæus et Buffon commençaient à se frayer le chemin vers l'empire qu'ils se sont partagé pendant près d'un demi-siècle.

L'un, d'un esprit perçant, d'une application opiniâtre, embrassant toutes les productions de la nature, les contraignait en quelque sorte dans les classifications arbitraires, mais précises et faciles à saisir ; leur imposait des noms étranges, mais invariables et commodes à retenir ; les décrivait dans un langage néologique, mais court, expressif, et d'une signification rigoureusement fixée. L'autre, d'une imagination élevée, grave et imposant dans son style comme dans ses manières, s'at tachant à un moindre nombre d'êtres, négligeant ces échafaudages artificiels que l'étude de productions plus nombreuses aurait exigés, épuisait, pour ainsi dire, chacun des sujets qu'il traitait : il en traçait des tableaux animés ; la pompe et la majesté de la nature régnaient dans leur ordonnance, son éclat et sa fraîcheur dans leur coloris ; ils étaient liés par des vues neuves, hardies, quelquefois téméraires mais toujours exposées avec un art entraînant.

Les livres de Linnæus, renfermant sous un petit volume une immense série d'êtres de toutes les classes, étaient le manuel des savants ; ceux de Buffon, offrait dans une suite de portraits enchanteurs un choix des êtres les plus intéressants, faisaient le charme des gens du monde : mais tous les deux, presque exclusivement livrés à leurs idées particulières, avaient trop négligé un point de vue essentiel, l'étude de ces rapports multipliés des êtres d'où résulte leur division en familles fondées sur leur propre nature ; et c'était précisément là ce qu'avait fait le principal sujet des méditations de M. Adanson dans sa solitude.

Il en développa le premier avec énergie toute l'importance, et en suivit très-loin l'application. La hardiesse de sa marche, la précision de ses résultats frappèrent les naturalistes, au point qu'ils crurent un instant voir en lui un digne rival de ces deux grands maîtres ; et peut-être n'a-t-il, en effet, manqué à sa réputation, pour approcher de la leur, qu'un aussi heureux emploi des moyens accessoires dont ils surent si bien se servir.

Essayons de tracer une esquisse rapide, et de ce point de vue en lui-même, et de la manière particulière dont M. Adanson l'envisagea.

Un être organisé est un tout unique, un ensemble de parties qui réagissent les unes sur les autres pour produire un effet commun. Nulle de ses parties ne peut donc être modifiée essentiellement sans que toutes les autres ne s'en ressentent. Il n'y a donc qu'un certain nombre de combinaisons possibles parmi les grandes modifications des organes principaux, et sous chacune de ces combinaisons supérieures, il n'y a encore qu'un certain nombre de combinaisons subordonnées, de modifications moins importantes, qui puissent avoir lieu.

Par conséquent, si l'on avait une connaissance exacte de toutes ces combinaisons des différents ordres, et que chacune fût rangée à la place déterminée par les organes qui la constituent, l'on aurait aussi une représentation véritable de tout le système des êtres organisés ; tous leurs rapports, toutes leurs propriétés se laisseraient réduire à des propositions générales ; la nature infime de chacun d'eux se laisserait clairement démontrer : en un mot, l'histoire naturelle serait une science exacte.

Voilà ce qu'on entend par la méthode naturelle. Principale clef des mystères de l'organisation, seul fil propre à guider dans cet inextricable labyrinthe des formes de la vie, ce n'est que par elle que le naturaliste pourra s'élever un jour à cette hauteur d'où la nature entière lui apparaîtra, dans son ensemble et dans ses détails, comme un seul et vaste tableau. Mais jusqu'à présent nous ne faisons qu'entrevoir quelques portions de ce tableau sublime, et le point d'où nous pour nous l'embrasser tout entier, n'est encore pour nous qu'une espèce de but idéal que nous n'atteindrons peut-être jamais tout à fait, quoiqu'il soit de notre devoir d'y tendre constamment, et qu'à force de travail nous puissions tous les jours en approcher davantage.

La route la plus directe serait de déterminer les fonctions et l'influence de chaque organe, pour calculer l'effet de ses modifications ; formant alors les grandes divisions d'après les organes les plus importants, et descendant ainsi aux divisions inférieures, on aurait un cadre qui, pour être fait d'avance et presque indépendamment de l'observation des espèces, n'en serait pas moins l'expression réelle de l'ordre de la nature. C'est ce principe qu'on nomme la subordination des caractères. Il est parfaitement rationnel et philosophique : mais son application supposerait, touchant la nature, les fonctions et l'influence des organes, des connaissances dont on était trop éloigné, à l'époque où M. Adanson commença ses travaux, pour qu'il pût songer à l'employer ; peut-être même n'en eut-il jamais l'idée.

Il eut donc recours à une méthode inverse, que l'on peut appeler empirique ou d'expérience, celle de la comparaison effective des espèces ; et il imagina pour l'appliquer un moyen qui lui est propre et qu'on ne peut s'empêcher de regarder comme infiniment ingénieux.

Considérant chaque organe isolément, il forma de ses différentes modifications un système de division dans lequel il rangea tous les êtres connus. Répétant la même opération par rapport à beaucoup d'organes, il construisit ainsi un nombre de systèmes, tous artificiels, et fondés chacun sur un seul organe arbitrairement choisi.

Il est évident que les êtres qu'aucun de ces systèmes ne séparerait, seraient infiniment voisins, puisqu'ils se ressembleraient par tous leurs organes ; la parenté serait un peu moindre dans ceux que quelques systèmes ne rassembleraient pas dans les mêmes classes ; enfin, les plus éloignés de tous seraient ceux qui ne se rapprocheraient dans aucun système.

Cette méthode donnerait donc une estimation précise du degré d'affinité des êtres, indépendante de la connaissance rationnelle et physiologique de l'influence de leurs organes, mais elle a le défaut de supposer une autre connaissance qui, pour être simplement historique n'en est pas moins étendue ni moins difficile à acquérir, celle de toutes les espèces et de tous les organes de chacune. Un seul de ceux-ci négligé peut conduire aux rapports les plus faux, et M. Adanson lui-même, malgré le nombre immense de ses observations, en fournit quelques exemples.

C'est là ce qu'il appelait sa méthode universelle, et c'est aussi l'idée mère qui domine dans tous ses grands ouvrages imprimés ou manuscrits.

Il en publia, en 1757, une espèce d'essai dans le Traité des Coquillage qui termine le premier volume de son Voyage au Sénégal. Ce livre ouvrit les portes de l'Académie des sciences et de la société royale de Londres à M. Adanson, alors seulement âgé de trente ans, nos parce qu'il était allé chercher quelques coquilles sur la côte d'Afrique, mais parce qu'il s'annonçait comme un homme de génie, plein de vues neuves d'activité, et capable d'honorer encore ces illustres compagnies par un grand nombre de travaux semblables.

L'ouvrage méritait, en effet, d'exciter ces espérances et d'obtenir ces marques d'estime, surtout par l'attention que son auteur avait donnée aux animaux des coquilles, presque entièrement négligés avant lui, et dont quelques-uns même n'ont pas été décrits depuis. Sa distribution méthodique, appuyée sur une vingtaine de ces systèmes partiels dont nous venons de donner une idée, était bien supérieure à toutes celles de ses prédécesseurs. Néanmoins, il lui resta encore quelques défauts ; par la raison que nous venons aussi d'exposer : c'est que, faute de dissections anatomiques, il n'avait pu connaître les organes intérieurs, et surtout le cœur. Cette omission le fit même errer dans la circonscription générale de la classe, où il ne comprit point les mollusques sans coquille.

Son projet était d'abord de traiter ainsi en huit volumes toute l'histoire du Sénégal, et elle est, en effet, déjà fort avancée dans ses manuscrits ; mais jugeant que l'utilité de sa méthode serait mieux sentie dans une application plus générale, il cessa bientôt de publier ce premier travail, pour se livrer entièrement à celui des familles des plantes, qu'il fit imprimer en 1763. Il y trouva aussi l'avantage d'opérer sur des êtres plus nombreux, étudiés sous plus de rapports, et pour lesquels la méthode empirique est plus excusable, parce que les fonctions de leurs organes sont plus obscures.

Beaucoup de botanistes avaient déjà senti l'importance de distribuer les plantes selon leurs rapports naturels. Morison, Magnol et Ray en avaient conçu l'idée, presque en même temps, dans la dernière moitié du dix-septième siècle, sans toutefois se bien rendre compte des moyens d'y réussir.

Haller eut longtemps cet objet en vue ; mais il n'eut pas le bonheur de pouvoir accorder entièrement les rapports naturels avec un système absolu, et, malgré tous ses soins, celui qu'il adopta en rompit encore quelques-uns.

Linnæus y avait renoncé volontairement en formant le sien, et n'y fut quelquefois ramené que par la force du sentiment de l'analogie, qui le contraignit à enfreindre lui-même les règles qu'il s'était prescrites.

En un mot, de tous les botanistes antérieurs à M. Adanson, le seul qui n'ait jamais abandonné cette recherche et celui qui en obtint le plus de succès, qui mérita même d'être considéré à cet égard comme le maître et de ses contemporains et de ses successeurs, fut Bernard de Jussieu. Cet homme extraordinaire, qui allia des vertus et une modestie dignes des premiers âges, à des lumières qu'à peine aucun âge a surpassées, s'en occupa toute sa vie ; mais, toujours mécontent de ce qu'il avait fait, parce qu'il voyait mieux que personne ce qu'il lui restait à faire, il ne consigna point ses résultats par écrit : on ne les connaît que par l'arrangement qu'il avait introdruit, en 1758, au jardin de Trianon, et par les fragments que ses amis ou ses disciples en ont publiés.

Il y a de fortes raisons de croire que Linnæus avait profité des conversations de Bernard de Jussieu sur ce sujet ; car plusieurs des rapprochements indiqués dans ses Ordines naturales, publiés en 1753, sous forme de simple liste non motivée, auraient difficilement pu naître des vues qui ont dirigé cet homme célèbre dans ses autres ouvrages.

On a pensé aussi que M. Adanson, élève de Bernard de Jussieu, avait recueilli dans les leçons de son maître les premiers germes de quelques-unes des familles ; mais, cette conjecture fut-elle fondée, sa gloire y perdrait peu. S'il profita de ces leçons, c'est en homme de génie qu'il le fit. Le plan général de son livre, les principes directs qu'il établit, sa marche franche et hardie, tout cela est bien à lui, et ce n'est pas ainsi qu'on emprunte. Quelques erreurs même que Bernard de Jussieu avait évitées, prouvent l'originalité du travail de M. Adanson. Elles venaient toujours de la même cause, la négligence de quelque organe important : et ce n'était pas pour avoir établi ses distributions sur un nombre trop petit de systèmes partiels, car il avait commencé par en faire soixante-cinq, fondés sur autant de considérations différentes ; mais c'est, comme nous l'avons insinué, faute d'avoir bien saisi le principe fécond de la subordination des caractères. Au reste, ces erreurs sont peu nombreuses, parce qu'un tact délicat suppléa souvent à ce que la méthode n'aurait pu donner par elle-même, et l'ouvrage offre en revanche une foule d'aperçus heureux que les découvertes plus récentes n'ont fait que confirmer.

M. Adanson a, par exemple, indiqué le périsperme et son importance pour caractériser les familles, quoiqu'il ne lui ait point donné de nom. Il a formé la famille des hépatiques, et bien limité celle des joubarbes. Il a senti le premier le rapprochement des campanulacées avec les composées, des aristoloches avec les éléagnées ; des ményanthes avec les gentianées, et celui du trapa avec les onagres, que Bernard de Jussieu ignorait, et qu'on a reconnus depuis. Ses divisions des liliacées, des dipsacées, des composées, sont'originales et bonnes. Ses groupes de champignons sont supérieurs à ceux de Linnæus. Il a séparé avec raison les thymélées des éléagnées, et les nyctaginées des amaranthacées, que Bernard de Jussieu confondait. Enfin, un très-grand nombre de ses genres ont été reconnus et adoptés par les botanistes les plus modernes.

Dans sa préface, M. Adanson fait l'histoire de la botanique avec une érudition étonnante dans un homme presque toujours occupé d'observer. Il y assigne avec précision de combien de plantes, de figures et d'idées nouvelles chaque auteur a enrichi cette science. Il y donne même une sorte d'échelle du mérite des systèmes de ses prédécesseurs ; mais c'est seulement dans leur accord plus ou moins parfait avec ses familles naturelles qu'il en prend la mesure. C'était se mettre lui-même à la tête de tous les botanistes, et, en effet, il n'était pas trop éloigné de cette opinion. Il ne cache point surtout l'espèce de dépit que lui donnait la vogue du système sexuel de Linnæus, l'un des plus opposés aux rapports naturels des végétaux. L'espoir de la voir cesser un instant consolait bien un peu M. Adanson ; mais il ne faisait en cela que montrer à quel point les hommes lui étaient mal connus, tandis que c'était sur leur connaissance intime que Linnæus fondait presque tous ses succès.

Aimable, bienveillant, entouré de disciples enthousiastes dont il se faisait autant de missionnaires, attentif à enrichir de leurs découvertes des éditions multipliées, favorisé par les grands, lié par une correspondance active avec les savants en crédit, soigneux de faire paraître la science aisée, plus que de la rendre solide et profonde, le naturaliste suédois voyait chaque jour étendre sa doctrine, malgré la résistance des amours propres et des préjugés nationaux.

Adanson, au contraire, conservant ses habitudes du désert, inaccessible dans son cabinet, sans élèves, presque sans amis, ne communiquant avec le monde que par ses livres, semblait encore les hérisser exprès de difficultés rebutantes, comme s'il avait craint qu'ils ne se répandissent trop.

Au lieu de cette nomenclature si simple et si commode, imaginée par Linnæus, il donnait aux êtres des noms arbitraires qu'aucun rapport d'étymologie ne rattachait à la mémoire, et dédaignait même quelquefois d'indiquer leur concordance avec les noms employés par les autres. Il avait imaginé jusqu'à une orthographe particulière, qui faisait ressembler son français à quel que jargon inconnu. C'était, disait-il, pour mieux représenter la prononciation. Mais pour que la prononciation pût être représentée, il faudrait qu'elle pût être fixée ; et comment fixer un son dont il ne reste point de trace ? Aussi change-t-elle à chaque demi-siècle, comme dans chaque province, et c'est sur l'orthographe seule que reposent la durée et l'étendue d'une langue. Pour le sentir, qu'on se demande ce que deviendrait, par exemple, le latin, si chaque nation s'avisait de vouloir l'écrire comme elle le prononce.

Ainsi, malgré la beauté réelle et reconnue du plan qu'il avait suivi et le grand nombre de faits qu'il avait découverts, malgré les éloges que son ouvrage reçut des plus savants naturalistes, M. Adanson n'obtint paS à beaucoup près, sur la marche de la science, l'influence qu'il aurait dû avoir ; les systèmes artificiels régnèrent encore presque exclusivement pendant plus de trente ans. Mais, loin de se rebuter de ce peu de succès, à peine s'en aperçut-il. Alors, comme dans tout le reste de sa vie, son propre jugement suffit pour le satisfaire ; et, travaillant toujours avec la même ardeur, ses familles des plantes n'étaient pas entièrement imprimées, qu'il s'occupait déjà d'un ouvrage infiniment plus général.

L'imagination la plus hardie reculerait à la lecture du plan qu'il soumit, en 1774, au jugement de l'Académie des sciences[1], et plus encore à la vue de l'énorme amas des matériaux qu'il avait effectivement rassemblés. Il ne s'agissait plus d'appliquer sa méthode universelle seulement à une classe, à un règne, ni même à ce qu'on appelle communément les trois règnes, mais d'embrasser la nature entière, dans l'acception la plus étendue de ce mot. Les eaux, les météores, les astres, les substances chimiques, et jusqu'aux facultés de l'âme, aux créations de l'homme, tout ce qui fait ordinairement l'objet de la métaphysique, de la morale et de la politique, tous les arts, depuis l'agriculture jusqu'à la danse, devaient y être traités.

Les nombres seuls étaient effrayants : vingt-sept gros volumes exposaient les rapports généraux de toutes ces choses et leur distribution ; l'histoire de 40,000 espèces était rangée par ordre alphabétique dans 150 volumes ; un vocabulaire universel donnait l'explication de 200,000 mots ; le tout était appuyé d'un grand nombre de traités et de mémoires particuliers, de 40,000 figures et de 30,000 morceaux des trois règnes.

Chacun se demanda comment un seul homme avait pu, non pas approfondir, mais seulement embrasser tant d'objets différents, et quels trésors suffiraient à leur publication.

En effet, les commissaires de l'Académie trouvèrent l'exécution fort inégale. Les parties étrangères à l'histoire naturelle se réduisaient à de simples indications ; les deux tiers des figures étaient coupées ou calquées dans des ouvrages connus ; beaucoup de volumes étaient grossis par des matériaux qui attendaient encore leur rédaction.

Ces commissaires donnèrent donc à M. Adanson le conseil très-sage de détacher de ce vaste ensemble les objets de ses propres découvertes, et de les publier séparément, en se contentant d'indiquer d'une manière générale les rapports nouveaux qu'il pourrait apercevoir entre eux et les autres êtres.

Les sciences auront longtemps à regretter qu'il ait refusé de suivre ce conseil ; car divers mémoires, indépendants de ses grands ouvrages, montrent qu'il était capable de beaucoup de sagacité dans l'examen des objets particuliers.

Qu'on nous permette de présenter ici une analyse succincte des principaux de ses écrits.

Le taret, ce coquillage qui ronge les vaisseaux et les pieux, et qui a menacé l'existence même de la Hollande, avait été examiné par plusieurs auteurs. M. Adanson fut pourtant le premier qui en fit connaître la vraie nature, et l'analogie avec la pholade et les bivalves. La description qu'il en donne est un modèle en ce genre[2].

On en doit dire autant de celle du baobab[3]. C'est un arbre du Sénégal, le plus gros du monde ; car son tronc a quelquefois 24 pieds de diamètre, et sa cime 120 à 150 : mais il lui faut des milliers d'années pour arriver au terme de son accroissement. On lui a donné le nom d’adansonia, d'après le botaniste qui l'a si bien décrit, et 'Linnæus l'a généreusement conservé à l'arbre, malgré toutes les raisons qu'il avait de se plaindre du patron qu'on lui avait choisi.

L'histoire des gommiers[4], et les nombreux articles que M. Adanson a insérés dans le supplément de la première Encyclopédie réunissent à quantité de faits nouveaux beaucoup d'érudition et de netteté. Ils montrent par le fait que notre langue peut exprimer avec clarté toutes les formes des plantes, sans recourir à cette terminologie barbare qui commençait alors à s'introduire et qui rebute inutilement dans tant d'ouvrages modernes. Malheureusement ces articles ne vont que jusqu’à la lettre C. On ignore ce qui a empêché d'imprimer la suite, qui était préparée.

Une des questions les plus intéressantes de l'histoire naturelle est celle de l'origine des diverses variétés de nos plantes cultivées. M. Adanson a fait beaucoup d'expériences sur celles des blés, et en a vu naître deux dans l'espèce de l'orge ; mais elles ne se sont pas propagées longtemps[5].

Quelques naturalistes, poussant trop loin les conséquences de ces faits et d'autres semblables, et soutenant que les espèces n'ont rien de constant, alléguant même des exemples qui semblaient prouver qu'il s'en forme de temps en temps de nouvelles, il montra que les espèces prétendues n'étaient pour la plupart que des monstruosités qui rentraient bientôt dans leur forme originaire[6].

Depuis longtemps on avait comparé les mouvements des feuilles de la sensitive et des étamines de quelques plantes à ceux des animaux, quoique les premiers aient pour la plupart besoin d'être excités par une cause extérieure. M. Adanson en découvrit de spontanés dans une substance fibreuse, verte, vivant au fond des eaux, et qu'il croyait une plante ; il en donna une histoire fort exacte[7], et la plaça en tête de son Système des végétaux.

M. Vaucher a pensé depuis que c'est un zoophyte. Il l'appelle oscillatoria Adansonii.

C'est M. Adanson qui a le premier reconnu que la faculté engourdissante de certains poissons dépend de l'électricité. Il avait fait ses expériences sur le silure trembleur[8].

On assure aussi qu'il est l'auteur de la lettre sur l'électricité de la tourmaline, qui porte le nom du duc de Noya Caraffa[9]. Il aurait donc contribué en deux points importants aux progrès de cette branche de la physique.

On voit en général qu'il possédait bien cette science, par ce qu'il a eu occasion d'en emprunter pour son Traité de physiologie végétale et de culture. Il avait fait de longues recherches sur les inégalités de dilatations des thermomètres remplis de liqueurs différentes.

Il n'avait pas non plus négligé les applications de l'histoire naturelle ou de la physique aux arts utiles.

Il découvrit le premier les moyens de tirer une bonne fécule bleue de l'indigo du Sénégal.

Dans un mémoire adressé au ministère, il montrait que cette colonie serait très-favorable à tous les produits de nos îles et même à ceux des Grandes-Indes, et qu'il serait aisé de les y faire cultiver par des nègres libres : idée heureuse, seule capable de faire cesser un commerce honteux pour l'humanité.

Une société d'Anglais et de Suédois, animés par un sentiment religieux, en avait fait, il y a quelques années, un essai qui promettait d'être heureux ; on nous assure même que cet établissement se soutient encore, quoique des corsaires en aient détruit une partie.

S'il arrivait un jour que les suites des dernières révolutions et l'état actuel des îles à sucre décidassent enfin les gouvernements européens à proscrire un système à la fois si cruel pour les esclaves et si dangereux pour les maîtres, il serait juste de se souvenir que M. Adanson a, l'un des premiers, fait connaître les 'moyens d'y suppléer sans rien perdre de nos jouissances.

Quoique le ministère de France et la compagnie d'Afrique n'eussent point fait d'attention à ce mémoire, M. Adanson refusa, par patriotisme, de le communiquer aux Anglais, qui lui en avaient offert des récompenses considérables.

Ces divers morceaux, tous remplis d'intérêt, auraient pu être suivis de beaucoup d'autres, si M. Adanson l'eût voulu. Ses voyages, son cabinet, et ses ob servations continuelles lui auraient fourni assez de riches matériaux.

Buffon a fait connaître, d'après lui, plusieurs quadrupèdes et plusieurs oiseaux d'Afrique. M. Geoffroi de Saint-Hilaire, qui a décrit le galago, espèce fort extraordinaire de la famille des quadrumanes, nous apprend que M. Adanson le possédait depuis longtemps. Nous nous sommes assurés qu'il avait le sanglier d'Éthiopie bien avant qu'Allamand et Pallas ne le décrivissent, et ses nombreux porte-feuilles sont encore pleins de semblables richesses.

Mais tous ces trésors et, il est douloureux de le dire, M. Adanson lui-même, furent perdus pour la science et pour la société, du moment qu'il se fut entièrement consacré à l'exécution du plan gigantesque dont nous avons parlé.

Si M. Adanson eût été un homme ordinaire, nous terminerions ici son éloge ; ses erreurs n'auraient rien d'instructif : mais c'est précisément parce qu'il eut un vrai génie, c'est précisément parce que ses découvertes le mettent dans les premiers rangs de ceux qui ont servi les sciences qu'il est de notre devoir d'insister sur cette dernière et pénible partie de son histoire. L'utilité principale de ces honneurs que nous rendons aux savants est d'exciter quelques jeunes esprits à marcher sur leurs traces ; mais cet encouragement deviendrait souvent funeste, si, dispensant la louange discernement, nous ne signalions aussi les fausses routes où quelques-uns de ces hommes célèbres ont eu le malheur de s'égarer.

Une fois donc que M. Adanson se fut livré à son grand ouvrage, il réserva, pour lui donner plus d'intérêt, tout ce qu'il avait de faits particuliers, et ne voulut plus rien publier séparément.

Craignant de perdre un instant ; il se séquestra plus que jamais du monde, il prit sur son sommeil, sur le temps de ses repas. Lorsque quelque hasard permettait de pénétrer jusqu'à lui, on le trouvait couché au milieu de papiers innombrables qui couvraient les paquets, les comparant, les rapprochant de mille manières ; des marques non équivoques d'impatience engageaient à ne pas l'interrompre de nouveau : il trouva même moyen d'éviter jusqu'aux premières visites, en se retirant dans une petite maison isolée et dans un quartier éloigné.

Dès lors ses idées ne sont plus alimentées ni redressées par celles d'autrui ; son génie n'agit plus que sur son propre fonds, et ce fonds ne se renouvelle plus ; tous ces germes fâcheux que ses premières habitudes solitaires avaient déposés en lui se développent et s'exaltent. Calculant l'étendue de ses forces par celle de ses projets, il se place autant au dessus des autres philosophes, que l'ouvrage qu'il veut faire lui parait au-dessus de ceux qu'ils ont laissés ; on lui entend dire qu'Aristote seul approche de lui, mais de bien loin, et que tous les autres naturalistes en sont restés à une distance immense. Oubliant que sa méthode ne repose essentiellement que sur les faits acquis, il lui attribue une vertu intérieure pour les faire prévoir et prétend deviner d'avance les espèces in connues. Je possède, disait-il, toutes les grandes routes des sciences ; qu'ai-je besoin des sentiers de traverse ? De là, mépris profond pour les travaux de ses successeurs, négligence absolue des découvertes modernes, même des objets que les voyageurs rapportent; attachement opiniâtre à ses anciennes idées ; ignorance complète de leurs réfutations les plus décisives ; enfin, inutilité absolue d'efforts si longs, si laborieux, mais si faussement dirigés. Par exemple, quoiqu'il s'occupât des mousses, il ne connaissait pas encore, en 1800, l'existence d'Hedwig, ni aucune des découvertes publiées sur cette classe singulière depuis plus de vingt ans.

Ceux qui avaient occasion d'être les confidents de son état, en souffraient d'autant plus, que, tout en le plaignant, ils ne pouvaient s'empêcher de l'aimer.

En effet, si une solide prolongée avait donné à son esprit une direction malheureuse, cette défiance funeste que la retraite produit si souvent, et qui a troublé le repos de tant de solitaires, n'avait point pénétré dans son cœur. Ses manières, toujours vives, étaient aussi toujours bienveillantes ; il avait de lui-même des idées exagérées, mais il ne doutait point que tout le monde ne les partageât ; et, au milieu des privations les plus cruelles de sa vieillesse, on ne l'entendait point accuser les autres.

Il faut avouer cependant qu'il y a eu des moments où il en aurait eu le droit. Sa principale fortune consistait en d'eux pensions médiocres, prix de ses travaux au Sénégal et des objets qu'il avait cédés au cabinet du roi. Les mesures rigoureuses de l'Assemblée constituante l'en privèrent, et son isolement ne lui laissa aucun moyen de les faire rétablir. La pension de l'Académie lui restait. Cette compagnie était d'ailleurs pour lui encore un point de contact avec le monde : elle n'aurait pas cessé de veiller sur son sort ; mais elle succomba bientôt dans la ruine générale ; un décret de la Convention la supprima et dispersa ses membres. Ces hommes, dont le nom remplissait l'Europe, furent heureux d'être restés inconnus aux farouches dominateurs de leur patrie. Ils coururent chercher dans les asiles les plus obscurs quelque abri contre ce glaive épouvantable continuellement suspendu sur tout ce qui avait eu de l'éclat, et qui n'aurait peut-être épargné aucun d'eux, si les ministres de ses fureurs n'eussent été aussi ignorants qu'ils étaient cruels.

À cette époque où tout manquait aux plus opulents, on imagine aisément dans quel état dut tomber un septuagénaire déjà infirme, à qui vingt années de vie sédentaire avaient ôté toute relation, toute connaissance des hommes et des choses.

Je n'ai pas le courage de retracer un tableau si affligeant. Mais que n'ai-je le talent de peindre son admirable patience, et cette ardeur invincible pour l'étude, â l'épreuve de tout ce que son dénuement eut de plus affreux !

Il semblait qu'il l'ignorât, lui-même ; tant qu'il put méditer et écrire, il ne perdit rien de sa sérénité : c'était une chose touchante de voir ce pauvre vieillard courbé près de son feu, s'éclairant à la lueur, d'un reste de tison, cherchant d'une main faible à tracer encore quelques caractères, et oubliant toutes les peines de la vie, pour peu qu'une idée nouvelle, comme une fée douce et bienfaisante, vînt sourire à son imagination.

Sans doute l'amour de la fortune n'engage point à se livrer aux sciences et n'en serait guère digne ; la gloire elle-même n'y offre qu'une perspective incertaine ; mais qui résisterait à leur charme intérieur, et à ce bonheur pur, indépendant des hommes et du sort, dont l'histoire des savants présente sans cesse de si étonnants exemples?

Cependant un jour plus doux avait lui sur la France ; la Convention, délivrée de ses oppresseurs, avait abjuré ses barbaries, et l'un des derniers actes de son pouvoir avait été le rétablissement des Académies en un seul corps, sous le nom d'Institut.

Au signal de l'autorité, et après quatre ans de dispersion, ces hommes illustres quittent de toutes parts l'obscurité de leur retraite, et se rassemblent de nouveau. Ce fut une impression ineffaçable que celle de cette première réunion, de ces larmes de joie ; de ces questions réciproques et empressées sur leurs malheurs, leurs retraites, leurs occupations ; de ces douloureux souvenirs de tant de confrères victimes des bourreaux ; enfin, de la douce émotion de ceux qui jeunes encore et appelés pour la première fois à siéger à côté des hommes dont ils avaient appris depuis longtemps à respecter le génie, apprenaient aussi par ce spectacle attendrissant à connaître leur cœur.

Néanmoins l'œil inquiet de l'amitié en cherchait encore quelques-uns, et dans ce nombre était Adanson. Ce fut alors seulement qu'on apprit l'état qui causait son absence.

Il fallut bien que sa retraite s'ouvrît enfin aux soins empressés de ses confrères : il les reçut avec des larmes de reconnaissance. Étonné peut-être autant que touché de notre intérêt, il regretta sans doute qu'en renonçant aux jouissances du monde il eut aussi compris telles du cœur parmi ses sacrifices.

Non, mes collègues, la science n'exige pas celui-là : les futiles hochets de la vanité, les faveurs trompeuses de la fortune, voilà ce qu'elle nous défend impérieusement de poursuivre, et sans doute vous ne la trouvez pas en cela bien sévère. Peut-être nous ordonne-t-elle encore de sacrifier les petites louanges du monde à la véritable gloire, dont le grand nombre est si rapidement digne d'être juge. Mais, je vous en atteste tous, les lumières et l'estime réciproque ne font que rendre plus doux les liens qui unissent les hommes instruits, et l'amitié est la seule jouissance à laquelle cette noble élite de l'humanité ne renoncerait pas, même pour l'assurance d'obtenir un jour des honneurs tels que ceux-ci •

Une juste reconnaissance nous oblige de déclarer que, dès l'instant où le gouvernement eut été instruit de la position de M. Adanson, tous les ministres qui se sont succédé se sont fait un devoir de montrer par son exemple que l'État n'abandonne pas la vieillesse de ceux qui ont consacré leur vie à l'utilité publique ; la munificence souveraine elle-même n'a pas dédaigné d'adoucir ses derniers moments.

Mais tous ces soins bienveillants n'ont pu arrêter les effets de l'âge et des infirmités aggravées pendant quatre années si pénibles ; et si nous avons encore eu le plaisir de recevoir quelquefois M. Adanson dans nos assemblées, nous n'avons pas eu celui de le voir prendre une part active à nos travaux communs.

Il a supporté ses maux comme il avait supporté sa pauvreté ; plusieurs mois en proie aux douleurs les plus cuisantes, les os ramollis, une cuisse cassée par suite d'une carie, on ne lui entendait pas pousser un cri : le sort de ses ouvrages était l'unique objet de sa sollicitude.

La mort a mis fin à l'état le plus douloureux, le 3 août de l'année dernière.

Il a demandé par son testament qu'une guirlande de fleurs prises dans les cinquante-huit familles qu'il avait établies fût la seule décoration, de son cercueil : passagère mais touchante image du monument plus durable qu'il s'est érigé lui-même !

Quelque ami des sciences ne manquera point sans doute à lui en élever bientôt un autre, en se hâtant de rendre public tout ce que ses immenses recueils contiennent encore de neuf et d'utile.



  1. Journal de physique, mars 1775.
  2. Mémoires de l'Académie pour 1759.
  3. Ibid., 1761.
  4. Mémoires de l'Académie, 1773 et 1779.
  5. Ibid., 1769.
  6. Ibid., 1769.
  7. Mémoires de l'Académie, 1767.
  8. Voyage au Sénégal, pag. 134.
  9. Paris, 1759, Voyez le Joyand, Notice sur Adanson, pag. 12.