Éloge historique de Cels

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Éloge historique de Cels
Recueil des éloges historiquesFirmin Didot FrèresTome 1 (p. 153-172).

ÉLOGE HISTORIQUE

DE CELS,

LU LE 7 JUILLET 1806.

Jacques-Martin Cels, cultivateur-botaniste, membre du Conseil d'agriculture établi près le ministère de l'intérieur, et de la Société d'agriculture du département de la Seine, appartenait à l'Institut national depuis la première formation de cette compagnie, où il avait été placé dans la section d'économie rurale et d'art vétérinaire.

Depuis longtemps les gouvernements éclairés ont confié à des associations d'hommes instruits l'honorable soin de recueillir les découvertes dans les sciences, et de suivre jusqu'à leurs derniers termes tous les services que la société peut attendre de la nature mieux connue.

Mais peu de ces grands corps ont, comme l'Institut, des places réservées pour les hommes qui joignent à la théorie générale des sciences la pratique journalière d'un art particulier.

Peut-être avait-on d'abord trop étendu cette idée, en consacrant aussi parmi nous de ces sortes de places à des arts dont les principes ne pourront être discutés sans danger qu'à une époque de perfection dans l'ordre social qui se laisse plutôt désirer que prévoir.

Elles subsistent du moins encore par rapport aux arts dont les objets purement matériels n'ont rien qui puisse faire craindre de les approfondir.

Ainsi, dans notre classe, le constructeur expérimenté, l'habile machiniste, sont placés entre le géomètre et le physicien ; le médecin et le chirurgien célèbres siègent à côté du physiologiste ou le sont eux-mêmes ; celui qui exploite les mines, peut consulter à chaque instant celui qui en étudie les produits ; le naturaliste, le botaniste et le chimiste, conversent avec le vétérinaire, l'agriculteur et le manufacturier.

C'est en vertu de ce plan, qui associe à un concours commun toutes les sortes d'études, que M. Cels siégeait parmi nous ; et il n'aura pas manqué de personnes qui, trop habituées à réserver leur estime pour les recherches de pure spéculation, et ne croyant pas que les sciences doivent descendre ainsi de leurs hautes attractions vers des objets qu'on a accoutumé d'abandonner au vulgaire, auront été surprises, et du plan en lui-même, et des choix qu'il a déterminés.

Quelques réflexions générales à ce sujet ne seront donc pas déplacées, aujourd'hui que l'occasion de les présenter s'offre pour la première fois, et s'offre d'autant plus favorablement, que M. Cels, en son particulier, y est moins intéressé. En effet, quoiqu'il ait été appelé parmi nous comme cultivateur, nous verrons qu'il aurait pu l'être à plus d'un autre titre ; car il ne l'était devenu qu'après s'être donné toute l'éducation d'un savant.

On s'étonne maintenant de la nécessité où se trouva Fontenelle, lors du renouvellement de l'Académie des sciences, de se donner quelque soin pour prouver aux gens du monde que les sciences pouvaient être utiles ; on s'étonnera sans doute un jour qu'on ait besoin d'en prendre aujourd'hui pour montrer que les arts peuvent être savants.

Il faut qu'ils le soient pour atteindre entièrement leur but ; il le faut même pour que les sciences trouvent plus tôt toutes les occasions d'arriver au leur.

L'artiste ordinaire ne se règle que sur des pratiques transmises par tradition : le hasard ou de légers essais lui fournissent toutes ses améliorations ; des siècles peuvent s'écouler sans qu'il s'en rencontre aucune.

Le physicien, au contraire, procède en s'élevant aux principes des choses : il calcule d'avance tout ce qui peut dériver des principes qu'il connaît ; la moindre proposition générale qu'il découvre peut faire une révolution dans tous les procédés d'une longue série d'arts ou de professions mécaniques.

Mais qui porterait ces découvertes dans les ateliers, qui les répandrait dans les campagnes, qui interpréterait au peuple le langage, si mystérieux pour lui, de l'abstraction, si les savants n'admettaient dans leurs assemblées les praticiens les plus éclairés ; si ces derniers ne s'y instruisaient immédiatement de chaque observation dont ils peuvent tirer parti ; s'ils n'y étaient formés à l'habitude des raisonnements rigoureux, et de la précision dans les expériences et dans les calculs ?

Et que l'on ne croie pas que les arts, simples disciples profitent seuls de cette admission : non-seulement ils réfléchissent sans cesse la lumière qu'ils reçoivent, ils éclairent encore par eux-mêmes.

Les faits bien constatés sont la seule matière dont le génie dispose pour élever l'édifice des sciences, et les hommes de pratique, qui vivent sans cesse au milieu des substances et des phénomènes, sont évidemment ceux qui peuvent recueillir les faits avec le plus d'abondance et de fruit.

Ainsi, que sauraient nos botanistes sur la physique des végétaux, si l'agriculteur n'eût fait connaître tous les degrés et les périodes de leur développement ? La teinture, la pharmacie, les arts qui fabriquent des liqueurs fermentées, n'ont-ils pas fourni à la chimie presque toutes les bases de ses plus hautes doctrines ? Les principaux matériaux de la physiologie n'ont-ils pas été pris au lit des malades ? et si nos géomètres calculent aisément le résultat mathématique d'un appareil projeté, ne faut-il pas qu'ils recourent à l'expérience du machiniste pour prévoir les modifications qu'entraînera l'exécution réelle ?

Et tous ces avantages, c'est seulement cette fréquentation, cette société familière et continuelle, aujourd'hui si heureusement établies parmi nous, qui les portent à leur plus haut degré.

Quelquefois, au milieu de la discussion la plus abstraite, nos praticiens trouvent à citer un fait qu'ils ont remarqué, et qui vient remplir dans la série de nos inductions une lacune dont eux-mêmes ne se doutaient pas. Plus d'un système séduisant, plus d'une hypothèse ingénieuse ont été renversés, à leur première apparition, par quelque observation isolée qu'ils avaient faite, et que les physiciens spéculatifs n'auraient pas eu d'abord li produire.

Or, les rencontres de la conversation font seules jaillir à l'improviste ces sortes de lumières, et ce serait en vain qu'on les attendrait d'ouvrages préparés dans l'isolement. Cette partie de notre organisation multiplie donc prodigieusement les chances pour ces heureuses combinaisons d'idées d'où naissent toutes les grandes découvertes, et nul ne peut prévoir où s'arrêteront les effets de ces travaux communs, de ces excitations mutuelles.

Le moindre de nos théorèmes, promptement saisi par les arts, la moindre observation des artistes, promptement constatée, généralisée et répandue par les savants, peuvent changer l'état du monde.

C'est ainsi que quelques caractères mobiles ont affranchi la pensée de l'empire du pouvoir ; que le mélange d'un peu de salpêtre et de soufre a soustrait le courage à la supériorité de forces physiques ; que la suspension fortuite d'un minéral méprisé a fait disparaître devant l'homme la barrière des mers, et réuni toutes les nations en une seule république commerçante.

Et nos derniers temps ne sont pas moins fertiles en miracles. Un acide nouveau est découvert ; peu d'an nées après, la médecine s'en fait un moyen d'anéantir des contagions mortelles : de pauvres paysans trouvent la vaccine ; un savant la fait connaître, et l'un des fléaux les plus destructeurs va disparaître de l'univers.

Ces réflexions m'ont un peu éloigné de mon sujet ; mais on me pardonnera de m'y être laissé entraîner. J'avais d'abord à montrer l'importance de la place que M. Cels occupât dans l'Institut ; maintenant je reviens à lui, et je vais essayer de faire voir par quelle suite de travaux il s'était rendu digne de cette place.

Né à Versailles, en 1743, d'un père employé dans les bâtiments du roi, il était entré, dès sa première jeunesse, dans les bureaux de la ferme générale, et, s'y étant distingué par des talents et de la probité, il avait obtenu de bonne heure l'emploi assez lucratif de receveur des fermes près de l'une des barrières de Paris.

Mais dès sa jeunesse aussi, tout en s'occupant avec assiduité des devoirs de ses places, il savait encore trouver du temps pour l'étude, et s'y livrait avec ardeur.

Il aimait les livres, et mettait à en acquérir une grande partie de ses économies.

Portant dans leur connaissance un esprit d'ordre qui lui fut toujours naturel, il désira de perfectionner les méthodes bibliographiques, et rédigea dans cette vue de concert avec le libraire Lottin, l'ouvrage intitulé : Coup-d'œil éclairé d'une grande bibliothèque à l'usage de tout possesseur de livres, 1 vol. in-8°, 1773.

Ce n'est, à proprement parler, qu'un recueil d'étiquettes faites pour être placées sur les rayons, afin de distinguer les livres d'après les sujets auxquels ils se rapportent ; et, comme le dit l'auteur lui-même, il ne peut tenir sa place dans une bibliothèque qu'après avoir été disséqué et mis en lambeaux.

Mais si on l'examine avec un peu de soin, on voit bientôt qu'une suite aussi complète et aussi méthodique de subdivisions suppose des idées générales et philosophiques de toutes les matières dont il peut être traité dans les livres. C'est une sorte d'arbre des connaissances humaines d'après leur objet, et la simple lecture n'en est pas sans instruction.

Cependant M. Cels s'abstint d'y mettre son nom, comme à la plupart des ouvrages qu'il a publiés depuis.

Ce goût pour les distributions et pour l'étude approfondie des rapports des choses pouvait naturellement conduire M. Cels à l'amour de la botanique, qui n'est que l'application de l'art général des méthodes à l'un des règnes de la nature ; mais qui en est peut-être l'application la plus ingénieuse, la plus complète et la plus nécessaire.

Il parait, en effet, qu'il s'y livra de bonne heure, on le voit suivre les herborisations de Bernard de Jussieu, et se lier assez intimement avec le Monnier le médecin, Jean-Jacques Rousseau et d'autres amateurs des plantes.

Il se forma de bonne heure aussi un jardin de botanique, où il passait les moments de loisir, que lui laissait son emploi.

Dès 1788, il se vit en état d'établir une correspondance et des échanges qui ne tardèrent point à rendre ce jardin l'un des plus riches que possédassent des particuliers.

Mais bientôt la révolution, supprimant les impôts indirects et le privant de sa charge, le livra tout entier à son goût favori, qui devint à la fois son unique occupation et sa principale ressource.

Retiré au village de Montrouge, près Paris, il s'y fit entièrement cultivateur et commerçant de plantes ; résolution prise avec courage et exécutée avec persévérance : redoublant d'activité dans la correspondance comme dans le travail manuel, il se procura des végétaux de tous les pays du monde, parvint à en multiplier un grand nombre, et les distribua aux amateurs avec une abondance dont on n'avait pas eu d'idée jusqu'alors.

On imagine bien cependant que ce jardinier d'une espèce nouvelle ne cessa point d'aimer les sciences. Les étudiants étaient toujours mieux reçus que les acheteurs, et cela sans qu'ils eussent besoin de la moindre recommandation : tout botaniste pouvait décrire et faire dessiner dans son jardin ce qui lui paraissait intéressant.

Lui-même se proposait de publier un jour la nombreuse collection des faits qu'il avait observés ; mais, se fiant trop à une excellente mémoire, il n'avait rien écrit ; et sa mort prématurée nous prive de tout ce qu'il n'avait point fait connaître à ses amis.

Heureusement il était fort libéral de ces sortes de communications. Les beaux et nombreux ouvrages de botanique descriptive qui ont paru en France depuis vingt ans lui doivent tous quelques-uns de leurs plus importants matériaux.

C'est dans son jardin qu'ont été dessinées et décrits plusieurs des espèces nouvelles, publiées dans les Stirpes novoe de l'Héritier, dans les Plantes grasses et les Astragales de M. de Candolle, et dans les Liliacées de M. Redouté, l'ouvrage le plus magnifique dont la botanique ait été jusqu'à présent redevable à la peinture.

C'est aussi de là que viennent originairement quelques-unes des plantes que M. Ventenat a fait connaître dans sa superbe description du jardin de la Malmaison.

Mais l'ouvrage auquel le jardin de M. Cels devra plus particulièrement la durée de sa réputation, c'est celui que M. Ventenat vient de lui consacrer sous le titre de Jardin de Cels.

Les botanistes ont publié depuis longtemps des descriptions des jardins publics, et de ceux des princes ou des hommes riches qui ont mis une partie de leur gloire à encourager la science aimable des végétaux.

Ici, c'est un ami qui fait connaître l'œuvre de son ami ; tous les deux sont de simples particuliers ; le jardin et le livre sont des produits d'entreprises privées, et néanmoins la richesse des matériaux fournis par le jardin et la beauté de l'exécution du livre surpassent une grande partie de ce qu'on voit dans les entreprises antérieures, quoique favorisées par l'opulence ou par le pouvoir.

Il faut citer sans cesse ces exemples, qui montrent ce que peuvent encore pour les sciences les hommes réduits à leur courage ou à la force de leur volonté.

M. Cels, en particulier, fut pour longtemps privé de tout autre moyen, par un malheur qui dérangea entièrement la petite fortune que son économie commencé à lui faire.

Lors du pillage des barrières, en 1789, une somme considérable avait été enlevée de sa caisse. Les fermiers généraux, pour qui sa probité était notoire depuis vingt ans, n'avaient pas eu la pensée de le rendre responsable du crime d'autrui ; mais lorsque les propriétés de la ferme finirent été saisies par la Convention, des juges qui n'avaient pas les mêmes données n'osèrent décider par la seule équité une cause devenue celle du trésor public, et les hommes qui faisaient alors la loi ne voulurent pas être justes.

Cette perte causa dans ses travaux des retards incalculables. Obligé de se défaire de sa belle bibliothèque, réduit à cultiver sur le terrain d'autrui et successivement en différents lieux, après vingt années de soin il ne se trouvait pas plus avancé que des cultivateurs nouveaux.

Il déplorait ces contrariétés, mais ne s'en laissait point abattre. Après chaque événement fâcheux, son industrie avait bientôt reproduit tout ce qui pouvait se passer du temps.

Il faut dire qu'il fut constamment secondé par les amis de la science et par les voyageurs. Ceux-ci confiaient de préférence leurs graines et leurs plants à l'homme qui savait le mieux les faire fructifier. L'éducation des végétaux, comme celle des hommes, exige une sorte de dévouement et de sollicitude qu'une véritable passion peut seule inspirer, et personne n'est mieux fait pour en sentir la nécessité que ceux qui, par une passion d'un autre genre, ont exposé mille fois leur vie pour procurer à leur pays quelques plantes nouvelles.

M. Cels dut, plus qu'à tout autre, à l'intrépide voyageur André Michaux, né comme lui à Versailles, qui réunissait comme lui à un goût invincible pour les plantes, quelque chose d'agreste dans le caractère et un courage indomptable, et qui, après avoir parcouru les déserts brûlants de l'Arabie et de la Perse, après s'être enfoncé dans les forêts épaisses de l'Amérique du Nord, en avoir gravi les chaînes les plus escarpées, en avoir fait connaître beaucoup de productions aux propres habitants du pays, vient de périr dans un dernier voyage, où il voulait encore visiter les îles les plus reculées de la mer du Sud.

M. Olivier, M. Bosc, M. Broussonnet, M. Delabillardière et d'autres voyageurs botanistes imitèrent Michaux ; les étrangers eux-mêmes se firent un plaisir de partager avec M. Cels leurs richesses végétales, et il recevait chaque année de nombreux tributs de tous les pays où la botanique est en honneur.

Il est vrai que ces dons ne pouvaient être mieux placés : les espèces les plus délicates réussissaient chez lui ; il semblait qu'elles connussent ses soins et voulussent y répondre. On y admirait, par exemple, deux protéas, arbres du cap de Bonne-Espérance, très-difficiles à élever, et dont aucun jardin d'Europe n'offrait de si beaux individus.

Il s'attachait surtout aux arbres et aux arbustes qui peuvent devenir utiles à notre climat.

Il y a beaucoup répandu le néflier du Japon, seul fruit mangeable de ce pays-là, qui n'est sans doute pas aussi important pour nous, mais qui fait toujours un gain pour nos tables.

C'est chez lui qu'a été décrit pour la première fois le robinia viscosa, arbre d'un effet très-agréable pour les bosquets et qui produit une gomme singulière.

Il éleva le premier ici, et avec beaucoup de soins, le pinkneya pubens, excellent fébrifuge, que l'on estime pouvoir ; en plusieurs cas, remplacer le quinquina.

Il avait beaucoup multiplié les différents chênes de l'Amérique septentrionale, et surtout le Quercus tinctoria, qui donne une belle couleur jaune.

Nous regarderons toujours comme l'un des principaux devoirs de notre place de constater ainsi les inventeurs ou les introducteurs des choses utiles. Et ne semble-t-il pas ; en effet, qu'il y ait quelque chose de déshonorant pour la société dans cette ingratitude qui lui a fait oublier jusqu'aux noms de ceux à qui elle doit ses principales jouissances ?

M. Cels n'était point découragé par cet oubli ; car il ne pensait point à la gloire, et dans beaucoup d'occasions il négligeait celle que ses travaux auraient pu lui procurer le plus légitimement.

Ainsi, ayant été chargé par l'administration de rédiger différentes instructions pour faire connaître aux gens de la campagne les meilleures pratiques agricoles, il ne mit point son nom à la plupart de ces écrits, quoiqu'ils eussent pu lui faire honneur par leur netteté et la saine doctrine qu'ils renfermaient.

Il faisait mieux encore que d'être indifférent à sa gloire, il servait ardemment celle des autres ; il ne refusait jamais à ses amis les observations qui pouvaient avoir place dans leurs ouvrages ; il permettait de faire dans son jardin et sur ses plantes toutes les expériences qui pouvaient éclairer la science, il en suggérait lui-même : pourvu qu'elles se fissent, il ne lui importait point que son nom y fût attaché. À peine l'a-t-il laissé mettre aux éditions, auxquelles il a contribué, de divers ouvrages d'agriculture, comme Olivier de Serres, le Nouveau la Quintinie, et quelques autres.

Au reste, si dans ses travaux il s'occupait peu de sa gloire, dans ses fonctions il s'occupait encore moins de motifs plus puissants sur beaucoup de gens. L'intérêt, le crédit, le danger même ne purent jamais rien sur lui. Toujours il conserva son caractère d'homme des champs étranger aux ménagements de la société ; toujours il fut inflexible sur ce qu'il crut juste ou vrai ; et l'on sait assez que depuis qu'il fut appelé près de l'administration, aucun genre de faiblesse n'a manqué d'épreuve.

D'abord la populace faisait la loi ; elle faisait plus, elle gouvernait, et gouvernait en détail dans chaque lieu : la démocratie était devenue un despotisme mille fois multiplié, et l'apologue du sauvage qui abat l'arbre pour en cueillir le fruit trouvait une application dans tous nos villages.

Il fallait détruire les grands établissements d'agriculture, parce qu'ils avaient appartenu à des riches ; il fallait calmer la disette avec les animaux des plus belles races ; il fallait couper les futaies et les avenues pour planter des pommes de terre ; on desséchait les étangs pour les ensemencer, et l'on frappait de stérilité un canton tout entier, en lui enlevant la source de ses arrosements ; on punissait de mort ceux qui semaient des prairies artificielles : qu'on juge de la position qu'un conseil d'agriculture à une telle époque !

Il est vrai que M. Cels était plus propre qu'un autre à résister aux chefs de ce temps-là ; il avait pour le bien la même sorte d'énergie agreste qu'eux pour le mal, et il savait au besoin leur parler leur langage et les combattre avec leurs armes.

Mais bientôt l'astuce et l'avidité remplacèrent la fureur ; on ne voulut plus détruire les richesses des autres, mais les prendre pour soi. Contre de nouveaux ennemis il aurait fallu des armes nouvelles : mais si M. Cels n'eut pas toujours autant de succès, il n'eut jamais moins de courage ; s'il ne put empêcher tout le monde de se faire une part du bien de l'État, il voulut du moins que chacun eût aussi la part de réputation qui devait lui revenir ; et ce que dans les deux époques ; et malgré tous ces obstacles, il a effectivement contribué à sauver, en propriétés publiques et particulières, en jardins, en troupeaux, en pépinières, est incalculable.

Beaucoup de fugitifs lui doivent, sans peut-être le savoir, ce qu'ils ont retrouvé de leurs fortunes et nul ne sait ce que seraient devenus les parcs et les maisons royales si, au moment où ils étaient le plus menacés, ils n'eussent été mis sous la garde d'une commission dont il était membre.

Qui ne se souvient qu'on ne remplissait alors des commissions semblables qu'au péril de sa vie ?

Le seul motif qui ait jamais pu déterminer ce caraetère inflexihle à dévier un peu de son attachement rigoureux à la règle établie, c'est lorsque, dans ces temps affreux où l'assassinat prenait le nom de justice il y avait quelque espoir de saliver une des victimes désignées par les bourreaux qui gouvernaient. Le célèbre botaniste l'Héritier était de ce nombre, et comme ancien magistrat, et comme académicien, et comme passant pour jouir de quelque fortune. On imagina de le cacher dans le jardin Marboeuf en qualité de garde-bosquets ; mais il fallait que M. Cels consentit à la fraude, et ceux qui ne connaissent pas son cœur craignaient sa rigidité. Il se prêta avec la plus grande joie à prèndre sur lui toute la responsabilité d'une bonne action, alors si dangereuse.

Les hommes qui ont su, comme lui résister aux pouvoirs oppresseurs ou imprudents qui se sont éleves successivement pendant nos troubles, et qui ont conservé pour des temps plus heureux, soit des hommes précieux aux sciences et à l'État, soit quelque portion importante de la fortune publique, ne méritent-ils pas plus de reconnaissance que ceux qui ont fui chaque fois que leurs principcs ne prévalaient plus, et ne doivent-ils pas surtout être soigneusement distin gués de ceux qui ont fait varier les leurs au gré de chacun des dominateurs du moment ?

Cette fermeté extrême de caractère que nous venons de faire connaître en M. Cels n'était pas aussi nécessaire dans une compagnie dont les délibérations, ne portant point sur les objets qui excitent communément les passions des hommes, n'exigent pour l'ordinaire que du calme et de la réflexion. Ses manières purent donc parâtre quelquefois étranges dans le sein de l'Institut, et cependant nous eûmes souvent aussi à nous applaudir du principe d'où elles partaient.

Toutes les vérités ne trouvent pas aisément quelqu'un qui veuille les dire, même chez nous qui sommes essentiellement consacrés au vrai ; M. Cels semblait s'être chargé des plus difficiles ; et dans cette foule de projets dont nous assiègent, tantôt l'ignorance, et plus souvent encore la charlatanerie, c'étaient les mieux protégés qu'il attaquait avec le plus de force.

Son zèle s'exerçait même contre les mauvais livres ; il les croyait plus dangereux en agriculture, parce que les lecteurs sont souvent moins instruits : et ce n'était ni l'humeur ni la satire qui lui dictaient ses jugements ; mais, par un résultat involontaire de son ardeur pour le bien, l'apparition d'un méchant ouvrage était pour lui une véritable souffrance, une douleur réelle.

Nous avouerons volontiers que c'était pousser trop loin la vertu, et nous nous garderons de donner en exemple un sentiment dont l'exercice serait trop pénible, parce qu'il serait trop répété.

Ces dehors un peu âpres, cette façon un peu vive d'exprimer ses improbations, n'altéraient en rien la profonde estime que M. Cels inspirait à ceux qui avaient pu le connaître.

La preuve en est qu'il réunissait toutes les voix quand il fallait charger quelqu'un des affaires de l'Institut, et que les opinions l'emportaient très-souvent dans nos délibérations. Il faut qu'un avis soit bien bon pour que la manière de le présenter n'influe point sur le succès, et qu'un homme ait bien du mérite pour qu'il n'ait aucune peine à prendre pour se faire aime.

Il est vrai que l'activité naturelle de M. Cels redoublait encore quand il s'agissait de servir l'Institut. Il venait ici à pied, de bien plus loin que nous tous, puisqu'il demeurait à la campagne ; et cependant il était le plus assidu et le premier arrivé, non-seulement aux séances, mais à tous les comités et aux nombreuses commissions dont il se laissait toujours nommer membre.

L'hiver ni la nuit ne l'arrêtaient point, et nous savons, de ses collègues dans l'administration, qu'il remplissait ainsi tout ce dont il se chargeait.

Aussi doit-on dire, à l'éloge de ses chefs, autant qu'au sien, qu'ils ne lui surent jamais mauvais gré de se dispenser de tout ce que n'exigeait pas le service public. Lorsqu'une suite d'événements presque miraculeux eut ramené la France, après des malheurs dont l'histoire n'offre guère d'exemples, à un degré subit de splendeur et de puissance dont elle en offre peut-être encore moins, M. Cels fut continué dans les fonctions qu'il avait si honorablement remplies sous tant de régimes divers.

Toutes les branches de l'administration se régénérant avec rapidité, les campagnes attendaient aussi leur police particulière ; le conseil d'agriculture fut chargé d'en préparer le Code, et M. Cels eut une grande part à sa rédaction.

Ce travail était immense ; il fallait s'instruire des usages de chaque canton, de leurs avantages, de lems inconvénients, des remèdes possibles. M. Cels s'était procuré ces renseignements au moyen de questions rédigées avec soin et adressées par toute la France.

Il fallait ensuite discuter les dispositions projetées, avec ses collègues et devant ses chefs ; et ici se déployait mieux encore que dans toute autre occasion la fermeté de son caractère, et avec raison sans doute : car l'influence d'une mauvaise foi est bien plus funeste que celle d'un mauvais système physique ; dont peu de gens sont dupes, ou d'une déprédation, qui n'a qu'un effet idéal ou momentané.

Il donnait pour base principale à ses projets de règlements, l'extension la plus illimitée du droit de propriété ; et c'était à la défendre qu'il mettait le plus de chaleur.

Il fallait, selon lui, donner aux propriétaires tous les moyens de s'instruire, et leur laisser ensuite tirer parti de leurs biens par tous les moyens qui ne nuisent point à leurs voisins ; mais non prétendre ériger l'instruction en loi, et vouloir être sage pour tout le monde en faisant dans le cabinet des règlements généraux qui ne manquent jamais d'être impraticables en beaucoup de lieux.

On pourrait presque dire qu'il a été le martyr de sa doctrine ; car il prit sa dernière maladie en retournant son jardin, un jour qu'il avait mis toute la chaleur de son caractère à soutenir une disposition importante à l'agriculture, contre laquelle on faisait valoir des motifs tirés d'autres parties du service public.

Cette maladie fut violente comme son tempérament, et le mit en peu de jours au tombeau, le 15 mai dernier.

La nouvelle de sa mort nous arriva presque aussitôt que celle de sa maladie, et toutes ses circonstances étaient faites pour augmenter notre surprise et notre douleur.

Parmi tant de vieillards d'un tempérament faible, parmi tant d'hommes livrés aux méditations sédentaires et à la vie malsaine du cabinet, il en était un, robuste de corps, s'exerçant aux travaux champêtres, vivant dans l'air pur de la campagne, et c'était lui que la mort était venue choisir dans nos rangs ; elle l'avait atteint au moment de l'année le plus heureux pour lui, lorsque les seules richesses qu'il connût se renouvelaient dans tout leur éclat.

Ce jardin, son plus bel ouvrage, d'où il fallut enlever son corps ; cette verdure, ces fleurs, ce luxe de végétation ; ces paysans du voisinage qui croyaient venir aux obsèques d'un de leurs camarades, et se trouvaient mêlés à quelques-uns de nos premiers magistrats, de nos savants les plus illustres ; ce simple discours d'un bon curé de campagne, déplorant un paroissien vertueux, suivi de harangues qui préconisaient un digne membre de notre première institution littéraire ; enfin, cette famille en larmes, tout cet appareil de deuil et de douleur, au milieu de la pompe naturelle de la plus riche campagne et du ciel le plus pur ; cet ensemble et ces contrastes produisirent sur nous une impression dont le souvenir ne s'effacera point, et, que je ne me reproche pas d'exprimer encore, parce que je sens que ses amis, ses collègues, ceux qui viennent d'être entretenus de ses services doivent la partager.