Éloge historique de Broussonnet

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Éloge historique de Broussonnet
Recueil des éloges historiquesFirmin Didot FrèresTome 1 (p. 207-229).

ÉLOGE HISTORIQUE

DE BROUSSONNET,

LU LE 4 JANVIER 1808.

Pierre-Marie-Auguste Broussonnet, professeur de botanique à l'École de médecine de Montpellier, membre de l'Institut et de la Société royale de Londres, et ci-devant associé anatomiste de l'Académie des sciences, naquit à Montpellier le 28 février 1761, de François Broussonnet, professeur en médecine, et d'Élisabeth Senard-Pâquier.

Appelé à l'Institut, dès l'origine de ce corps, en qualité de membre de la section d'anatomie et de zoologie, il n'a pu paraître que quelques instants dans nos assemblées pendant les onze années qu'il a été notre confrère ; et nous qui devons aujourd'hui vous entretenir de sa personne et de ses travaux, nous n'avons pas eu le bonheur de le connaître, et nous ne pourrons en parler que d'après ses ouvrages et d'après les récits de ses amis.

Nous ne ferions pas mention d'une singularité aussi contraire à nos règlements, et qui probablement n'aura plus lieu pour personne ; si l'indulgence de l'Institut n'annonçait son estime singulière pour celui qui en fut l'objet, et si elle ne pouvait faire juger d'avance tout ce que l'on croyait devoir à son mérite, tout ce que l'on attendait de ses travaux, et tout ce que semblaient réclamer en sa faveur les circonstances pénibles par lesquelles il avait passé.

La vie de M. Broussonnet offre une série unique de ces preuves de la haute opinion qu'il avait inspirée aux corps dont il fut membre. Désigné à dix-huit ans par l'université de Montpellier pour devenir l'un de ses professeurs ; nommé à vingt-quatre à l'Académie des sciences à l'unanimité absolue, des suffrages, exemple qui n'avait jamais eu lieu depuis plus de cent vingt années que cette Académie existait ; élu pendant son absence, membre de l'Institut et conservé sur la liste, malgré cette absence devenue nécessairement continuelle par le poste qu'il avait à Montpellier, il fallait bien qu'il réunît deux ordres de qualités qui ne vont pas toujours ensemble, celles qui dominent de la considération et celles qui inspirent de l'attachement ; et c'est à bon droit que nous plaçons en tête de son éloge cette suite d'exceptions honorables si propres à donner de son caractère une idée avantageuse.

Né dans le sein d'une école célèbre, fils d'un homme qui exerçait avec honneur les fonctions de l'enseignement, les sciences entourèrent, pour ainsi dire, son berceau, et ce fut leur langage qu'il apprit le premier à balbutier.

Une curiosité insatiable pour les productions de la na ture, si riche sous le beau ciel qui l'avait vu naître, l'anima dès sa plus tendre enfance ; et son père craignant que des objets si variés et si attrayants ne le détournassent des longues études préliminaires sans lesquelles il n'est point de véritable science, se crut obligé de l'éloigner de sa maison, elle plaça successivement dans différents collèges consacrés aux belles-lettres. Mais le jeune Broussonnet, tout en se distinguant parmi ses camarades dans les objets communs de leurs études, savait encore trouver les objets particuliers de son goût. Il en trouva bien davantage quand il fut revenu à Montpellier pour y étudier la médecine ; herborisant le jour, disséquant la nuit, il encombrait les appartements de son père des productions qu'il rassemblait ou qu'il préparait ; et, malgré ces travaux accessoires, il sut encore faire, dans les parties ordinaires et réglées de l'étude médicale, des progrès assez rapides, pour être reçu docteur à dix-huit ans, et pour que l'université de Montpellier, comme nous l'avons dit, demandât immédiatement pour lui au chancelier de France la survivance à la chaire de son père.

Sa thèse sur la respiration[1], soutenue quelques mois auparavant, justifiait réellement une démarche en apparence aussi prématurée. C'est un excellent morceau d'anatomie et de physiologie comparées ; les faits connus alors y sont rassemblés avec autant d'esprit que d'érudition, et l'on y entrevoit déjà lés germes de plusieurs des découvertes récemment faites sur cet impor tant sujet. Aussi l'a-t-on réimprimée dans plusieurs recueils de thèses choisies[2].

Ce fut pour solliciter ses provisions qu'il vint pour la première fois à Paris ; mais le ministre, le jugeant apparemment sur son âge, ou détourné par quelques insinuations étrangères, en retarda l'expédition, et M. Broussonnet, prenant dans la capitale de nouvelles idées, et sentant qu'il pouvait s'y faire un autre avenir que celui que Montpellier lui offrait, pria son père de ne point insister.

La sagacité qui distinguait son esprit, lui fit apercevoir, dès les premiers moments, à la manière dont on étudiait alors l'histoire naturelle à paris, qu'il lui serait facile d'attirer promptement les regards par le tour neuf et brillant qu'il pourrait donner à cette science. En effet, quoique l'éloquence de Buffon eût généralement inspiré le goût de l'étude de la nature, elle avait en même temps détourné la plupart de ceux qui s'y livraient des méthodes les plus propres à les y guider : les zoologistes, les minéralogistes n'étaient point encore familiarisés avec la nomenclature commode et la synonymie rigoureuse de Linnæus. Il semblait que ce grand homme n'eût écrit que pour les botanistes ; et ceux-ci, devenus tous ses disciples, paraissaient faire une classe à part dont l'exemple n'avait encore qu'une faible influence sur l'étude des autres règnes. M. Broussonnet, nourri par le respectable M. Gouan dans la plus pure doctrine linnéenne, résolut de la faire prévaloir en France, et attacha, sa réputation au sort de cette entreprise.

Comme c'est surtout dans la distinction des espèces que les méthodes de Linnæus montrent leur avantage, et que les collections de Paris n'en offraient pas alors un assez grand nombre de nouvelles pour servir de base à des travaux importants, il résolut de visiter les cabinets étrangers les plus riches, et il se dirigea d'abord vers l'Angleterre, que son commerce universel, ses immenses colonies, ses grandes expéditions maritimes, et le goût de son roi et de plusieurs de ses grands seigneurs pour l'histoire naturelle, avaient rendue alors le plus riche entrepôt des productions des deux mondes.

M. Banks y jouissait dès ce temps-là de cette belle existence qui rendra son nom immortel dans l'histoire des sciences par le noble usage qu'il en fait : sa maison était le rendez-vous de tout ce que l'Europe possédait de plus illustre, et une école toujours ouverte aux jeunes gens qu'enflammaient de si beaux exemples. Il fit faire, suivant sa coutume, à M. Broussonnet une espèce de noviciat d'une année ; et, quand il se fut bien assuré qu'il était digne de son estime, il la lui voua pleine et entière, et ne cessa de lui en donner des preuves pendant le reste de sa vie.

C'est chez M. Banks que M. Broussonnet commença ses travaux sur les poissons, et c'est avec les présents que ce généreux ami des sciences lui avait faits d'une foule d'objets recueillis par lui-même lors du premier voyage du capitaine Cook, que ces travaux auraient été continués sans les divers événements qui en détournèrent l'auteur.

La première partie en parut à Londres, en 1782, sous le titre d’Ichthyologiæ decas I. Elle contient les descriptions latines en style linnéen, et peut-être trop minutieusement détaillées, de dix poissons rares, dont la moitié étaient inconnus, accompagnées d'autant de planches : c'était un beau frontispice pour un ouvrage important, et l'on regrettera toujours que l'auteur n'en ait pas repris la continuation, malgré les avances qu'il avait déjà faites pour les gravures des livraisons suivantes.

M. Broussonnet revint de Londres, précédé de la réputation de son livre, décoré du titre de membre de la Société royale, et comptant parmi ses amis les Linnæus fils, les Solander, les Sparrman, les Sibthorp, les Scarpa, et plusieurs autres naturalistes de ce rang.

S'adonner entièrement à la marche et aux systèmes de Linnæus n'aurait pas été alors un titre aux yeux de ceux qui avaient ici le plus de prépondérance, et surtout de notre respectable Daubenton, qui jouissait de beaucoup de crédit à l'Académ!e et près du ministère; mais le caractère aimable, les manières douces et prévenantes de M. Broussonnet, son ton modeste et réservé, firent oublier sa profession de foi, et il trouva son plus zélé protecteur dans l'homme dont sa doctrine contrariait le plus les idées. Daubenton le fit son suppléant au collège de France, son adjoint à l'école vétérinaire[3], et contribua plus que tout autre à le faire recevoir si jeune à l'Académie[4] : conduite qui peut également être citée dans l'éloge de l'un et de l'autre.

Au reste, M. Broussonnet ne fut pas nommé académicien sur parole, et pendant les six mois que dura le concours pour la place qu'il obtint, il présenta une suite de mémoires si brillante, qu'il eût été impossible de lui refuser les suffrages quand il n'aurait eu aucune protection.

Dès son retour de Londres, il avait lu à l'Académie une description des chiens de mer : de vingt-sept espèces dont il y parle, il y en avait un tiers d'inconnues aux naturalistes.

C'était, aussi bien que sa première Décade de poissons, l'un des matériaux qui devaient entrer dans une grande Ichlhyologie dont il présenta aussi le plan. La distribution en était à peu près la même que celle de Linnæus ; mais il y décrivait douze cents espèces, et Linnæus n'en avait alors que quatre cent soixante[5].

Il donna, comme échantillons de sa manière de décrire, un mémoire sur l’anarrhique ou loup de mer[6], et un autre sur le 'Voilier[7].

Dans un troisième, il traita du silure trembleur[8], ce poisson dans lequel Adanson avait découvert que la faculté engourdissante est due à l'électricité, et que les Arabes ont désigné depuis longtemps avec la torpille par le nom commun de rhaasch ou tonnerre, comme s'ils avaient connu l'analogie de ce singulier phénomène animal et de ce terrible météore.

Il décrivit ensuite les vaisseaux spermatiques des poissons[9] ; et fit voir qu'il y des écailles dans plusieurs animaux de cette classe que l'on regarde communément comme en étant dépourvus[10].

Mais celui de tous ses mémoires qui dut frapper le plus les savants qui n'étaient pas naturalistes de profession, fut sa Comparaison des mouvements des plantes avec ceux des animaux[11].

Il y donna la première description complète du végétal auquel on serait le plus tenté d'attribuer quelque chose de volontaire dans ses oscillations, l’hedysdrum gyrans, ou cette espèce de sainfoin du Bengale, dont les folioles latérales s'élèvent et s'abaissent jour et nuit sans aucune provocation extérieure. Il y fit un tableàu intéressant des directions déterminées que prennent les parties des plantes malgré les ohstacles, de la marche des racines pour trouver l'humidité, des inflexions des feuilles pour chercher la lu mière ; il y présenta une explication ingénieuse, quoique peut-être un peu hasardée, de la contraction des feuilles de la dionée et du rossolis, supposant que la piqûre d'un insecte donne issue à quelque fluide qui tenait ces feuilles étendues.

C'était déjà s'élever fort au-dessus des simples descriptions d'espèces qui remplissaient ses premiers écrits : bientôt il s'éleva davantage encore, et son Mémoire sur la respiration des poissons appartient entièrement à l'histoire naturelle philosophique[12]. Il y montre comment la respiration diminue d'intensité et le sang de chaleur, des oiseaux aux quadrupèdes, et de ceux-ci aux reptiles : il y compare la grandeur du cœur et la quantité du sang des divers poissons ; il y explique pourquoi ceux qui ont de petites ouvertures branchiales peuvent vivre hors de l'eau plus longtemps que les autres ; il y donne des expériences sur les divers degrés de chaleur que les poissons peuvent supporter, et sur les substances qui les font périr quand on les mêle à l'eau dans laquelle ils vivent. Il est bon de remarquer cependant que la plupart de ces idées et de ces faits sont déjà contenus dans sa thèse doctorale.

Son Mémoire sur les dents[13] est absolument du même ordre. Les différences des dents des carnassiers et de celles des herbivores ; les lames d'émail qui pénètrent le tissu de ces dernières, et qui donnent à leur couronne cette inégalité nécessaire pour la trituration ; les variétés infinies de nombre, de figure et de position, des dents des quadrupèdes ; le résultat piquant, que l'homme est par ses dents frugivore aux trois cinquièmes, et carnivore pour le reste : tous ces faits, aujourd'hui vulgaires, ne manquaient alors ni de nouveauté ni d'intérêt.

Les expériences de Spallanzani et de Bonnet sur la force de reproduction des salamandres aquatiques, occupaient vivement les physiciens. M. Broussonnet les répéta sur les poissons, et trouva qu'ils reproduisent aussi toutes les parties de leurs nageoires, pourvu que les osselets n'en aient pas été arrachés jusqu'à la racine[14].

Tous ces travaux, si l'on en excepte la description du voilier, sont antérieurs à sa nomination, et ce sont aussi les seuls qu'il ait publiés sur l'histoire naturelle proprement dite[15].

L'on s'étonnera sans doute qu'il ait quitté si tôt une carrière où il était entré d'une manière si remarquable, et où l'on était en droit d'attendre de si beaux résultats de son esprit et de son activité : c'est que, l'année même où l'Académie le reçut, il fut aussi chargé des fonctions de secrétaire de la Société d'agriculture, et que cette première cause de distraction en amena beaucoup d'autres.

Des sociétés d'agriculture avaient été établies dans les différentes généralités, en 1761. Composées pour la plupart de grands propriétaires ou de simples laboureurs, elles avaient mis peu d'activité dans leurs travaux, et celle de la capitale n'avait publié en vingt-quatre ans que quelques instructions. L'intendant de Paris, Berthier de Sauvigny, se fit une espèce de point d'honneur de lui rendre de l'éclat, et ne crut pouvoir confier cette entreprise à personne de plus capable que M. Broussonnet, avec qui il avait eu occasion de se lier en Angleterre.

Celui-ci, en effet, y consacrant dès ce moment tous ses moyens, en fit en quelque sorte une compagnie nouvelle. Des mémoires utiles publiés chaque trimestre, des instructions nombreuses distribuées dans les campagnes ; des assemblées de laboureurs tenues dans chaque canton, pour leur mieux inculquer les procédés avantageux ; des prix distribués solennellement à ceux d'entre eux qui avaient le mieux réussi à mettre ces procédés en pratique, donnèrent bientôt à la société une considération, générale, et déterminèrent le gouvernement à en faire une corporation centrale dont le ressort s'étendrait à toute la France, et qui recueillerait et répandrait de toute part les découvertes et les inventions agricoles. Les personnages les plus illustres ne dédaignèrent point de s'y faire inscrire ; elle eut des assemblées publiques : en un mot, elle prit son rang auprès des grandes sociétés savantes de la capitale.

On ne peut s'empêcher de reconnaître que M. Broussonnet montra dans les nouvelles fonctions une grande flexibilité de talent. Quittant par degrés cette sécheresse de style, caractère de l'école qu'il avait suivie en histoire naturelle, il ne tarda point à se donner une élégance soutenue ; il s'éleva quelquefois à toute la chaleur de l'éloquence. Le premier de ses éloges, celui de Buffon, est peut-être encore faible pour un si grand nom, mais, dans ceux qui le suivirent, tantôt il nous fait aimer les vertus paisibles de Blaveau, tantôt il nous fait admirer le dévouement au bien public ; la franche probité de Turgot. Plusieurs fois, dans les temps où tous les vœux semblaient appeler une révolution populaire, il se fit applaudir en réclamant avec énergie en faveur des campagnes.

On sait assez quelle influence l'activité d'un seul homme peut avoir sur celle de tout un corps, et combien ces occasions de déployer un talent brillant et d'acquérir la faveur publique peuvent tenter un homme jeune et plein d'ardeur, comme l'était alors M. Broussonnet ; mais, ce qu'on sait peut-être moins, c'était à quel point ce dévouement continuel à la gloire des autres ; premier devoir des organes d'une société savante, peut nuire au développement des travaux personnels.

M. Broussonnet dut l'éprouver plus que personne, dans un genre sans doute plus immédiatement utile que tout autre, mais qui, borné par sa nature à des applications, l'éloignait aussi plus que tout autre de ces vérités générales, seuls objets possibles des travaux réellement scientifiques, et faisait plutôt de sa place un intermédiaire entre les campagnes et l'administration, qu'un lien de correspondance entre les savants.

Il entra donc insensiblement dans une autre carrière dès qu'il se fut chargé de cet emploi, et il y fut toujours entraîné plus avant, surtout quand la révolution sembla avoir appelé tout le monde au maniement des affaires.

C'est une chose bien hasardeuse, pour un homme capable d'exercer une influence personnelle et indépendante sur le bien-être de ses semblables par la recherche paisible de la vérité, que de consentir, avant de s'être bien assuré de ses forces, à devenir l'un des petits ressorts de cette machine si compliqué du gouvernement, où l'action irrésistible et simultanée de tant de rouages ne laisse à personne un mouvement ni une volonté propre.

Combien cette détermination devait-elle être plus dangereuse encore à une époque où l'État tout entier, livré aux passions et aux caprices de la multitude, était entraîné par un torrent tumultueux, et où chaque instant pouvait placer les magistrats entre la mort et le crime ?

M. Broussonnet, à qui ses discours publics avaient donné une réputation populaire, ne pouvait manquer d'être porté aux places dans ces premiers moments où l'opinion publique était encore l'arbitre des choix ; mais les premières places qu'il eut, durent ici faire promptement regretter les sciences et les occupations paisibles du cabinet.

Nommé, en 1789, au corps électoral de Paris, il fut appelé, comme les autres électeurs, à cette espèce de magistrature intermédiaire qui suppléa un instant les autorités suspendues ; et le jour qu'il vint à l'hôtel de ville, ce fut pour y voir égorger sous ses yeux l'intendant de Paris, son ami et son protecteur.

Chargé ensuite, avec Vauvilliers, de l'approvisionnement de la capitale, il se vit vingt fois menacé de perdre la vie par ce peuple à qui ses sollicitudes la conservaient, et qui ne se laissait conduire que par ceux-là même dont l'intérêt était de l'affamer.

Découragé par le spectacle de tant de folie et d'ingratitude, le chagrin amer qui s'était emparé de lui s'exhala dans ses derniers discours à la société d'agriculture, et l'on aurait pu croire dès lorsqu'il ne serait plus tenté d'essayer ce que ses lumières et son zèle seraient capables de faire pour le bien public.

Il vint cependant siéger dans cette assemblée fameuse, dont l'existence de quelques mois laissera dans nos fastes des traces si profondes ; qui reçut presque à genoux, dans le premier moment de sa réunion, cette constitution dont elle déchira ensuite chaque jour quelques pages ; qui laissa écrouler sur elle ce trône qu'elle avait juré de maintenir ; et qui, en s'éloignant, multiplia, comme à plaisir, les chances de l'anarchie pour la nation dont elle avait consenti à prendre les rênes.

C'est là qu'il dut s'apercevoir combien il y a loin des raisonnements tranquilles propres à persuader le philosophe solitaire, aux arguments violents, seuls capables d'émouvoir ces réunions nombreuses, où le caractère peut tout, et les lumières presque rien ; où l'on adopte en masse, dans l'enthousiasme, ce que chacun condamne en particulier dans les moments de réflexion ; où, quand on ouvre une délibération, nul ne peut prévoir à quelle issue conduiront les sophismes accumulés, la chaleur plus ou moins heureuse de ceux qui se succèdent à la tribune, et les agitations tumultueuses de l'esprit de parti.

M. Broussonnet essaya en vain de ramener les esprits, et de proposer des vues de conciliation : ses formes douces, ses manières insinuantes étaient des armes trop faibles ; contre le délire universel, que dix années de désordres intolérables et l'ascendant irrésistible d'un caractère unique dans l'histoire pouvaient seuls parvenir à calmer.

Après que les événements dont chacun de nous ne conserve qu'un trop effrayant souvenir, eurent mis fin à l'assemblée législative, il se retira à sa campagne auprès de Montpellier, espérant y goûter enfin, dans la culture des champs, ce repos qui l'avait fui depuis qu'il avait cédé aux attraits de l'ambition.

Mais le moment était venu où il ne devait plus y avoir de repos pour quiconque aurait touché aux affaires publiques, pour quiconque aurait jeté le moindre éclat, soit par son existence dans le monde, soit par ses talents. La révolution du 31 mai donne la prépondérance à la plus violente des deux factions qui se disputaient le pou voir ; un grand nombre de départements s'insurgent : leurs mesures mal concertées échouent et complètent la victoire de la victoire de leurs oppresseurs ; des commissaires sont envoyés partout pour sévir contre ceux qui avaient montré un peu d'énergie. M. Broussonnet, que ses compatriotes avaient député malgré lui à la commission insurrectionnelle de Bordeaux, et nommé à la convention que les départements insurgés devaient réunir à Bourges, est emprisonné dans la citadelle de Montpellier, et aurait eu bientôt le même sort que tant d'autres savants illustres, que tant d'autres magistrats vertueux, s'il ne se fut évadé comme par miracle.

Son frère occupait l'emploi de médecin dans l'armée des Pyrénées ; c'est auprès de lui qu'il se réfugia, cherchant à s'y faire oublier quelques instants sous les habits d'un médecin subalterne, mais ne sachant que trop que l'oubli ne pourrait pas être long, et ne songeant qu'à se ménager une occasion favorable de franchir la frontière.

Un jour, sous prétexte de cueillir quelques simples pour l'hôpital militaire, il s'élève dans la montagne en habit léger de botaniste pour éviter tout soupçon, et, accompagné seulement de quelques jeunes médecins de l'armée ; il trouve moyen d'échapper à leur vue au détour d'un vallon, et, gravissant aussi rapidement que ses forces le lui permettent les sentiers les plus escarpés, où il risquait moins d'être vu, il s'élance à la brèche de Roland.

D'autres dangers l'y attendaient. La nuit arriva sans lui permettre de se reposer, car l'apparition d'une pa trouille française eut été un arrêt de mort : il erra dans ces roches par un froid glacial, sans vêtements, sans nourriture, n'ayant qu'un peu de neige pour étancher sa soif, frappé de crainte au moindre bruit, craignant davantage encore qu'un détour ne le ramenât vers cette terre funeste à laquelle il venait d'échapper. Au point du jour, il heurte du pied quelque chose : c'était un cadavre ; peut-être celui d'un malheureux exilé fuyant comme lui les bourreaux de sa patrie. Une deuxième nuit plus cruelle que la première le surprend encore avant qu'il ait aperçu aucun lieu habité. Enfin, exténué de lassitude et de besoin, il rencontre, après quarante-huit heures, un pauvre pâtre, qui le conduit et le soutient jusqu'à la première cabane espagnole. Sa route jusqu'à Madrid ne fut guère moins pénible : à pied, sans argent, sans habits, plusieurs fois il se présenta chez des barbiers de village pour être leur garçon, ne demandant que sa nourriture pour salaire, et il fut refusé !

Heureusement il existe au milieu des associations politiques une association d'un autre ordre, qui cherche à les servir toutes, mais qui ne prend point de part à leurs continuelles dissensions. Les véritables amis des sciences, aussi dévoués à leur patrie qu'aucune autre classe d'hommes, sont encore unis entre eux de ces mêmes liens généraux qui les rattachent à la grande cause de l'humanité. Il suffit que le nom de M. Broussonnet fût prononcé, que sa position fût connue, pour qu'il reçût de tous ceux qui cultivaient les sciences, sans distinction de pays, de religion, ni d'engagements politiques, accueil, protection et se cours de tout genre. MM. Cavanilles et Ortéga, surtout, le reçurent à bras, ouverts à Madrid ; mais personne ne mit à ses services plus d'empressement et plus de délicatesse que M. Banks. Dès qu'il connut la fuite de son ancien ami, il prit sur-le-champ toutes les mesures, toutes les précautions, pour lui assurer une existence honorable et pour lui ménager un asile, dans le cas où le danger le poursuivrait plus loin, comme la tournure des affaires pouvait le faire craindre.

Quand l'histoire nous transporte dans ces moments de fureur où les peuples se déchirent eux-mêmes, ou à ces époques de haines nationales qui semblent vouloir détruire à la longue tous les sentiments humains, l'on aime à retrouver ces exemples de générosité ; ils soulagent l'âme oppressée, comme un peu de verdure réjouit l'œil du voyageur dans les rochers de l'Atlas.

Je suis bien sûr de n'être pas désavoué par le corps respectable qui m'écoute, lorsque je rends en son nom ce témoignage à l'homme qui, sans manquer à ce qu'il doit à son pays, n'a cessé d'employer la considération dont il jouit si justement, pour adoucir envers nos compatriotes les maux de cette guerre cruelle. Ce qu'il fit alors pour un ami, il l'a fait depuis pour des hommes qui n'avaient à ses yeux d'autres titres que leur mérite et la recommandation de l'Institut.

Sa prévoyance en faveur de M. Broussonnet devint plus promptement utile que celui-ci n'aurait pu le croire, et ce ne fut pas du côté qu'il redoutait que partirent les persécutions.

Il y avait en Espagne d'autres Français sortis de France avant lui ; et l'on se souvient que leur politique aveugle sembla toujours consister à rendre leur parti le moins nombreux possible. Ils ne voulurent donc pas d'un émigré tardif, et il leur fut aisé, avec quelques imputations, de le faire expulser. Relégué d'abord à Xérès, embarqué ensuite à Cadix sur un mauvais navire anglais, rencontré par deux frégates françaises qui croisaient au cap Saint-Vincent, contraint de se réfugier à Lisbonne, il n'osa encore y débarquer qu'en secret, de peur que les persécutions de Madrid ne se renouvelassent. M. Correa de Serra, botaniste célèbre, aujourd'hui correspondant de l'Institut, obtint du duc de la Foens, prince du sang et président de l'Académie des sciences de Lisbonne, de le cacher dans l'hôtel de cette compagnie. C'était encore une prison ; mais combien elle dut lui paraître douce, en comparaison de celle de Montpellier ! il couchait dans la bibliothèque même de l'Académie, apprenant le portugais et faisant des extraits précieux d'anciennes relations manuscrites des premiers voyages de ce peuple autrefois si entreprenant.

Cependant les Français qui demeuraient à Lisbonne, avertis par ceux de Madrid, parvinrent à le découvrir : on fit intervenir l'inquisition, sous prétexte qu'il avait été franc-maçon ; on accusa publiquement de jacobinisme, dans une brochure, le prince qui le protégeait ; enfin les choses en vinrent au point qu'il se trouva heureux de suivre, comme médecin, l'ambassadeur extraordinaire que les États-Unis envoyaient à l'empereur de Maroc.

Que d'amères réflexions dut faire, sur la nature humaine et sur les ressorts qui agitent les nations, l'homme qui, pour avoir cru un moment que le peuple le plus civilisé de l'Europe pourrait se donner lui-même un gouvernement raisonnable, se voyant réduit à chercher à Maroc un peu de sûreté personnelle !

C'est véritablement là qu'il retrouva le bonheur, en retrouvant le repos et en reprenant ses premières études ; et, comme s'il avait dû y voir quelque l'apport entre sa position et celle de sa patrie, c'est aussi là qu'il apprit le changement arrivé dans les esprits, et les efforts de la France pour revenir à un ordre de choses plus régulier.

Mais les derniers crimes dont il avait été le témoin avaient fait sur son imagination une impression trop terrible pour qu'il se fiât aux premières apparences de calme. Quand il eut obtenu du directoire sa radiation de la liste des émigrés, il employa tout le crédit de ses amis pour être renvoyé à Maroc comme consul : la peste l'en ayant chassé, il fut nommé au consulat des Canaries ; semblant ne pouvoir s'éloigner assez, il avait fini par demander celui du Cap, Il a fallu qu'un ministre parent de M. Broussonnet[16], et qui a toujours porté un intérêt tendre à l'école leur mère commune, usât d'une sorte de violence pour le déterminer à y accepter une place.

Cependant il faut dire de la botanique, redevenue la passion favorite de M. Broussonnet, entrait aussi pour beaucoup dans ce désir d'éloignement. Pendant tout le temps qu'il a résidé à Tanger, à Salé, à Mogador, à Maroc et à Ténériffe, il a employé ses instants de loisir à en étudier les plantes, et les observations intéressantes qu'il nous envoyait fréquemment étaient bien faites pour que nous lui pardonnassions son absence.

Mais quelque importance que pussent avoir ses recherches, elles étaient toujours trop particulières : la place d'un homme tel que M. Broussonnet était dans une de nos chaires, où son esprit, son activité pussent étendre le domaine général de la science, autant que son éloquence en répandrait le goût ; et l'histoire naturelle, aussi bien que l'école de Montpellier, durent rendre grâce à celui qui le leur ramenait tout à fait.

Pendant le peu de temps qu'il a été professeur à Montpellier, M. Broussonnet, aidé de la protection de M. Chaptal, était parvenu à faire du jardin public de cette école l'admiration des botanistes, par l'ordre qu'il y avait mis et le grand nombre de plantes qu'il y avait l'assemblées ; ses leçons attiraient un grand concours d'étudiants ; il avait repris ses anciens travaux sur le règne animal : en un mot, il espérait réparer ces quinze années qu'une seule erreur dans sa direction avait presque rendues inutiles à la science et à sa gloire, lorsqu'il fut enlevé à l'une et l'antre, encore dans la force de l'âge.

Sa dernière maladie fut une de celles qui nous étonnent toujours, quelques communes qu'elles soient.

Le chagrin de la perte de sa femme, les inquiétudes que lui causèrent les couches douloureuses de sa fille, madame de Juvenel, à qui il était tendrement attaché, l'y disposèrent peut-être ; une chute faile dans les Pyrénées y contribua sans doute aussi. Quoi qu'il en soit, frappé une nuit d'une apoplexie légère, mais soigné par son frère et par M. Dumas, son collègue, il reprit bientôt ses mouvements, l'usage de ses sens, les facultés de son esprit, et même cette mémoire qu'il avait eue autrefois si prodigieuse. Un seul point ne lui fut pas rendu ; il ne put jamais prononcer ni écrire correctement les noms substantifs et les noms propres, soit en français, soit en latin, quoique tout le reste de ces deux langues fût demeuré à son commandement. Les épithètes, les adjectifs se présentaient en foule, et il savait les accumuler dans ses discours d'une manière assez frappante pour se faire comprendre. Voulait-il désigner un homme, il rappelait sa figure, ses qualités, ses occupations ; parlait-il d'une plante, il peignait ses formes, sa couleur : il en reconnaissait le nom quand on le lui montrait du doigt dans un livre, mais ce nom fatal ne se présentait jamais de lui-même à son souvenir.

Cette incompréhensible faculté de la mémoire serait-elle donc répartie dans des cases indépendantes les unes des autres, et les images y seraient-elles distribuées d'après les abstractions grammaticales, plutôt que d'après les sensations originaires dont elles dérivent ?

Cependant son état s'améliorait de jour en jour quand un coup de soleil, reçu le 21 juillet dernier, le rendit incurable et mit fin à la vie de M. Broussonnet, après six jours passés dans les agitations d'une léthargie convulsive. On trouva qu'il y avait eu un large ulcère à la surface du cerveau du côté gauche, dont les deux tiers étaient déjà cicatrisés ; c'était probablement la cause de son premier mal, qu'une cicatrisation complète aurait fait cesser, s'il n'était survenu un accident nouveau.

Sa place à l'Institut a été donnée à M. Geoffroy-Saint-Hilaire, professeur de zoologie au Muséum d'histoire naturelle, et M. Decandolle, jeune botaniste déjà célèbre par de grands et beaux ouvrages, vient d'être présenté unanimement par la classe et par l'école de Montpellier pour remplir la chaire de botanique et pour diriger le jardin de cette illustre école. C'est en faisant succéder ainsi, dans tous les genres, le mérite au mérite, que l'on conservera l'antique renommée de cet établissement, à la fois si utile et si honorable pour notre patrie.



  1. Variæ positiones circà respitaionem ; Monspelii, 1778.
  2. Ludwig, Dellectus opuscul. ad hist. nat. spect. ; Lips., 1796, t. I, p. 118.
  3. En janvier 1781. Cette chaire fut supprimée en l788.
  4. Élu le 1er juin 1785, confirmé par le roi le 2, installé le 4. Ses concurrents étaient : MM. Chambou et Pinel.
  5. Présentée le 23 février 1785 ; restée mannscrite.
  6. Anarrhichas lupus : lu le 1er février 1785, et imprimé dans les Mémoires de l'Académie des sciences, volume de 1785, p. 161.
  7. Scomber gladius. Bloch ; Ictiophore, Lacép. : lu le 23 décembre 1786 ; imprimé dans les Mémoires de l'Académie, volume de 1786, p. 450, pl. 10.
  8. Envoyé par la société de Montpellier, pour le volume de 1786, lu le 12 mars 1785, et imprimé dans le Journal de Physique, année 1785, tome XXVII, p. 139.
  9. Lu le 13 août 1785 : imprimé dans les Mémoires de l'Académie des sciences, volume de 1785, p. 170.
  10. Lu le 28 mai 1785 : imprimé dans le Journal de physique, année 1787, tome XXXI, p. 12.
  11. Lu le 19 janvier 1785 : imprimé dans les Mémoires de l'Académie des sciences, vol. de 1785.
  12. Lu au mois de juillet 1785 : imprimé dans les Mémoires de l'Académie des sciences, volume de 1785, p. 174, et dans le Journal de physique, année 1787, n° XXXI, p. 289.
  13. Lu les 16 février et 28 mai 1785 ; imprimé en 1789 dans les Mémoires de l'Académie des sciences, volume de 1787, p. 550.
  14. Lu le 28 mai 1785 : imprimé dans les Mémoires de l'Académie des sciences, volume de 1786, p. 684, et dans le Journal de physique, année 1789, t. XXXV, p. 62.
  15. J'ai tiré toutes mes dates des registres, et non pas des notes imprimés en marge des mémoires, qui sont presque toutes fautives.
  16. M. Chaptal.