Éloge historique de Cavendish

La bibliothèque libre.
Éloge historique de Cavendish
Recueil des éloges historiquesFirmin Didot FrèresTome 1 (p. 353-373).

ÉLOGE HISTORIQUE

DE CAVENDISH,

Lu le 6 janvier 1812

Parmi les hommes que nous avons coutume de célébrer dans cette enceinte, il n'en est que trop qui, ont eu besoin de lutter contre les obstacles que leur opposait l'infortune : celui dont nous allons vous entretenir a eu le mérite bien plus rare, et probablement bien plus grand, de ne pas se laisser vaincre par ceux de la prospérité. Ni sa naissance, qui lui ouvrait un chemin facile vers les honneurs, ni de grandes richesses, qui vinrent subitement lui offrir l'appât de tous les plaisirs, ne purent le détourner de son but : il n'eut pas même en vue la gloire ou les distinctions ; l'amour désintéressé de la vérité fut son unique mobile. Mais, s'il lui fit le sacrifice de ce que les hommes ordinaires ont de plus cher, il en fut récompensé avec une magnificence proportionnée à la pureté du sacrifice. Tout ce que les sciences lui ont révélé semble avoir quelque chose de sublime et de merveilleux : il a pesé la terre ; il a préparé les moyens de naviguer dans l'air ; il a dépouillé l'eau de sa qualité d'élément ; et ces doctrines si nouvelles et si opposées aux opinions reçues, il les a mises dans une évidence plus étonnante encore que leur découverte même. Les écrits où il les expose sont autant de chefs-d’œuvre de sagacité et de méthode, parfaits dans leur ensemble et dans leurs détails, où aucune autre main n'a rien eu à refaire et dont l'éclat n'a fait que s'accroître avec les années : en sorte qu'il n'y a nulle témérité à présager qu'il fera rejaillir sur sa maison autant de lustre qu'il en a reçu d'elle, et que ces recherches qui excitaient peut-être la pitié et le mépris de quelques-uns de ses proches, feront encore retentir son nom à un époque où son rang et ses aïeux auraient eu peine à le porter. L'histoire de trente siècles nous enseigne, en effet, bien clairement, que les vérités grandes et utiles sont à la longue le seul héritage durable que puissent laisser les hommes.

Assurément des génies de cet ordre n'ont pas besoin d'être loués ; mais il est nécessaire de les donner en exemple, et tel sera notre objet en retraçant la vie ou plutôt en vous présentant un abrégé des travaux de Henri Cavendish, écuyer, membre de la Société royale de Londres et associé étranger de l'Institut de France.

Nous disons un abrégé de ses travaux : parce qu'en effet il a été assez heureux ou assez sage pour que l'on ne sache presque autre chose de lui, et qu'il n'y ait dans son histoire d'autres incidents que des découvertes. Que l'on n'y cherche donc point cet intérêt qui naît d'aventures singulières ou variées mais que son uniformité ne la fasse point dédaigner : savoir à la fois éclairer ses contemporains et en être aimé ; avoir du génie, et se faire respecter par la critique ; être riche et honoré sans exciter l'envie ; conserver ses forces après les travaux les plus soutenus, ce sont des réunions d'avantages assez rares pour que l'on soit curieux d'en connaître les détails et d'en étudier les causes.

M. Cavendish était né à Londres, le 10 octobre 1731, de lord Charles Cavendish, également membre de la Société royale et administrateur du Muséum britannique.

Sa maison, descendue de l'un des compagnons de Guillaume le Conquérant, est au nombre des plus illustres de la Grande-Bretagne ; il y a plus de deux siècles qu'elle est inscrite parmi les pairs, et Guillaume III a décoré son chef, en 1694, du titre de duc de Devonshire.

On a observé qu'il y a en Angleterre plus de gens de qualité occupés sérieusement des sciences ou des lettres que dans d'autres pays ; c'est que, d'après la forme du gouvernement, la naissance et même la richesse ne peuvent y donner du crédit qu'autant qu'elles sont soutenues par le talent : on est donc obligé d'y préparer la jeune noblesse aux affaires par de bonnes études ; et, parmi tant de jeunes gens nourris de connaissances solides, il s'en trouve toujours quelques-uns qui aiment mieux employer les forces de leur esprit à rechercher des vérités éternelles qu'à soutenir des intérêts du moment.

La vie entière de M. Cavendish a prouvé que cette préférence était naturellement dans ses goûts ; mais il dut y être confirmé de bonne heure par des exemples domestiques. Lord Charles, son père, aimait aussi les sciences, et il a laissé de bonnes observations de physique. Il est probable qu'il dirigea les premières études de son fils ; mais nous n'avons aucun renseignement sur la méthode qu'il suivit dans cette éducation, ni même sur les premières tentatives du jeune Henri dans la carrière des sciences : il y paraît subitement, mais de manière à faire voir qu'il y entre bien exercé. Le premier pas qu'il y fait y ouvre une route, auparavant inconnue, et donne le signal d'une époque toute nouvelle.

Nous voulons parler du mémoire sur les airs, qu'il présenta à la Société royale en 1766[1], mémoire où il ne s'agit de rien moins que d'établir ces propositions presque inouïes jusque-là : L'air n'est pas un élément ; il existe plusieurs sortes d'airs essentiellement différentes.

Depuis Van Helmont les physiciens savaient que divers corps exhalent des fluides qui ressemblent à l'air par leur élasticité permanente : Boyle avait reconnu de bonne heure qu'ils ne peuvent servir à la respiration ; Hales avait imaginé les moyens de les mesurer ; Brownrigg et Venel avaient montré qu'on leur doit la saveur piquante de certaines eaux minérales ; Blake avait découvert que c'est par leur présence que la pierre calcaire se distingue de la chaux vive, et les alcalis ordinaires des alcalis caustiques ; Macbride, enfin, avait dirigé sur eux l'attention des médecins en les employant contre la putréfaction. Mais on avait négligé d'en distinguer suffisamment les diverses sortes ; on ne croyait pas généralement que ce fussent des substances particulières dans leurs espèces, et plus d'un physicien renommé soutenait toujours qu'ils n'étaient que de l'air ordinaire altéré par les émanations des corps qui l'avaient fourni, quoique personne ne pût indiquer avec précision en quoi ces prétendues émanations consistaient.

M. Cavendish donna son Mémoire, et en quelques pages il éclaircit et fixa toutes les idées.

Il compara entre eux le fluide élastique extrait de la chaux et des alcalis, celui que produisent la fermentation et la putréfaction, celui qui occupe les fonds des puits, des caves et des mines, et montra qu'ils ont tous les mêmes propriétés et ne forment qu'un seul et même fluide, auquel on a depuis lors réservé le nom d'air fixe. Il détermina la pesanteur spécifique de cet air, et la reconnut toujours la même et supérieure d'un tiers à celle de l'air commun : ce qui expliqua pourquoi l'air fixe remplit les lieux bas, et les effets délétères qu'il y occasionne. Il découvrit que cette sorte d'air a la propriété de se combiner avec l'eau, et de dissoudre alors la pierre calcaire et le fer : ce qui rendit compte des effets des eaux incrustantes, des stalactites, et de la présence du fer dans les eaux minérales. Enfin il s'assura que c'est précisément ce même air qui se développe dans la combustion du charbon, et qui rend si dangereux ce genre de combustible.

Ses expériences sur l'air inflammable furent encore plus neuves et plus piquantes. À peine s'était-on occupé avant lui de ce fluide, que l'on ne connaissait que par les explosions qu'il produit quelquefois dans les mines. M. Cavendish, le traitant comme l'air fixe, fit voir que l'air inflammable est identique et jouit des mêmes propriétés, soit qu'on le retire de la dissolution du fer, ou de celle du zinc, ou de celle du cuivre ; et parmi ces propriétés il fit surtout connaître cette légèreté spécifique, près de dix fois plus grande que celle de l'air commun, dont notre confrère M. Charles a fait depuis un usage si heureux pour rendre la navigation aérienne sûre et facile. On peut dire, en effet, que, sans la découverte de M. Cavendish et l'application que M. Charles en a faite, celle de M. de Montgolfier n'aurait presque pas été praticable, tant ce feu nécessaire dans les montgolfières pour tenir l'air commun dilaté offrait de dangers et d'embarras à l'aéronaute.

Mais le travail de M. Cavendish sur les airs eut bien d'autres conséquences, et son importance se décela promptement par sa fécondité. La certitude une fois acquise qu'il pouvait exister plusieurs fluides élastiques, constants dans leurs propriétés et spécifiquement différents dans leur nature, occasionna d'abord les premières recherches de Priestley, lesquelles firent connaître deux nouvelles espèces de ces fluides, l'air phlogistiqué et l'air nitreux : aussitôt l'on commença à entrevoir à quel point les différents airs devaient influer sur les phénomènes de la nature, et à juger qu'une physique et une chimie, créées sans aucun égard à des agents si puissants et si universels, ne pouvaient être solides.

Les esprits, agités par cette impatience du doute qui fait leur principal ressort, entrèrent dans une sorte de fermentation, et chacun chercha à suppléer à ces théories qu'on voyait s'écrouler.

L'introduction faite par Bergman de l'air fixe parmi les acides, tout en simplifiant un peu la chimie, ne parut qu'un léger palliatif au vice radical qu'on venait d'apercevoir.

Il y avait sept années que cet état de la science durait, lorsque Lavoisier fut frappé comme de la première lueur de sa fameuse doctrine ; retirant beaucoup d'air fixe de la réduction des métaux par le charbon, il en conclut que la calcination des métaux n'était que leur combinaison avec l'air fixe. Une année plus tard, Bayen réduisit des chaux de mercure sans charbon dans des vaisseaux clos, et sapa le principal fondement de la théorie du phlogistique. Lavoisier examina alors l'air produit par ces réductions sans charbon, et le trouva respirable ; et, à peu près vers le même temps, Priestley découvrit que c'était précisément la partie de l'atmosphère nécessaire à la fois à la respiration et à la combustion.

Ce fut alors que Lavoisier fit son second pas : la respiration, la calcination des métaux, la combustion, se dit-il, sont des opérations semblables, des combinaisons de l'air respirable ; l'air fixe est le produit particulier de la combustion du charbon.

Mais les phénomènes des dissolutions, l'air inflammable qui s'y manifeste, n'étaient pas encore expliqués ; il fallut six autres années pour y parvenir, et ce fut M. Cavendish qui obtint cet honneur.

Scheele avait observé qu'en brûlant de l'air inflammable on n'obtenait ni air fixe, ni air phlogistiqué ; tout semblait disparaître : Macquer, cherchant à arrêter la vapeur de cette combustion, avait remarqué avec étonnement quelque humidité sur les vases dont il se servait ; mais il s'en était tenu à ce premier aperçu. M. Cavendish, qui avait en quelque sorte introduit l'air inflammable dans les expériences de la chimie, annonça aussi le premier le grand rôle qu'il allait y jouer[2].

Portant, comme dans son premier travail, la précision de son esprit sur un sujet vaguement entrevu avant lui, il brûla par l'étincelle électrique de l'air inflammable dans des vaisseaux clos, en lui fournissant par degrés l'air respirable nécessaire à sa combustion : il vit que le premier de ces airs absorbait une proportion déterminée du second, et que le tout se résolvait en une quantité d'eau égale au poids des airs évanouis.

Ce grand phénomène, que M. Cavendish avait mis trois années à constater, fut annoncé à la Société royale, le 14 de janvier 1784. Notre confrère, M. le comte Monge, qui avait eu la même idée, et fait de son côté les mêmes expériences que M. Cavendish, en communiqua, à peu près vers le même temps, le résultat à Lavoisier et à M. de la Place.

Si la combinaison de ces airs donne de l'eau, dit M. de la Place, c'est qu'ils résultent de sa décomposition. On s'occupa donc de décomposer l'eau, comme on l'avait composée : on y réussit ; et ces expériences, devenues la clef de la voûte de sa nouvelle théorie, éclaircirent à peu près tout ce qui lui avait échappé jusqu'alors.

En effet, l'eau n'étant qu'une combinaison des deux airs, partout où elle existe, elle peut les fournir en se décomposant ; et partout où ils se trouvent, elle peut naître de leur réunion.

On déduisit d'abord de là l'air inflammable des dissolutions métalliques, et, par une suite multipliée d'autres conséquences, la composition des êtres organisés et les transformations les plus compliquées de leurs principes.

En un mot, la théorie chimique fut désormais assise sur ses bases.

Ainsi l'on peut dire que cette théorie nouvelle, qui a produit dans les sciences une si grande révolution, a dû sa première origine à une découverte de M. Cavendish, et que c'est une seconde découverte du même savant qui lui a donné son dernier complément.

Il en a fait une troisième, qui suffirait pour l'immortaliser, quand les deux autres n'existeraient pas : c'est celle de la composition de l'acide nitreux, substance si utile dans les arts et si répandue dans la nature, sur laquelle les chimistes n'avaient, avant M. Cavendish, que des idées vagues et hypothétiques[3].

Dès ses premières expériences sur la combustion de l'air inflammable, il s'était aperçu qu'il se formait de l'acide nitreux, et qu'il était d'autant plus abondant qu'il y avait dans le mélange une plus grande proportion de cet air, que l'on appelait alors déphlogistiqué et que depuis on a nommé azote.

Examinant ensuite le produit de la détonation au nitre par le charbon, il l'avait trouvé composé de ce même air phlogistiqué et d'air fixe. Or c'était le charbon qui donnait celui-ci : il n'y avait donc que l'acide du nitre qui eût pu fournir le premier.

Bientôt M. Cavendish prouva par des expériences directes la justesse de sa conjecture.

En brûlant par l'étincelle électrique un mélange d'air respirable et d'air phlogistiqué, il le convertit en air nitreux, qui lui-même se change en acide par une nouvelle addition d'air respirable.

Ainsi les éléments de l'acide nitreux furent reconnus les mêmes que ceux de l'atmosphère, mais en d'autres proportions ; et l'on se fit désormais des idées claires de la génération universelle, et jusqu'alors incompréhensible, de cet acide.

On ne peut lire sans une sorte d'enthousiasme l'histoire de cette époque, la plus brillante que la chimie ait jamais eue. Les découvertes semblaient s'y presser les unes sur les autres. M. Cavendish, ayant fait part de celle qu'il venait de faire sur l'acide nitrique à notre confrère M. Berthollet, reçut de lui, courrier par courrier, celle de la décomposition de l'ammoniaque en air inflammable et en air phlogistiqué. Quels hommes et quels temps il fallait pour de telles correspondances !

M. Cavendish en vint enfin à examiner l'atmosphère elle-même : elle produit sur les êtres vivants des effets si variés, qu'il était naturel de la supposer très variable dans la proportion de ses éléments.

Priestley, qui avait découvert l'air pur ou respirable, avait aussi découvert les moyens d'estimer la respirabilité d'un air quelconque ; il ne s'agissait que de mesurer la portion qui s'en absorbait quand on le mêlait avec de l'air nitreux : mais ses instruments étaient encore imparfaits, malgré les corrections qu'y avait apportées Fontana.

M. Cavendish, par une légère différence dans le procédé manuel, leur donna une précision très supérieure[4], et, les ayant employés à comparer l'air pris en différents lieux et en différents temps, parvint à ce résultat bien peu attendu, que la portion de l'air respirable est la même partout, et que les odeurs qui affectent si sensiblement nos sens, et les miasmes qui attaquent si cruellement notre économie, ne peuvent être saisis par aucun moyen chimique : résultat qui, sous une première apparence presque décourageante, offre à celui qui réfléchit une perspective immense, et montre déjà dans le lointain des sciences qui n'existent pas encore pour nous, et auxquelles seules il est peut-être réservé de nous donner le secret de celles d'aujourd'hui. M. de Humboldt, a confirmé ce fait, dans les régions les plus éloignées, au moyen de l'eudiomètre d'air inflammable ; MM. Biot et Gay-Lussac, en s'élevant dans des aérostats, ne l'ont pas trouvé moins vrai aux plus grandes hauteurs où l'homme soit parvenu, que dans les couches inférieures de l'atmosphère : ainsi, c'est encore de l'agent découvert par M. Cavendish que ces courageux physiciens se sont servis pour vérifier une autre de ses découvertes.

Tels sont les ouvrages qui ont fixé la place de M. Cavendish parmi les chimistes : ils n'occupent que quelques feuilles d'impressions, et survivront à bien des gros livres ; mais il ne faut pas juger de la peine qu'elles ont coûté par l'espace qu'elles remplissent.

Démêler le nœud caché qui unissait tant de phénomènes compliqués, poursuivre le même principe au travers de tant de détours et de métamorphoses, et surtout l'exposer si nettement que ce qui avait échappé pendant des siècles aux plus habiles gens devint en quelques minutes évident pour tout le monde, n'a pu être que l'effet des méditations non-seulement les mieux dirigées, mais les plus opiniâtres. M. Cavendish a été la preuve vivante de cet adage d'un de ses plus illustres contemporains, que le génie n'est qu'une plus grande aptitude à la patience : adage rigoureusement vrai, si l'on y ajoute qu'il faut que ce soit la patience d'un homme d'esprit.

Un autre qualité non moins précieuse était sa sévérité en matière de démonstrations. Aucun sophisme, rien de douteux ne se déguisait à lui. On le savait si bien, que ses confrères s'empressaient de lui sou mettre leurs recherches, à peu près sûrs que, s'il les approuvait, personne n'y trouverait plus rien à redire. Il se traitait lui-même plus sévèrement qu'aucun autre ; et c'est ainsi qu'il a donné à ses travaux une perfection telle qu'il n'y a encore à présent rien à changer ni à ajouter, quoique les premiers aient paru depuis plus de quarante ans, et que la science à laquelle ils se rapportent ait subi dans l'intervalle une révolution complète : avantage peut-être unique depuis que l'on écrit sur les sciences.

Cet esprit rigoureux, introduit dans les recherches de la chimie par l'influence de M. Cavendish, a d'ailleurs rendu à cette science d'aussi grands services que ses découvertes mêmes ; car c'est encore à sa méthode que sont dues en grande partie les découvertes qu'il n'a pas faites. Jusque vers le milieu du dix-huitième siècle, la chimie semblait être restée l'asile des systèmes et des suppositions gratuites, que Newton venait de chasser de la physique : Cavendish et Bergman les y ont poursuivies ; ils ont nettoyé cette étable d'Augias, encore obstruée du fumier de la philosophie hermétique. Après eux, personne n'a plus osé opérer autrement que sur des quantités déterminées, et en tenant un compte exact de tous les genres de produits ; et c'est là ce qui fait le caractère distinctif de la chimie moderne, beaucoup plus que ses théories, qui, toutes belles qu'elles nous paraissent, ne seront peut-être pas inattaquables, si l'on vient un jour à se rendre maître des substances qui nous échappent encore.

M. Cavendish tenait cet esprit sévère d'une étude profonde de la géométrie, dont il a fait d'ailleurs des applications directes, et quelquefois aussi heureuses que ses recherches de chimie.

Telle est surtout sa détermination de la densité moyenne, ou, ce qui revient au même, de la pesanteur totale du globe[5] ; idée qui a d'abord quelque chose d'effrayant, et qui se réduit cependant à un problème assez simple de mécanique. Archimède demandait un point d'appui pour mouvoir la terre ; mais il n'en a pas fallu à M. Cavendish pour la peser.

Un autre membre de la Société royale, mort quelque temps auparavant, M. Michell, en avait imaginé le moyen, et avait fait construire pour cela un appareil qui était à peu près le même que celui que notre défunt confrère, M. Coulomb, avait déjà employé pour mesurer la force de l'électricité et celle de l'aimant.

Un levier de six pieds de longueur, et portant à chaque extrémité une petite balle de plomb, était suspendu horizontalement, par son milieu, à un fil vertical. Une fois ce levier en repos, on approchait latéralement de chacune de ses extrémités une grosse masse de plomb, d'un diamètre et d'un poids donnés : l'attraction des masses sur les balles mettait le levier en mouvement ; le fil se tordait pour se prêter à cette action, et, tendant à revenir à son premier état, il faisait décrire au levier de petits arcs horizontaux, comme la pesanteur ordinaire, c'est-à-dire l'attraction de la terre, en fait décrire de verticaux au pendule ; et, en comparant l'étendue et la durée de ces oscillations et de celles du pendule, on obtenait le rapport de leurs causes, c'est-à-dire, de la force attractive des masses de plomb, et de celle du globe terrestre.

Mais ce n'est là qu'une idée grossière de l'appareil, et des précautions et des calculs que l'expérience exigeait. La mobilité du levier était telle que la moindre différence de chaleur entre les deux boules, ou seulement entre les différentes parties de l'air, occasionnait un courant assez fort pour le faire vibrer. Il fallut même estimer l'attraction des parois de la case de bois où il était contenu ; et les autres soins pour mesurer l'étendue de ses vibrations, et même pour l'observer sans les altérer en s'approchant trop, furent presque infinis. Toutes ces difficultés ne se présentèrent qu'au moment de l'exécution ; et les moyens délicats qui servirent à les lever, et dont la nécessité n'avait pas même été prévue par Michell, appartiennent entièrement à M. Cavendish.

Le résultat fut singulier : la densité moyenne du globe serait cinq fois et quarante-huit centièmes de fois, ou un peu moins de cinq fois et demie, aussi grande que celle de l'eau. Il faudrait, d'après cela, non-seulement que le globe n'eût point de vides, mais que les matières de son intérieur fussent plus pesantes que celles de la surface ; car les pierres dont se composent les roches ordinaires, ne sont qu'environ trois, ou rarement quatre fois plus pesantes que l'eau, et aucune pierre connue n'a cinq fois cette pesanteur. On pourrait donc croire que les métaux sont plus abondants vers le centre. Ainsi, cette simple expérience donne des vues toutes nouvelles sur la théorie de la terre.

Elle paraissait d'abord en contradiction avec celles que Maskelyne fit en Écosse, où la déviation produite par le voisinage d'une montagne sur le fil à plomb de ses instruments lui avait fait conclure pour le globe une densité moyenne seulement quatre fois et demie aussi grande que celle de l'eau ; mais on assure que, les expériences de Maskelyne ayant été calculées plus exactement, leur résultat s'est beaucoup rapproché de celui de M. Cavendish.

M. Cavendish est aussi l'un des premiers qui aient appliqué le calcul à la théorie de l'électricité : son travail était fait avant que celui d'Æpinus eût paru ; mais il ne fut imprimé qu'après. Il se fonde sur la même hypothèse, c'est-à-dire sur une seule matière électrique, dont les molécules se repousseraient mutuellement, et seraient attirées par les autres corps ; mais M. Cavendish montre, de plus qu'Æpinus, qu'en supposant que cette action s'exerce dans un rapport moindre que l'inverse du cube de la distance, on peut, au moyen du théorème de Newton sur l'attraction d'une sphère, prouver que toute la matière électrique d'un corps de cette forme doit se porter à sa surface [6].

L'on sait que notre confrère, feu M. Coulomb, a démontré depuis, par des expériences directes, que l'ac tion de l'électricité s'exerce en raison inverse du carré de la distance, et qu'il a prouvé, d'une manière beaucoup plus générale, la nécessité de cette distribution à la surface des corps, quelle que soit leur figure.

Lorsque Walsh eut annoncé l'analogie de la commotion que donne la torpille avec celle de la bouteille de Leyde, on lui objecta que ce poisson ne produit point d'étincelles. M. Cavendish chercha aussitôt à expliquer cette différence[7] : il construisit mêrne, d'après le principe de son explication, une espèce de torpille artificielle, qui présentait les mêmes phénomènes quand elle avait été électrisée. La véritable cause de l'électricité animale lui échappa cependant, et c'est à M. Volta qu'il était réservé de découvrir un appareil propre à engendrer continuellement ce merveilleux fluide, et à s'électriser sans cesse de soi-même : appareil très-probablement analogue, quant à l'essentiel, avec ceux que la nature a donnés aux poissons électriques.

On sait d'ailleurs que le même Walsh a vu des étincelles dans l'anguille électrique de l'Amérique méridionale, poisson qui possède cette propriété à un degré beaucoup plus fort que nos torpilles d'Europe, et qui, selon M. de Humboldt, est capable d'étourdir des chevaux par ses commotions.

On a encore de M. Cavendish des observations sur la hauteur des météores lumineux[8], qui ont pu conduire aux soupçons, aujourd'hui si bien vérifiés, de la chute des pierres de l'atmosphère. Il a donné un mé moire très-savant sur les moyens de perfectionner les instruments météorologiques[9], et des remarques ingénieuses sur les effets des mélanges frigorifiques et sur leurs limites[10]. Il s'est même occupé du calendrier des Indous, et a cherché à comparer les cycles confus de ces peuples avec notre manière de compter le temps[11]. Mais les bornes d'un discours public ne nous permettent point d'entrer dans l'analyse de tous ces écrits ; nous ne les citons que pour ajouter l'exemple de M. Cavendish à tant d'autres, qui prouvent que les grandes découvertes sont réservées aux hommes constamment livrés à la méditation.

Il s'occupa sur la fin de sa vie à mettre plus de rigueur dans la division de grands instruments d'astronomie ; et c'était assurément porter à l'extrême l'amour de l'exactitude, que d'être encore mécontent de celui de tous les arts où cette qualité a été poussée le plus loin.

D'après cette longue énumération des travaux de M. Cavendish, on comprend aisément qu'une vie si productive n'a pas dû être une vie agitée ; mais ce qu'on ne devinerait pas, c'est à quel pointla sienne fut uniforme, et avec quel scrupule il remplit le voeu qu'il avait fait de la consacrer à l'étude. Les anachorètes les plus austères n'ont pas été plus fidèles aux leurs. Parmi ces nombreux problèmes qu'il avait résolus, il mettait au premier rang celui de ne perdre ni une mi nute ni une parole, et il en avait trouvé, en effet, une solution si complète, qu'elle étonnerait les hommes les plus économes de temps et de mots. Ses gens connaissaient, à ses signes, tout ce qu'il lui fallait ; et comme il ne leur demandait presque rien, ce genre de dictionnaire n'était pas très-long. Il n'avait qu'un habit à la fois, que l'on renouvelait à des époques fixes, toujours avec le même drap et de la même couleur. Enfin, l'on va jusqu'à dire que, quand il montait à cheval, il devait trouver ses bottes toujours au même endroit, et le fouet dans l'une des deux et toujours dans la même.

Une occasion d'assister à quelque expérience nouvelle, ou de converser avec quelqu'un qui pût l'instruire ou qui eût besoin de ses instructions, était seule capable d'interrompre l'ordre établi, ou plutôt ce genre d'interruption faisait lui-même partie de l'ordre. Alors M. Cavendish s'abandonnait au plaisir de causer, et son dialogue, tout à fait socratique, ne finissait point que tout ne fût éclairci.

Dans tout le reste, son train de vie avait la régularité et la précision de ses expériences ; il ne put même être altéré par un incident qui aurait, à coup sûr, produit chez tout autre une grande anomalie.

Cadet d'une branche cadette, il était assez pauvre dans sa jeunesse, et ses parents le traitaient, dit-on, en homme qui avait l'air de ne devenir jamais riche. Le hasard ou son mérite réel en décida autrement.

Un des ses oncles qui avait fait la guerre aux Indes, et qui en rapportait une très-grande fortune, conçut pour lui un attachement particulier, et la lui laissa tout en tière. M. Cavendish, devenu millionnaire, en fut quitte pour quelques signes de plus, qui indiquaient ce que l'on devait faire de l'excédant de son revenu ; encore fallait-il, pour les obtenir, que son banquier le pressât à plusieurs reprises. On dit qu'il vint un jour lui dire qu'il avait laissé accumuler jusqu'à 1,800,000 fr., et qu'il ne pouvait plus sans honte garder une si forte somme en simple dépôt ; ce qui prouve assurément autant de délicatesse d'un côté, que d'insouciance de l'autre. Cependant on dit que de signes en signes, et de placements en placements, M. Cavendish a fini par laisser trente millions. Peu de savants ont été aussi riches, et peu de riches le sont devenus comme lui, à force de ne pas songer qu'ils l'étaient. Cette cause de la grandeur de sa fortune en est aussi l'excuse ; car nous conviendrons qu'on a presque besoin d'être excusé quand on acquiert tant de bien. M. Cavendish ne laissait pas de chercher aussi des occasions de diminuer le sien : il a soutenu et avancé plusieurs jeunes gens qui annonçaient des talents ; il a créé une grande bibliothèque et un cabinet de physique très-riche, qu'il avait consacrés si complètement au public, qu'il ne se réservait aucun privilège, empruntant ses propres livres avec les mêmes formalités que les étrangers, et s'inscrivant comme eux sur le registre du bibliothécaire. Un jour le gardien de ses instruments vint lui dire avec humeur qu'un jeune homme avait cassé une machine très-précieuse. Il faut, répondit-il, que les jeunes gens cassent des machines pour apprendre à s'en servir ; faites en faire une autre.

La vie réglée de M. Cavendish lui a donné des jours longs et exempts d'infirmités. Jusqu'à l'âge de soixante-dix-neuf ans il a conservé l'activité de son corps et la force de son génie. Il dut probablement à la réserve de ses manières, au ton modeste de ses écrits les plus importants par leur sujet, cet autre avantage non moins grand, celui dont les hommes de génie jouissent le plus rarement, que jamais la jalousie ni la critique ne troublèrent son repos. Comme Newton, son grand compatriote, avec qui il eut tant d'autres rapports, il est mort plein de jours et de gloire, chéri de ses émules, respecté de la génération qu'il avait instruite, célébré dans l'Europe savante, offrant à la fois au monde le modèle accompli de ce que tous les savants devraient être et l'exemple touchant du bonheur dont ils devraient jouir.

Son décès a eu lieu le 24 février 1810.

Sa place d'associé étranger de l'Institut a été donnée à M. Alexand. de Humboldt, que l'universalité de ses connaissances, la multiplicité de ses travaux, et les entreprises courageuses qui l'ont fait connaître et estimer des deux mondes, y appelaient depuis longtemps dans l'opinion de tous ceux qui on droit d'en avoir une sur un tel sujet.



  1. Trans. phil. de 1766, page 141.
  2. Trans. phil. de 1784, 1re part., p. 119. Journal de phys., même année, tome XXV, p. 417.
  3. Trans. phil. 1785. Journ. de phys., 1785, tome XXVII, p. 107.
  4. Trans. phil., 1783, 1re partie, p. 106.
  5. Trans. phil., 1798, 2e partie, p. 469.
  6. Trans. phil., 1771, p. 584
  7. Phil. trans., 1776, p. 196.
  8. Phil. trans., 1790, p. 101.
  9. Phil. trans., 1776, p. 375.
  10. Phil. trans., 1783, p. 303, et 1786, p. 241.
  11. Trans. phil., 1792, p. 383.