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Éloge historique de Desessarts

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Éloge historique de Desessarts
Recueil des éloges historiquesFirmin Didot FrèresTome 1 (p. 339-350).

ÉLOGE HISTORIQUE

DE DESESSARTS,

LU LE 6 JANVIER 1812.

Jean-Charles Desessarts, médecin, membre de l'Institut, naquit à Bragelogne, département de l’Aube, le 26 octobre 1729, de Charles Desessarts, chirurgien, et de Jeanne Fournier. Son aïeul, Jean-Baptiste Desessarts, avait servi dans le génie sous Louis XIV, et, après avoir été employé aux fortifications de Cherbourg et de Casal, il avait suivi le roi Jacques dans son expédition d’Irlande ; mais des travaux si nombreux ne lui avaient procuré aucuns biens. Charles Desessarts, dans une profession plus tranquille, n’avait pas été plus heureux. Deux fois il vit brûler sa maison et détruire sa fortune mobilière. Sa femme mourut jeune, et lui-même eut la douleur de descendre au tombeau sans avoir pu donner un état à son fils.

Le jeune orphelin, mettant son espoir dans la tendresse d’un oncle, professeur de philosophie au collège de Beauvais, accourut auprès de lui avec la confiance de son âge, mais n’en obtint que des conseils. Les jésuites, qui avaient commencé son éducation, et qui auguraient bien de ses talents, lui offrirent des secours plus réels, à condition qu’il s’engagerait avec eux. Il aima mieux se créer à lui-même des ressources. Quelques leçons de mathématiques données à des jeunes gens suffirent à ses besoins les plus pressants, et tous ses moments de loisir furent employés à se préparer à une profession indépendante. C’est à ce titre que M. Desessarts fit choix de la médecine ; mais, à peine s’y fut-il livré, qu’il aima pour elle-même, qu'il y vit à la fois, ce qu’elle est en effet, la plus étendue des sciences, le plus utile des arts, et l’état le plus digne d’un homme dont le cœur est animé de l’amour de ses semblables.

Ce sentiment de sa jeunesse a été celui de toute sa vie ; personne n’a été plus médecin, médecin de meilleure foi : la médecine était pour lui une seconde religion, dont les devoirs ont rempli ses longues années. Ne songeant ni à la gloire ni à la fortune, incapable de jalousie, jusqu'à ses derniers jours, il étudiait, il accueillait avec la candeur d’un jeune homme tout ce qui se faisait sur son art : à quatre-vingt-deux ans, il remplissait nos séances de mémoires, de rapports étendus, sur les moindres ouvrages qui paraissaient en médecine. C’était lui qui nous tenait au courant de tous les travaux de ses confrères ; et l'on peut dire que la médecine avait en lui, dans nos assemblées, un représentant infatigable, qu’elle ne remplacera peut-être de longtemps.

Cependant il n’avait pu d’abord exercer sa profession à Paris ; car, dans l'ancien ordre des choses, il en coûtait assez cher pour être admis dans la Faculté de cette ville. Ayant donc pris ses degrés à Reims, où l’on était plus facile, il s’établit à Villers-Coterets, terre appartenant au duc d’Orléans, près de qui il était protégé par le marquis de Barbançon. Il a passé près de quinze ans tant à Villers-Coterets qu'à Noyon, où il se rendit quelque temps après, et il s’est toujours félicité de cette espèce de noviciat. En effet, dans les petits villes et dans les campagnes, la médecine doit avoir quelque chose de plus simple, de plus clair même, si l'idée de clarté peut se concilier avec celle des problèmes les plus compliqués que les hommes aient à résoudre. Toujours est-il vrai que les maux y ont des causes moins nombreuses, moins variées, moins fugitives ; que le médecin peut les étudier plus attentivement, en suivre de plus près les phénomènes et les conséquences, parce qu’il a moins de malades, et, surtout, parce que son unique soin doit être de guérir ses malades : tandis que, dans les grandes villes, il faut trop souvent qu’il en prenne encore un autre, celui de faire sa cour aux gens qui se portent bien.

M. Desessarts eut lui-même assez vite la preuve qu’il est difficile de parvenir autrement. Son premier ouvrage, envoyé de la campagne, et cédé pour rien à un libraire qui ne consentit qu’avec peine à l'imprimer, ne put être annoncé que par un seul journaliste ; l’édition presque entière se perdit sans qu’on ait su ce qu’elle était devenue ; et cependant cet ouvrage était destiné à coopérer essentiellement à une sorte de révolution dans une des parties les plus importantes de l'hygiène, dans l'éducation physique des enfants.

Ceux qui se montrent si inexorables pour le dix-huitième siècle, et pour cette épreuve générale où il a mis les doctrines, les coutumes, les opinions reçues auparavant, ne l'attaquent pas du moins sur l’article que nous venons d’indiquer. Cet empressement qu’avaient les mères d’éloigner d’elles leurs enfants et de les livrer a des mercenaires ; les maillots dont on se battait de serrer les corps débiles de ces pauvres créatures ; les cuirasses de baleines où on les emprisonnait bientôt après ; l'espèce de serre chaude où l’on tenait leur corps et leur esprit, sont presque les seuls usages d'autrefois dont personne ne se soit avisé de prendre la défense dans ces derniers temps. On ne les regarde apparemment que comme des modes ; mais ces modes avaient une influence effrayante sur les forces physiques et intellectuelles de l'espèce, et, pour y mettre un terme, il n’a fallu rien moins que les efforts réunis d’un grand nombre de médecins et de philosophes.

L’immortel Locke, qui était à la fois l’un et l’autre, donna le premier signal dans des observations pleines de raison et de sagacité placées en tète de ses remarques sur l'éducation. Andry, dans son Orthopédie, en traitant des moyens de guérir les difformités, en indiqua aussi quelques-uns de les prévenir. Buffon peignit les maux inutiles que l’on faisait souffrir à la première enfance, et appela l'attention sur la beauté des peuples qui n’ont point recours à ces entraves contre nature. Mais le livre de M. Desessarts fut le premier où toute la matière fut traitée méthodiquement et d'une façon populaire. Il y prend l'enfant, pour ainsi dire, au moment de sa conception ; il rappelle avec force à la mère ses devoirs envers son fruit pendant la grossesse, ceux que la nature lui impose après la naissance ; il lui fait un tableau effrayant des suites auxquelles la négligence de ces devoirs, expose son enfant. Tout ce qui regarde les aliments du jeune nourrisson, ses vêtements, son coucher, son sommeil, ses mouvements, sa propreté ; tout ce qui peut prévenir ou réparer les accidents ordinaires à cet âge ; les maux qui résultent de la dentition, et ceux que peuvent occasionner les indispositions de la nourrice, y sont traités avec ce détail qui suppose une grande expérience, et cette sagesse qui annonce un jugement exercé : mais ce qui y fait le plus de plaisir, c’est le sentiment dont l’auteur y est animé partout. « Un amour vrai pour les enfants lui a fait prendre la plume ; son unique inquiétude est la crainte de ne ne pouvoir persuader celles pour qui il écrit. » Nous ne nous flattons pas de faire un grand nombre de prosélytes, disait-il, en 1760, dans sa première édition, tout en leur poignant avec chaleur le plaisir qu’elles auraient à nourrir elles-mêmes leurs enfants ; mais il reconnut trente ans après publiquement, et avec un plaisir bien excusable, quand même il s’y serait mêlé quelque amour-propre, qu’il avait eu tort de penser aussi désavantageusement des femmes, et que le nombre de celles qui nourrissaient elles-mêmes avait plus que décuplé dans cet intervalle.

C'est qu’une voix plus puissante que la sienne était venue à son secours. À peu près à l'époque où M. Desessarts publia son ouvrage, J.-J. Rousseau travaillait à l’Émile. Son projet n’était pas d’abord de s’occuper des soins du premier âge ; un de ses amis lui parla du traité qui venait de paraître, et l'engagea à le parcourir. Vivement frappé de tout ce qu’il y trouve de neuf et d’utile, Rousseau agrandit son propre plan, remonte et l'instant de la naissance, et trace ces pages d’une énergie sublime qui commencent son livre. Le ton décisif, les traits mordants du philosophe, l’amère âpreté de ses reproches, tirent plus d’effet que tous les raisonnements du médecin. Les femmes, émues, revinrent en rougissant aux devoirs de la nature ; elles en goûtèrent les charmes avec étonnement, et la révolution fut consommée.

Mais, comme tout ce qui se fait par passion, elle alla peut-être trop loin : sous prétexte de ne rien admettre que de naturel, oubliant que c’est la nature elle-même qui donne aux animaux l’instinct de tenir chaudement leurs petits, Rousseau recommandait des lotions d’eau froide, et il voulait qu’on exposât dès les premiers jours les enfants a l'air vif ; il proscrivait toute espèce de remèdes, et, portant ainsi à l’excès sa prétendue imitation de la nature, il a occasionné beaucoup de maux, que l’on eût évités si l’on s’en fût tenu au juste milieu indiqué par les médecins.

Un compatriote de Rousseau, dont l'ouvrage parut à peu près au même temps que l’Émile, le Dr Balxerd, s’accorda avec M. Desessarts dans le choix de ces méthodes modérées ; et l'expérience journalière vient à l'appui de leur doctrine. Ce qui est singulier, c'est que ni Rousseau ni Balexerd ne firent la moindre mention de M. Desessarts, quoiqu’il soit certain que le premier avait son ouvrage sous les yeux en écrivant, et qu’on ne puisse guère en douter pour l’autre ; mais, ce qui est admirable, c'est que jamais M. Desessarts ne s’est plaint de leur oubli. Au contraire, quand il vit le but atteint, il oublia lui-même la part qu’il y avait eue, et ne songea à son propre livre qu’au bout de trente ans, vaincu par les instances des gens de l'art, qui l'engageaient à le réimprimer. Certainement cette conduite doit étonner la génération présente, qui se montre si délicate sur l'article du plagiat.

M. Desessarts a pu juger par une autre expérience combien la raison seule est faible, même contre les usages les plus déraisonnables.

À peine eut-on abandonné ces corps de baleine qu’il avait tant combattus, que l’on donna dans l'excès contraire : les jeunes femmes, auparavant si durement cuirassées, n’opposèrent bientôt qu’une toile légère aux injures de l’air et aux regards. Le médecin des enfants crut devoir se faire le conseiller des mères, et lut ici quelques discours sur les suites de cette mode perfide ; mais il n’avait plus un Jeann-Jacques pour auxiliaire, et l’on eût dit que, chaque fois qu’il avait parlé, les vêtements perdaient encore quelque chose de leur ampleur et de leur épaisseur. Il s’en aperçut lui-même, et, riant de la témérité de son entreprise, il revint aux enfants, qu’il trouvait plus dociles.

Il réussit mieux dans une circonstance plus grave. À une époque malheureuse, dont il faut faire le nom et, s’il est possible, effacer le souvenir, l'oubli de toute humanité fut porté au point que quelques familles mettaient l'empressement le plus cruel à se débarrasser de leurs morts. M. Desessarts profita d’une cérémonie publique où il devait faire un discours, pour tonner contre les inhumations précipitées. Il fit une peinture si terrible de l’état d’un malheureux enterré vivant, il en cite des exemples si nombreux, si effrayants, qu’il n'y eut pas un assistant qui ne tremblât pour lui-même, et que quelques administrateurs qui se trouvaient dans l'assemblée, s’occupèrent aussitôt des règlements sages que l’on suit encore aujourd'hui pour la vérification des décès.

C'est ainsi que M. Desessarts saisissait toutes les occasions d’éclairer le public ; il y mettait toute la vivacité d’un cœur vraiment humain : une fois convaincu de l’utilité d’une opinion, rien ne l’arrêtait pour la soutenir ; il bravait les clameurs, et, ce qui est plus difficile dans notre pays, il n’aurait pas même redouté le ridicule.

Malheureusement cette vivacité l'emportait quelquefois trop loin ; elle eut même le tort de lui faire combattre des nouveautés salutaires, parce qu’il ne lui était pas démontré qu’elles fussent sans inconvénient : c’est ainsi qu’il a paru s’opposer à la vaccine, non qu’il la rejetât absolument, mais parce qu’il voulait seulement qu’on ne l'admît qu'après un examen réfléchi. On se souvient que Bouvard a combattu l’inoculation ; mais Bouvard l’a combattue toute sa vie. M. Desessarts au donné un exemple bien contraire ; car les avantages de la vaccine ne furent pas plutot constatés par des expériences bien faites, qu’il s’empressa de se désister publiquement de ses doutes.

Au reste, ce n’était pas seulement en matière de doctrine que M. Desessarts mettait du caractere et de la vivacité, et ce qui lui paraissait juste n'avait pas moins de droit a exercer son activité que ce qui lui paraissait vrai.

Les fastes de la médecine retentissent encore de la longue lutte qu’il soutint, au nom de la Faculté de Paris, lorsque l’on voulut établir, sous le nom de société royale, une corporation académique pour travailler aux progrès de l’art de guérir.

La fortune des médecins tient à leur réputation, et leur réputation tient au jugement rl’un public qui manque à peu près de toutes les connaissances qu’il faudrait pour bien juger : ainsi, la moindre circonstance qui montre plus particulièrement l’un d’eux aux regards de ce public peut lui donner un avantage incalculable, que la justice n’avoue pas toujours. C'est donc pour les médecins une sorte de maxime d’état que d'éloigner, autant que possible, de leur corps ces distinctions accidentelles ; et cette jalousie, plus vive dans les grandes villes qu’ailleurs , parce qu’elle y est excitée par desintérêts plus puissants, n’a peut-être été nulle part portée aussi loin que dans l’ancienne Faculté de Paris. Ce corps nombreux était tellement possédé de l’amour de l'égalité, que les chaires même n’y étaient pas conférées pour la vie, mais se donnaient de nouveau, chaque année, comme si l‘on eût craint de reconnaitre publiquement la moindre différence de mérite entre les docteurs.

Que l’on juge du trouble que dut produire, parmi des esprits ainsi disposés, le projet de choisir une cinquantaine d’entre eux pour leur confier des travaux particuliers, et plus encore, celui de leur assigner des distinctions et des émoluments. Une aristocratie dangereuse s’élevait au sein de la république ; les nouveaux sociétaires étaient des schismatiques, des enfants ingrats qui conspiraient contre leur mère ; la Faculté devait les repousser à jamais : tel fut le cri général de ceux qu’on n‘avait pas choisis, et ce cri devint le signal d’une guerre de plusieurs années. La Faculté en corps livrait gravement des combats judiciaires devant le parlement, et quelques-uns de ses membres escarmouchaient, en vrais partisans, par des brochures pleines de fiel : la société, qui avait la faveur des gens en place, se bornait à l’implorer sans bruit ; mais l’aigreur, des deux parts, était portée au comble.

À cette époque, M. Desessarts, qui était enfin venu s’établir à Paris, n’appartenait à la Faculté que depuis cinq ans, et déjà, il y avait parcouru toute la carrière des honneurs : deux fois professeur, il venait, par une faveur inouïe pour un membre si nouveau, d’être élevé au poste de doyen. Il prit donc le parti de son corps, parce qu’il en était le chef, et il le prit avec la ferveur d’un novice. Ses démarches eurent l’ardeur que devait inspirer cette double position, et c’est ainsi qu’on doit excuser quelques injustices auxquelles on dit qu’il fut alors entraîné ; car, une fois livré à la fureur des partis, il n'y a rien de si mince qui ne puisse conduire le plus honnête à n’être pas toujours juste.

M. Desessarts ne se doutait guère alors qu’il appartiendrait lui-même, quelques années après, à un assez grand nombre de sociétés de médecine, et qu’il prendrait une part très-active à leurs travaux ; ou peut-être demeura-t-il encore en cela plus fidèle qu’on ne le dirait à ses premières idées, et crut-il que, ne pouvant empêcher qu’il n’y eût de ces compagnies, il ne restait, pour en prévenir les inconvénients, que de les multiplier à l’infini.

Qui ne l’aurait connu que dans l'exercice journalier de son art, et dans ses rapports de famille et de société, ne lui aurait point supposé cette ténacité dans ses opinions et cette ardeur pour les soutenir. Humain, compatissant, attentif, il devenait l’ami de tous ceux qu’il traitait. Les enfants surtout, objets de ses premiers écrits, le furent toujours de ses plus tendres soins. Il possédait, à un degré étonnant, l’art de les conduire, ou, ce qui est la même chose, celui de s’attirer leur confiance. Son air paternel, son abord riant, les gagnait aussitôt. C’était particulièrement auprès d’eux qu’il goûtait cette jouissance que donne au médecin vertueux le bien obscur qu’il fait ; jouissance plus pure encore en lui qu’en aucun autre, puisqu’il ne pouvait pas même compter sur le souvenir de ceux qu’il sauvait.

Quant à l'idée d’un intérêt moins noble, la simplicité de ses mœurs l'en garantit toujours. Depuis longtemps accrédité à Paris, avec une pratique très étendue, et que tout autre que lui aurait pu rendre très lucrative, il ne quitta ni les habitudes ni le costume modeste du médecin de Villers-Coterets ; mais s’il parut économe, ce ne fut que pour être plus aisément généreux. Entouré d’une famille nombreuse et qui lui devait tout, il vécut patriarcalement au milieu d'elle, Les pauvres eurent en lui un véritable père, et jamais il ne demanda. rien aux riches qui ne le payèrent pas. Il renonçait même aux dons les plus légitimes, sitôt qu'il pouvait croire que quelqu'un en souffrait. À l'époque de son mariage, et pour le faciliter, un de ses amis lui avait assuré une rente viagère : après en avoir joui quelque temps, M. Desessarts apprit que cet ami était mort en déshéritant des parents pauvres avec qui il s’était brouillé. Sou premier soin fut de leur transférer la rente que son ami lui avait donnée, et de réparer, autant qu’il était en lui, le tort que cette injustice pouvait faire à la mémoire de l’homme qui avait été son bienfaiteur.

M. Desessarts est mort d’un catarrhe suffocant le 16 avril 1811.

Indépendamment de son ouvrage principal, on a de lui une édition de la Matière médicale de Cartheuser, et plusieurs Mémoires de médecine, qui viennent d’être recueillis en un volume. Sa place va l'Institut a été donnée à M. le baron Corvisart : le nommer, c’est rappeler suffisamment les titres qui l’y ont appelé.