Émile Verhaeren, sa vie, son œuvre/03

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Traduction par Paul Morisse et Henri Chervet.
Mercure de France (p. 39-50).



III

JEUNESSE EN FLANDRE


Seize, dix-sept et dix-huit ans !
Ô ce désir d’être avant l’âge et le vrai temps
Celui
Dont chacun dit
Il boit à larges brocs et met à mal les filles.
E. V., les Tendresses premières.


L’histoire littéraire de la Belgique moderne, par les jeux du hasard, a pris naissance en une unique maison. À Gand, la ville favorite de l’empereur Charles, dans cette vieille cité flamande lourde de ses fortifications, s’élève, à l’écart, loin des rues bruyantes, Sainte-Barbe, le couvent des Jésuites aux murs gris. Les murailles épaisses et défensives, les couloirs muets, les réfectoires silencieux rappellent un peu les beaux collèges d’Oxford : ici, cependant, les pampres du lierre n’égaient point les murs et les fleurs ne mettent pas sur les cours vertes leur tapis bariolé. Là, se rencontrèrent, sur les bancs de l’école, deux couples d’enfants extraordinaires, dont les quatre noms devaient être plus tard la gloire de leur pays. D’abord Georges Rodenbach et Émile Verhaeren, puis Maurice Maeterlinck et Charles van Lerberghe : deux couples d’amis qui sont aujourd’hui séparés par la mort de Rodenbach et van Lerberghe. Pour Émile Verhaeren et Maeterlinck, ils sont les deux héros de la Flandre, et leur art comme leur gloire ne sont pas au terme de leur croissance. Leurs débuts, à tous les quatre, datent du vieux couvent. Ils firent leurs humanités chez les Pères Jésuites ; ils y apprirent même à écrire des vers, latins, il est vrai, tout d’abord. Chose curieuse, dans cet exercice, Maeterlinck brillait moins que van Lerberghe, plus plastique, et Verhaeren était dépassé par Rodenbach, plus souple. La discipline sévère et rigoureuse des Pères tendait au respect et au maintien du passé. Il fallait croire aux choses acceptées, se plier aux anciennes règles et n’avoir que de la haine pour les nouveautés. Ces jeunes gens, on voulait non seulement les conserver à la foi catholique, mais encore les gagner au sacerdoce. Les murs de ce couvent s’élevaient pour les protéger contre l’ouragan dévastateur qui, en Flandre comme partout, faisait de plus en plus de ravages parmi la jeunesse.

Mais rien ne prévalut contre la destinée de ceux-ci. Verhaeren en fut l’exemple le plus probant. Élevé au sein d’une famille des plus croyantes, il paraissait devoir être plus particulièrement voué à la prêtrise. Sa conviction n’était pas la résultante d’un travail rationnel : elle était sa vie même. Tout son être ne respirait que sacrifice et il avait la vocation du prêcheur enthousiaste. Mais voici qu’en son âme se fit entendre la grande voix de la patrie qui depuis son enfance l’appelait à la liberté ; dans son sang même, c’était la vie qui lui criait de ne pas consentir à un précoce renoncement. Son esprit se rebellait à la pensée des limites qu’on lui imposait, de cette acceptation passive du passé. Plus puissantes que les impressions scolastiques furent les impressions de son enfance. En effet, c’est en pleine campagne que Verhaeren est né, le 21 mai 1855, à Saint-Amand-sur-Escaut, où les regards découvrent les magnifiques horizons des landes et de la mer. Dans ce favorable milieu, un bonheur souriant lui tressa la couronne de ses jeunes années. Ses parents, en possession d’une belle aisance, s’étaient retirés loin des rumeurs de la ville, en un coin perdu des Flandres. Ils possédaient une petite maison : sur le devant, un jardin où flambaient les corolles de fleurs multicolores ; derrière s’étendaient les vastes champs dorés, coupés de haies broussailleuses et fleuries ; tout près, le fleuve aux ondes lentes, aux ondes qui savent qu’elles n’ont plus à se presser, proches de leur but, la mer infinie… Dans son admirable livre : les Tendresses premières, le poète, arrivé à la maturité, nous conte les jours libres de son enfance. Nous l’y voyons enfant, courant à travers champs, emporté à la dérive sur une barque glissante, grimpant sur les tours, observant semeurs et moissonneurs, écoutant les chansons flamandes des lavandières. Tous les métiers, il les a vu pratiquer ; il a fureté dans les moindres coins. Chez l’horloger, il s’est assis, étonné que l’heure naquît de petites roues bourdonnantes. Devant le four du boulanger, il a respiré cette fumée brûlante qui dévorait le blé, ce blé dont quelques jours avant sa main avait caressé les épis bruissants et qui maintenant était du pain doré, à la bonne odeur chaude. Dans les jeux, il a contemplé avec admiration les gars robustes et joyeux qui savaient avec de lourdes boules culbuter les quilles chancelantes. Il a suivi les musiciens qui allaient de foire en foire. Et, sur les rives de l’Escaut, il a suivi le va-et-vient des bateaux aux pavillons de toutes les couleurs, et son rêve les accompagnait dans les pays lointains qu’il ne connaissait que par les dires des matelots et les images des vieux livres. Toute cette existence, le contact physique, familier et quotidien avec la Nature, ces expériences vécues des mille faits de la vie de chaque jour, devaient marquer profondément dans son souvenir. Il ne pouvait oublier cette vie en commun avec ses compatriotes, qui l’initiait aux rapports sociaux. C’est ainsi que se forma son vocabulaire technique ; c’est ainsi qu’il pénétra le mécanisme mystérieux de toutes les manipulations des métiers, et de l’adresse professionnelle ; ainsi il apprit à en connaître les difficultés et les fatigues, et il comprit que ce sont chacune de ces âmes éparses qui forment l’âme de la patrie.

Pour cette raison, Verhaeren est le seul des poètes modernes de langue française qui soit vraiment devenu populaire parmi ses compatriotes. Aujourd’hui encore, tout glorieux qu’il soit, il aime à venir parmi eux, à s’asseoir dans leurs réunions, à la table de l’auberge ; il aime à les entendre parler du temps et de la récolte, des mille petits soucis qui composent tout leur univers. Il est des leurs, et eux-mêmes se sentent près de lui.

Il aime vraiment la vie des humbles ; il prend part à leurs peines comme à leurs travaux. Toute cette contrée septentrionale lui est chère, avec ses tempêtes, ses rafales de grêle et de neige, sa mer coléreuse et ses nuages menaçants : il a l’orgueil de cette parenté avec cette terre. On retrouverait parfois, dans sa démarche et dans ses mouvements, l’allure du paysan qui marche derrière la charrue, le pas lourd et le genou raide. Ses yeux sont comme la mer de son pays, ses cheveux d’or comme les blés de ses champs. Dans tout son être et dans toute son œuvre apparaît ce caractère élémentaire, primordial. On sent que jamais il n’a rompu le lien qui l’attachait à la nature. Il reste en une sorte de communion organique et directe avec les champs, la mer, le grand air ; car le printemps lui apporte une sensation douloureuse, la douceur de l’air lui semble pesante ; il n’aime que le climat de sa patrie, d’une impétuosité sauvage et d’une force indomptée.

Cette connexion intime avec la pure nature fait que sa sensibilité s’est trouvée décuplée pour toutes les autres impressions : celles que provoquent les grandes villes l’ont touché autrement et plus intensément qu’elles n’ont fait des poètes citadins. Ce qui pouvait leur sembler naturel, le plongeait, lui, dans l’étonnement, la crainte, l’effroi, l’admiration, l’enthousiasme. Pour lui, l’atmosphère que nous sommes habitués de respirer, était lourde, suffocante, empoisonnée ; les rues trop étroites lui faisaient effet de prisons.

À chaque pas, il a été frappé par la fécondité, les dimensions formidables et étranges qu’affectait la vie en sa nouvelle forme. Constatation d’abord pénible, puis enthousiaste. Il a traversé les villes avec cet étonnement mêlé d’effroi qui nous étreint à franchir les gorges des montagnes. Peu à peu, il s’est accoutumé à elles ; il les a inspectées, décrites et fêtées, sa vie s’y est mêlée intimement. Leur fièvre a embrasé son sang ; en lui leurs révoltes se sont dressées. Leur incessante agitation a fouetté ses nerfs durant la moitié d’une existence humaine. Puis, il est rentré au pays. Cinquantenaire, il s’est réfugié à la campagne, dans la solitude, sous le ciel de son enfance. Il vit dans une petite maison, en un point de la Belgique où n’atteint pas le chemin de fer. Il y partage le bonheur de ces hommes qui, souriants et simples, demeurent là, attachés à de modestes travaux comme les amis et les compagnons de son enfance. Chaque année, il éprouve une plus vive joie à séjourner au bord de la mer, ses poumons et toute sa poitrine s’y dilatent, y respirent plus profondément, y vivent plus intensément, dans une exaltation magnifique. Dans cet homme de cinquante ans se retrouvent miraculeusement la santé et le bonheur de l’enfance. Ses premiers vers s’adressaient à la Flandre, c’est elle encore que glorifient les derniers. Les Pères de Sainte-Barbe n’ont rien pu contre un tel atavisme ; ils n’ont pu tarir cette source claire, cette vitalité flamande que rien ne pouvait anéantir. Tout ce qu’ils ont obtenu, c’est de détourner des basses matérialités ces désirs trop violents, pour les fixer sur la science et sur l’art. Le jeune homme dont ils voulaient faire un prêtre s’est échappé de leurs mains, mais il n’en a pas moins suivi sa vocation. Tout ce qu’ils proscrivaient, il l’a prêché, tout ce qu’ils proposaient en exemple, il l’a battu en brèche. À peine a-t-il quitté l’école, Verhaeren sent déjà monter en lui cet instinct vital et rebelle qui l’enfièvre et qu’il ennoblit ; il a le désir fou d’une volupté sans limite, poussée jusqu’à la douleur — désir qui est en lui si caractéristique. Donc l’état ecclésiastique ne lui inspire que de l’éloignement. Son oncle lui réserve la direction d’une fabrique, et cela ne l’attire pas davantage. Il n’est pas encore décidé à s’abandonner tout entier à la poésie : en tout cas, il ne veut qu’une carrière où il puisse librement développer son existence avec toutes ses éventualités. Pour retarder son choix définitif, il étudie le droit et se fait avocat, À Louvain, durant ces années d’études, Verhaeren a lâché la bride à son ardent instinct de vivre. En vrai Flamand, l’excès le tente plus que la mesure. Aujourd’hui encore, il aime à raconter son dangereux penchant pour la bonne bière belge, ses griseries avec ses compagnons, leurs danses à toutes les kermesses, leurs beuveries et leurs mangeries. Parfois, une sorte de fureur s’emparait d’eux, ils causaient quelque scandale et avaient maille à partir avec la police. Toujours catégorique — c’est un des traits dominants de son caractère — son catholicisme ne savait être ni silencieux, ni personnel : il avait la foi certaine et combattive. Une poignée de jeunes gens à tête chaude, parmi lesquels l’éditeur Deman et le ténor Van Dyck, fondèrent alors un journal. Ils y déclaraient une guerre violente à la pourriture du monde moderne et ne négligeaient pas de se tailler quelque réclame personnelle. L’Université ne tarda pas à leur interdire cette manifestation prématurée ; mais bientôt naquit une deuxième feuille, plus adéquate au mouvement du siècle. C’est entre ces deux publications que Verhaeren mit au monde quelques vers. L’activité du jeune poète redoubla avec passion, lorsque, en 1881, il se fut inscrit au barreau de Bruxelles. Il y connut la vie exubérante des peintres et des artistes, fut accepté par eux, et, entre ces jeunes talents, il se forma un cénacle, où l’on s’enthousiasmait pour l’art, où l’on prenait violemment le contre-pied de tous les sentiments conservateurs de la bourgeoisie bruxelloise. Verhaeren donnait alors avidement dans tous les snobismes, en qui il croyait découvrir le neuf. Il paradait dans les costumes les plus bizarres. Le tumulte de ses passions, ses premiers essais littéraires le rendirent bientôt célèbre. Dès le collège, il avait commencé d’écrire des vers. Lamartine fut son modèle ; puis Hugo, le fascinateur de la jeunesse, l’empereur du grand geste, le maître indiscuté du verbe. Ces vers de jeunesse de Verhaeren n’ont jamais été édités : ils n’auraient d’ailleurs qu’un médiocre intérêt ; un instinct vital encore sans frein s’essayait à s’y exprimer en d’impeccables alexandrins. À mesure que son talent se développe, il sent plus vivement sa vocation poétique. Au barreau il a peu de succès ; cela l’engage plus avant. Bientôt, sur le conseil d’Edmond Picard, il jette aux orties cette robe d’avocat qui déjà lui semblait aussi étroite et étouffante qu’autrefois la soutane.

C’est alors que sonna l’heure décisive. Verhaeren et Lemonnier en font volontiers le conte, avec la joie éclatante et fière de leur amitié que trente années n’ont pas altérée, de leur cordiale et mutuelle admiration. Par un jour pluvieux, Verhaeren arriva brusquement chez Lemonnier, qu’il ne connaissait pas. Il entra de son pas lourd de paysan, avec son geste cordial, et commença sans détour : « Je veux vous lire des vers ! » — C’était le manuscrit des Flamandes. Et, pendant que la pluie battait les vitres, il lut de sa voix ferme, aiguë, bien scandée, avec son grand enthousiasme et ses gestes qui conjurent, ces tableaux des Flandres, palpitants de vie, premier aveu libre de son amour du pays et débordant de vitalité bouillonnante. Et Lemonnier l’encouragea, le félicita, apporta quelques modifications ; le livre parut bientôt, au grand effroi de la famille bien pensante de Verhaeren, à la stupéfaction des critiques, qui demeuraient déconcertés par un tel déchaînement de forces. Haï et adoré, ce livre commanda aussitôt l’intérêt, suscitant partout en Belgique des approbations et des attaques ; mais partout soulevant une vraie tempête, et cette inquiétude, ce grondement qui toujours annoncent l’approche orageuse du nouveau.