Émile Verhaeren, sa vie, son œuvre/04

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Traduction par Paul Morisse et Henri Chervet.
Mercure de France (p. 51-60).



IV

LES FLAMANDES


Je suis le fils de cette race
Tenace
Qui veut, après avoir voulu
Encore, encore et encore plus.
E. V., Ma Race.


La vie des grands artistes ne tient pas enclose une œuvre d’art unique ; cette œuvre est triple : d’abord — et souvent ce n’est pas la plus importante — la création effective ; ensuite la vie de l’artiste elle-même ; enfin le rapport harmonique entre l’action de créer et ce qui est créé, entre la poésie et la vie. Il n’est pas que de l’œuvre d’art elle-même que se dégage une volupté artistique : celle-ci naît aussi pure et belle de ligne à ne considérer que la connexion intime entre la croissance intérieure et sa formation externe, entre les crises de la réalité physique et sa manifestation artistique. Un génie se développe et s’accomplit en raison directe de l’existence et de la vie physiologique. Dans les livres de Verhaeren, si heurtés et si brusques qu’en paraissent les contrastes, son évolution générale décrit une courbe constante, jusqu’à figurer un cercle parfait, radieux de clarté. Le commencement était déjà contenu dans la fin, et la fin dans le commencement. La courbe audacieuse retourne à son point de départ. De même qu’un voyageur qui fait le tour complet du monde, il revient enfin à l’endroit dont il est parti. Chez Verhaeren, commencement et fin procèdent des mêmes causes. Au pays qui fut celui de ses jeunes années, sa vieillesse retourne : c’est à la Flandre qu’il consacre ses premiers vers, c’est la Flandre encore que chantent les derniers.

Pourtant entre ces deux œuvres, les Flamandes et Toute la Flandre, entre les vers de l’homme de vingt-cinq ans et l’œuvre du poète cinquantenaire, il y a la place de tout un monde : une évolution complète y a modifié ses points de vue et augmenté ses conquêtes. Et ce n’est que maintenant, à l’heure où la ligne, au début si brusquement capricieuse, revient sur elle-même, que sa forme harmonieuse s’aperçoit. L’observation, purement extérieure, est devenue singulièrement pénétrante ; le regard ne s’arrête plus aux manifestations, aux dehors des choses ; il sait extraire la quintessence de leur âme, en saisit la vérité profonde, pour les transposer en poèmes. Rien n’est quelconque à ses yeux, objet de simple curiosité ou d’intérêt fugace. Il considère toute chose comme un être qui grandit, capable d’un devenir infini.

Le premier de ses livres et les derniers procèdent des mêmes causes. Seulement, le premier est le fruit d’une observation isolée, tandis que les magnifiques productions de l’époque récente ont pour décor de fond les horizons immenses du monde moderne, pendant que, d’un côté, les ombres du passé, et, de l’autre, l’ardente intuition de l’avenir y font briller la passion d’une clarté nouvelle. Peintre jadis, ne peignant que l’aspect extérieur, s’attachant à décrire la patine, Verhaeren est maintenant le poète qui donne la vie à l’insaisissable et au psychique, qu’il transforme en vibrante musique. Ces deux œuvres sont entre elles dans le même rapport que les premières productions de Wagner, Rienzi et Tannhäuser vis-à-vis du Ring et de Parsifal. L’intuition d’autrefois s’est faite conscience créatrice. De même que pour Wagner, il se trouve des gens encore aujourd’hui qui préfèrent ses œuvres de jeunesse, à cause qu’elles respectent encore les formes de la tradition. Or, les admirateurs de ce genre sont encore plus étrangers au poète que ses adversaires artistiques, qui ont pris position contre lui par principe.

Les Flamandes, le premier volume de Verhaeren, parut en un temps de trouble littéraire. On discutait au sujet des romans réalistes de Zola, qui révolutionnaient l’Europe comme la France. En Belgique, ce fut Camille Lemonnier qui importa ce naturalisme nouveau, lequel s’attachait bien plus à la vérité absolue qu’à la beauté et assignait la photographie, la reproduction exacte et scientifique de la nature pour seul but à l’écrivain. Maintenant que nous avons doublé le cap de ce naturalisme excessif, nous savons que cette théorie ne vaut que pour la moitié du chemin ; la beauté ne peut pas exister en dehors de la vérité, mais la vérité et l’art ne sont pas identiques. Il faut opérer une transmutation de la valeur du beau. La beauté doit être recherchée dans la vérité, dans la réalité. Il faut, pour réussir, à toute doctrine nouvelle, une forte dose d’exagération. Le souci du réalisme excessif amena le jeune Verhaeren, dans la description qu’il faisait de son pays, à en écarter soigneusement tout l’élément sentimental et romantique, pour n’exprimer poétiquement que l’aspect brutal, naturel, primitif. Car la haine du doux, du mièvre, de l’arrondi, du paisible, est dans le sang de Verhaeren. Sa nature fut toujours de flamme. Toujours, aux brutales provocations, il aima riposter par des coups véhéments. Il a l’amour naïf de la brutalité, de la rudesse, de l’âpreté ; il a un penchant pour l’anguleux, l’éclatant et l’intense ; il adore le sonore et le bruyant. Il n’a acquis le galbe et la pureté classiques que dans ses tout derniers volumes, où son sang semble s’être apaisé. Dans ce temps-là, il avait horreur du tableau de genre, cette même horreur qui, en Allemagne, se manifesta contre les Tyroliens de salon de Defregger, contre les paysans pommadés d’Auerbach, contre la mythologie tirée à quatre épingles des sujets « poétiques ». C’est consciemment — en vrai rebelle — qu’il insistait sur les côtés massifs, inesthétiques, qui passaient alors pour « antipoétiques ». C’est consciemment qu’il voulut piétiner, en quelque sorte, avec de lourdes et pesantes chaussures, sur les traces pleines d’ennui qu’avait marquées le passage des poètes français. Barbare, on l’accablait sous ce vocable. On lui opposait non pas tant la rudesse et l’âpreté de sa langue poétique, qui parfois trouve des sonorités gutturales comme celles des Germains, mais plutôt la sauvagerie instinctive de son goût, qui le portait invinciblement vers tout ce qui déborde de sonorités ou regorge de vie. Sa nourriture n’était ni le nectar ni l’ambroisie ; il se repaissait de lambeaux de chair rouge, arrachés vivants encore à la vie même. Ainsi il entra soudain dans la littérature française, comme un vrai barbare, un véritable sauvage de Germanie, pareil à ces Teutons qui jadis envahissaient les pays latins. Comme lui, ils se jetaient dans la bataille, de tout leur poids farouche, avec des cris rauques, et, tardifs écoliers, finissaient par recevoir des vaincus la haute culture, par acquérir, à leur contact, les plus délicats instincts de l’existence. Dans ce livre, Verhaeren ne décrit pas tout ce qu’il y a, en Flandre, d’aimable, de rêveur, d’idyllique, mais « les fureurs d’estomac, de ventre et de débauche[1] », toutes les explosions de la joie de vivre, les orgies des paysans, voire les manifestations animales. Son ancien condisciple, Rodenbach, a également parlé de la Flandre aux Français, en des poèmes qui résonnent doucement, d’un timbre argentin, comme le jeu des carillons par-dessus les toits. Il a chanté cette inoubliable tristesse du soir sur les canaux de Bruges, et la magie des nuits lunaires sur la campagne. Mais Verhaeren ne voulait rien savoir de la mort ; il se cramponnait à la vie, là où elle est la plus exubérante, dans « le décor monstrueux des grasses kermesses[2] ». Rien ne vaut pour lui les fêtes populaires où l’ivresse et la volupté servent d’aiguillon à des foules robustes, où la force et l’avidité s’unissent pour combattre, où la bestialité triomphe de l’éducation et de la morale. Ces descriptions, qui pourtant sont débordantes de vie rabelaisienne, ne satisfont pas encore le poète ; cette vie ne lui semble pas assez follement truculente ; il souhaite de pouvoir passer la réalité : jadis « les gars avaient les reins plus fermes et les garces plus beau téton[3] ». Les gars d’aujourd’hui lui semblent peu robustes, et les filles trop mignonnes. La réalité ne suffit pas pour satisfaire son instinct d’exagération, si caractéristique dans son œuvre. Il a le désir de la Flandre telle qu’il la voit vivre dans les ardents tableaux de Rubens, de Jordaens, de Breughel. Voilà ses véritables maîtres, ceux qui ont su jouir de l’existence, qui ont enfanté leurs chefs-d’œuvre entre deux orgies, qui ont immortalisé dans leurs toiles leur propre rire et leur propre volupté. C’est d’après leurs intérieurs et leurs tableaux de genre qu’ont été faits quelques-uns des poèmes de Verhaeren : gars enflammés de concupiscence qui jettent les filles dans les haies, paysans ivres, riant et dansant autour de la table. Son désir n’est que de chanter l’exubérance générale, qui se décuple et se répercute dans toutes les choses de la sensualité, jusqu’au domaine érotique. C’est dans le feu d’une débauche, d’un « rut » véritable qu’il prodigue ses couleurs et ses mots, comme une pâte épaisse, comme la coulée d’une liqueur en feu. C’est une vraie orgie que toutes ces images qui bouillonnent, se jettent sur le papier et y restent étalées. Cette formidable sensualité ne s’en tient pas uniquement au choix du sujet, on la retrouve dans l’exécution. Il se complaît dans la compagnie de ces hommes affolés, comme des étalons en chaleur, qui se précipitent sur les mets odorants et sur la chair ardente des femmes, qui s’enivrent de bière et de vin, et qui, brûlés par tout ce feu englouti, en demandent la délivrance à des danses et à des étreintes. Parfois, entre deux de ces tableaux, apparaît un plus calme paysage, dans le cadre austère d’un sonnet on respire un instant. Mais la vague chaude du plaisir reprend son élan, et, de nouveau, dans tout le cours de ce livre, on ne peut plus songer qu’à Rubens, qu’à Jordaens, les grands artistes de la prodigalité vitale.

Mais l’art naturaliste se réfère à la peinture et non pas à la poésie. C’est le grand faible de ce livre d’avoir été écrit par un homme qui était déjà un peintre inspiré, mais pas encore le poète. Le verbe est coloré, mais pas encore libéré. Les mots ne savent pas s’y bercer à leur propre rythme. Pas d’emportement frénétique pour entraîner le poème : l’alexandrin le mène à un trot régulier. Il y a divorce entre la pétulance du fond et la régularité de la forme. Il eût fallu que ces poèmes fussent la résultante de la vie pour faire éclater les moules impersonnels. On y sent bien la soif de vivre qui marque ce tempérament, la révolte qui se raidit contre tout héritage imposé, une force enfin qui par sa rigidité frappa de terreur les prudents et les myopes, mais cette force et l’art du poète sont encore enchaînés par les traditions, vieille et nouvelle. Verhaeren y est déjà un observateur passionné ; mais il n’est qu’un observateur, c’est-à-dire quelqu’un qui se tient au dehors, qui n’entre pas dans le tourbillon, qui regarde les choses avec sympathie, avec enthousiasme même, mais qui ne les vit pas. La sensibilité du poète ne perçoit pas encore du pays flamand une impression nette et personnelle. Il lui manque de se placer d’un point de vue nouveau et d’acquérir la formule adéquate. Il n’a pas encore cette surexcitation artistique, cette température d’ébullition, si l’on peut dire, qui plus tard débordera tous les vases, rompra tous les liens et qui n’exaltera, parmi les choses de la terre, que le moi lui-même parce que ce moi est déjà identique avec le monde.

  1. « Les Vieux Maîtres » (les Flamandes).
  2. Id. (idem).
  3. « Truandailles » (les Flamandes).