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Épîtres (Voltaire)/Épître 104

La bibliothèque libre.
Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 10 (p. 402-405).


ÉPÎTRE CIV[1].


À L’AUTEUR
DU LIVRE DES TROIS IMPOSTEURS[2].


(1769)


Insipide écrivain, qui crois à tes lecteurs
Crayonner les portraits de tes Trois Imposteurs,

D’où vient que, sans esprit, tu fais le quatrième ?
Pourquoi, pauvre ennemi de l’essence suprême,
Confonds-tu Mahomet avec le Créateur,
Et les œuvres de l’homme avec Dieu, son auteur ?…
Corrige le valet, mais respecte le maître.
Dieu ne doit point pâtir des sottises du prêtre :
Reconnaissons ce Dieu, quoique très-mal servi.
De lézards et de rats mon logis est rempli ;
Mais l’architecte existe, et quiconque le nie
Sous le manteau du sage est atteint de manie.
Consulte Zoroastre, et Minos, et Solon,
Et le martyr Socrate, et le grand Cicéron :
Ils ont adoré tous un maître, un juge, un père.
Ce système sublime à l’homme est nécessaire.
C’est le sacré lien de la société,
Le premier fondement de la sainte équité,
Le frein du scélérat, l’espérance du juste.
Si les cieux, dépouillés de son empreinte auguste,
Pouvaient cesser jamais de le manifester,
Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer.
Que le sage l’annonce, et que les rois le craignent.
Rois, si vous m’opprimez, si vos grandeurs dédaignent
Les pleurs de l’innocent que vous faites couler,
Mon vengeur est au ciel : apprenez à trembler.
Tel est au moins le fruit d’une utile croyance.
Mais toi, raisonneur faux, dont la triste imprudence
Dans le chemin du crime ose les rassurer,
De tes beaux arguments quel fruit peux-tu tirer ?
Tes enfants à ta voix seront-ils plus dociles ?
Tes amis, au besoin, plus sûrs et plus utiles ?
Ta femme plus honnête ? et ton nouveau fermier,
Pour ne pas croire en Dieu, va-t-il mieux te payer ?…
Ah ! laissons aux humains la crainte et l’espérance.
Tu m’objectes en vain l’hypocrite insolence

De ces fiers charlatans aux honneurs élevés[3],
Nourris de nos travaux, de nos pleurs abreuvés :
Des Césars avilis la grandeur usurpée ;
Un prêtre au Capitole où triompha Pompée ;
Des faquins en sandale, excrément des humains,
Trempant dans notre sang leurs détestables mains ;
Cent villes à leur voix couvertes de ruines,
Et de Paris sanglant les horribles matines :
Je connais mieux que toi ces affreux monuments :
Je les ai sous ma plume exposés cinquante ans.
Mais, de ce fanatisme ennemi formidable[4],
J’ai fait adorer Dieu quand j’ai vaincu le diable.
Je distinguai toujours de la religion
Les malheurs qu’apporta la superstition.
L’Europe m’en sut gré ; vingt têtes couronnées
Daignèrent applaudir mes veilles fortunées,
Tandis que Patouillet m’injuriait en vain.
J’ai fait plus en mon temps que Luther et Calvin.
On les vit opposer, par une erreur fatale,
Les abus aux abus, le scandale au scandale.
Parmi les factions ardents à se jeter,
Ils condamnaient le pape, et voulaient l’imiter.
L’Europe par eux tous fut longtemps désolée ;
Ils ont troublé la terre, et je l’ai consolée.
J’ai dit aux disputants l’un sur l’autre acharnés :
« Cessez, impertinents ; cessez, infortunés ;
Très-sots enfants de Dieu, chérissez-vous en frères.
Et ne vous mordez plus pour d’absurdes chimères. »
Les gens de bien m’ont cru : les fripons écrasés
En ont poussé des cris du sage méprisés ;
Et dans l’Europe enfin l’heureux tolérantisme
De tout esprit bien fait devient le catéchisme.
Je vois venir de loin ces temps, ces jours sereins,
Où la philosophie, éclairant les humains,
Doit les conduire en paix aux pieds du commun maître ;
Le fanatisme affreux tremblera d’y paraître :
On aura moins de dogme avec plus de vertu.

Si quelqu’un d’un emploi veut être revêtu,
Il n’amènera plus deux témoins à sa suite[5]
Jurer quelle est sa foi, mais quelle est sa conduite.
À l’attrayante sœur d’un gros bénéficier
Un amant huguenot pourra se marier ;
Des trésors de Lorette, amassés pour Marie,
On verra l’indigence habillée et nourrie ;
Les enfants de Sara, que nous traitons de chiens,
Mangeront du jambon fumé par des chrétiens.
Le Turc, sans s’informer si l’iman lui pardonne,
Chez l’abbé Tamponet ira boire en Sorbonne[6].
Mes neveux souperont sans rancune et gaîment
Avec les héritiers des frères Pompignan ;
Ils pourront pardonner à ce dur[7] La Blétrie[8]
D’avoir coupé trop tôt la trame de ma vie.
Entre les beaux esprits on verra l’union :
Mais qui pourra jamais souper avec Fréron ?



  1. Cette épître, classée jusqu’à ce jour en 1771, est de 1769. Non-seulement Voltaire en parle dans sa lettre à Mme du Deffant, du 15 mars 1769 ; mais la pièce est imprimée dans le tome VI de l’Évangile du jour, et dans la VIIIe partie des Nouveaux Mélanges, volumes qui portent la date de 1769. (B.)
  2. Ce livre des Trois Imposteurs est un très-mauvais ouvrage, plein d’un athéisme grossier, sans esprit, et sans philosophie. (Note de Voltaire, 1771.)

    — En mars 1768 avait paru, en français, un ouvrage intitulé Traité des Trois imposteurs, 1768, in-8o, dont il existe d’autres éditions. On attribuait à l’empereur Frédéric II et à son chancelier des Vignes un ouvrage latin intitulé de Tribus Impostoribus, traité à l’existence duquel Voltaire ne croyait pas. C’est aussi l’opinion de La Monnoye (voyez sa Dissertation à la fin du quatrième volume du Ménagiana). Il existe un traité de Tribus Impostoribus, m. d. iic. (1598), petit in-8o, dont on n’a vu que deux ou trois exemplaires ; on croit que cet ouvrage a été fabriqué au xviiie siècle par Mercier, abbé de Saint-Léger, et le duc de La Vallière (voyez le Dictionnaire des ouvrages anonymes de Barbier, seconde édition, no 21612). Une copie de l’ouvrage daté de 1598 s’est trouvée dans les manuscrits de Saint-Léger (mais non de sa main), et faisait partie de la bibliothèque de A.-M.-H, Boulard, tome IV, page 177. Sur le Traité des Trois Imposteurs en français, on peut aussi consulter la seconde édition du Dictionnaire des anonymes, no 18250. (B.)

  3. Variante :
    ....à la pourpre élevés.
  4. Variante :
    Mais défenseur heureux d’un dogme respectable.
  5. En France, pour être reçu procureur, notaire, greffier, il faut deux témoins qui déposent de la catholicité du récipiendaire. (Note de Voltaire, 1769.)
  6. Tamponet était en effet docteur de Sorbonne. (Id., 1771.)
  7. Je prends cette version dans la lettre de Voltaire, du 27 mars 1769. Jusqu’à ce jour on avait imprimé :
    Ils pourront pardonner au pincé La Blétrie. (B.)
  8. La Bletterie, à ce qu’on m’a rapporté, a imprimé que j’avais oublié de me faire enterrer. (Note de Voltaire, 1769.)