Épîtres (Voltaire)/Épître 102

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Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 10 (p. 395-397).


ÉPÎTRE CII.


À MON VAISSEAU[1].


(1768)


Ô vaisseau qui porte mon nom,
Puisses-tu comme moi résister aux orages !
L’empire de Neptune a vu moins de naufrages
Que le Permesse d’Apollon.
Tu vogueras peut-être à ces climats sauvages
Que Jean-Jacque a vantés dans son nouveau jargon.
Va débarquer sur ces rivages
Patouillet, Nonotte, et Fréron ;
À moins qu’aux chantiers de Toulon
Ils ne servent le roi noblement et sans gages.
Mais non, ton sort t’appelle aux dunes d’Albion.
Tu verras, dans les champs qu’arrose la Tamise,
La Liberté superbe auprès du trône assise :
Le chapeau qui la couvre est orné de lauriers :
Et, malgré ses partis, sa fougue, et sa licence,
Elle tient dans ses mains la corne d’abondance
Et les étendards des guerriers.

Sois certain que Paris ne s’informera guère
Si tu vogues vers Smyrne où l’on vit naître Homère,
Ou si ton breton nautonier
Te conduit près de Naple, en ce séjour fertile

Qui fait bien plus de cas du sang de saint Janvier
Que de la cendre de Virgile.
Ne va point sur le Tibre : il n’est plus de talents,
Plus de héros, plus de grand homme ;
Chez ce peuple de conquérants
Il est un pape, et plus de Rome.

Va plutôt vers ces monts qu’autrefois sépara
Le redoutable fils d’Alcmène,
Qui dompta les lions, sous qui l’hydre expira,
Et qui des dieux jaloux brava toujours la haine.
Tu verras en Espagne un Alcide nouveau[2],
Vainqueur d’une hydre plus fatale,
Des superstitions déchirant le bandeau,
Plongeant dans la nuit du tombeau
De l’Inquisition la puissance infernale.
Dis-lui qu’il est en France un mortel qui l’égale ;
Car tu parles, sans doute, ainsi que le vaisseau
Qui transporta dans la Colchide
Les deux jumeaux divins, Jason, Orphée, Alcide.
Baptisé sous mon nom, tu parles hardiment :
Que ne diras-tu point des énormes sottises
Que mes chers Français ont commises
Sur l’un et sur l’autre élément !

Tu brûles de partir : attends, demeure, arrête ;
Je prétends m’embarquer, attends-moi, je te joins.
Libre de passions, et d’erreurs, et de soins,
J’ai su de mon asile écarter la tempête :
Mais dans mes prés fleuris, dans mes sombres forêts,
Dans l’abondance, et dans la paix,
Mon âme est encore inquiète ;
Des méchants et des sots je suis encor trop près :
Les cris des malheureux percent dans ma retraite.
Enfin le mauvais goût qui domine aujourd’hui
Déshonore trop ma patrie.
Hier on m’apporta, pour combler mon ennui,
Le Tacite de La Blétrie[3].
Je n’y tiens point, je pars, et j’ai trop différé.

Ainsi je m’occupais, sans suite et sans méthode,
De ces pensers divers où j’étais égaré,
Comme tout solitaire à lui-même livré,
Ou comme un fou qui fait une ode,
Quand Minerve, tirant les rideaux de mon lit,
Avec l’aube du jour m’apparut, et me dit :
« Tu trouveras partout la même impertinence ;
Les ennuyeux et les pervers
Composent ce vaste univers :
Le monde est fait comme la France. »
Je me rendis à la raison ;
Et, sans plus m’affliger des sottises du monde,
Je laissai mon vaisseau fendre le sein de l’onde,
Et je restai dans ma maison.



  1. Une compagnie de Nantes venait de mettre en mer un beau vaisseau qu’elle a nommé le Voltaire. (Note de Voltaire, 1768.)

    — Cette épître doit être de juin 1768 ; les Mémoires secrets en parlent dès le 12 juillet. On en imprima des fragments dans le Mercure de 1768, tome second de juillet, pages 5-8. Fréron (Année littéraire, 1769, t. IV, p. 259) dit qu’un négociant de Nantes ayant donné à l’un de ses bâtiments le nom de Jean-Jacques, un autre négociant (M. de Montaudoin) appela Voltaire un de ses vaisseaux ; mais il ajoute (t. VI, p. 213) que le Voltaire n’était qu’un petit bâtiment. Piron dit gaiement :

    Si j’avais un vaisseaue nommât Voltaire,
    Sous cet auspice heureux j’en ferais un corsaire.

    Dans le Mercure de septembre 1768, pages 57-59, on trouve des Vers à M. de Voltaire sur le vaisseau qui porte son nom. (B.)

  2. M. le comte d’Aranda. (Note de Voltaire, 1768.)
  3. 1768, trois volumes in-12.