Épîtres (Voltaire)/Épître 17

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Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 10 (p. 245-247).


ÉPÎTRE XVII.


À MONSIEUR DE LA FALUÈRE DE GENONVILLE,
CONSEILLER AU PARLEMENT, ET INTIME AMI DE L’AUTEUR.


SUR UNE MALADIE.


(1719)


Ne me soupçonne point de cette vanité
Qu’a notre ami Chaulieu de parler de lui-même,
Et laisse-moi jouir de la douceur extrême
De t’ouvrir avec liberté
Un cœur qui te plaît et qui t’aime.
De ma muse, en mes premiers ans,
Tu vis les tendres fruits imprudemment éclore ;
Tu vis la calomnie avec ses noirs serpents
Des plus beaux jours de mon printemps
Obscurcir la naissante aurore.
D’une injuste prison je subis la rigueur[1] :
Mais au moins de mon malheur
Je sus tirer quelque avantage :
J’appris à m’endurcir contre l’adversité,
Et je me vis un courage

Que je n’attendais pas de la légèreté
Et des erreurs de mon jeune âge.
Dieux ! que n’ai-je eu depuis la même fermeté !
Mais à de moindres alarmes
Mon cœur n’a point résisté.
Tu sais combien l’amour m’a fait verser de larmes ;
Fripon, tu le sais trop bien,
Toi dont l’amoureuse adresse
M’ôta mon unique bien ;
Toi dont la délicatesse,
Par un sentiment fort humain,
Aima mieux ravir ma maîtresse[2]
Que de la tenir de ma main.
Ts me vis sans scrupule en proie à la tristesse :
Mais je t’aimai toujours tout ingrat et vaurien ;
Je te pardonnai tout avec un cœur chrétien,
Et ma facilité fit grâce à ta faiblesse.
Hélas ! pourquoi parler encor de mes amours ?
Quelquefois ils ont fait le charme de ma vie :
Aujourd’hui la maladie
En éteint le flambeau peut-être pour toujours.
De mes ans passagers la trame est raccourcie ;
Mes organes lassés sont morts pour les plaisirs ;
Mon cœur est étonné de se voir sans désirs.
Dans cet état il ne me reste
Qu’un assemblage vain de sentiments confus,
Un présent douloureux, un avenir funeste,
Et l’affreux souvenir d’un bonheur qui n’est plus.
Pour comble de malheur, je sens de ma pensée
Se déranger les ressorts ;
Mon esprit m’abandonne, et mon âme éclipsée
Perd en moi de son être, et meurt avant mon corps.
Est-ce là ce rayon de l’essence suprême
Qu’on nous dépeint si lumineux ?
Est-ce là cet esprit survivant à nous-même ?
Il naît avec nos sens, croît, s’affaiblit comme eux :
Hélas ! périrait-il de même ?
Je ne sais ; mais j’ose espérer
Que, de la mort, du temps, et des destins le maître,

Dieu conserve pour lui le plus pur de notre être,
Et n’anéantit point ce qu’il daigne éclairer[3].



  1. Voyez, dans le tome IX, page 303, la pièce intitulée la Bastille. (K.)
  2. Genonville avait supplanté Voltaire auprès de Mlle de Livry, à qui Voltaire adressa depuis son épître xxxiii, des Tu et des Vous.
  3. Ces quatre derniers vers ne se trouvent pas dans les deux premières éditions de 1739 et 1740. (K.)