Épîtres (Voltaire)/Épître 29

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Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 10 (p. 262-264).


ÉPÎTRE XXIX.


À MONSIEUR PALLU.


À Plombières, auguste 1729.


Du fond de cet antre pierreux,
Entre deux montagnes cornues,
Sous un ciel noir et pluvieux,
Où les tonnerres orageux
Sont portés sur d’épaisses nues,
Près d’un bain chaud toujours crotté,
Plein d’une eau qui fume et bouillonne,
Où tout malade empaqueté,
Et tout hypocondre entêté,
Qui sur son mal toujours raisonne,
Se baigne, s’enfume, et se donne
La question pour la santé ;
Où l’espoir ne quitte personne :
De cet antre où je vois venir
D’impotentes sempiternelles
Qui toutes pensent rajeunir,
Un petit nombre de pucelles,
Mais un beaucoup plus grand de celles
Qui voudraient le redevenir ;
Où par le coche on nous amène

De vieux citadins de Nancy,
Et des moines de Commercy,
Avec l’attribut de Lorraine[1],
Que nous rapporterons d’ici :
De ces lieux, où l’ennui foisonne,
J’ose encore écrire à Paris,
Malgré Phébus qui m’abandonne,
J’invoque l’Amour et les Ris ;
Ils connaissent peu ma personne ;
Mais c’est à Pallu que j’écris :
Alcibiade me l’ordonne[2],
Alcibiade, qu’à la cour
Nous vîmes briller tour à tour
Par ses grâces, par son courage,
Gai, généreux, tendre, volage,
Et séducteur comme l’Amour,
Dont il fut la brillante image,
L’Amour, ou le Temps, l’a défait
Du beau vice d’être infidèle :
Il prétend d’un amant parfait
Être devenu le modèle.
J’ignore quel objet charmant
A produit ce grand changement,
Et fait sa conquête nouvelle ;
Mais qui que vous soyez, la belle,

Je vous en fais mon compliment[3].
On pourrait bien à l’aventure
Choisir un autre greluchon[4],
Plus Alcide pour la figure,
Et pour le cœur plus Céladon ;
Mais quelqu’un plus aimable, non ;
Il n’en est point dans la nature :
Car, madame, où trouvera-t-on
D’un ami la discrétion,
D’un vieux seigneur la politesse,
Avec l’imagination
Et les grâces de la jeunesse ;
Un tour de conversation
Sans empressement, sans paresse,
Et l’esprit monté sur le ton
Qui plaît à gens de toute espèce ?
Et n’est-ce rien d’avoir tâté
Trois ans de la formalité
Dont on assomme une ambassade[5],
Sans nous avoir rien rapporté
De la pesante gravité
Dont cent ministres font parade ?
À ce portrait si peu flatté[6],
Qui ne voit mon Alcibiade ?



  1. Voyez Pantagruel, liv. II, chap, ier, et liv. III, chap. viii.
  2. M. le maréchal de Richelieu,
    Alcibiade me l’ordonne :
    C’est l’Alcibiade français,
    Dont vous admiriez le succès
    Chez nos prudes, chez nos coquettes,
    Plein d’esprit, d’audace, et d’attraits,
    De vertus, de gloire, et de dettes.
    Toutes les femmes l’adoraient ;
    Toutes avaient la préférence ;
    Toutes à leur tour se plaignaient
    Des excès de son inconstance.
    Qu’à grand’peine elles égalaient.
    L’Amour, etc.

    Autre variante :

    Alcibiade me l’ordonne.
    Cet Alcibiade inconstant
    En tout lieu porta si gaîment
    Ses attraits et son cœur volage,
    Plus trompeur que le dieu charmant
    Dont il fut le prêtre et l’image.
    Toutes les femmes, etc.
  3. Variante :
    Je vous en fais mon compliment.
    On peut en prendre sans façon
    Un plus vigoureux, je vous jure ;
    Mais quelqu’un plus aimable, non.
  4. Terme familier qui signifie un amant de passage. (Note de Voltaire, 1742.) — Il signifie aujourd’hui le galant qui est reçu gratis par la femme que payent d’autres personnes. (B.)
  5. Richelieu avait été nommé à l’ambassade de Vienne, en 1725.
  6. Ce vers et le suivant sont, dans l’original, remplacés par deux autres vers et deux lignes de prose que voici :
    C’est bien dommage, en vérité.
    Qu’un pareil amant soit malade.

    « Voilà bien des vers, mon cher monsieur, qui ne valent pas assurément ni la
    personne dont je parle, ni celle à qui je les envoie. » (B.)