Épîtres (Voltaire)/Épître 85

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Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 10 (p. 362-366).


ÉPÎTRE LXXXV.


L’AUTEUR[1]
ARRIVANT DANS SA TERRE, PRÈS DU LAC DE GENÈVE.


Mars 1755.


Ô maison d’Aristippe ! ô jardins d’Épicure !
Vous qui me présentez, dans vos enclos divers,

Ce qui souvent manque à mes vers,
Le mérite de l’art soumis à la nature,
Empire de Pomone et de Flore sa sœur,
Recevez votre possesseur !
Qu’il soit, ainsi que vous, solitaire et tranquille !
Je ne me vante point d’avoir en cet asile
Rencontré le parfait bonheur :
Il n’est point retiré dans le fond d’un bocage ;
Il est encor moins chez les rois ;
Il n’est pas même chez le sage :
De cette courte vie il n’est point le partage.
Il y faut renoncer ; mais on peut quelquefois
Embrasser au moins son image.

Que tout plaît en ces lieux à mes sens étonnés !
D’un tranquille océan[2] l’eau pure et transparente
Baigne les bords fleuris de ces champs fortunés ;
D’innombrables coteaux ces champs sont couronnés.
Racchus les embellit ; leur insensible pente
Vous conduit par degrés à ces monts sourcilleux[3]
Qui pressent les enfers et qui fendent les cieux.
Le voilà ce théâtre et de neige et de gloire,
Éternel boulevard qui n’a point garanti
Des Lombards le beau territoire.
Voilà ces monts affreux célébrés dans l’histoire,
Ces monts qu’ont traversés, par un vol si hardi,
Les Charles, les Othon, Catinat, et Conti[4],
Sur les ailes de la Victoire.
Au bord de cette mer où s’égarent mes yeux,
Ripaille[5], je te vois. Ô bizarre Amédée[6],

Est-il vrai que dans ces beaux lieux,
Des soins et des grandeurs écartant toute idée,
Tu vécus en vrai sage, en vrai voluptueux,
Et que, lassé bientôt de ton doux ermitage,
Tu voulus être pape, et cessas d’être sage[7] ?
Lieux sacrés du repos, je n’en ferais pas tant ;
Et, malgré les deux ciels dont la vertu nous frappe,
Si j’étais ainsi pénitent,
Je ne voudrais point être pape.

Que le chantre flatteur du tyran des Romains,
L’auteur harmonieux des douces Géorgiques,
Ne vante plus ces lacs et leurs bords magnifiques,
Ces lacs que la nature a creusés de ses mains
Dans les campagnes italiques !
Mon lac est le premier : c’est sur ces bords heureux
Qu’habite des humains la déesse éternelle,
L’âme des grands travaux, l’objet des nobles vœux,
Que tout mortel embrasse, ou désire, ou rappelle,
Qui vit dans tous les cœurs, et dont le nom sacré
Dans les cours des tyrans est tout bas adoré,
La Liberté. J’ai vu cette déesse altière,
Avec égalité répandant tous les biens,
Descendre de Morat en habit de guerrière,
Les mains teintes du sang des fiers Autrichiens

Et de Charles le Téméraire.
Devant elle on portait ces piques et ces dards,
On traînait ces canons, ces échelles fatales
Qu’elle-même brisa quand ses mains triomphales
De Genève en danger défendaient les remparts.
Un peuple entier la suit, sa naïve allégresse
Fait à tout l’Apennin répéter ses clameurs ;
Leurs fronts sont couronnés de ces fleurs que la Grèce
Aux champs de Marathon prodiguait aux vainqueurs.
C’est là leur diadème ; ils en font plus de compte
Que d’un cercle à fleurons de marquis et de comte.
Et des larges mortiers à grands bords abattus,
Et de ces mitres d’or aux deux sommets pointus.
On ne voit point ici la grandeur insultante
Portant de l’épaule au côté
Un ruban que la Vanité
A tissu de sa main brillante,
Ni la fortune insolente
Repoussant avec fierté
La prière humble et tremblante
De la triste pauvreté.
On n’y méprise point les travaux nécessaires :
Les états sont égaux, et les hommes sont frères.

Liberté ! liberté ! ton trône est en ces lieux :
La Grèce où tu naquis t’a pour jamais perdue,
Avec ses sages et ses dieux,
Rome, depuis Brutus, ne t’a jamais revue.
Chez vingt peuples polis à peine es-tu connue.
Le Sarmate à cheval t’embrasse avec fureur ;
Mais le bourgeois à pied, rampant dans l’esclavage,
Te regarde, soupire, et meurt dans la douleur.
L’Anglais pour te garder signala son courage :
Mais on prétend qu’à Londre on te vend quelquefois.
Non, je ne le crois point : ce peuple fier et sage
Te paya de son sang, et soutiendra tes droits.
Aux marais du Batave on dit que tu chancelles,
Tu peux te rassurer : la race des Nassaux,
Qui dressa sept autels à tes lois immortelles[8],
Maintiendra de ses mains fidèles

Et tes honneurs et tes faisceaux,
Venise te conserve, et Gênes t’a reprise.
Tout à côté du trône à Stockholm on t’a mise ;
Un si beau voisinage est souvent dangereux.
Préside à tout état où la loi t’autorise,
Et reste-s-y, si tu le peux.
Ne va plus, sous les noms et de Ligue et de Fronde,
Protectrice funeste en nouveautés féconde,
Troubler les jours brillants d’un peuple de vainqueurs,
Gouverné par les lois, plus encor par les mœurs ;
Il chérit la grandeur suprême :
Qu’a-t-il besoin de tes faveurs
Quand son joug est si doux qu’on le prend pour toi-même ?
Dans le vaste Orient ton sort n’est pas si beau.
Aux murs de Constantin, tremblante et consternée,
Sous les pieds d’un vizir tu languis enchaînée
Entre le sabre et le cordeau.
Chez tous les Levantins tu perdis ton chapeau.
Que celui du grand Tell[9] orne en ces lieux ta tête !
Descends dans mes foyers en tes beaux jours de fête.
Viens m’y faire un destin nouveau.
Embellis ma retraite, où l’Amitié t’appelle ;
Sur de simples gazons viens t’asseoir avec elle.
Elle fuit comme toi les vanités des cours,
Les cabales du monde et son règne frivole[10].
Ô deux divinités ! vous êtes mon recours.
L’une élève mon âme, et l’autre la console :
Présidez à mes derniers jours[11] !



  1. Cette pièce, le plus beau chant de liberté que Voltaire ait jamais écrit, a été imprimée séparément en 1755, dans les formats in-4o et in-8o. On imprima une Réponse à M. de Voltaire, en soixante-dix vers de huit syllabes, et une Réponse à l’épître de M. de V*** en arrivant dans sa terre près du lac de Genève, en mars 1755. Cette dernière n’a que vingt-trois vers de mesure inégale, et commence ainsi :
    Ô maison de V***, et non pas d’Épicure,
    Vous renfermez une tête à l’envers.

    Elle a quelquefois été imprimée à la suite de l’épître de Voltaire. Grimm, qui l’a comprise dans sa Correspondance littéraire (juillet 1755), l’attribue à Voisenon. (B.)

  2. Le lac de Genève. (Note de Voltaire, 1750.)
  3. Les Alpes. (Id. 1756.)
  4. Voyez, sur la campagne de Conti en Italie, le chapitre xiii du Précis du Siècle de Louis XV.
  5. Ripaille était un couvent d’augustins sur la rive gauche du lac de Genève. Le duc de Savoie, après avoir abdiqué, y vécut voluptueusement, et quelques personnes pensaient que c’était ce qui avait donné lieu au proverbe faire ripaille. Mais La Mésangère, dans son Dictionnaire des Proverbes, pense que Ripaille vient de Ripuaille, dérivé de repue, bonne chère. (B.)

    — C’est de Prangins, où Voltaire habita un moment, et non des Délices, qu’on voit le couvent de Ripaille. (G. A.)

  6. Le premier duc de Savoie, Amédée, pape ou antipape, sous le nom de Félix. (Note de Voltaire, 1750.)
  7. Variante :
    ...... Ô bizarre Amédée !
    De quel caprice ambitieux
    Ton âme est-elle possédée ?
    Duc, ermite, et voluptueux,
    Ah ! pourquoi t’échapper de ta douce carrière ?
    Comment as-tu quitté ces bords délicieux,
    Ta cellule et ton vin, ta maîtresse et tes jeux,
    Pour aller disputer la barque de saint Pierre ?
    Lieux sacrés du repos, etc.

    — Gibbon raconte qu’introduit chez Voltaire, probablement par le ministre genevois Pavillard, il lut cette épître et la retint par cœur. « Et comme ma discrétion, dit-il, n’était pas égale à ma mémoire, l’auteur eut bientôt à se plaindre de la circulation d’une copie de son ouvrage. »



    L’allusion au duc de Savoie Amédée, qui s’en prenait à des temps déjà bien anciens (1439-1449), ne méritait pas qu’on y fît grande attention à Turin. Cependant la cour de Savoie s’en émut ; elle agit à Genève, et insista assez pour obtenir la suppression de la pièce.



    Le poëte se borna à nier, comme d’habitude, qu’il fût pour quelque chose dans la pièce incriminée, et il le niait encore trois ans après dans le billet à l’adresse de Léger, 12 février 1758. (Voyez la Correspondance.)

  8. L’union des sept provinces. (Note de Voltaire, 1756.)
  9. L’auteur de la liberté helvétique. (Note de Voltaire, 1756.)
  10. Voltaire rendait ici hommage à sa nièce, Mme  Denis, qui avait consenti, non sans peine, à le suivre dans sa retraite. Voyez la lettre à d’Argental, du 23 juin 1755.
  11. L’épître à Desmahis, qui vient ordinairement après celle-ci, se trouve dans la Correspondance, lettre du 24 juillet 1756.