Épîtres (Voltaire)/Épître 93

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Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 10 (p. 382-383).


ÉPÎTRE XCIII.


À MADAME ÉLIE DE BEAUMONT[1],
EN RÉPONSE À UNE ÉPÎTRE EN VERS
AU SUJET DE MADEMOISELLE CORNEILLE.


20 mai 1761.


S’il est au monde une beauté
Qui de Corneille ait hérité,
Vous possédez cet apanage.
L’enfant dont je me suis chargé[2]
N’a point l’art des vers en partage ;
Vous l’avez : c’est un avantage
Qui m’a quelquefois affligé,
Et que doit fuir tout homme sage.
Ce dangereux et beau talent
Est pour vous un simple ornement,
Un pompon de plus à votre âge ;
Mais quand un homme a le malheur
D’avoir fait en forme un ouvrage,

Et quand il est monsieur l’auteur,
C’est un métier dont il enrage.
Les vers, la musique, l’amour,
Sont les charmes de notre vie ;
Le sage en a la fantaisie,
Et sait les goûter tour à tour :
S’y livrer toujours, c’est folie.




ÉPÎTRE XCIV.


AU DUC DE LA VALLIÈRE,
GRAND FAUCONNIER DE FRANCE.


(1761)


Illustre protecteur des perdrix de Mont-Rouge[3],
Des faucons, des auteurs, et surtout des catins ;
Vous dont l’auguste sceptre au cuir blanc, au bout rouge,
Est l’effroi des cocus et l’amour des p…,
Vous daignez vous servir de votre aimable plume
Pour dire à la postérité
Que vous avez aimé certain Suisse effronté,
Très-indiscret auteur de plus d’un gros volume,
Mais dont l’esprit encor conserve sa gaîté.
Il pense comme monsieur Hume,
Il rit de la sotte âpreté
De tout dévot plein d’amertume ;
Tranquillement il s’accoutume
À l’humaine méchanceté ;
Le flambeau de la Vérité
Quelquefois dans ses mains s’allume ;
Il doit être bientôt compté
Dans le rang d’un auteur posthume :
Mais quand le temps qui tout consume

  1. Femme de l’avocat qui prit en main la défense des Calas.
  2. Mlle Corneille.
  3. Son château était à Mont-Rouge. Voyez encore, dans la Correspondance, la lettre de Voltaire au duc, de cette même année.