Épigrammes (Martial)/1841/03

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Traduction par Constant Dubos.
Chapelle (p. 87-120).

LIVRE TROISIÈME.


1.

AU LECTEUR.

Ce livre, tel qu’il soit, t’arrive, cher lecteur,
Du fond de la Gaule lointaine
Que distingue le nom de la toge romaine.
Peut-être au précédent il est inférieur ;
Tous deux sont cependant enfants du même auteur.
Mais autant qu’aux palais le cède un toit de chaume,
Autant le fils gaulois le cède aux fils de Rome.

2.

À SON LIVRE.

Avant de me quitter pour te rendre à la ville,
Mon cher livre, fais choix d’un protecteur utile,
Si tu ne veux bientôt à tes dépens
Habiller la marée, ou le poivre et l’encens.

Tu nommes Faustinus… J’approuve ta prudence.
Vers Rome désormais marche avec assurance ;
Fier du double ornement qui décore ton front,
Et des fermoirs où l’or en bossettes éclate,
Va parfumé de cèdre, et vêtu d’écarlate,
De ton titre étaler le brillant vermillon !
Ton succès est certain : sous un tel patronage
Tu dois de Probus même entraîner le suffrage.

4.

À SON LIVRE.

Tu vas te rendre à Rome ; eh bien, mon livre, écoute !
On te demandera sans doute
D’où tu viens. Tu réponds : Des parages connus
Traversés par la large route
Construite aux frais d’Émilius.
— Où réside l’auteur ? — Si tu le veux, ajoute :
Au forum de Cornélius.
— Pourquoi sa longue absence ? — A Rome tout le blesse ;
Il ne peut voir qu’avec douleur
Et des clients la servile bassesse,
Et des patrons l’insolente hauteur.
— Quand le reverrons-nous ? — Il est parti poète,
Et, pour sortir de sa retraite,
Il attend qu’il devienne ou danseur ou chanteur.

5.

AU MÊME.

A Rome, où je ne puis protéger ta faiblesse,
Mon livre, à quel patron veux-tu que je t’adresse ?
J’en vois plusieurs chez qui tu serais bienvenu,
Mais il suffit d’un seul de qui tu sois connu.
C’est Jule, mon ami, dont le nom à toute heure
Se retrouve en mes vers. Maintenant il demeure
Aux portes de la ville, en ce même logis
Qu’occupait autrefois le célèbre Daphnis.
Va le trouver : de lui, de son épouse affable
Sois sûr de recevoir l’accueil le plus aimable.
A ton nom, fusses-tu de poudre tout couvert,
Chez eux, le cœur, les bras, pour toi tout est ouvert.
N’importe qui des deux d’abord s’offre à ta vue,
Dis-lui tout simplement : Martial vous salue ;
Chez d’autres, il faudrait prier, solliciter ;
Chez Jule, il n’est besoin que de te présenter.

6.

À MARCELLINUS.

Le dix-huit mai revient, et ce jour désiré
Pour toi, Marcellinus, est doublement sacré.
De ton père jadis il marqua la naissance,
Et signale la fin de ton adolescence.

Parmi tous les beaux jours qui pour ton père ont lui,
Celui qui te fait homme est le plus beau pour lui.

7.

SUR LA SPORTULE.

Plus de sportule ! Adieu les cent chétifs quadrans
Que chaque soir, sous le nom d’honoraire,
Un baigneur tout en eau délivrait aux clients
Lassés d’avoir vingt fois couru la ville entière.
Qu’en dites-vous, trop avares patrons
Qui faisiez jeûner vos piétons ?
Pauvres clients, troupe affamée,
A l’avenir vous ne vous plaindrez plus ;
La sportule enfin supprimée
A fermé la porte aux abus ;
Sans murmure, du maître escortez la litière,
Vous êtes aujourd’hui sûrs d’un juste salaire.

8.

CONTRE COSMUS.

Côme épouse Thaïs la borgne, et pour tous biens
La belle n’a qu’un œil. — Qu’a-t-il fait des deux siens ?

9.

CONTRE CINNA.

Ginna, dit-on, en vers sur moi prend ses ébats ;
C’est faux ; il n’écrit point, puisqu’on ne le lit pas.

10.

CONTRE PHILOMUSE.

Homme sage et de prévoyance,
Ton père, connaissant ta prodigalité,
T’entretenait dans une honnête aisance,
Mais sans outrer la libéralité ;
Et voyant peu de sûreté
A te livrer forte somme d’avance,
Il te fixait avec prudence,
Pour tes menus plaisirs, deux cents écus par mois
Qu’il te comptait, non pas tout à la fois,
Mais jour par jour, afin de régler ta dépense.
Il meurt ; et te voilà d’une fortune immense
Propriétaire incontesté ;
Ah ! malheureux, il t’a déshérité !

12.

CONTRE FABULLE.

Hier, à ton dîner, tout était parfumé,
J’en conviens ; mais aussi bien maigre était la chère ;
Que me font les odeurs quand je suis affamé ?
Un bon dîner, pour moi, c’est le point nécessaire.
Ne point manger, être embaumé,
C’est le rôle d’un mort étendu dans sa bière.

13.

CONTRE NŒVIA.

Ce lièvre, ce turbot et ce poulet juteux,
Nœvia, ne sont-ils ici que pour la forme ?
Quel scrupule religieux
T’empêche d’entamer ce sanglier énorme ?
Rien n’est cuit, me dis-tu, tout est mal apprêté :
Cette chair saigne encor ! Sévèrement traité,
Ce soir le cuisinier paîra sa négligence.
— De tant de soins pour ma santé,
Je te rends grâce, et ma faim t’en dispense…
Mais, déjà tout est emporté,
Et ton dîner, qui tout entier te reste.
N’aura pour moi rien d’indigeste.

14.

SUR TUCCIUS.

Parti d’Espagne, accourait Tuccius
Le parasite, et près d’entrer dans Rome,
Il apprend au pont Mulvius
Que la sportule et ses abus,
De la veille, n’existent plus.
Désappointé, tout aussitôt notre homme,
En murmurant de son espoir déçu,
Repart ainsi qu’il est venu.

16.

CONTRE UN CORDONNIER.

Digne suppôt de la manique,
D’un spectacle ordonnant l’apprêt,
Tu veux donc qu’au poignard s’applique
Ce que t’a donné le tranchet ?
L’entreprise est vraiment unique,
Et ne peut être que l’effet
De quelque délire bachique.
Car, que penser lorsque je vois
Que sans regret, même avec joie,
De ton propre cuir cette fois
Tu fais aussi large courroie ?

Si tu n’es pas fou du cerveau,
Crois-moi, rentre et reste en ta peau.

17.

CONTRE SABIDIUS.

D’un gâteau trop brûlant au dessert présenté,
Aucun convive encor n’avait goûté ;
Tous souffraient volontiers un instant de remise,
Quand, pressé par la gourmandise,
Sabidius, parasite éhonté,
S’empare du plat convoité,
Et dessus souffle à plus d’une reprise.
Mais pour tous les dîneurs, ô cruelle surprise !
Lorsque l’on put en approcher,
Nul d’eux ne voulut y toucher ;
Empoisonné par une haleine impure,
Le gâteau si friand n’était plus qu’une ordure.

18.

CONTRE MAXIMUS.

Un gros rhume, dis-tu, te tient depuis trois jour :
L’excuse est bonne ; ami, remporte ton discours.

19.

SUR UNE VIPÈRE CACHÉE DANS LA GUEULE D’UNE LIONNE.

Près du portique aux cent colonnes,
Au Platanon, à l’ombre des berceaux,
En bronze figurait, parmi des animaux,
La plus terrible des lionnes
Qu’anima jamais l’art sous ses hardis ciseaux.
Un jeune enfant, le bel Hylas,
Près du monstre prenait ses innocents ébats.
En folâtrant, dans sa gueule béante
Il plonge sa main imprudente.
Mais dans les flancs de ce monstre d’airain,
Un monstre plus cruel, une affreuse vipère
Dormait cachée : ô crime du destin !
Le reptile s’éveille ainsi que sa colère.
Le bel enfant, digne d’un meilleur sort,
Expie à l’instant même une erreur déplorable,
Dont il ne s’aperçoit qu’en recevant la mort.
Heureux si la lionne eût été véritable !

20.

SUR CANIUS.

Dis-moi, Muse, que fait mon ami Canius ?
Consacre-t-il à la mémoire

Les annales des Claudius ?
Nous apprend-il ce qu’il faut croire
De cet écrivain déhonté
Qui de Néron défigura l’histoire ?
De Phèdre nous rend-il la mordante gaîté
Et sa naïveté caustique,
La douceur de Tibulle, ou du genre héroïque
La grave et noble austérité ?
Ou bien, dans un ouvrage arrangé pour la scène,
Fait-il rire Thalie, ou pleurer Melpomène ?
Le matin, parfois, le voit-on,
Digne ornement d’un cercle avoué d’Apollon,
Lire avec goût ses vers remplis d’un sel attique ?
Ou, du milieu du jour évitant la chaleur,
Errer, libre de soins, de portique en portique,
Puis, vers le soir, revenir en flâneur
Sous les hauts buis d’Europe aspirer la fraîcheur ?
Quels bains, quelle campagne honore sa présence ?
Mais, peut-être, son inconstance,
En dépit de l’été, dont il prévient la fin,
Aux thermes de Baya donnant la préférence,
Il s’embarque sur le Lucrin,
Qu’il traverse avec nonchalance ?
Enfin, Muse, dis-moi ce qu’il fait, ce qu’il dit ?
— Il rit.

21.

CONTRE UN MAITRE CRUEL.

Un esclave qu’au front son maître avait flétri,
Quand par les proscripteurs ce maître est poursuivi,

Contre les assassins s’arme, prend sa défense,
Le sauve… Est-ce un bienfait, ou bien une vengeance ?

22.

CONTRE APICIUS.

Le patron des gourmands, l’illustre Apicius
Venait de dévorer six fois cent mille écus ;
Cent mille lui restaient : une pareille somme
Pouvait suffire encor pour vivre en honnête homme ;
Il en juge autrement ; et, redoutant la faim,
Il veut terminer son destin,
Et pour mourir en gastronome,
Il s’empoisonne en un dernier festin.
Apicius, ton nom, cher à la gourmandise,
Était déjà fameux : ta mort l’immortalise.

23.

CONTRE UN AVARE QUI DONNAIT A DINER.

Lorsqu’à l’aspect du luxe étalé sur ta table,
Notre appétit, excité par les mets,
Se flatte d’un repas aussi fin qu’agréable,
De tous les plats ta main impitoyable
S’empare, et les passe aux valets
Derrière toi placés exprès.

Si cette lésine incroyable
Est chez toi manie incurable,
Fais mieux : à tes pieds désormais
Ordonne qu’on place la table.


LA MÊME, PLUS BRIÈVEMENT.

Si ta lésine inexcusable
Prétend nous ravir tous les mets
Pour les passer à tes valets,
A tes pieds fais servir la table.

25.

À FAUSTINUS.

Si tu veux d’un bain trop brûlant
Abaisser la température,
Plonges-y Sabinus le rhéteur : je te jure
Qu’il sera de glace à l’instant.

26.

CONTRE CANDIDE.

Eh bien ! Candide, soit : toi seul possèdes tout ;
Toi seul tu réunis l’agréable et l’utile,
Biens de campagne, biens de ville,
Beaux vases, bonne cave, et bon sens et bon goût,

Bon cœur et bon esprit surtout.
Enfin, chez toi, pour toi, Candide, tout abonde,
Puisque tu le veux, j’en convien ;
Oui, tout est pour toi seul ; j’en excepte un seul bien,
Ta femme, qu’avec toi partage tout le monde.

27.

CONTRE GALLUS.

A mes dîners souvent je t’invite, et jamais,
Pour m’appeler aux tiens tu ne te mets en frais.
Je pourrais m’en piquer : pourtant je te pardonne
Si jamais à manger tu n’invites personne.
Il n’en est point ainsi : tu donnes des repas
Presqu’à toute la ville, et moi je n’en suis pas.
Nous avons tort tous deux : — Comment dois-je l’entendre ?
— J’ai tort de t’inviter ; toi de ne me pas rendre.

28.

CONTRE NESTOR.

Mon oreille, dis-tu, sent fort. Belle merveille !
Tu viens à chaque instant me parler à l’oreille.

29.

CONTRE ZOÏLE.

Ces chaînes, ô Saturne, et cette double entrave
Que Zoïle aujourd’hui vient de te dédier,

Sont les premiers anneaux, qu’étant jadis esclave,
Il a portés, avant d’être fait chevalier.

30.

À GARGILUS.

La sportule aujourd’hui n’est qu’un simple repas ;
Adieu des cent quadrans la rente accoutumée !
Ici, comment fais-tu pour sortir d’embarras,
Gargilius ? je ne le conçois pas.
Où prends-tu le loyer de ta chambre enfumée ?
Qui fournit à ton entretien,
A tes bains, à l’enfant de qui tu te fais suivre ?
— Je suis très-économe et vis de peu. — C’est bien ;
Fais mieux encor. — Comment ? — Tâche de ne pas vivre.

31.

À RUFIN.

Riche propriétaire, aux champs comme à la ville,
Tu vois de débiteurs une foule servile
S’incliner humblement devant ton coffre-fort,
Et ta table dorée, élégamment servie,
A la table des Dieux ne porte point envie.
Jouis, mais sans orgueil, de ces faveurs du sort ;
Sois envers tes clients d’un plus facile abord ;
Deviens simple, modeste, et surtout fais-nous grâce
De tes impertinents mépris ;

Didyme t’éclipsa jadis,
Philomèle aujourd’hui t’efface.

35.

SUR DES POISSONS CISELÉS.

Les poissons qu’en ce vase a gravés le ciseau,
Veux-tu les voir nager ? donne-leur un peu d’eau.

36.

À FABIANUS.

Quoi ! d’un client nouveau le service assidu,
Tu l’exiges de moi ? jusqu’au bout voudras-tu
Qu’assiégeant, le matin, ta porte, où je m’enroue,
J’attende ton lever ? que, les pieds dans la boue,
J’escorte tes porteurs, que trop tard tu préviens,
Jusqu’aux bains d’Agrippa qui ne sont pas les miens ?
Dois-je encore, lassé de trente ans de servage,
De ta vieille amitié faire l’apprentissage ?
Ma robe est en lambeaux. Dis-moi, n’est-il pas temps
Qu’enfin mis en congé je vive à tes dépens ?

37.

CONTRE LES AMIS SUJETS A SE FACHER.

Contre ses vieux amis se fâcher pour un rien,
Des riches de nos jours est assez la pratique.

Le procédé n’est pas beau, j’en convien ;
Mais convenez aussi qu’il est économique.

38.

À SEXTUS.

Quel motif, quel projet, Sextus, t’amène à Rome ?
Enfin, quel est, dis-moi, ton but et ton espoir ?
— Parmi les orateurs que le barreau renomme
Je puis au premier rang espérer de m’asseoir.
— Atestinus, Civis, malgré leur éloquence
(Tu les connus tous deux), sont morts dans l’indigence.
— Eh bien, faisons des vers ; mes chants seront si doux
Que Virgile lui-même en deviendrait jaloux.
— Insensé ! tous ces gens que tu vois en guenille,
De Virgile aujourd’hui composent la famille !
— Je fais ma cour aux grands. — A ce métier si vain
Deux ou trois ont vécu ; le reste meurt de faim.
— Que faire donc, dis-moi ? car je veux vivre à Rome.
— C’est hasard si tu peux y vivre en honnête homme.

39.

SUR LYCORIS.

La borgne Lycoris s’adjuge un beau garçon
Dont la fraîcheur en rien ne cède
A celle de Pâris ou bien de Ganymède.
Ma foi, pour une borgne, elle a l’œil assez bon

40.

CONTRE THÉLÉSINUS.

Parce qu’en ma faveur, de ton coffre opulent
Tu voulus bien distraire une somme empruntée,
D’un aussi noble effort ton âme est enchantée,
Et des amis fameux tu te crois le plus grand.
Sois grand si tu le veux, pour me l’avoir prêtée ;
Je suis plus grand encor, moi, quand je te la rend.

41.

SUR UN LÉZARD CISELÉ.

Sur ce vase incrusté par la main de Mentor,
Un lézard te fait peur ! Ne crains rien : il est d’or.

43.

CONTRE MARCUS.

Marc se teint les cheveux, rajeunit son visage.
D’un cygne en un instant l’art en fait un corbeau ;
Mais la mort, sous son masque a reconnu son âge,
Et lui dit : Meurs ; ton front est mûr pour le tombeau.

44.

CONTRE LIGURINUS.

Tout le monde te fuit ; à la table, aux concerts,
A peine tu parais, chacun bat en retraite ;
Tous les salons pour toi deviennent des déserts ;
Veux-tu savoir pourquoi ? tu sens trop le poète ;
On peut pardonner tout, excepté ce travers.
Veuve de ses petits, la tigresse effrénée,
Le serpent dévoré par les feux du soleil,
De l’affreux scorpion la queue empoisonnée,
D’horreur ne font pas naître un sentiment pareil.
Assis, debout, courant, à la ville, en voyage,
Aux bains chauds, aux bains froids, toujours tu me poursuis ;
Aux lieux les plus secrets vainement je te fuis,
Pour arriver à moi tu forces le passage.
On m’attend à dîner, tu barres le chemin.
A table si j’ai pris ma place,
Ton importunité m’en chasse ;
Et si, de guerre lasse, enfin,
Il arrive que je sommeille,
Ta voix en sursaut me réveille
Pour expirer sous ton livre assassin.
Veux-tu savoir quel est l’effet de ta manie ?
On rend justice à ta bonté,
Peut-être même à ton génie ;
Homme d’honneur, de probité,
Tu n’es pourtant qu’un fléau redouté,
Qui vivras exilé de toute compagnie,
Et qui mourras sans être regretté.

45.

CONTRE LE MÊME.

Je ne sais si Phébus au festin de Thyeste
A reculé d’horreur ; mais ce que je sais bien,
C’est que, de peur d’ouïr tes vers que je déteste,
Je suis prêt pour jamais de renoncer au tien.
Ta table est, j’en conviens, servie en abondance ;
Mais ta lecture gâte, empoisonne les mets.
Garde tes champignons, tes énormes mulets,
Tes huîtres, tes turbots, et sers-nous ton silence.

46.

À CANDIDE.

Candide, tu veux donc que, sans fin, sans relâche,
En client assidu je serve auprès de toi ?
Permets pourtant que je reste chez moi,
Et qu’à mon affranchi je remette ma tâche.
Bien mieux que moi sans doute il peut s’en acquitter.
Derrière ton brancard lentement je me traîne :
Ingambe et leste, il le suivra sans peine,
Même, au besoin, il pourra le porter.
Que la foule s’oppose à ta marche rapide,
En quoi peut t’être utile un serviteur timide
Dont les bras sont sans nerfs et les reins délicats ?
Mais lui, sans s’étonner, sans ralentir le pas,

Il oppose à la presse une épaule d’Alcide,
Et de ses larges flancs te faisant une égide,
D’une main vigoureuse écarte l’embarras.
Tu plaides : enchanté de ta mâle éloquence,
Je ne sais qu’écouter, qu’admirer en silence,
Tandis que stimulant les juges assemblés,
De battements de mains, de bravos redoublés,
Il fait trembler la salle d’audience.
Mais s’agit-il de contester ?
Retenu par la bienséance,
En débats scandaleux moi je n’ose éclater ;
Et lui, d’une voix de tonnerre,
Il terrasse ton adversaire,
Que sa rude apostrophe a mis en désarroi.
— Ainsi de l’amitié tu trahis donc la loi ?
Quel service à présent de toi pourrai-je attendre ?
— Tous ceux qu’un affranchi ne pourra pas te rendre.

47.

SUR BASSUS.

A la porte Capène, à l’endroit où la route
Est humide des pleurs que distille la voûte,
Près du champ qui d’Horace a conservé le nom,
L’Almon roule ses flots consacrés à Cybèle.
Non loin s’élève une étroite chapelle
Dès longtemps dédiée au fils d’Amphitryon.
Là passait, ce matin, Bassus dans sa voiture,
Entouré des divers présents

Que prodigue à l’homme des champs
Un sol fécond aidé par la culture.
C’étaient des choux aux larges flancs,
Et la blanche laitue, et la verte poirée,
Et la mauve et la chicorée,
Deux sortes de porreaux, le melon savoureux,
Et la bette si chère aux ventres paresseux.
Aux produits du jardin joignez ceux de la chasse,
Un lièvre par le chien meurtri.
En guirlandes groupés le merle, la bécasse.
La caille et la grive bien grasse,
Avec un jeune porc de laitage nourri.
En avant, un coureur, pour cette fois utile.
Portait dans deux paniers pesants
Des œufs bien empaillés et disposés par rangs.
— Bassus apparemment revenait à la ville ?
— Non, il partait pour sa maison des champs.

48.

SUR OLUS.

Naguère Olus, nageant dans l’opulence.
Fit bâtir un refuge ouvert à l’indigence.
Tombé dans l’infortune, il a vendu son bien.
Et l’asile du pauvre est maintenant le sien.

49.

CONTRE UN AMPHITRYON.

Tu me sers du verjus, tu bois l’opimien ;
Fais-moi flairer ton vin : je te quitte du mien.

50.

CONTRE LIGURINUS.

C’est donc uniquement pour me lire tes vers
Que d’un dîner tu me régales,
Ligurinus ? je quitte à peine mes sandales,
Que, pour début, à l’instant tu me sers,
Entre douce laitue et piquante saumure.
Une œuvre dont il faut essuyer la lecture.
En attendant que de solides mets
La table à loisir se garnisse,
Un second livre suit ; un autre vient après,
Et, durant le second service,
Deux autres arrivant encor sur nouveaux frais,
Jusqu’après le dessert prolongent mon supplice.
J’aime le sanglier ; mais toujours et partout
Qu’on m’en serve, il devient un objet de dégoût.
Si, pour habiller leur denrée,
Mon cher ami, tu n’abandonnes pas
Tes maudits vers aux vendeurs de marée,
Désormais, j’en jure ma foi,
Il te faudra dîner sans moi.

52.

À TONGILIANUS.

Ta maison pouvait bien valoir deux mille écus,
Tu la perds par le feu : malheur trop ordinaire.

On souscrit ; tu reçois en dons quatre fois plus :
N’aurais-tu pas toi-même été l’incendiaire ?

54.

À GALLA.

Quoi ! pour quelques faveurs demander mille écus !
Peut-on avec plus d’art esquiver un refus ?

55.

CONTRE OLLA.

Partout où vont tes pas, une vapeur d’essence
Qui se répand au loin, signale ta présence :
N’en sois pas vaine, Olla ; quand je voudrai, mon chien
Aura la même odeur, par le même moyen.

56, 57, et 57ème DU LIVRE Ier.

A Ravenne, mieux vaut un puits qu’une taverne ;
Le vin s’y vend moins cher que l’eau d’une citerne.
A mon hôte j’ai dit : Je veux du vin trempé,
Il me l’a donné pur ; le fripon m’a dupé.
Mais la pluie a noyé sa nouvelle vendange ;
Cette fois, malgré lui, je boirai du mélange.

58.

À BASSUS.

Bassus, notre Faustin, possède en Campanie,
Près de Baye, une bonne et grosse métairie,
Dont l’utile terrain ne nous offre, aligné,
Ni le myrte infécond, ni le buis bien peigné,
Ni du platane oiseux la stérile verdure ;
C’est un vrai bien rural, agreste et sans parure.
Là, Cérès sous son poids affaisse les greniers ;
Sur de larges rayons, l’opulente Pomone
De ses dons variés embaume les fruitiers ;
Et Bacchus, à son tour, enrichit les celliers
Du nectar qu’il prodigue, au déclin de l’automne.
Aux approches des froids, les vignerons actifs
Recueillent les raisins oubliés ou tardifs.
L’indomptable taureau fait mugir la vallée,
Et près de lui, son fils, fier de ses dards naissants,
Bat la terre, et révèle, en ses jeux innocents,
Une ardeur qui bientôt sera mieux signalée.
Mais de la basse-cour les habitants ailés
Appellent mes regards : ici sont rassemblés
Et le paon dont la roue avec orgueil étale
De ses brillants trésors la pompe orientale ;
Et l’oie aux cris aigus, à côté du canard
Qui répète, en ramant, son refrain nasillard ;
La pintade enlevée aux champs de Numidie,
Et le faisan venu de la Colchide impie.
Le coq dans son sérail règne en sultan jaloux.

La palombe roucoule auprès de son époux ;
Près du flamant en feu la perdrix vergetée
Suit le cygne orgueilleux de sa robe argentée.
De sa tour le pigeon s’échappe au moindre bruit,
Et frappe à coups pressés le toit qui retentit.
Le porc glouton s’attache aux pas de la fermière,
L’agneau bêle, invoquant le retour de sa mère.
Bien propres, bien nourris, les fils du métayer,
Rangés en demi-cercle, assiègent le foyer
Abondamment garni du branchage des hêtres,
Qui rougissent le front des pénates champêtres.
Là, point de cabarets, de buveurs fainéants,
Ni de lutteur qui perde et son huile et son temps ;
Chacun a son emploi : l’un, aux grives avides
Va tendre des lacets ou des pièges perfides ;
L’autre, au bord d’un étang amorce le poisson,
Qui vient, saisit l’appât et pend à l’hameçon.
On rapporte à la ferme un daim pris dans les toiles.
Sous de larges chapeaux qui leur servent de voiles,
Les citadins, armés de bêches, de râteaux,
S’occupent, au jardin, de faciles travaux ;
Et de gais écoliers, libres du joug classique,
Goûtent mieux les leçons du précepteur rustique.
Tous ont la main à l’œuvre ; et le moindre valet
S’acquitte avec plaisir d’un travail qui lui plaît.
De clients que l’intérêt guide
Le réveil des patrons à Rome est entouré ;
Le client villageois ne vient pas la main vide.
L’un apporte un rayon rempli d’un miel doré,
Ou d’un fromage épais la blanche pyramide ;
L’autre un loir endormi, surpris dans la forêt,
Ou de la basse-cour le gras célibataire,

Ou le jeune chevreau qui, privé de sa mère,
Se plaint de son absence, et réclame son lait.
Des filles du hameau l’essaim modeste et sage
Offre aussi ses présents. A la fin de l’ouvrage,
On invite au dîner un aimable voisin ;
Il accourt. De la table, abondamment servie,
Nul mets par une avare main
N’est soustrait pour le lendemain.
Chacun suit en mangeant son goût, sa fantaisie,
Et l’esclave, enlevant les débris du festin,
A l’heureux convié ne porte point envie.
Et toi, si pour passer le temps,
De ton élégant belvédère,
Tu vas à ta maison des champs
(Car c’est ainsi que tu veux qu’on la nomme,
Bien qu’elle touche aux murs de Rome),
Dans ton manoir rural, Bassus, que trouves-tu ?
Tu vois partout le superflu,
Et nulle part le nécessaire.
Tu n’aperçois que myrtes, que lauriers ;
Qu’as-tu besoin de jardiniers
Qui du marché tirent leur nourriture ?
Pour protéger tes espaliers
Il suffirait d’un Priape en peinture.
Si le besoin de respirer
T’y conduit, dès la veille il faut te préparer
Ainsi que pour un long voyage ;
Œufs, légumes, poulets, poissons, fruits et fromage,
A grands frais par ton ordre à la ville achetés,
Sont encaissés, empaquetés.
Aux champs tout cela t’accompagne
Chargé sur un large brancard ;

Dis-moi, Bassus, ta maison de campagne
N’est-elle pas plutôt un hôtel à l’écart ?

59.

SUR UN CORDONNIER ET UN FOULON.

A Bologne, naguère, on vit un cordonnier
Pour des gladiateurs faire ouvrir une arène ;
Un foulon a suivi son exemple à Modène ;
C’est à ton tour : allons, digne cabaretier,
Vois où tu soutiendras l’honneur de ton métier.

60.

CONTRE PONTICUS.

A ta table appelé, non plus comme naguère
Quand j’étais, Ponticus, ton client mercenaire,
Mais à titre d’ami, pourquoi, dans nos repas,
Cette inégalité que je ne comprends pas ?
Dans les eaux du Lucrin des huîtres engraissées,
Pour t’ouvrir l’appétit, devant toi sont placées,
Et moi, pour premier mets je suce en grimaçant
Des moules dont l’écaille a mis ma lèvre en sang ;
Quand tu dévores, seul et sans délicatesse,
Un plat de champignons de la plus fine espèce,
Des mousserons douteux, vil rebut d’un pourceau,
Me sont offerts à moi comme un friand cadeau.

Tu fêtes un turbot dont je n’ai que la vue,
Tandis que je déchire un lambeau de morue
Que j’abandonne aux chiens, jaloux d’un tel butin.
Au rôti, d’un ramier la croupe rebondie
Complète ton dîner ; on me sert une pie
Qui dans sa cage étroite a péri par la faim.
Faut-il donc qu’avec toi, toujours sans toi je dîne ?
Ponticus, de la loi que je profite enfin ;
Plus de sportule ? Eh bien, plus de double cuisine ?

61.

CONTRE CINNA.

« Quoi ! pour un rien, une misère,
« N’obtenir qu’un refus ! » — Eh bien,
Si tu ne veux qu’un rien, je crois te satisfaire,
Cinna ; je ne te donne rien.

62.

CONTRE QUINTUS.

De deux mille, et souvent de quatre mille écus
Nous te voyons, Quintus, payer un jeune esclave,
Et tu ne veux admettre dans ta cave
Que des vins recueillis sous le roi Tatius ;
Tu donnes un prix fou d’un meuble peu commode,
Même de mauvais goût, parce qu’il est de mode ;
Ta vaisselle d’argent te coûte au moins cinq fois,
Si je sais calculer, la valeur de son poids ;

De ton char une ferme a payé la dorure,
Et plus que ta maison te coûte ta monture.
Tu crois ainsi montrer une âme grande ; erreur !
Tu montres seulement peu d’esprit et de cœur.

63.

CONTRE COTILE.

On dit, et partout on répète,
Que vous êtes un élégant.
Si vous ne trouvez pas ma demande indiscrète,
Cotile, dites-moi par là ce qu’on entend.
— L’élégant est celui dont la tête soignée
Toujours artistement peignée,
Exhale au loin un nard délicieux ;
Qui fredonne avec goût les chants voluptueux,
L’ariette nouvelle ou d’Égypte ou d’Espagne,
Que son bras blanc et souple avec grâce accompagne
Des mouvements les plus moelleux ;
Qui, tous les jours assis dans des cercles de femmes,
Les entretient de leurs attraits ;
Et qui sans cesse a de nouveaux secrets
A débiter dans l’oreille des dames ;
Écrire, recevoir messages et poulets,
Y répondre, voilà ses plus rudes fatigues ;
Il craint surtout qu’un voisin étourdi,
S’approchant de sa robe, en dérange le pli ;
Toujours au fait des galantes intrigues,
Il court de table en table, et des coursiers fameux
Il vante la vitesse et cite leurs aïeux.

— Vous m’étonnez : voilà ce que la ville
Appelle un élégant ? Pardon, mon cher Cotile,
Mais, tel qu’il est par vous ici représenté,
Un élégant n’est qu’un être inutile,
Absorbé tout entier dans un art très-futile,
Celui de la frivolité.

64.

À CASSIANUS, SUR CAMUS.

Ces dangers attrayants, ces pièges séducteurs
Que jadis aux navigateurs
Préparaient par leurs voix traîtresses
Les sirènes enchanteresses,
Ulysse, nous dit-on, a su les éviter :
Je le crois volontiers. Mais si pouvant goûter
Auprès de Canius le charme et la justesse
D’un entretien mêlé de gaîté, de sagesse,
On me disait qu’il a pu le quitter,
Oh ! c’est alors que je pourrais douter !

65.

À ISMÈNE.

La saveur d’un fruit mûr qu’une dent virginale
Presse avec volupté ; le thym, le serpolet
Dont Flore le matin embaume le sommet
De Coryce, d’Hybla, d’Hymette ou de Ménale ;

L’haleine que le myrte ou l’oranger exhale,
La vigne qui blanchit sous ses rameaux en fleur,
L’herbe que la brebis a fraîchement broutée,
La campagne en été doucement humectée,
De l’ambre et de l’encens l’odorante vapeur,
Le souffle d’un enfant, la guirlande légère
Qui parfume le front de la jeune bergère,
N’ont rien de comparable, Ismène, à tes baisers,
Baisers délicieux de nectar arrosés,
Dont, hélas ! ta rigueur barbare
Comme à regret me fait le don ;
Que seraient-ils, grands Dieux ! dans un doux abandon,
Si tu t’en montrais moins avare !

66.

CONTRE ANTOINE.

D’Antoine et de Photin, par un forfait égal,
La mémoire à jamais vivra déshonorée.
Pompée et Cicéron sous leur glaive fatal
Ont vu tomber leur tête révérée.
Le premier illustra Rome par sa valeur,
Le second la charmait par sa noble éloquence :
Mais d’Antoine le crime excite plus d’horreur ;
Photin servait son maître : Antoine, sa vengeance.

77.

CONTRE BÉTICUS.

Béticus, c’est en vain que la pèche et la chasse
De la terre et des eaux t’apportent les tributs :

Turbot et sanglier, lièvre, grive et bécasse,
T’inspirent du dégoût, provoquent tes rebuts.
Tu ne veux ni faisans, ni poule de Libye ;
Ni tourtes, ni gâteaux n’excitent ton envie ;
Il te faut dans le sel un vieil oignon moisi,
Câpres et harengs saurs, et du jambon ranci ;
Tu bois des vins gâtés, et tu crains le falerne.
Un goût si dépravé décèle un mal interne,
Quelque mauvais levain qui chez toi s’est aigri ;
Car comment expliquer cette appétence impure
Qui de ton estomac fait un dépôt d’ordure ?

94.

CONTRE RUFUS.

« Ce lièvre n’est pas cuit ! Mon fouet ! qu’on me l’apporte ! »
— Rufus, d’où vient contre ton cuisinier
La colère qui te transporte ?
Laisse en paix l’innocent que tu veux châtier,
Et découpe plutôt ton lièvre qu’on remporte.

95.

CONTRE NŒVOLUS.

Tu ne donnes jamais ton salut le premier,
Et ne fais que répondre à celui qu’on t’adresse,

Tandis que Curius, chef de notre noblesse,
Donne le sien rarement le dernier.
Mais, d’où te vient, sur moi, le droit que tu t’arroges,
Nœvole ? en quoi m’es-tu supérieur ?
Te crois-tu donc et plus grand et meilleur ?
Deux Césars m’ont comblé de présents et d’éloges,
Plus d’un gage a pour moi signalé leur faveur ;
Car enfin, je tiens d’eux, quoique célibataire,
Les droits attribués au Romain trois fois père ;
Et mon crédit, je crois, grâces à leurs bienfaits,
Fit plus de citoyens que tu n’as de valets.
Partout sont lus mes vers ; dès mon vivant célèbre,
Ma gloire a prévenu mon éloge funèbre.
De plus, je fus tribun ; et, pour ton désespoir,
En public je m’assieds où tu ne peux t’asseoir.
Mais que dis-je ?… Ton bien, fruit du vol, du parjure,
Chaque jour croît encor par une infâme usure :
En cela je te cède : oui, sois fier : tu le peux ;
Reçois donc mon salut, et rends-le si tu veux.

99.

CONTRE LE CORDONNIER DONNEUR DE SPECTACLES.

Pourquoi ce grand courroux et ces cris menaçants ?
J’ai plaisanté ton art, et non pas ta personne.
Tes jeux coûtent du sang, et l’on te le pardonne :
Ne peux-tu pardonner quelques traits innocents ?

100.

À RUFUS.

Aux mains de ton porteur par l’effet d’un orage,
Mon livre ce matin t’arriva traversé.
Maint endroit en devait sans doute être effacé ;
Le ciel, pour moi, s’est chargé de l’ouvrage.


FIN DU TROISIÈME LIVRE.