Épigrammes (Martial)/1841/02

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Traduction par Constant Dubos.
Chapelle (p. 52-86).

1.

À SON LIVRE.

Mon petit livre, adieu ! pars en leste équipage !
Je pourrais bien doubler ou tripler ton bagage,
Mais à ton seul aspect on pourrait s’effrayer.

En t’abrégeant, d’ailleurs, j’économise
Pour moi d’abord, des soins, de l’huile et du papier ;
Puis pour mon scribe un temps qu’il peut mieux employer ;
Ensuite, à ton lecteur, si tant est qu’on te lise,
Tu peux sembler mauvais, mais non pas l’ennuyer.
De plus encore, à table, où tu seras de mise,
Le convive pourra, sans qu’on s’en scandalise,
En attendant son vin, te lire tout entier.
Pars donc ! ainsi réduit par la main de ton maître,
Tu seras, pour beaucoup encore trop long peut-être.

2.

À DOMITIEN.

La Crète à Métellus valut un nom fameux ;
L’Afrique à Scipion en donne un plus illustre ;
Le Rhin dompté par toi, dès ton troisième lustre,
César, te vaut un titre encore plus glorieux,
Celui de Germanique. Aux lauriers d’Idumée
Ton frère avec son père eut une égale part ;
Mais les Daces vaincus, jamais la renommée
N’en peut donner l’honneur qu’à toi seul, ô César !

3.

À SEXTUS.

Tu ne dois rien, Sextus : tu dis vrai, j’en conviens ;
Qui ne saurait payer, en effet ne doit rien.

4.

CONTRE AMMIEN.

Ammien, quel est donc ce genre de caresse
Qui s’établit entre ta mère et toi ?
Que de douceurs ! que de mots de tendresse !
Voudrais-tu me dire pourquoi,
Quittant les titres saints et de fils et de mère,
Vous vous donnez ceux de sœur et de frère ?
Quel est cet ambigu jargon
Qui d’amitié n’a point le ton,
Et que le sang ne peut permettre ?
Ce que vous n’êtes pas, pourquoi le vouloir être ?
Devez-vous, de concert, laissant votre vrai nom,
Prendre une qualité qui vous est étrangère ?
C’est un jeu, dites-vous ? Ammien, quelle erreur !
La mère qui prétend porter le nom de sœur
Voudrait n’être ni sœur ni mère.

5.

A DÉCIANUS.

Que ne puis-je te voir tous les jours de ma vie !
Mais la distance, ami, s’oppose à mon envie.
Deux mille pas du mien séparent ton séjour,
Et j’en double le nombre en comptant le retour.
Tu t’absentes souvent : quelquefois on te cèle,
Occupé pour toi-même ou de ta clientèle.
Je puis bien pour te voir faire deux mille pas ;
Quatre mille sont trop quand je ne te vois pas.

6.

À SÉVÈRE.

Viens me redire encore : Publiez vos ouvrages !
Ton œil en a pu lire à peine une ou deux pages,
Que, du titre, déjà vers la fin il a fui,
Et qu’un long bâillement atteste ton ennui.
Les voilà donc ces vers qui narguent la censure,
Rapidement saisis au vol d’une lecture,
Et dont furtivement ton indiscrète main
Chargeait tous les feuillets d’un recueil clandestin ;
Qui, colportés par toi des tables au théâtre,
Arrachaient les bravos d’une foule idolâtre !
Les voilà, ce sont eux, et même accompagnés
D’autres, peut-être encore meilleurs que leurs aînés.
Que sert d’avoir réduit ces enfants de ma plume
A la mince épaisseur du plus maigre volume,
S’ils ont pu te coûter trois jours à parcourir ?
Jamais plus à son aise on n’a pris du plaisir.

Des fruits de mon travail tu t’es lassé bien vite !
Au début du chemin déjà tu prends un gîte.
Sorti de Rome, à peine as-tu franchi le mur,
Tu partais pour Tuscule et descends à Tibur.
Indolent casanier, laisse les longs voyages,
Et ne me redis plus : Publiez vos ouvrages !

7.

CONTRE ATTALE.

Attale est un homme charmant ;
Il fait tout avec tant de grâce !
Pour le bel air, pour l’agrément,
Où trouver quelqu’un qui l’efface ?
Au Palais, beau déclamateur,
Aux salons, élégant parleur,
Il charme, et jamais il ne lasse.
Faut-il faire un joli couplet,
Filer une scène comique,
Aiguiser un trait satirique,
Broder un conte ? c’est son fait.
Lui parlez-vous arts et science ?
Il est peintre, grammairien,
Astronome, physicien ;
Et sa docile complaisance,
Dans un amusant entretien,
Vous étale avec élégance
Un savoir qu’on croirait le sien.
Il chante, il pince de la lyre,
Et sa danse a de quoi séduire.

Il brille encore, et j’en conviens,
Dans tous les genres d’exercice ;
Mais, s’il faut lui rendre justice,
Tout est grâce en lui, rien n’est bien.
Qu’en deux mots je le définisse :
Il veut être tout, et n’est rien.

8.

AU LECTEUR.

Lecteur ! dans mes légers ouvrages,
Si tu trouves quelques passages
Trop peu corrects, obscurs, embarrassés,
Rejette-les sur les copistes,
A te servir trop empressés.
Mais si, malgré tout, tu persistes
A les imputer à l’auteur,
Pardonne alors. Il peut, avec justice,
Accuser à son tour ton goût ou ton caprice.
— Mais l’ouvrage est mauvais ! — Il se peut, cher lecteur !
Eh bien ! fais-en donc un meilleur.

9.

SUR NŒVIA.

J’écris, point de réponse : ainsi, rien à prétendre.
Mais, je pense, on m’a lu : donc il suffit d’attendre.

10.

CONTRE POSTHUME.

Chaque matin gratifié
D’un demi-baiser au passage,
Posthume, de ton amitié
Je ne veux point un autre gage.
De ce baiser estropié
Veux-tu supprimer la moitié ?
Tu le peux sans trop me déplaire.
Tu peux même encore mieux faire
Posthume, et j’ose t’en prier :
Garde le baiser tout entier,
Et que la faveur soit entière.

11.

CONTRE SÉLIUS.

Ami, vois Sélius, qui, resté seul ce soir,
Erre sous le portique ; il semble au désespoir.
L’air morne, l’œil éteint, et la tête baissée,
Il roule je ne sais quelle noire pensée.
Il marche, et tout à coup s’arrête ; de sa main
S’arrache les cheveux et se meurtrit le sein.
Pleure-t-il un ami ? regrette-t-il un frère ?
— Non ; chez lui, femme, enfants, fortune, tout prospère.

Son fidèle intendant lui transmet les loyers
Qu’à jour fixe en ses mains ont versés ses fermiers.
— Qu’a-t-il donc ? quel sujet allonge ainsi sa mine ?
— Le malheureux ! il faut qu’à ses dépens il dîne !

12.

CONTRE POSTHUME.

Pourquoi donc tes baisers sont-ils parfumés d’ambre ?
Tout est ambré chez toi, ta personne et ta chambre.
Posthume, tant d’odeurs me mettent en soupçon :
Sent bien mauvais qui sent toujours si bon.

13.

À SEXTUS.

Il te faudra payer juge, avocat, huissier ;
Ne vaudrait-il pas mieux payer ton créancier ?

14.

À PAULINUS CONTRE SÉLIUS.

Quand Sélius, le fameux parasite,
Ne trouve point d’ami qui veuille le traiter,

Comme il se démène et s’agite !
Que de soins, que de pas, pour se faire inviter !
Du portique d’Europe au champ des exercices
Il vole, et de Paulin vante l’agilité :
« C’est un nouvel Achille ! » Et si de ce côté
Il n’obtient rien, il passe aux septes des Comices
Où du fils de Phyllire et de celui d’Œson,
Le marbre, avec leurs traits, a consacré le nom.
S’il les implore en vain, il court au sanctuaire
De la divinité que l’Égypte révère,
Et s’assied sur tes bancs, ô toi que de Junon
Longtemps persécuta l’implacable colère !
Il parcourt le portique, ouvrage merveilleux
Que le gendre d’Auguste éleva jusqu’aux cieux,
Et dont cent fûts d’airain décorent la structure ;
Puis celui de Pompée, où deux riants jardins
Offrent aux promeneurs leurs dômes de verdure.
De Fortuné, de Fauste il visite les bains,
Et de Grillus quittant l’étuve obscure,
Va braver chez Lupus le vent et la froidure.
Vingt fois il entre aux bains, et vingt fois il en sort.
Toujours en vain ; et maudissant le sort,
Tout humide, il revoit la place où, d’aventure,
Il peut trouver encore quelque honnête vieillard
De ses amis, chez soi retournant un peu tard.
Taureau divin, par toi, par ton amante,
Prends en pitié le mal qui le tourmente ;
Invite Sélius, ou je le vois enfin
Expirer à tes pieds, de fatigue et de faim.

15.

CONTRE HERMUS.

Le verre où boit Hermus à nul n’est présenté :
Est-ce orgueil de sa part ? — Non, c’est humanité.

16.

CONTRE ZOÏLE.

Bardus se dit malade, et sa fièvre est l’ouvrage
Du luxe somptueux dont il fait étalage.
En santé, que lui sert ce beau lit de brocart
Dont le faste éclatant éblouit le regard ?
Son mal n’est qu’un prétexte à sa vanité folle.
Donne à ton médecin congé, sur ma parole ;
Tout son art ne peut rien, Bardus, pour ton état :
Mon cher, veux-tu guérir ? emprunte mon grabat.

17.

CONTRE UNE BARBIÈRE.

A l’endroit où Suburre étale
A côté de mainte sandale,
L’instrument que redoute un esclave mutin,
Près d’Argilet, passant chaque matin,

Je vois s’établir sous un porche
Une barbière dont la main
N’a jamais rasé. — Mais enfin,
Que fait-elle donc ? — Elle écorche.

18.

CONTRE MAXIME.

Chaque jour, j’en rougis, pour m’asseoir à ta table,
Près de toi je remplis les devoirs d’un client ;
Chaque jour, près d’un autre on t’en voit faire autant.
Mon sort jusqu’à présent au tien est donc semblable
J’accours à ton lever : Chez un grand, me dit-on,
Il fait sa cour. Des deux, quel rôle est préférable ?
J’escorte ou je précède un fastueux patron,
Et je te vois soumis à pareille étiquette ;
Puisqu’entre nous subsiste égalité parfaite,
Maxime, cherche ailleurs un client, s’il te plaît :
Moi, je veux un patron qui ne soit pas valet.

19.

À ZOÏLE.

Zoïle, en m’invitant, tu crois combler mes vœux ;
Heureux, moi, d’un dîner ! du dîner de Zoïle !
Qu’il partage celui des gueux de notre ville,
Celui que ton dîner aura pu rendre heureux !

20.

SUR PAUL.

Si Paul se fait honneur des ouvrages d’autrui,
A-t-il tort ? il les paie ; ils sont donc bien à lui.

21.

CONTRE POSTHUME.

Tes baisers sont pour l’un, ta main pour l’autre ; enfin
Tu demandes mon choix ? je préfère ta main.

22.

CONTRE LE MÊME.

Muses, et toi, Phébus, que ma douleur vous touche !
Ce sont vos vers badins que j’en dois accuser ;
J’en étais quitte hier pour un demi-baiser,
Et Posthume aujourd’hui me baise à pleine bouche.

23.

SUR LE MÊME.

On veut savoir quel Posthume est le mien,
Mais c’est en vain qu’on me harcelle ;

De mon secret, non, je ne dirai rien.
A quoi bon se mettre en querelle
Contre un baiseur qui se venge si bien ?

24.

À CANDIDE.

Oui, si le sort t’appelle au banc des accusés,
On me verra, couvert d’habits sales, usés,
M’asseoir auprès de toi, plus pale que toi-même.
Si Thémis te bannit, avec l’ami que j’aime
Des mers et des écueils affrontant le péril,
J’abandonnerai tout pour te suivre en exil.
Mais, dis-moi : si le sort, demain, de ses largesses
Venait à te combler, pourrais-je à ta richesse
A mon tour espérer d’obtenir une part,
Une moitié ? — C’est trop. — Eh bien, du moins un quart ?
— Tu n’en serais pas mieux ; j’en serais moins à l’aise.
— Oh ! j’ouvre enfin les yeux, et vois, ne t’en déplaise,
Que, si le ciel un jour daigne exaucer tes vœux,
Ingrat, je dois m’attendre à te voir seul heureux.

25.

À GALLA.

Promettre sans tenir, si c’est là ton système,
Dans ta bouche un refus vaut mieux qu’un : Je vous aime.

26.

À BITHYNICUS.

Ta femme tousse, râle, et d’un prochain veuvage
La vieille à chaque instant caresse ton désir.
Bithynicus, tu crois tenir son héritage ;
Erreur ! elle te leurre, et ne veut pas mourir.

27.

SUR SÉLIUS.

Lisez dans un salon, ou plaidez au palais,
Quand l’heure du dîner s’avance
Il faut que Sélius vous prenne en ses filets.
— Admirable ! A ravir ! Quel goût ! Quelle éloquence !
— Bien : c’est assez ; je t’invite : silence !

29.

À RUFUS.

Vois-tu, mon cher Rufus, avec grand apparat
Au banc des sénateurs cet homme qui s’installe ?

Une sardoine orientale
De sa main jusqu’à nous reflète un vif éclat.
Sa toge ternirait la neige la plus pure,
Et Tyr pour son manteau prodigua sa teinture.
De ses cheveux les parfums exhalés
Embaument tout l’amphithéâtre.
Ses jambes et ses bras, avec soin épilés,
Présentent le poli, le luisant de l’albâtre.
Une brillante agrafe attache élégamment
Son brodequin de pourpre, ennobli d’un croissant.
La bandelette où, sur la toile,
L’or a dessiné mainte étoile,
Couvre son front d’un riche bourrelet.
Cet homme, quel est-il ?… Si ta main indiscrète
Soulève un peu la bandelette,
Son front stigmatisé te dira ce qu’il est.

30.

CONTRE CAIUS.

J’avais très-grand besoin de quelque cent écus,
Et pour les emprunter, je m’adresse à Priscus,
Mon ami de trente ans. Une pareille somme
N’aurait pas, même en don, trop pesé sur un homme
Dont les coffres sous l’or cent fois se sont rompus.
— Ami, le barreau t’offre une riche carrière,
Exploite-la, crois-moi, tu ne saurais mieux faire.
— Merci de ton conseil, lui dis-je assez surpris ;
Je te demande un prêt, et non pas un avis.

32.

CONTRE PONTICUS.

Ponticus, j’ai besoin de votre patronage :
Vous pouvez me servir ; je plaide contre Albus.
— Je crains de l’offenser ; excuse mon refus.
— Contre Licinien. — C’est un grand personnage,
Je dois le respecter. — Patrobas, mon voisin,
Souvent de quelques pieds écorne mon terrain.
— L’affranchi de César vaut bien qu’on le ménage.
— Philœnis me dérobe un valet de vingt ans,
Puis, quand je le réclame, impudemment m’outrage.
— Elle est veuve, elle est riche, âgée et sans enfants,
Bonne part dans son héritage
M’est promise depuis longtemps ;
Devant les tribunaux veux-tu que je la brave ?
— Adieu, je ne suis plus l’esclave d’un esclave,
D’un stérile patron qui craint petits et grands ;
Je suis libre, et ne veux désormais reconnaître
Pour maître, que celui qui n’aura pas de maître.

36.

À PANNICUS.

Pannicus, vos cheveux, sans être négligés
Ne doivent jamais être artistement rangés.

Que votre peau soit nette et non pas éclatante,
Loin de vous les parfums qui la rendent luisante.
Pour votre barbe aussi fuyez les deux excès,
Qu’elle ne vous donne jamais
L’air d’un accusé, ni d’un Mage ;
Sans être efféminé, n’ayez rien de sauvage.
Votre dehors annonce un dur stoïcien,
Mais l’âme en vous décèle un épicurien.

37.

CONTRE CÉCILIANUS.

Je t’invite à dîner ; à peine as-tu pris place,
Qu’à droite, à gauche, ainsi qu’en face,
Tout ce qu’on a servi dans l’instant disparaît,
Tout est raflé. D’un porc la hure et le filet,
Un francolin, flanqué de quatre grives,
Ample dîner pour deux convives,
Un brochet tout entier, moitié d’un surmulet,
Un gros ramier garni de fromentée,
Un côté de lamproie, un quartier de poulet,
Dans ta serviette bien lestée.
Tout s’empile : de graisse et de jus humectée
Tu la remets aux mains de ton valet,
Pour être à ton logis à l’instant emportée ;
Tandis que nous, convives sans festin,
Nous restons interdits de ton hardi larcin.
De quelque honte encore si ton âme est capable,

Cécilien, allons, regarnis notre table :
Je ne t’ai point invité pour demain.

38.

CONTRE LINUS.

Que peut te rapporter ton champêtre manoir ?
— Oh ! beaucoup ! le bonheur de ne jamais te voir.

40.

CONTRE TONGILIUS.

Tongilius, dit-on, est brûlé de la fièvre ;
On se trompe : son mal, c’est la soif et la faim.
Je connais l’homme, et suis, s’il veut, son médecin.
Qu’une tourte de grive, ou qu’un pâté de lièvre
Suivi d’un gros brochet et d’huîtres du Lucrin,
Sur sa table étalés, viennent chaque matin
Prévenir de son mal l’accès périodique ;
Qu’il arrose le tout d’un excellent massique.
Loin de lui le falerne et les vins capiteux,
Que l’on ne boit qu’avec réserve ;
Mais qu’en abondance on lui serve
Le cécube épuré, l’opimien bien vieux
Que son riche cellier sous dix clefs lui conserve.
Tous tes prétendus médecins,
Tongilius, t’ont ordonné les bains ;

Moque-toi d’eux, et ris de leur sottise ;
Sur ton état leur art est en défaut.
Un cuisinier, voilà le docteur qu’il te faut ;
Ton vrai mal, c’est la gourmandise.

41.

CONTRE MAXIMINA.

Le rire vous sied bien ; riez, nymphes gentilles,
A dit certain auteur, de Sulmone, je crois.
Mais ce conseil qu’il donne à quelques jeunes filles,
Maxime, si tu veux être de bonne foi,
Conviens qu’il ne s’adresse à nulle moins qu’à toi.
Tu n’as plus que trois dents d’une ébène assez noire,
Cesse de les montrer ; et si tu veux m’en croire,
D’un rire délateur crains l’éclat imprudent,
Comme pour ses cheveux Spanius craint le vent,
Pour sa robe, Priscus un fâcheux voisinage,
Pour ses roses, Fabulle ou la pluie ou l’orage,
Sabella, pour ses lis un soleil trop ardent.
D’Hécube ou d’Andromaque affiche l’air austère :
Fuis tout plaisir bruyant, évite tout banquet
Ou la gaîté se donne une libre carrière ;
Les propos agaçants où le rire pourrait
Épanouir ta lèvre et trahir ton secret.
Redoute Philiston et ses farces comiques ;
N’assiste désormais qu’aux spectacles tragiques.
Mêle tes pleurs à ceux dont une femme en deuil
De l’objet le plus cher arrose le cercueil.

Aux beautés de vingt ans laisse la gaîté folle ;
Pleure, Maxime, pleure ; aujourd’hui c’est ton rôle.

43.

CONTRE CANDIDE.

Candide, laisse là ton refrain importun,
Tes grands mots : « Entre amis tout doit être commun. »
De ton riche manteau la laine éblouissante
Fut ravie aux troupeaux de Parme ou de Tarente ;
Le mien semble un débris des ballons en lambeaux
Qui des taureaux du cirque ont subi les assauts.
Tyr t’envoie à grands frais ta pourpre consulaire ;
Je n’aurais pas dix as de ma défroque entière.
Ta table, aux pieds d’ivoire, est d’un marbre africain ;
La mienne porte à faux sur ses pieds de sapin.
Lorsqu’un crabe rougit mon assiette frugale,
Un monstrueux barbeau sur tes plats d’or s’étale.
Dix valets attentifs à ton moindre désir
S’empressent ; et je n’ai que moi pour me servir.
Ainsi, gorgé de biens, d’un œil d’indifférence
Tu vois ton vieil ami languir dans l’indigence ;
Et quand souvent, le soir, il est encore à jeun,
Tu lui dis : « Entre amis tout doit être commun. »

44.

CONTRE SEXTUS.

Si, pour environ cent écus,
J’achète esclave ou robe neuve,

A l’instant l’avare Sextus,
Que je connais depuis trente ans et plus,
Craignant pour un emprunt d’être mis à l’épreuve,
Tout bas murmure en sons confus,
Mais de façon pourtant que je l’entende :
Je dois dix mille as à Phébus,
A Secundus vingt mille, et trente à Philetus ;
Chez moi pas une obole !… Oui, ton adresse est grande,
Et je t’admire, ami Sextus ;
Mais, pour exprimer un refus,
Attends du moins qu’on te demande.

46.

CONTRE NÆVOLUS.

Comme au printemps, l’Hybla, peint de mille couleurs,
Offre au choix de l’abeille une moisson de fleurs,
Ainsi l’on voit, chez toi, les armoires, les presses
Briller de vêtements de toutes les espèces,
Toges, robes, manteaux l’un sur l’autre empilés,
Ou dans ton vestiaire aux regards étalés.
Tout un quartier serait vêtu de la dépouille
Des troupeaux qui pour toi s’engraissent dans la Pouille,
Et tu peux sans pitié voir mes flancs découverts,
Subir sous des haillons la rigueur des hivers !
N’est-il pas, dans ta garde-robe,
Où dorment tant d’habits divers,
Un manteau de rebut, ou quelque ancienne robe ?
Permets qu’en ses besoins un ami les dérobe,

Non pas à toi, Névol (jamais tu ne t’en sers),
Mais à leurs vrais maîtres : aux vers.

48.

À RUFUS.

Un traiteur, des bains, un barbier,
Une aimable moitié, peu savante, mais tendre,
Quelques livres de choix, des échecs, un damier,
Un ami qui sache m’entendre ;
Dans le plus ingrat des pays
Qu’on m’offre ces biens réunis,
Et pour y vivre sous le chaume
Je quitte sans regret les délices de Rome.

53.

À MAXIMUS.

Je prétends être libre. — Est-il vrai ?… Veux-tu l’être ?
Toi-même, Maximus, tu t’abuses peut-être ?
Mais, si pourtant c’est un ferme désir,
Apprends comment tu peux y parvenir.
Laisse là les dîners ; plus de soupers en ville ;
Chez toi, table à trois pieds et vaisselle d’argile
T’offriront, dans deux ou trois plats,
Des mets sains, mais peu délicats.
Qu’une coquille soit ta modeste salière ;
Ne redoute pas l’âpreté

D’un vin dur et non frelaté
Que te verse une simple aiguière ;
Vois en pitié les vases précieux
Dont ton Cinna, chaque soir à tes yeux,
Etale avec orgueil l’opulente misère.
Fais ton palais d’une étroite chaumière ;
Que ton manteau, l’hiver comme l’été,
Soit, ainsi que le mien, d’une étoffe grossière ;
Tu seras, si tu prends cet empire sur toi,
Plus libre que le Parthe et plus heureux qu’un roi.

55.

À SEXTUS.

Je puis te respecter ou t’aimer à ton choix,
Mais ne puis t’accorder l’un et l’autre à la fois.
— Moi, je veux du respect. — Si tel est ton système,
Tu seras obéi : cherche un autre qui t’aime.

57.

CONTRE UN FAUX RICHE.

Vois-tu ce jeune fat en robe violette,
Nonchalamment, à pas lents, inégaux,
Des septes traversant l’enclos,
Qui, par son luxe et sa mise coquette,

De tous nos élégants éclipse la toilette ?
A sa suite se traîne un troupeau de clients,
Et sa litière, neuve ainsi que l’équipage,
A pour escorte un cortège d’enfants.
Eh bien, cet homme à si grand étalage,
Chez Claude l’usurier vient de laisser en gage
Son anneau d’or, afin d’avoir
Six écus pour dîner ce soir.

58.

CONTRE ZOÏLE.

Malgré le luxe dont tu brilles.
Je ne suis pas jaloux de toi,
Zoïle ; insolemment tu ris de mes guenilles ;
Guenilles, soit, mais elles sont à moi.

59.

SUR UNE SALLE A MANGER APPELÉE DIAMANT.

Le nom de Diamant m’a su bien définir ;
Dans mon étroite enceinte habite le plaisir.
Ici mange César. Auguste au loin repose
Sous ce dôme que l’œil d’ici peut découvrir.
A table, amis ! buvez, couronnez-vous de rose ;
Prodiguez les parfums ; hâtez-vous de jouir ;
Un dieu même vous dit : Songez qu’il faut mourir !

64.

SUR TAURUS.

Indécis sur le choix où tu dois t’arrêter,
Avocat ou rhéteur, quel parti vas-tu prendre ?
A suivre une carrière on te voit hésiter,
Quand il serait pour toi plus que temps de quitter.
Taurus, crois-moi, c’est trop attendre ;
Déjà presque aussi vieux que Priam et Nestor,
A te fixer peux-tu tarder encore ?
La mort de trois rhéteurs t’offre un moyen facile
D’embrasser leur état aussi noble qu’utile.
Allons, rends-moi témoin de tes heureux essais…
Mais tu crains d’affronter les travaux de l’école ;
Eh bien ! près de Thémis tu peux avoir accès ;
La cour, en ce moment, regorge de procès,
Au point que Marsyas, y prenant la parole,
De son haut piédestal obtiendrait des succès.
Anime-toi ! trop longtemps tu diffères
A remplir tes devoirs d’homme et de citoyen ;
Sur ce que tu feras, toujours tu délibères,
Et bientôt, malheureux, tu peux n’être plus rien.

65.

CONTRE SALEJANUS.

Quelle sombre tristesse enveloppe ton front,
Salejanus ? Quel accident si prompt

Peut te consterner de la sorte ?
Le motif est-il grave ? — Ami, ma femme est morte.
— Eh ! quoi donc, elle t’a quitté,
Cette Sécundilla, cette femme charmante
Qui t’a, m’a-t-on dit, apporté
Quinze ou vingt mille écus de rente !
O coup du sort ! ô disgrâce accablante !
D’un tel malheur que je souffre pour toi !
Ah ! que n’est-il plutôt tombé sur moi !

66.

CONTRE LALAGÉE.

Sur trente boucles de cheveux
Qu’assembla sur sa tête un soin industrieux,
Une seule s’est dérangée
Faute d’épingle. Aussitôt Lalagée
Saisit le miroir indiscret
Qui vient de trahir le forfait :
Elle en frappe Plécuse, et sa main furieuse,
Dans son sang qui ruisselle étend la malheureuse.
Barbare ! laisse là tes cheveux désormais,
Et que nulle femme, jamais,
Ne prenne soin d’orner une tête en démence ;
Puisse la salamandre ou le tranchant rasoir
Te payer dignement de tant d’extravagance,
Et te rendre le front plus nu que ton miroir !

67.

À POSTHUME.

Du plus loin que tu m’aperçois,
« — Que fais-tu ? » c’est ton mot, ton salut ordinaire.
Si cent fois en un jour nous nous voyons, cent fois
Tu me dis : « Que fais-tu ? » Tu n’as donc rien à faire ?

68.

À OLUS.

Je t’appelais jadis mon maître, mon patron,
Et t’appelle aujourd’hui simplement par ton nom,
Olus ; mais de ma part ce n’est point arrogance ;
Je me suis rendu libre au prix de mon aisance.
Qu’il se donne un patron et qu’il accepte un roi,
Celui qui, ne sachant être maître de soi,
Contre les faux plaisirs qui suivent l’opulence
Échange le vrai bien de son indépendance.
En deux mots voici mon secret :
On est libre quand on veut l’être ;
Qui sait se passer de valet
Sait aussi se passer de maître.

69.

CONTRE CLASSICUS.

C’est malgré toi, dis-tu, que tu dînes en ville,
Classicus ; à quoi bon ce mensonge inutile ?
Apicius dînait volontiers chez autrui,
Et n’aimait pas, dit-on, à manger seul chez lui.
On te force ?… Eh ! dis-moi, qui t’oblige à t’y rendre ?
Ainsi dit Sélius à qui veut bien l’entendre.
Ce soir, chez Mélior, t’attend un grand repas…
Quoi ! déjà tu mollis ! Sois homme, et n’y va pas.

71.

À CÉCILIANUS.

Nul, moins que toi n’a de malice,
Et pourtant je remarque en toi
Un assez singulier caprice.
Voudrais-tu me dire pourquoi
Lorsqu’il arrive que, de moi,
Tu lis à peine un court passage,
Tout aussitôt, des vers connus
Ou de Catulle ou de Marsus,
Tu débites toute une page ?
C’est pour faire valoir les miens ;
Tu me le dis, je veux le croire ;

Mais, en ce cas, que ta mémoire
Du moins te fournisse des tiens.

72.

CONTRE POSTHUME.

Posthume, enfin que dois-je croire
D’un bruit qui me fait peine et n’est pas à ta gloire ?
Hier, dans un souper (j’ose le dire à peine),
Tu reçus un soufflet, mais tel, que sur la scène,
Jamais l’histrion Pannicus,
Dont la joue est vouée à cet indigne outrage,
N’en reçut un pareil des mains de Latinus ;
Et, ce qui me surprend encore davantage,
L’auteur de cet affront serait Cécilius.
Tel est le bruit qui partout se propage.
Rien n’est plus faux, dis-tu. Posthume, je te croi,
Mais, pourtant, les témoins semblent dignes de foi.

74.

SUR SAUFEJUS.

Ami, remarque Saufejus
Que précède et que suit le plus nombreux cortège ;
Ne croirait-on pas voir l’illustre Régulus,
Que jusqu’à sa maison souvent la foule assiégé,

Lorsque l’accusé qu’il protège,
Et qu’ont sauvé ses soins officieux,
Au pied de leurs autels va rendre grâce aux Dieux ?
Garde-toi, Maternus, de lui porter envie,
Et qu’un luxe pareil ne soit jamais le tien !
Ces amis, ces clients dont il se glorifie,
Pour se les procurer il engage son bien,
Et bientôt expira sa brillante folie.

75.

SUR UN LION.

Un lion, adouci par la captivité,
Souffrait avec docilité
Les châtiments infligés par son maître ;
Même sa complaisance allait jusqu’à permettre
Qu’il promenât en liberté
Sa main jusques au fond de sa gueule sauvage.
Mais un jour, tout à coup son instinct de carnage
Se réveille ; il reprend cette férocité
Qu’au désert un lion en liberté déploie.
Deux enfants, munis de râteaux,
Renouvelaient l’arène : en rugissant de joie,
Il s’élance, saisit et déchire en lambeaux
Cette innocente et faible proie.
Le cirque, si souvent témoin d’actes cruels,
N’en avait point encor vu d’aussi criminels.
Barbare ! de quel nom faut-il que je te nomme ?
Assassin, monstre affreux ! dans ce lieu même, apprends

Qu’une louve eut pitié de deux tendres enfants,
Et nourrit de son lait les fondateurs de Rome !

76.

SUR MARIUS.

Marius devait, sur son bien,
Te laisser, disait-il, une somme en espèces ;
Tu ne lui fis pas de largesses,
Et tu n’obtins de lui que des promesses :
Vous êtes quitte à quitte, et ne vous devez rien.

77.

À COSCONIUS.

L’épigramme est, dis-tu, chez moi trop peu concise.
Cosconius, des chars qui disputent le prix
Va graisser les essieux, et laisse mes écrits.
Aristarque ignorant ! ainsi donc ta sottise,
Du colosse d’airain abaissant la hauteur,
Pour l’enfant de Brutus voudrait plus de grandeur.
Apprends à mieux juger. Souvent un seul ouvrage,
Chez Marsus ou Pédon, prend une double page ;
Un livre où tout s’enchaîne est court pour le lecteur :
Tes distiques, à toi, pèchent par leur longueur.

78.

À CECILIANUS.

« Où garder mon poisson dans les grandes chaleurs ? »
— Mets-le dans ton étuve ; il sera mieux qu’ailleurs.

79.

À NASICA.

Quand je dîne dehors, tu m’invites chez toi ;
Mais prends garde ! aujourd’hui, je dîne seul chez moi.

80.

SUR FANNIUS.

Par peur de l’ennemi se priver de la vie,
C’est se jeter dans l’eau par crainte de la pluie.

81.

À ZOÏLE.

Autant que tu voudras élargis ton brancard,
Zoïle, mais bientôt qu’il soit ton corbillard.

85.

À UN AMI.

Ami, durant ces jours consacrés à Saturne,
Dans sa robe d’osier, de moi reçois une urne
Où la neige, de l’eau conserve la fraîcheur
Malgré la canicule et sa brûlante ardeur.
Si tu te plains qu’au milieu de décembre
Je t’envoie un présent qui ne sert qu’en été,
Toi, donne-moi, de ton côté,
D’un drap ras et léger une robe de chambre,
Je n’accuserai pas l’inopportunité.

86.

À CLASSICUS.

Je ne sais ni briller par des vers rétrogrades,
Ni lire à reculons ceux de l’impur Sotades,
Et je me ris des Grecs quand j’entends les échos,
Pour réponse, à leurs vers, rendre leurs derniers mots.
Du délicat Athys, l’énervé galliambe
N’a jamais amolli mon mâle dithyrambe ;
En suis-je moins poète ? en ai-je moins de prix ?
Lada, qui de la course obtient toujours le prix,
Voudrait-il s’abaisser à franchir le Pétaure ?
A pâlir sur des riens l’auteur se déshonore ;

Sur des futilités l’esprit se rétrécit,
Et dans des jeux d’enfants s’épuise et s’amortit.
Qu’un autre pour la foule écrive ses ouvrages ;
Moi, des seuls connaisseurs je brigue les suffrages.

88.

CONTRE MAMERCUS.

Tu ne lis jamais rien et te prétends poète ;
Soit, pourvu que toujours ta muse soit muette.

89.

CONTRE GAURUS.

Bien avant dans la nuit tu pousses la débauche ;
Je t’excuse, Gaurus : Caton eut ce travers.
Tes vers n’offrent souvent qu’une grossière ébauche ;
Passe encore : Cicéron écrivait mal en vers.
A l’exemple d’Antoine, au sortir de la table…
Tu m’entends… Grâce à lui, je te crois pardonnable.
On te dit fort gourmand ; je n’ose te blâmer :
De tant d’Apicius tu peux te réclamer !
Mais tu voles au jeu : réponds avec franchise,
Pour un vice aussi bas, quel grand nom t’autorise ?

90.

À QUINTILIEN.

O Vous, dont les leçons et les écrits divins
Dans la carrière littéraire
Dirigent les essais et les pas incertains
D’une jeunesse un peu légère,
Quintilien, honneur du haut rang consulaire,
Pardonnez si, quittant les pénibles travaux,
Et renonçant aux biens que l’on envie,
J’ai prévenu le temps qui permet le repos,
Empressé que j’étais de jouir de la vie.
Jamais on ne se hâte assez de la saisir.
Que celui-là diffère d’en jouir,
Qui veut de ses aïeux accroître l’héritage,
Et dans son atrium contemple leur image,
Sans songer que la sienne y doit venir un jour,
Et peut-être, bientôt, figurer à son tour.
Pour moi, que me faut-il ? une case enfumée,
Un modeste foyer bien garni de ramée,
Une source d’eau vive, un tapis de gazon,
Un valet bien dispos qui soigne la maison,
Une épouse illettrée, aimable plus que belle,
La nuit un bon sommeil, le jour point de querelle.

91.

À DOMITIEN CÉSAR.

Digne appui de l’empire, honneur de l’univers,
Toi dont parmi nous la présence,

Des Dieux atteste l’existence,
César, si tant de fois mes vers
Pour charmer tes loisirs à toi se sont offerts,
Daigne accorder à ma prière
Les droits du Romain trois fois père.
La Fortune m’a refusé
Le privilège auquel j’ose prétendre ;
Par César seul j’en puis être favorisé,
Et de lui seul aussi je me plais à l’attendre.
Si mes vers n’ont pu plaire, eh bien ! de mes regrets
Cette faveur deviendra l’allégeance,
Et s’ils ont plu, de mon succès
Elle sera la récompense.

92.

REMERCIEMENT A DOMITIEN.

Du père de trois fils je briguais l’avantage,
Mes travaux, de César l’ont enfin obtenu.
Point d’épouse !… Adieu donc les soucis d’un ménage !
Ton bienfait, ô César ! ne sera point perdu.


FIN DU SECOND LIVRE.