Épitres (Horace, Leconte de Lisle)/I/7

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1er siècle av. J.-C.
Traduction Leconte de Lisle, 1873
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Épitre VII. — À MÆCENAS.


Je t’avais promis de ne rester que cinq jours à la campagne, et j’ai menti, me faisant attendre pendant tout Sextilis. Si tu veux que je vive et que je sois bien portant, Mæcenas, ce que tu me pardonnes quand je suis malade , pardonne-Ie-moi quand je crains de l’être. Voici que les premières figues et les chaleurs entourent le conducteur funéraire de ses noirs licteurs ; tous les pères et toutes les mères pâlissent pour leurs enfants ; l’assiduité officielle et l’agitation du Forum amènent les fièvres et ouvrent les testaments. Dès que la neige brumeuse couvrira les champs Albains, ton poëte descendra vers la mer, se ménagera, lira enfermé chez lui, et il te reverra, cher ami, si tu y consens, avec les zéphyrs et la première hirondelle.

Tu ne m’as pas fait riche à la façon du Calabrois qui veut nourrir son hôte de poires : — « Mange, je te prie. » — « C’est assez. » — « Prends-en tant que tu voudras. » — « Merci bien. » — « Ces bagatelles ne seront pas désagréables à tes petits enfants. » — « Je suis aussi reconnaissant que si je m’en allais ayant ma charge. » — « Comme il te plaira, mais les pourceaux mangeront aujourd’hui ce que tu laisses. »

L’homme sottement prodigue donne ce qu’il dédaigne et déteste. C’est ainsi qu’on sème des ingrats, et ce sera toujours de même. L’homme sage et bon se tient toujours prêt à obliger le mérite, et il n’ignore pas combien l’argent diffère des lupins. Pour moi, je me montrerai digne d’être ainsi honoré ; mais si tu veux que je ne m’éloigne jamais, rends-moi ma robuste poitrine, mes cheveux noirs sur mon front rétréci ; rends-moi les douces paroles, rends-moi le beau sourire, et les plaintes que je faisais, en buvant, sur la fuite de l’infidèle Cinara.

Un mulot efflanqué s’était glissé par une étroite ouverture dans un vase plein de froment. Après s’y être repu, il essayait en vain, pour sortir, de faire passer son corps arrondi. Une belette de loin : — « Si tu veux, dit-elle, sortir de là, repasse, maigre, par le trou étroit par où, maigre, tu as passé. »

Si je suis désigné par cette fable, je renonce à tout. Je ne vante pas le sommeil du pauvre quand je suis rassasié d’excellents mets, et je n’échangerais pas mon très-libre repos contre les richesses des Arabes.

Souvent tu as loué ma discrétion. Je te nomme en ta présence roi et père, et je ne suis pas plus réservé en ton absence. Vois si je puis renoncer de bonne grâce à tes dons.

Télémachus, le fils du patient Ulyssès, parlait bien : « Le sol d’Ithaca n’est point propre aux chevaux, n’étant point riche en vastes plaines et en nombreux herbages. Atride, je te laisse tes dons qui te conviennent mieux qu’à moi. » Il faut peu aux petits. Ce n’est plus la royale Roma qui me plaît, mais le solitaire Tibur, ou le pacifique Tarentum.

Philippus, courageux et actif, illustre par ses plaidoiries, revenant du tribunal vers la huitième heure, trouvait que les Carènes étaient bien éloignées du Forum, étant déjà vieux ; et il s’en plaignait, lorsqu’il aperçut, dit-on, dans l’ombre de la boutique vide d’un barbier, un certain homme rasé qui se nettoyait tranquillement les ongles avec un grattoir : — « Démétrius (c’était un esclave qui obéissait adroitement à Philippus), va, demande et reviens me dire la demeure, l’état, la fortune, le père ou le patron de cet homme. » L’autre va, revient et dit que l’homme se nomme Vultéius Mena, crieur public, assez pauvre, de bonne réputation, travaillant et se reposant à propos, jouissant de ce qu’il acquiert, content de ses humbles amis et de sa petite maison, et se plaisant, ses affaires faites, aux spectacles et au Champ-de-Mars. — « J’apprendrai volontiers tout cela de lui-même. Dis-lui qu’il vienne souper. » Ména n’en croit rien, étonné et silencieux. Enfin, il dit : « Merci. » — « Il me refuse ? » — « Il refuse brutalement, par dédain ou par peur de toi. » Le lendemain matin, Philippus trouve Vultéius vendant au petit peuple des ferrailles de rebut, et il le salue le premier. L’autre s’excuse auprès de Philippus, sur son travail et les empêchements de son métier, s’il n’est pas allé chez lui le matin et s’il ne l’a pas vu le premier. — « Je te pardonne si tu veux souper avec moi aujourd’hui. » — « Comme il te conviendra. » — « Donc, tu viendras après la neuvième heure. Continue maintenant et fais bien tes affaires. » Étant venu souper, il dit ce qui est à dire et à taire, et on l’envoie dormir. Philippus, voyant que le poisson mordait à l’hameçon caché, client le matin et convive exact le soir, l’engage à venir aux Fêtes Latines à sa campagne suburbaine. Une fois en chariot, il ne cesse de vanter le sol et le ciel de Sabinum. Philippus le voit et rit ; et, comme il ne cherchait qu’à se reposer et à rire de tout, il lui donne sept mille sesterces, promet de lui en prêter sept mille autres et le persuade d’acheter un petit domaine. L’autre achète. Pour être bref, car je suis par trop long, de citadin il devient campagnard : il n’est plus question pour lui que de sillons et de vignes ; il émonde les ormeaux, il est accablé de soins, l’amour du gain le vieillit. Mais ses brebis sont enlevées par les voleurs, ses chèvres périssent de maladie, sa récolte trompe son espoir, son bœuf meurt en labourant. Désolé de ces pertes, il monte à cheval, au milieu de la nuit, et court irrité à la maison de Philippus. Celui-ci, le voyant jaune et mal peigné, lui dit : « Vultéius, tu ma semblés trop dur et trop peu attentionné pour toi-même. » — « Hélas ! patron, appelle-moi malheureux, et tu me donneras mon vrai nom. Par ton Génie domestique, par ta droite et tes Dieux Pénates, je te conjure et te supplie de me rendre à ma première vie. »

Quand on s’aperçoit que les biens délaissés valent mieux que ceux qu’on a désirés, il faut y revenir promptement. La vérité est que chacun doit se chausser à sa mesure et à son pied.