Éric Le Mendiant/4

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Éric le MendiantUn Clan bretonHippolyte Boisgard, Éditeur (p. 34-44).


IV


Vers la fin du jour, Marguerite se trouvait dans sa chambre, et elle songeait tristement à tous les événements qui s’étaient succédé depuis quelques heures seulement.

Marguerite savait les projets de départ de son père, et son cœur se brisait quand elle venait à penser que, sous peu de jours, que le lendemain peut-être, il lui faudrait quitter ce pays, où elle se sentait retenue par des liens mystérieux et irrésistibles : quand cette amère pensée s’emparait de son esprit, l’image sombre et désespérée d’Octave passait devant elle, et ses yeux s’emplissaient de larmes.

Marguerite aimait Octave d’une sainte et pure amitié ; mais l’amitié d’une enfant naïve comme elle aboutit souvent à l’amour.

Depuis quelque temps surtout, la pauvre Marguerite éprouvait à l’approche d’Octave de singuliers symptômes qui jetaient bien souvent le trouble et l’effroi dans son esprit. Son cœur battait plus vite dans sa poitrine ; le sang circulait plus ardent dans ses veines ; tout son corps tressaillait d’une joie sans seconde quand, par hasard, sa main rencontrait la sienne. La nuit, Marguerite avait des insomnies étranges ; aux pâles rayons de la lune, il lui semblait voir les anges, ses sœurs, s’asseoir à son chevet, et la contempler tristement ; elle s’effrayait malgré elle, et, par une contradiction qu’elle ne pouvait comprendre, elle aimait ce trouble, cette frayeur, cette vague inquiétude dont son âme était pleine.

Qu’allait-elle devenir quand il lui faudrait s’éloigner ? quand il lui faudrait quitter le bourg pour n’y plus revenir ? quand il lui faudrait renoncer à revoir jamais Octave ?

Marguerite ne se sentait pas la force de lutter contre la volonté de son père ; elle n’en avait ni le courage ni la pensée ; elle était décidée d’avance à faire le sacrifice de son amour, à mourir lentement, plutôt que d’attrister, par un refus, la vieillesse de son père ; et cependant combien de larmes, combien de tristesses, de désespoirs !…

La vieille Jeanne, la servante de l’abbé Kersaint, n’avait pas quitté Marguerite ; il se faisait tard cependant, et c’était l’heure du repos. La vieille Jeanne se mit en devoir d’aider la fille de Tanneguy à se dépouiller de ses vêtements du jour.

Ces soins arrachèrent pour un moment Marguerite à ses tristes préoccupations. La femme redevenait enfant, pour admirer chaque parure qu’on lui ôtait, et elle ne se lassait de regarder sa petite glace, comme pour s’assurer qu’elle restait jolie.

Tantôt c’était son collier de perles blanches qu’on lui enlevait, et elle redressait avec fierté son beau col de cygne, aussi blanc que la neige. Une autre fois c’était son surtout de drap piqué que la vieille allait déposer dans un grand bahut sculpté, et son regard caressait avec amour les contours délicieux de sa taille ; mais ce fut surtout lorsque Jeanne détacha le nœud qui retenait ses cheveux et qu’elle les sentit retomber en longues boucles sur ses épaules et son sein nus, qu’elle se prit à rougir, croisant ses deux bras sur sa gorge naissante par un geste plein de pudeur.

Elle était si belle ainsi ! Il y avait dans sa pose tant de chasteté et de beauté ; son regard à demi voilé étincelait de tant d’amour contenu et de tant de pudeur, que la vieille Jeanne s’arrêta un instant pour la contempler et l’admirer. Elle était belle, et sainte, et pure ; le vent des passions terrestres n’avait point encore soufflé sur cette frêle enveloppe ; son cœur était aussi pur que son âme, son âme était aussi blanche qu’au sortir des mains de Dieu !

Quand Marguerite vit que Jeanne restait debout devant elle, plongée dans une admiration muette, elle jeta un petit rire, vif et doux comme un cri d’oiseau, et alla elle-même prendre un long vêtement de toile blanche, puis, s’étant assurée que tout aide étrangère lui était désormais inutile, elle congédia Jeanne, et demeura seule.

Alors, elle se reprit encore à songer à son départ, essaya de mettre en ordre tous les objets qu’elle allait emporter, et comme l’horloge de Lanmeur sonnait onze heures, elle alla s’agenouiller près de son lit, et commença sa prière, les mains jointes, les yeux levés au ciel.

Mais à peine eut-elle commencé, qu’une émotion fébrile fit trembler ses mains, elle baissa les yeux, et s’étant détournée avec vivacité, elle aperçut un homme debout au milieu de la chambre.

Octave !… s’écria-t-elle en devenant pâle comme une morte, Octave !

— Marguerite !… répondit le jeune homme, d’un ton suppliant.

— Vous, ici ! poursuivit Marguerite, vous ! oh ! mon Dieu… mais quelle a été votre pensée, dites ? qui vous y a conduit ? comment y êtes-vous venu ?… dites ! dites !… mais répondez…

Et comme elle ne se sentit pas la force d’en dire davantage, elle laissa retomber sa tête dans ses mains, et se prit à sangloter.

Le jeune homme s’élança alors vers elle, et, avant qu’elle eût eu le temps de s’éloigner, il lui prit les deux mains dans les siennes.

— Marguerite !… lui dit-il, d’une voix pleine de larmes ; ma jolie Marguerite… ne pleurez pas ainsi ; écoutez-moi, vous allez partir !

— Partir ! fit Marguerite en relevant la tête.

— Demain, m’a-t-on dit… demain, il faudra me séparer de vous, pour toujours…

Oh ! je n’ai pu accepter cette pensée cruelle ; j’ai voulu vous revoir encore une fois, vous dire un dernier adieu… et je suis venu… Marguerite, auriez-vous la cruauté de me dire que j’ai mal fait ?

— Eh bien ! répondit Marguerite, vous êtes venu, Octave, vous m’avez vue… et maintenant, vous pouvez partir.

Et comme elle se dirigeait vers la porte de la chambre qu’elle se disposait à ouvrir, Octave l’arrêta :

— Y pensez-vous, lui dit-il, je ne puis sortir par cette porte, je rencontrerais quelqu’un en ce moment, et vous seriez perdue.

Marguerite courut alors vers la fenêtre qu’elle ouvrit. La campagne était calme, le ciel chargé de nuages ; personne ne veillait alentour ; mais il y avait quinze pieds d’élévation, et l’on pouvait se tuer en tombant…

Elle revint s’asseoir triste et rêveuse auprès de son lit.

Pendant quelques secondes un silence embarrassant régna dans la chambre.

Octave restait debout et regardait Marguerite accablée, les yeux fixés vers le parquet. Dans un moment même, il vit des larmes couler silencieusement le long de ses joues.

Un profond sentiment de pitié s’empara de lui : il comprit que sa position devenait odieuse. C’était la première fois qu’il faisait trembler cette enfant, et il se reprocha sa lâcheté.

Il alla donc se mettre à genoux à deux pas d’elle, et joignant les mains à son tour :

— Marguerite !… dit-il, je vous aime !… je vous aime de tout ce que Dieu a mis en moi d’amour et de passion ; je vous aime comme un insensé ; voilà ma faute !… ne me pardonnerez-vous pas ?… Oh ! ne pleurez pas ainsi… je puis sortir !… cette fenêtre n’est pas si élevée qu’on ne puisse s’échapper par cette issue… je partirai !… et qu’importe après tout que je meure si vous êtes sauvée… vous, vous, Marguerite, ma Marguerite, bien-aimée…

Marguerite le regarda à travers ses larmes avec une mélancolie profonde.

— Octave, répondit-elle, vous m’aimez, dites-vous ; j’ai bien besoin de vous croire, dans ce moment surtout.

Et elle prit un ton grave et une pose sérieuse et réfléchie.

— Octave, poursuivit-elle, vous ne pouvez vous retirer par cette porte, car, ainsi que vous le disiez, on vous rencontrerait, et je serais perdue. Cette fenêtre ne vous offrirait pas un moyen meilleur de retraite, et quoique vous me le proposiez, je serai aussi généreuse que vous, je n’accepterai pas. Il faut donc que vous restiez ici jusqu’au jour.

Mais, ajouta-t-elle en lui désignant un des coins de la chambre, j’attends de votre loyauté, de ne point franchir la distance que vous allez mettre entre nous !…

C’étaient deux enfants, l’un âgé de vingt ans, l’autre de seize… âge heureux où l’on se souvient encore de sa première pureté, où l’âme n’a pas perdu toute sa naïveté et sa candeur ; âge terrible aussi, où les premières passions, les plus doux sentiments, les plus irrésistibles penchants s’éveillent au cœur de l’homme.

Octave était un bon et simple jeune homme, qui n’avait pris aucun des travers du milieu dans lequel il avait vécu. Fils unique, dernier rejeton d’une famille aristocratique, il avait été entouré, dès son enfance, de tous les soins, de toutes les fantaisies qui flattent l’esprit, et cependant, son cœur ni son esprit n’en avaient été gâtés. Il s’était développé au milieu de ce monde de luxe, sans se laisser entraîner sur la pente si douce des plaisirs faciles que le monde tolère, et à vingt ans, il avait encore sa première pureté, et aucune séduction ne l’avait entraîné au-delà des limites sacrées de l’honneur et du devoir.

Octave avait aimé Marguerite dès le premier jour ; il avait bien senti le trouble pénétrer dans son cœur, avec ce nouveau sentiment ; mille désirs impatients avaient vingt fois sollicité sa jeunesse ; mais la passion ne l’avait pas emporté jusqu’à l’aveuglement, et jamais la pensée ne lui était venue de ternir la chasteté de son amour par une trop vive ardeur de la possession.

Pour Marguerite, nous l’avons dit, les choses s’étaient passées autrement. Pour elle, en effet, la vie n’avait pas toujours eu des joies sans amertume ; privée, dès sa plus tendre jeunesse des caresses d’une mère chérie, elle avait vécu, un peu isolée, quelquefois même, en proie à des découragements indéfinissables. L’amour de son père ne lui avait pas toujours suffi. Puis, un soir, elle avait vu Octave, et elle l’avait aimé. Cela s’était passé aussi simplement que nous le racontons. Elle crut lire dans les yeux du jeune homme qui se rapprochait d’elle, une pitié tendre qui s’adressait à sa souffrance cachée, une promesse de bonheur qu’on lui envoyait pour l’aider à supporter ses douleurs secrètes, et elle, la pauvre enfant naïve, s’était laissé prendre à la joie, à l’espérance, à la vie, en rencontrant cette chaste sympathie. Il y avait dans le cœur d’Octave trop de pur amour, pour que l’idée lui vînt de faire rougir Marguerite.

Il se serait tué plutôt.

Et cependant, du coin où l’amoureuse jeune fille l’avait relégué, il jetait un coup d’œil avide sur ces charmes divins, qu’un voile léger lui dérobait à peine.

Il ne l’avait point encore vue ainsi.

Et son regard s’allumait, sa poitrine était en feu ; vingt fois même, par un mouvement irréfléchi, il fut sur le point de se précipiter vers elle, et de la prendre dans ses bras…

Mais un geste de Marguerite, geste moitié impératif, moitié suppliant venait l’arrêter, et le retenir à sa place.

Ils s’aimaient tous deux, et c’est ce qui les sauva !…

Pourtant, dans un de ces moments où le sang refluait avec tant d’abondance vers la poitrine d’Octave, où le feu circulait, ardent dans ses veines, où mille désirs mal combattus l’emportaient malgré lui, vers une solution dont il eût rougi de sang-froid, la vertu dont il avait fait preuve jusqu’alors fut vaincue, et il marcha à Marguerite, les cheveux en désordre, et la tête perdue !

En le voyant ainsi venir à elle, Marguerite poussa un cri de détresse, et croisa ses deux bras sur sa poitrine :

— Octave, cria-t-elle d’une voix désespérée, vous mentez à votre parole.

— Marguerite, essaya de répondre Octave, qui déjà, d’un geste puissant, saisissait ses deux mains effrayées.

— Oh ! mon Dieu !… dit la jeune fille accablée.

— Marguerite ! Marguerite !… tais-toi… poursuivit Octave, tais-toi, je t’aime… des préjugés de famille nous séparent aujourd’hui… mais tu peux être à moi !… devant Dieu, tu seras ma femme, ma Marguerite bien-aimée… Oh ! je te le jure, enfant chère, mon plus saint désir, ma plus noble ambition est de consacrer ma vie à ton bonheur ; et quoi qu’il arrive, mes jours sont désormais liés aux tiens… Marguerite.

— Laissez-moi ! dit la fille de Tanneguy d’une voix mourante.

— Jamais !

— Octave ! Octave ! vous êtes mon plus implacable ennemi !…

Mais Octave n’écoutait plus rien, un instant encore, et Marguerite était perdue… Elle fit un effort désespéré ; la honte et la pudeur lui donnèrent des forces surhumaines, et, dégageant ses mains de l’étreinte passionnée de son amant, elle courut effarée vers la fenêtre qu’elle se hâta d’ouvrir :

— Si vous faites un pas de plus, dit-elle en indiquant cette nouvelle issue qu’elle venait de se frayer, Octave, je me tue.

Mais Octave n’avait nulle envie de la suivre ; déjà son sang s’était refroidi, et il avait honte du mouvement qui l’avait un moment emporté. D’ailleurs la porte venait de s’ouvrir, et la silhouette du père de Marguerite s’y dressait maintenant grave et sévère.

— Octave ! dit le vieillard d’une voix lente et sombre, je vous ai estimé jusqu’aujourd’hui à l’égal d’un gentilhomme et d’un homme de cœur ; mais l’action que vous venez de commettre est une lâcheté, et je vous méprise…

— Monsieur, balbutia Octave.

— Une lâcheté, répéta Tanneguy avec fermeté ; une pauvre fille sans défense, une enfant, innocente et pure ; ne pas se contenter de la séduction du regard et de la parole, pousser l’infamie jusqu’à la violence, ah ! c’est trop, monsieur, et tout autre que moi, peut-être, vous eût fait payer cher une semblable conduite…

— Mais je l’aime ! interrompit Octave ; mon seul désir est de faire de Marguerite ma femme devant Dieu et devant les hommes !

Tanneguy haussa les épaules, et sourit :

— Que vous l’aimiez, monsieur, répondit-il, c’est possible : mais que vous ayez l’intention de l’épouser, c’est faux.

— Pourtant…

— C’est faux, vous dis-je, car vous savez bien, comme moi, que Mme  la comtesse de Kerhor ne consentirait jamais à une pareille union. Et cependant, poursuivit Tanneguy, toujours avec la même gravité triste, il fut un temps où les Tanneguy eussent peut-être hésité, eux aussi, à contracter une alliance avec les Kerhor. Mes ancêtres m’ont légué à moi aussi, monsieur le comte, un blason que je n’étale pas aux yeux du monde, mais dont je suis fier, et je ne permettrai à personne, à personne, entendez-vous, de le souffleter impunément !

Et comme Octave demeurait interdit et muet, le vieux Breton continua :

— C’est le malheur des temps, monsieur le comte, dit-il, les jeunes gens d’aujourd’hui, qui, à l’âge de vingt ans ne croient plus à l’amour, à la fidélité, à la loyauté, à l’honneur, s’arrogent le droit de porter insolemment le trouble et la honte dans les familles… Que leur importe à eux la vieillesse du père ou la pureté candide de la fille ; ils vont droit leur chemin, sans s’inquiéter de ce qu’ils laissent derrière. Mais il peut se trouver cependant, et j’en suis une preuve vivante, monsieur le comte, un homme, un vieillard, que de pareilles actions révoltent, qui a encore dans les veines un sang jeune et vigoureux, et qui, au besoin, ne l’oubliez pas, saurait venger par l’épée, et d’une main sûre, l’outrage fait à son honneur ! Allez donc, monsieur le comte ; demain, grâce à vous, ma fille et moi nous quitterons le pays… Et je vous le dis, avant de vous quitter, je vous le dis sans colère et sans forfanterie, je prie Dieu qu’il vous éloigne à tout jamais de ma demeure.

Octave avait tout écouté sans répondre.

Toutes ces insultes il les avait dévorées sans mot dire ; c’était le père de Marguerite qui parlait, et il faisait sans hésiter le sacrifice de sa vanité à son amour.

Mais quand le vieux Tanneguy eut cessé de parler, il releva la tête et fit quelques pas vers lui :

— Monsieur, lui dit-il d’une voix ferme, les apparences accusent aujourd’hui la sincérité de mon amour, et ce n’est ici ni le lieu ni le moment de me disculper !… Pour Marguerite, pour moi, pour vous-même, je me tairai… Je n’ai qu’un mot à dire cependant, et ce mot renfermera toute l’explication de ma conduite : j’aime Marguerite, et je jure Dieu qu’elle sera ma femme.

Puis, se tournant alors vers la jeune femme qui se tenait plus morte que vive adossée à la fenêtre ouverte :

— Adieu, lui dit-il, mais cette fois la voix pleine de larmes et le cœur brisé, adieu, Marguerite. Oh ! ne m’oubliez pas trop vite, et un jour vous saurez combien je vous aimais !

Et, sans attendre de réponse, il franchit le seuil de la porte, sans même oser regarder en arrière.

Cependant Marguerite était tombée à genoux, la tête dans ses mains.

Elle sanglotait.

Le lendemain, la ferme fut vendue à la hâte, et le père Tanneguy et sa fille quittèrent précipitamment le pays, sans que l’on pût dire quelle direction ils avaient prise.