Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 1/0/2

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Dezobry et E. Magdeleine, Lib.-éditeurs (Tome 1p. 24-30).

II.


Pour apprécier plus convenablement ce désir général, voyons quelle était l’organisation du gouvernement colonial.

Saint-Domingue, fondé on sait comment, offrait sous ce rapport un reflet du despotisme qui gouvernait la métropole, avec cette différence que la puissance des mœurs et de l’opinion tempérait l’exercice du pouvoir en Europe, tandis que leur insuffisance dans cette colonie, où le régime de l’esclavage exigeait plus d’action de la part de l’autorité, donnait une nouvelle force au gouvernement colonial contre tous ses administrés, sans distinction.

Deux agens supérieurs, relevant directement du ministre de la marine et des colonies, dirigeaient l’administration coloniale : un gouverneur général et un intendant.

Le gouverneur général, toujours militaire, avait la principale part dans cette direction ; son autorité dominait celle de l’intendant, agent civil.

Il avait le commandement des troupes, des milices, et même des escadres, en temps de guerre, dirigeant tout alors pour la défense de la colonie.

Ayant séance et voix délibérative aux conseils supérieurs de justice, il influençait indubitablement les jugemens rendus par ces cours, soit présent, soit absent. Il évoquait à lui, à volonté, les causes civiles de contestations diverses entre les particuliers ; arrêtait ou suspendait la contrainte par corps prononcée par les tribunaux ; prononçait lui-même cette contrainte et la faisait exécuter militairement, selon qu’il le jugeait convenable. Cette attribution lui donnait un pouvoir immense sur les habitans.

En réunissant a ce pouvoir le droit qu’il partageait avec l’intendant, de nommer à tous les emplois militaires et civils, à l’exception d’un petit nombre des plus importans réservés au ministre ; de distribuer les concessions de terres aux colons ; de permettre ou de refuser les affranchissemens des esclaves ; de contribuer à la fixation des impôts ; de diriger la police ; de décider de tout par ordonnances, on conçoit combien était puissant le gouverneur général entouré du prestige et de l’éclat des armes, dans un pays où l’organisation des milices tenait beaucoup à celle des troupes, où les habitans, imbus des idées belliqueuses de la France, accordaient tout à la puissance militaire.

Quant à l’intendant, il avait particulièrement pour attributions la manutention des finances, la surveillance de la perception des impôts après avoir concouru à leur fixation, la destination des fonds, le règlement des comptes des receveurs de la colonie, les marchés des entreprises de travaux publics. Il était président-né des conseils supérieurs de justice ; il évoquait à lui, de même que le gouverneur, et jugeait seul les causes qu’il lui plaisait de retenir. Il était, enfin, intendant de finances, de justice, de police, de guerre et de marine.

Sous les ordres directs du gouverneur général étaient placés des officiers militaires, commandans en second pour chaque province de la colonie, commandans particuliers pour les grandes villes, commandans de quartiers comprenant plusieurs paroisses, des majors, aides-majors, sous-aides-majors dans les villes secondaires et les bourgs. Ces officiers formaient le faisceau militaire à la tête duquel était le gouverneur général.

Au Port-au-Prince et au Cap, se trouvaient deux régimens formés d’Européens envoyés dans la colonie : ils se recrutaient de la même manière. En temps de guerre, on envoyait d’autres troupes de la métropole, de même qu’on augmentait le nombre des navires de guerre qui, habituellement, formaient la station navale dans les ports de la colonie.

Les milices étaient formées des habitans blancs et des affranchis, divisés d’abord en régimens, puis simplement en bataillons, et en dernier lieu seulement par compagnies, dans les paroisses. Ces compagnies étaient distinctes, selon la couleur des hommes, blancs, mulâtres libres et nègres libres : le système colonial le voulait ainsi. Dans l’origine, il y avait des compagnies de grenadiers, de carabiniers, de fusiliers, de canonniers, de chasseurs, de dragons à pied, de dragons à cheval et de gendarmes : chaque compagnie adoptait l’uniforme qu’elle voulait ; c’était, pour les blancs, une occasion de faire assaut de luxe. En dernier lieu, en 1788, il n’y eut plus que des compagnies d’infanterie, d’artillerie et de dragons à cheval.

Toutes ces forces vives de la colonie étaient sous les ordres du gouverneur général, comme nous venons de le dire ; et tandis que les habitans blancs se plaignaient du despotisme de ce chef, ils couraient au-devant de ce despotisme par leur vanité qui les portait à singer le militaire : les places d’officiers étaient recherchées comme une faveur du gouverneur général qui les accordait.

Il y avait aussi une maréchaussée ou gendarmerie, à pied et à cheval : c’était le lot particulier des mulâtres et des nègres libres. Elle servait à la police coloniale, surtout à la chasse donnée aux nègres marrons, c’est-à-dire aux malheureux esclaves qui fuyaient dans les forêts la tyrannie de leurs maîtres, en protestant ainsi contre la violation de leurs droits naturels.

Si le gouverneur général présidait les conseils supérieurs de justice, les commandans en second, les commandans particuliers, les majors présidaient aussi, à volonté, les tribunaux inférieurs appelés sénéchaussées, dans les lieux de leur résidence. Deux conseils supérieurs, jugeant en dernier ressort, sauf appel en cassation au conseil d’État du royaume, avaient longtemps existé. Ils furent réunis en un seul, en 1787.

Dix sénéchaussées rendaient la justice en première instance. Des substituts du procureur du roi, placés dans les moindres bourgades, instrumentaient seuls sous leur juridiction.

Sous les ordres directs ou la surveillance de l’intendant, étaient placés tous les magistrats de l’ordre judiciaire ; les avocats, procureurs, notaires, etc., les commissaires ordonnateurs de finances, les contrôleurs de la marine, et cette foule d’employés secondaires, tous formant l’administration civile proprement dite.

Il n’y avait point d’administration municipale : le militaire dirigeait tout. Les municipalités ne furent établies qu’à la révolution, par le fait des habitans eux-mêmes, à l’imitation de ce qui s’était passé en France.

Les deux agens supérieurs étaient ordinairement envoyés pour occuper leurs fonctions durant trois années consécutives : ils avaient ainsi un court espace de temps pour connaître la colonie et s’occuper des moyens de la faire prospérer ; et, disaient les colons, pour faire leur fortune ou la réparer, si elle avait souffert en Europe. Aussi étaient-ils souvent accusés par ces colons, de tout employer pour y arriver promptement.

L’administration de la justice, ce premier besoin des peuples, entachée de subordination aux volontés des deux hauts agens de l’autorité de la métropole, ne pouvait guère être impartiale, dans un pays où le mépris pour une race d’hommes habituait à ne respecter les droits d’aucun. Avec ce vice radical, elle coûtait annuellement aux administrés, environ 10 millions de livres des colonies[1] pour frais, dans leurs procès ; et ces administrés accusaient les magistrats d’une vénalité, d’une corruption ruineuse pour leurs intérêts.

La police coloniale était divisée en haute et basse police.

La haute police appartenait au gouverneur général, aux commandans en second, aux commandans particuliers et aux commandans de quartiers.

La basse police était confiée principalement aux juges des sénéchaussées, aux autres officiers de l’état-major, aux commandans des stations maritimes pour les ports ou rades, aux commissaires des classes.

Tous ces agens divers suivaient à peu près leur volonté, selon les lumières de leur raison, au travers de tous les édits, de toutes les ordonnances, de toutes les instructions ministérielles concernant les colonies.

Dans la haute police attribuée au gouverneur général était comprise la surveillance des ministres du culte catholique, le seul admis dans la colonie, quoique ceux-ci fussent placés sous la direction de préfets apostoliques. Ces ministres formaient deux communautés ; l’une, les capucins, desservait les cures de la partie du Nord ; l’autre, les dominicains, desservait les cures des parties de l’Ouest et du Sud : ces derniers possédaient des propriétés foncières et des esclaves. Des esclaves ! des hommes réduits en servitude, au profit des ministres d’une religion charitable dont la bénigne influence a tant contribué à briser les fers de l’espèce humaine, à la civilisation des nations en général !… Aussi ces ministres du culte catholique donnaient-ils, à Saint-Domingue, le pernicieux exemple du dérèglement des mœurs dont nous aurons à parler bientôt[2].


À ce tableau, fidèlement tracé d’après les écrits que nous possédons, joignons cette observation essentielle sous le rapport politique et moral : c’est que, tandis que les colonies espagnoles, portugaises et anglaises, offraient de nombreux établissemens d’instruction publique où leurs habitans puisaient des connaissances variées, la riche et puissante colonie de Saint-Domingue n’avait que de pauvres et chétives écoles où la lecture, l’écriture et le calcul étaient les seuls enseignemens donnés aux libres de toutes couleurs. Circonstance qui obligeait les colons blancs et les familles aisées des mulâtres à envoyer, à grands frais, leurs enfans en France, pour y acquérir des lumières. Et les mulâtres se virent encore défendre l’entrée du royaume, en 1777, par une ordonnance de Louis XVI, rendue sur les instances des colons ! Oui, sur leurs instances, et nous le prouverons.

Ainsi était réglée l’organisation de ce gouvernement colonial qui, comme on le verra, a exercé une si grande influence sur les gouvernemens qui lui ont succédé dans la suite des temps. Nous notons cette conséquence toute naturelle, non pour justifier tous les actes qui les constituèrent, car nous aurons probablement plus d’un reproche à faire à cet égard ; mais pour expliquer ces actes qui tiennent à la nature des choses, aux précédens coloniaux trop servilement copiés et imités.

  1. La livre des colonies, monnaie de compte, ne valait que les deux-tiers de la livre tournois, ou franc, de la métropole.
  2. En 1790, le préfet apostolique de l’Ouest et du Sud publia un écrit où il exposait la situation financière et les ressources de son ordre : il y avouait que cet ordre possédait 250 esclaves. On y lit ces étranges lignes, ou plutôt ces propositions toutes naturelles, toutes logiques, en raison de la participation des prêtres au crime de l’esclavage : « Cependant, dit-il, l’éloignement du cimetière dans toutes les paroisses, paraît devoir nécessiter ou du moins favoriser une différence entre les enterremens des blancs et ceux des gens de couleur libres. Il convient sans doute, à tous égards, que les blancs, sans exception, soient enterrés avec le cérémonial ordinaire. Mais si ce cérémonial est accordé également à tous les gens de couleur, il y aura des jours où le curé et les vicaires ne pourront suffire à la fatigue des voyages à faire au cimetière… Il serait possible, en prenant en considération le motif dont on a parlé, de restreindre le cérémonial ordinaire des enterremens pour les gens de couleur… »

    Et ce prêtre qui écrivait ces lignes, était le père avoué de plusieurs mulâtres qu’il avait eus de sa cohabitation avec des négresses esclaves de sa communauté ! C’était l’abbé Dugué, préfet apostolique des dominicains.