Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 10/5.3

La bibliothèque libre.
Dezobry et E. Magdeleine, Lib.-éditeurs (Tome 10p. 106-159).

chapitre iii.

1831. Agitation des esprits au Port-au-Prince, et ses diverses causes. — Publications qui l’entretiennent. — Prorogation de la session législative par Boyer qui veut aller dans le Sud : ses motifs. — Duel à la capitale et ce qui a lieu à cette occasion. — Le ministère public poursuit quelques individus ; ils sont acquittés par le tribunal correctionnel. — Proclamation du Président sur cette agitation. — Article officiel du Télégraphe sur la caducité des pouvoirs donnés à M. Saint-Macary, et blâmant son séjour prolongé en France. — Retour de cet agent au Port-au-Prince. — Instructions qu’il avait reçues de Boyer. — Traités qu’il signe à Paris : leur examen. — Louis-Philippe les ratifie. — Boyer refuse sa ratification. — Notes échangées entre M. Molien, consul général de France et le secrétaire général Inginac. — Rupture des relations diplomatiques. — Conduite du consul général en cette circonstance. — Proclamation du Président d’Haïti sur son refus de ratification des traités : effet qu’elle produit à la capitale et dans toute la République. — Départ de M. Molien pour la France. — Article semi-officiel du Télégraphe sur les traités. — Dépèche du gouvernement haïtien au gouvernement français, expliquant les motifs du refus de ratification des traités. — Réponse à cette dépêche par une Note verbale. — Examen des motifs du gouvernement français. — Message de Boyer et communication au Sénat par les grands fonctionnaires. — Message du Sénat en réponse. — Boyer répond au gouvernement français par une Note verbale : la rupture est complète. — Tournée qu’il fait dans le Sud ; ouragan furieux dans ce département. — Mort du général Marion aux Cayes. — Retour du Président a la capitale. Ouverture de la session législative, lois rendues. — Le général Inginac est envoyé à Saint-Marc, par rapport à des propos tenus dans l’Artibonite, qui n’ont pas de suite.


Une nouvelle année s’ouvrit pour Haïti, année d’agitation fiévreuse dans les esprits qui avaient besoin d’une issue pour la surabondance des idées qui les travaillaient en tous sens, depuis que les événemens de juillet 1830, en France, avaient ému tous les cœurs généreux. C’est le privilége qu’exerce la France dans le monde entier, qu’aucune révolution ne peut surgir dans son sein, sans que tous les peuples frémissent d’indignation contre le gouvernement qui a provoqué ce grand mouvement national, sans que les esprits ardens se croient en quelque sorte conviés à une résistance semblable contre les propres gouvernemens de leur pays, par une imitation puérile, par le désir de se distinguer aussi dans une telle lutte, à l’instar des acteurs de ces terribles drames. Et si l’on réfléchit aux relations naturelles qui existent entre la France et Haïti, malgré le divorce solennellement proclamé entre elles, — à l’influence des idées de la France sur sa fille émancipée, on ne sera pas étonné de ce que nous avons déjà dit à cet égard et de ce que nous allons faire connaître encore au lecteur.

Avant l’avènement de Boyer à la présidence, il y avait des personnes qui lui étaient opposées. Les succès de son administration jusqu’à juillet 1825, n’avaient produit que de l’irritation dans leurs sentimens, et nous avons cité assez de faits pour le prouver. De son côté, n’ignorant pas ces dispositions malveillantes, il les avait en quelque sorte entretenues par son caractère ardent, par les traits spirituels qu’il lançait souvent contre ses adversaires, bien que son cœur le détournât des moyens que dans sa position il eût pu employer pour les frapper. Ces opposans avaient vu leur nombre grossi, depuis l’expulsion de quelques membres de la Chambre des communes, en 1822 ; l’acceptation de l’ordonnance de Charles X fut encore un fait qui accrut l’Opposition, et quoi que fit le Président pour le réparer par ses actes postérieurs, elle le lui reprochait toujours.

Il faut dire aussi, que si Haïti avait dû ouvrir ses bras à ceux de ses enfans que les événemens antérieurs en avaient éloignés, et aux hommes de notre race habiles à le devenir, la plupart d’entre eux arrivaient dans le pays avec des prétentions non justifiées d’occuper des positions éminentes, ou avec des idées souvent irréalisables dans son administration, dans sa situation particulière, par cela seul qu’ils avaient vu autre chose dans les pays étrangers. Ceux qui y avaient souffert plus ou moins des préjugés nés du système colonial, étaient les plus ardens à prêcher une sorte de croisade contre les étrangers, à entretenir les préventions nationales contre eux ; et comme le gouvernement ne voulait ni ne devait écouter ceux-là, c’était encore pour eux un motif d’opposition.

Enfin, on était arrivé à une époque où l’instruction publique avait produit ses fruits, au Port-au-Prince surtout où le lycée national était établi. Les enfans qui y avaient été placés en 1816 étaient aujourd’hui de jeunes hommes de 25 ans ; dans les années suivantes, cette pépinière avait été entretenue et elle présentait encore des jeunes gens de 16 à 21 ans. Plus instruits, mais non pas plus éclairés que beaucoup de leurs devanciers, ils entraient dans la société avec toutes les illusions naturelles à la jeunesse, avec le désir de se caser aussi dans l’ordre administratif ou politique, de se distinguer en servant leur pays avec patriotisme[1]. Leur esprit, nourri des beaux faits de l’histoire de Grèce et de Rome, avait besoin d’atteindre à un résultat ; ils entendaient le langage acrimonieux de l’Opposition qui accusait le chef du gouvernement d’une foule de choses, de ne pas faire avancer le pays, et ils ne pouvaient guère se défendre de partager ses opinions. On conçoit sans doute qu’en nous exprimant ainsi, nous entendons noter des exceptions parmi eux : il n’y a pas de règle générale qui n’en admette.

Si l’Opposition se manifestait surtout dans la société, dans la conversation, elle trouvait aussi à la capitale une sorte d’organe en un journal hebdomadaire fondé depuis 1825, par M. J. Courtois, imprimeur, sous le titre de Feuille du Commerce ; et cet éditeur était lui-même l’un des opposans, à en juger par la tournure de son esprit et par les articles qu’il y publiait de son crû[2]. Cependant, il faut lui rendre cette justice, de dire que, moyennant finance, il y accueillait aussi bien tout article en faveur du gouvernement ou simplement écrit dans un but d’utilité générale.

Dès le mois d’août 1830, une nouvelle feuille hebdomadaire avait paru au Port-au-Prince, sous ce titre : le Phare. Comme il n’y avait que deux établissemens d’imprimerie, — celui de M. Courtois et celui de l’État, — force avait été à ses éditeurs de s’adresser à ce dernier pour sa publication. C’étaient MM. Duton Inginac, fils du général, et C. Nathan, avocat, liés par une étroite amitié. M. D. Inginac était l’un de ces jeunes hommes qui avaient reçu leur instruction au lycée national, et qui sentaient le besoin de se produire, de justifier de leurs lumières. M. Nathan avait reçu la sienne en France et était un esprit distingué autant qu’avocat très-capable et habile dans sa profession. L’imprimerie de l’État étant sous la surveillance du secrétaire général Inginac, son fils étant le principal rédacteur du Phare, et de plus, employé au secrétariat général et allié du Président par son mariage avec l’une de ses nièces, ce journal avait été mal accueilli par l’Opposition qui le considérait comme un organe du gouvernement, ou du moins du secrétaire général auquel on était aussi opposé qu’à Boyer lui-même. Cependant, ses rédacteurs y publiaient des articles d’intérêt général qui avaient par fois la teinte de ceux de l’Opposition ; mais on les attribuait à l’inspiration du général Inginac qui aurait trouvé ainsi le moyen de décrier l’administration du Président. Le fait réel est que D. Inginac partageait les idées de ses anciens condisciples, de tous les jeunes hommes de son âge, qui désiraient l’avancement, le progrès du pays en toutes choses, selon leur manière de voir[3]. Or, pour mieux exposer ces idées, il fallait raisonner sur l’économie politique, s’appuyer sur les principes de cette science : Adam Smith, J.-B. Say, Ricardo, Sismondi, etc., étaient cités souvent.

Il était impossible que, dans de telles discussions et par rapport à l’application des principes de l’économie politique en Haïti, les rédacteurs du Phare ne fournissent pas occasion de combattre, de réfuter leurs opinions. Ce fut principalement M. Fruneau qui se chargea de ce soin. Depuis peu de temps, ce jeune homme, habile à devenir citoyen d’Haïti, était arrivé de France où il avait reçu sa brillante instruction : connaissant parfaitement les mathématiques, il avait été employé aussitôt au lycée national en qualité de professeur de ces sciences, par M. Granville, directeur de cet établissement après le docteur Pescay. M. Granville était aussi un allié de la famille du Président, par son mariage avec la cousine de la femme de Boyer. Mais nous avons dit dans une note[4], que mécontent de la désapprobation qu’il avait reçue après sa mission aux États-Unis, il l’avait attribuée au général Inginac qui aurait excité le Président contre lui. Le Phare étant considéré comme l’organe de ce général, il était assez naturel que le jeune Fruneau, accueilli comme un fils et employé au lycée par M. Granville qui le logeait dans cet établissement, épousât sa querelle avec son éminent adversaire ; et indépendamment de l’instruction de Fruneau qui le mettait en mesure de contester les opinions de ce journal, — ce qu’il faisait par des articles, sur la Feuille du Commerce, — ses publications devaient se ressentir de cet état de choses, fort regrettable, tandis que les articles de D. Inginac, sur le Phare reflétaient aussi la disposition de son esprit, par rapport à lui-même et à son père. D’ailleurs, toute polémique en Haïti aboutit toujours à des personnalités plus ou moins offensantes, : il y en eut entre les deux jeunes écrivains, et cela pouvait conduire à une catastrophe,

Pendant que ces discussions avaient lieu, une ordonnance de police fut publiée à la capitale par l’autorité compètente, et pour prescrire aux commerçans étrangers de se renfermer dans les limites de leurs patentes ; c’est-à-dire, pour ne pas empiéter sur le privilège accordé par la loi aux nationaux dans, la vente en gros et en détail. Les agents du gouvernement veillaient donc à la protection due aux Haïtiens dans leur industrie. Et une proclamation du Président, du 5 mars, prorogea la session législative au 10 août suivant, parce qu’il se proposait de faire une tournée dans le département du Sud. Voici à quelle occasion :

Dès le mois de janvier, l’avocat Giraudié, du barreau des Cayes, était arrivé au Port-au-Prince, Il venait de subir un emprisonnement par ordre du général Marion, commandant de l’arrondissement, pour l’avoir outragé dans l’exercice de ses fonctions. Mais sous prétexte de former plainte au Président, contre ce qu’il appelait un acte arbitraire, il sollicita de lui une audience privée « afin, disait-il, de lui révéler des choses très-importantes pour la sûreté de l’État, qui se passaient aux Cayes, » en donnant à entendre que le général Marion conspirait : sa demande était formulée par écrit. Le Président qui connaissait les antécédens de cet avocat, avisé d’ailleurs par ce général des causes de l’emprisonnement, ne voulut pas lui accorder l’audience qu’il sollicitait : il chargea le grand juge Voltaire, le général Inginac et un autre fonctionnaire public dont le nom nous échappe, de l’entendre sur ce qu’il avait à dire et d’en dresser « procès-verbal. »

Mais, invité à se trouver à l’hôtel du grand juge, Giraudié se refusa à toute déclaration, en disant que ce qu’il avait à faire savoir ne pouvait être confié qu’au Président lui-même ; et il lui adressa une nouvelle lettre où il disait : qu’il ne pouvait rien dire du général Marion, au grand juge qui était son beau-frère, ni au secrétaire général, son intime ami. Alors le Président chargea les commissaires du gouvernement au tribunal de cassation et au tribunal civil de l’appeler et de l’entendre, toujours en dressant « procès-verbal » de ce qu’il déclarerait ; mais Giraudié refusa de nouveau de rien dire, en avouant à ces fonctionnaires qu’étant avocat, il savait qu’il ne fallait pas avoir affaire au ministère public[5]. Désormais, il se croyait dans l’impossibilité de retourner aux Cayes ; car, s’il ne fit aucune déclaration aux autorités, il ne se retint pas pour insinuer dans le public les choses les plus malveillantes contre le général Marion. C’était aux opposans surtout qu’il tenait ces propos, parce qu’il se jeta de leur côté, du moment que le Président ne voulut point l’entendre. L’Opposition exploita sa malveillance, en répandant le bruit que le département du Sud allait opérer une nouvelle scission avec le gouvernement de la République, et ce fut par ce motif que le Président voulut s’y rendre pour prouver le contraire, assuré qu’il était d’y être bien accueilli par les citoyens, comme antérieurement.

Peu après, c’était un autre bruit qui circulait au Port-au-Prince et qui venait à l’appui de celui-là. Le Président avait expédié l’ordre au général Marion d’envoyer le 13e régiment d’infanterie (alors le 12e), pour y tenir garnison, à l’instar des autres corps de troupes du Sud, de l’Ouest et des autres départemens, et pendant laquelle il congédiait ordinairement les vieux soldats : il trouvait d’ailleurs l’occasion de parler aux officiers et d’entretenir leur attachement au gouvernement. Mais comme ce régiment des Cayes n’était pas arrivé immédiatement, — le colonel réunissant tous ses inférieurs pour l’amener au complet, — on disait qu’il se refusait à l’exécution de l’ordre du Président. Ce régiment parvint enfin à Léogane où ce bruit s’était propagé, et le général Ulysse, commandant de l’arrondissement, en parla au corps d’officiers en citant nommément le citoyen Lully, qu’il disait être celui qui avait le plus imputé cette mauvaise disposition au 13e. Les officiers, indignés, prièrent ce général de le faire comparaître sur le-champ, pardevant eux ; mais averti, M. Lully monta à cheval et se rendit au Port-au-Prince, afin de se mettre sous la protection du Président, en lui déclarant qu’il avait innocemment répété le bruit qui circulait. Il se présenta au palais le dimanche 17 avril, peu après une séance orageuse dont nous allons dire la cause[6].

À la suite de la polémique entre D. Inginac et Fruneau, ce dernier ayant publié un article qui outrageait son adversaire et attaquait l’honneur de sa famille, un cartel lui fut envoyé par D. Inginac et accepté par lui[7]. Le mercredi 13 avril, ce duel se vida entre eux, au sabre, en présence de nombreux témoins. D. Inginac reçut un coup sur la téte qui lui fit une profonde blessure ; mais se servant de la pointe de son arme, il perça la poitrine de Fruneau qui tomba mort. Il fallut soutenir le vainqueur de ce funeste duel, dont la vie était en danger et qui resta assez longtemps au lit. Le corps de Fruneau fut transporté au lycée.

C’était un douloureux événement, et il n’y eut pas une seule âme sensible qui ne s’en affligeât. Les, hommes, réfléchis voyaient avec peine un si triste résultat des discussions soutenues entre deux jeunes intelligences remarquables ; mais, les passions des opposans se donnèrent libre carrière : ils eussent préféré, naturellement, que le sort eût été plus contraire à D. Inginac qu’à Fruneau. Dans la soirée, le lycée se remplit d’eux. À côté du cadavre, se réunirent d’anciens élèves et les plus âgés de ceux qui suivaient encore les classes de cet établissement ; tous étaient les amis du jeune professeur et le regrettèrent sincèrement. Le lendemain, jour fixé pour les obsèques, la réunion fut plus nombreuse ; les pères et mères de famille dont les enfans étaient élèves du lycée se rendirent là pour y assister. Aux regrets manifestés sur la mort prématurée de Fruneau, aux paroles élogieuses prononcées en faveur de son caractère, de ses talens, se mêlèrent bien des vociférations, ou sincères, ou calculées de la part de certains opposans, pour exciter la sensibilité de la jeunesse, et le général Inginac et sa famille en furent l’objet. Cela avait eu lieu dans la soirée même du 13, et l’autorité publique en avait été avertie. Mais comme il avait été dit que le défunt étant protestant, le convoi se rendrait directement au cimetière, situé à proximité du lycée, elle n’avait pas cru devoir prendre aucune mesure extraordinaire ; et d’ailleurs, Fruneau eût-il été catholique, il n’y aurait pas eu lieu à en prendre davantage. L’autorité ne pouvait supposer un seul instant ce qui se passa en cette circonstance.

Vers onze heures du matin du 14 avril, le cercueil fut enlevé ; et au sortir du lycée, le convoi allait prendre la direction du cimetière, lorsque des voix passionnées crièrent : « Non, non ! à l’église ! » et l’on se dirigea de ce côté. Il était évident que c’était un plan conçu par les meneurs. En suivant en droite ligne la rue du lycée à la terrasse, dite de l’Intendance, pour arriver à l’église paroissiale, il fallait passer devant la grande barrière du palais de la présidence, puis au coin de la rue où était située la demeure du général Inginac. Il est plus que probable que si Boyer était à la capitale, on ne se fût pas permis ce changement dans la marche du convoi ; mais il était alors sur l’une de ses habitations de l’Arcahaie.

Lorsqu’on arriva devant le tombeau de Pétion et en face de la barrière du palais qui en est tout près, les cris suivans furent poussés ; « Vive l’indépendance ! Vive la liberté de la presse ! Vive la constitution ! À bas le despotisme, la tyrannie et les tyrans ! Pourquoi de tels cris et à qui s’adressaient-ils, à propos de la mort déplorable, sans doute, d’un jeune homme tué en duel, ayant failli pour fendre son adversaire ? D’un jeune homme qui avait certainement du mérite, mais qui n’en avait pas plus que l’autre. L’intention coupable des opposans, meneurs de cette scène séditieuse, se décelait suffisamment[8]. Près des anciennes casernes, dans le voisinage du logement de D. Inginac, ce fut encore la même fureur dans de semblables cris. Au coin de la rue du logement de son père, ces extravagances se renouvelèrent avec ces autres cris : « À bas le ministre despote ! À bas Inginac, le coupable Inginac ! » Cette fois l’application de la pensée des opposans était tout à fait directe.

Enfin, le convoi parvint à l’église : il était midi, et les portes en étaient fermées selon l’usage. Le vicaire général J. Salgado, curé de la paroisse, n’avait reçu aucune invitation du marguillier pour procéder aux cérémonies du culte catholique, ainsi que le voulait la loi ; mais on voulut exiger de lui qu’il vînt les faire. Il excipa d’un autre empêchement, c’est qu’il savait que l’infortuné Fruneau était protestant et que son enterrement avait dû se faire selon le rite de cette religion : ce qui était vrai. Il ne pouvait donc déférer au vœu des requérans[9] Ceux-ci, alors, dirigèrent le convoi par la rue des Fronts-Forts et par la longue rue Républicaine d’où ils aboutirent au cimetière. Durant tout ce trajet, les cris ne cessèrent point d’être proférés. Une grande partie des pères et mères de famille se retirèrent successivement du convoi qui fut cependant encore nombreux jusqu’au cimetière.

Lorsque le général Lerebours fut informé des premiers cris poussés devant le palais, il envoya l’ordre de faire venir de tous côtés au bureau de l’arrondissement, un certain nombre de militaires pris dans chaque poste ; en même temps, il fit inviter le commissaire du gouvernement de se rendre auprès de lui. À l’arrivée de ce fonctionnaire, le convoi était encore devant la porte principale de l’église. Le général voulait avoir son avis sur la résolution qu’il prenait d’envoyer ces troupes, pour contraindre le convoi funèbre à se porter immédiatement au cimetière. Mais le commissaire l’engagea à s’en abstenir, en lui représentant que cette scène séditieuse ne pouvait produire aucun effet sur la population de la capitale, qui la jugeait déjà aussi absurde que ridicule ; et qu’il fallait aussi prévoir le cas de résistance de la part des meneurs qui entraînaient beaucoup de jeunes gens à les imiter ; qu’en ce cas, il faudrait faire agir les troupes pour être obéi ; qu’il pouvait en résulter de grands malheurs, et qu’il ne fallait pas y exposer les pères et mères de famille et leurs enfans qui étaient en grand nombre dans le convoi, sans participer aux manœuvres coupables des meneurs. Le commissaire lui exprima l’opinion qu’à son retour, le Président approuverait cette abstention de sa part, par ces motifs[10]. Le général Lerebours déféra à cet avis et reçut effectivement l’approbation du Président. Dans l’après-midi, la tranquillité étant parfaite à la capitale, il adressa une lettre à Boyer pour l’en informer ; et le samedi 16 avril, il alla audevant de lui à Drouillard, afin de lui faire connaître les moindres circonstances de ces faits démagogiques des opposans.

Cette manifestation de sentimens hostiles à son pouvoir, ou seulement au général Inginac et à son fils, ne pouvait qu’exciter en lui un profond mécontentement. Il était évident que les opposans de la capitale avaient saisi cette occasion, pour essayer de leurs moyens d’action sur l’esprit public et le pousser dans la voie d’une révolution, par une ridicule imitation des événemens passés en France l’année précédente. Rentré en ville dans l’après-midi du samedi, Boyer ne dit et ne fit rien qui pût déceler ses intentions ; il les réserva pour éclater le lendemain, jour d’audience générale où les fonctionnaires publics, les magistrats, les sénateurs, etc., se rendaient habituellement au palais. Il alla passer l’inspection des troupes de la garnison sur le champ de Mars : à son apparition avec son état-major, elles firent retentir les cris de : Vive le Président d’Haïti ! probablement stimulées par les soins du général Lerebours qui l’aura recommandé aux chefs de corps.

Quoi qu’il en soit, c’était le début de l’une de ces scènes ou de ces séances orageuses qui se passèrent si souvent, trop souvent même au palais de la présidence, sous le gouvernement de Boyer ; car, en toutes choses, l’abus doit être toujours évité. Mieux vaut qu’un chef d’Etat fasse sentir le poids de son autorité, avec ce calme de la raison qui porte aux résolutions telles que Pétion savait en prendre irrévocablement, plutôt que d’éclater avec colère, de parler beaucoup, de tenir les discours les plus sensés sans qu’il en résulte des mesures d’une efficacité frappante. Dans la colère, on s’expose à dire des choses qui offensent les amours-propres, qui irritent les passions, qui désaffectionnent : au contraire, punissez avec sang-froid, mais avec justice, et vous convaincrez le coupable lui-même, s’il est doué de quelque raison, sinon il saura ce qu’il peut attendre dre de vous dans une autre circonstance. Mais le caractère de Boyer ne lui permettait pas de suivre cette dernière méthode : l’ardeur surabondait en lui, alors que son cœur était plus porté à l’indulgence qu’à la punition.

Tous les officiers des corps de troupes avaient reçu l’ordre de se rendre au palais. Au retour du Président, chacun était curieux de savoir ce qu’il allait dire et faire : la reunion des fonctionnaires était nombreuse. Il éclata contre la commission d’instruction publique, dont M. Viallet était le directeur, en lui reprochant sa faiblesse pour ne l’avoir pas averti de tout ce qui se passait au lycée, à sa connaissance ; il destitua tous les membres de cette commission[11], ainsi que M. Granville, directeur du lycée, et les professeurs qui seraient reconnus avoir pris part a là démonstration du jeudi. Il déclara que M. Granville était indigne de la confiance qu’il avait placée en lui, en contribuant plus que personne à égarer la jeunesse, à pervertir son esprit et ses sentimens, et que c’était surtout à lui de s’opposer au scandale démagogique dont on avait donné le spectacle dégoûtant à la capitale[12]. À ce sujet, Boyer dit, comme toujours, les choses les plus sensées sur les conséquences qui pourraient résulter de fâcheux pour le pays, par l’esprit d’anarchie que certains hommes essayaient d’y répandre, sans prévoir qu’ils en seraient des victimes, de même que ceux auxquels ils étaient opposés. Passant ensuite dans la grande salle où se tenaient les corps d’officiers, il les harangua en termes chaleureux et leur recommanda de maintenir les troupes en bon ordre et toujours prêtes à frapper les coupables qui oseraient attenter à l’existence du gouvernement national. Ces paroles furent accueillies par les militaires avec leur enthousiasme patriotique ordinaire ; ils crièrent : Vive le Président d’Haïti ! en promettant de le seconder, de lui obéir en tout ce qu’il leur ordonnerait de faire.

Mais qu’y avait-il à ordonner et à faire ? C’était la question difficile à résoudre, même pour le Président. Après avoir réuni autour de lui les sénateurs présens et quelques magistrats, il les invita à le suivre dans le pavillon situé au jardin du palais où d’autres conseils secrets avaient été tenus précédemment, et il y fit appeler aussi les colonels de la garnison, La curiosité des assistants au palais fut vivement excitée en ce moment, pour savoir quelle résolution allait sortir de cette assemblée civile et militaire. Là, Boyer demanda l’opinion de ceux qui l’entouraient, à commencer par le grand juge Voltaire. Celui-ci opina pour « la déportation à l’étranger » des hommes considérés comme les meneurs de l’affaire du 14. M. Dieudonné, doyen du tribunal de cassation, opina comme son chef hiérarchique. Mais le sénateur J.-F. Lespinasse, le premier, son collègue Audigé, ensuite, firent observer que les faits qui avaient eu lieu, aux obsèques du jeune Fruneau étaient indubitablement prévus au code pénal, qu’il y avait des tribunaux établis pour en juger les auteurs, et que les lois voulaient qu’ils y fussent traduits par le ministère public. Cette opinion était trop judicieuse, trop préférable à la première émise, pour ne pas être accueillie par Boyer ; et, sans demander celle des autres personnes, il dit au commissaire du gouvernement près le tribunal civil : « C’est à vous d’agir ; il n’y a pas autre chose à faire. » Mais remarquant aussitôt une sorte d’étonnement de la part des colonels, qui s’attendaient probablement à d’autres mesures, il leur ordonna de tenir en cantonnement actif tous les militaires de leurs corps respectifs. Immédiatement après, on sut généralement la décision qui venait d’être prise. Mais, si les opposans eurent encore quelque espoir, du moment que l’autorité publique suivait les formes légales, d’un autre côté, ils n’étaient guère rassurés par la mesure militaire qui retenait sous les armes une garnison de 5 à 6, 000 hommes.

Le ministère public ne pouvait refuser de poursuivre les individus qui avaient été dénoncés, ou à lui-même ou au général Lerebours, comme ayant été les meneurs de l’affaire du 14, ou ayant le plus poussé les cris qui décelaient une intention coupable ; il venait d’en recevoir l’ordre direct du chef de l’État, en présence de hauts fonctionnaires. Mais, personnellement, il était persuadé que cette poursuite aboutirait à un acquittement des prévenus, parce qu’il connaissait intimement l’esprit de certains juges du tribunal civil, et qu’il ne trouvait pas dans les dénonciateurs les garanties désirables pour être crus, ou dans ceux qui seraient appelés comme témoins à charge, la fermeté d’âme qui consiste à dire toute la vérité devant un tribunal ; il savait d’ailleurs comment l’Opposition agissait sur les esprits pusillanimes. Cependant, obligé d’agir, il prit sur lui d’écarter de sa poursuite tous les jeunes gens qui avaient été dénoncés, et il revit ensuite le Président à qui il déclara cette résolution, en lui représentant que ces jeunes gens ayant tous été liés d’amitié avec Fruneau qui était de leur âge, ils avaient pu être entraînés par leurs sympathies ou par l’excitation des hommes âgés, meneurs de cette manifestation aussi ridicule qu’hostile au gouvernement[13]. Il trouva Boyer parfaitement disposé à accueillir cette exception, et il né lui cacha point son opinion personnelle sur l’issue probable de la poursuite, tout en convenant que dans la situation des choses il fallait montrer que l’autorité publique était résolue à ne pas souffrir que des actes semblables se renouvelassent. En conséquence, le ministère public se borna à poursuivre huit individus prévenus qu’il assigna directement au tribunal correctionnel, dans une audience fixée extraordinairement le samedi 23 avril[14].

Ce jour-là, ainsi qu’il l’avait prévu, les dénonciateurs et les témoins à charge balbutièrent complètement ; et en dépit de ses efforts pour prouver que les cris imputés aux prévenus étaient séditieux et méritaient une punition légale, quoique n’ayant point produit sur la population de la capitale l’effet qu’ils désiraient évidemment, le tribunal les acquitta tous. C’étaient le droit et le devoir des magistrats de prononcer ainsi, du moment que la prévention ne leur paraissait pas suffisamment établie contre les inculpés ; mais le tribunal alla plus loin, en déclarant « qu’il n’y avait pas eu de cris séditieux. »

Or, le 20 avril, trois jours avant le prononcé du tribunal, une proclamation du Président d’Haïti avait constaté ce fait. Elle disait des opposans : « Dévorés par l’ambition et la soif du pouvoir, ils ont organisé une ténébreuse conjuration dont les fils semblent avoir été dirigés sur divers points de la République, mais dont le foyer paraît être dans cette capitale… Abusant du nom de cette liberté qui nous est si chère, ils ont tenté de profiter ici d’un événement particulier et déplorable pour égarer une jeunesse intéressante et remplie de généreux sentimens, mais trop facile, par son inexpérience, à se laisser entraîner à l’exaltation. Dissimulant leurs perfides intentions, ils ont voulu tirer parti d’une circonstance de deuil : au lieu du silence observé ordinairement dans un convoi funèbre, ils ont, en exaspérant les esprits, fait un appel à la sédition. Leurs vociférations et leurs cris séditieux n’ont laissé aucun doute sur le but où tendait cette manœuvre abominable… »

Ainsi, par son jugement, le tribunal correctionnel avait fait « de l’opposition » au chef de l’État qui rendait compte de l’événement à la nation ; mais son prononcé fut respecté, et le lendemain dimanche 24 avril, les troupes tenues en cantonnement purent reprendre leur train ordinaire[15].

Cependant, le Président ne pouvait être satisfait du résultat regrettable des publications qui avaient eu lieu par les journaux ; il ordonna que le Phare cessât d’être imprimé par les ouvriers de l’État, et ce journal ne put plus paraître. En même temps, une circulaire dû grand juge, adressée aux magistrats, fut publiée sur le Télégraphe du 24 : elle contenait de judicieuses réflexions sur la liberté de la presse et sur l’abus qui peut en être fait, en recommandant à la magistrature de veiller à rendre justice aux particuliers, lorsque leur réputation ou leur honneur sont attaqués par cette voie, afin de leur òter la faculté de recourir à celle des armes, par le duel, pour avoir une satisfaction que la raison condamne dans tout pays civilisé.

Après la destitution de M. Granville, la direction du lycée fut confiée provisoirement à M. V. Plésance, jeune professeur de cet établissement, qui avait été d’abord répétiteur après avoir achevé ses classes. On n’eut que des éloges à lui décerner durant les six mois qu’il remplit ces fonctions : il sut maintenir l’ordre et la subordination parmi les élèves qui avaient pris plus ou moins part aux émotions du récent événement, et les études reprirent leur cours jusqu’au retour de l’ancien directeur Granville, que professeurs et élèves regrettaient. Cette décision du Président, relative au jeune V. Plésance, fut appropriée aux circonstances et d’accord avec ce qu’il dit de la jeunesse dans sa proclamation. Que n’a-t-il pensé alors qu’il était convenable, opportun, de l’associer aux fonctions diverses de ses devanciers, pour la préparer à leur succéder avec une expérience acquise qui eût profité à la chose publique !…


L’agitation de la capitale était à peine terminée, quand Boyer apprit par M. Saint-Macary qu’il était sur le point de conclure, à Paris, deux traités avec le gouvernement français. Aussitôt, on vit paraître dans le Télégraphe du 30 avril, un article officiel qui prouvait la caducité des pouvoirs qu’il avait reçus du Président d’Haïti pour traiter avec le gouvernement de Charles X, et qui le blâmait aussi d’avoir prolongé son séjour en France au delà du terme qui lui avait été assigné. Cet article n’était ainsi rédigé, sans doute, que parce que le Président savait que, d’après les exigences du nouveau gouvernement, il lui serait impossible de ratifier les traités auxquels M. Saint-Macary souscrirait probablement, et par là il se préparait le terrain qui lui convenait. Mais, en même temps, cette déclaration officielle pouvait amener un refroidissement dans les relations entre les deux gouvernemens, puisque cet agent n’avait pas été rappelé par le Président.

Quoi qu’il en soit, c’est ici le lieu de faire connaître les instructions qu’il avait reçues en 1830.

On a vu plus avant que les trois grands fonctionnaires, d’une part, et MM. Pichon et Molien, de l’autre, avaient arrêté entre eux une convention financière en sept articles, et un traité de commerce et de navigation en vingt autres articles, sans les signer néanmoins, à cause de deux articles additionnels proposés par les fonctionnaires haïtiens et refusés par les agents français. Il s’agissait d’ajouter à la convention : « que les denrées envoyées en France par le gouvernement haïtien, pour payer l’indemnité, y seraient admises à des droits moins élevés que ceux payés par le commerce français pour les mêmes denrées ; » — ou au traité de commerce : « que les denrées d’Haïti, à l’exception du sucre, seraient admises en France à ce qu’on y appelait vulgairement les petits droits ; et en réciprocité, les vins et les huiles du crû de la France ne payeraient en Haïti que les demi-droits. »

La mission de M. Saint-Macary avait donc pour but principal de faire agréer « l’un ou l’autre de ces deux articles additionnels, » afin de donner à Haïti des facilités pour sa libération. Du reste, la République reconnaissait devoir encore à la France, 120,700,000 francs, et consentait même à en payer les intérêts à 3 pour cent l’an, ainsi qu’il en avait été déjà convenu, sauf à amortir successivement cet énorme capital. Quant au traité de commerce et de navigation, la rédaction devait en être telle, qu’elle ferait disparaître les ambiguïtés renfermées dans les formes et les clauses de l’ordonnance du 17 avril 1825. En tout ceci, certainement, le gouvernement haïtien ne proposait, ne demandait que des stipulations fort raisonnables ; et il y avait droit, par la déclaration spontanée de M. de Mackau, par la confiance qu’on avait mise dans ses paroles et ses promesses, même encore par les projets déjà préparés par les autres agents français pour arriver à une solution.

Après avoir démontré au négociateur haïtien la convenance et la nécessité d’obtenir du gouvernement français l’adoption de l’un ou de l’autre des articles additionnels, qui ferait partie intégrante de la convention ou du traité, et prévu le cas où l’un de ces actes ne pourrait être ratifié, — « ce qui entraînerait la non-ratification de l’autre, parce qu’ils étaient liés l’un à l’autre ; » le Président lui disait : « que le succès de la négociation était tout entier dans l’admission de l’un des deux articles additionnels ; » et que s’il ne pouvait obtenir ce point décisif, il devrait demander ses passeports pour revenir à Haïti.

Toutefois, Boyer ajouta dans ses instructions :

« Comme il pourrait se faire cependant que, par des combinaisons qu’il est bon de prévoir, le gouvernement français, tout en rejetant les deux articles additionnels, vous proposât des facilités équivalentes, par exemple : — que les payemens se feront en Haïti et au pair de la gourde haïtienne, ainsi qu’il avait été convenu en 1829 avec M. Molien ; ou bien encore : — que la République ne payera que le capital de sa dette, ou du moins ne payera d’intérêt que sur les annuités ou les portions d’annuité laissées en souffrance ; dans ces deux cas, je vous donne la latitude d’adhérer à l’une ou l’autre de ces combinaisons. »

Enfin, le Président avait dit à M. Saint-Macary : « Je limite à un mois la durée de vôtre séjour à Paris ; mais vous sentez trop de quelle importance il est pour les gouvernement de la République d’être informé au plus tôt de l’issue de votre négociation, pour ne pas accélérer encore votre retour, si les circonstances vous le permettent, et pour ne pas profiter, en attendant, de toutes les occasions qui se présenteront de me tenir au courant de tout. »

M. Pichon, qui venait d’Haïti où il avait discuté la convention financière et le traité de commerce et de navigation, avait paru propre à entrer en négociation à ce sujet, avec M. Saint-Macary. Mais ils étaient à peine entrés en conférence, quand la révolution de 1830 survint et rompit cette négociation.

Si, d’un côté, l’agent haïtien se voyait sans pouvoirs pour traiter avec le nouveau gouvernement de la France, de l’autre, il voyait arriver au ministère les hommes honorables qui, dans tous les temps, avaient toujours émis des opinions favorables à la cause d’Haïti. M. Laffitte, qui avait pris l’affaire de l’emprunt dans sa maison de banque, était ministre des finances ; le général Lafayette, qui avait correspondu avec Boyer, et d’autres encore, étaient assez influens auprès de la monarchie de juillet, pour que cet agent espérât mieux obtenir d’elle que de celle des Bourbons de la branche aînée, les facilités qu’il était chargé de demander pour Haïti, et même plus de faveur encore. Il n’est donc pas étonnant qu’il ait bercé le gouvernement de cet espoir, et pris sous sa responsabilité de prolonger son séjour à Paris, malgré la caducité de ses pouvoirs et le délai qui lui avait été assigné. En ne se voyant pas rappelé en Haïti, il dut se croire encore autorisé à agir ainsi.

Quant au Président, qui ne lui envoya pas de nouveaux pouvoirs ni d’autres instructions, qui ne le rappela point, sans nul doute, il agit irrégulièrement à l’égard de son agent. Mais, sans qu’il partageât l’espoir de M. St-Macary, il pouvait s’attendre néanmoins à ce que le ministère français refusât de traiter avec lui, à moins de pouvoirs nouveaux qui l’accréditeraient auprès du gouvernement issu de la révolution. Du moment que, de prime-abord, on n’opposait pas cette formalité diplomatique à M. Saint-Macary, c’était pour Boyer une présomption favorable que la République recevrait plus d’avantages dans la négociation. Mais on vient de voir, qu’informé du contraire, le 30 avril il fit désavouer d’avance la prolongation du séjour de l’agent à Paris, pour se donner la faculté de refuser la ratification des actes qu’il aurait signés, s’il y avait lieu.

Les nombreux événemens qui se passèrent en France, après la révolution, n’avaient pas permis qu’on s’occupât de suite des arrangemens à prendre avec Haïti. Cependant, vers la fin de 1830, le gouvernement français nomma une commission présidée par M. le comte Lainé, pour examiner la question. Son travail aboutit à une proposition ainsi conçue : « de réduire le solde de l’indemnité, de 120 millions à 60 millions et les 700 mille francs restant dus sur le premier cinquième, mais avec la garantie du trésor français, qui servirait l’intérêt des 60 millions à 3 pour cent, aux colons ou à leurs ayants-droit. » Cette proposition était certainement très-avantageuse pour Haïti, et l’on ne doit pas s’en étonner ; car M. Lainé fut toujours modéré et juste envers notre pays. D’ailleurs, la commission concluait ainsi à ramener le chiffre de l’indemnité, à peu de chose près, au chiffre qui avait été convenu dans la négociation de 1824, entre M. Esmangart et MM. Larose et Rouanez[16]. Mais la proposition ne fut pas adoptée, à cause de la garantie du trésor français, que le ministère ne voulut pas admettre : question qui a été si souvent agitée en France en faveur des colons, et qui fut toujours repoussée.

On reconnaît ainsi que M. Saint-Macary avait de justes raisons d’espérer qu’il obtiendrait beaucoup mieux du gouvernement de Louis-Philippe que de celui de Charles X, et que Boyer, à qui il transmettait ces renseignemens, pouvait également espérer une conclusion favorable à la République. Ce ne fut que dans les premiers mois de 1831 que M. Pichon fut encore chargé de négocier avec l’agent haïtien. Celui-ci en informa le Président, qui attendait avec anxiété ses nouvelles communications sur les conditions mises aux traités, lorsqu’il apprit ce que, dans sa candeur, cet agent considérait déjà comme très-avantageux pour Haïti : de là l’empressement mis à publier l’article officiel dans le Télégraphe du 30 avril.

En effet, le 2 avril, M. Saint-Macary signa avec M. Pichon deux traités : l’un était relatif aux arrangemens financiers, l’autre au commerce et à la navigation entre la France et Haïti. Dans le premier, toute la dette d’Haïti fut comprise ; ainsi, l’agent haïtien reconnaissait, par l’art. 1er, que son pays devait :

1° 120 millions 700 mille francs pour solde de l’indemnité ;

2e 4,848,905 francs pour les avances faites par le trésor public de France pour le service de l’emprunt ; 3o 27,600,000 francs montant des obligations non remboursées de l’emprunt, et les intérêts dus pour cette somme depuis le 31 décembre 1828, lesquels étant capitalisés jusqu’au 31 décembre 1831, formeraient à cette époque un total de 33,196,000 francs pour le capital dudit emprunt[17].

L’article 2 du traité stipula que : « le gouvernement d’Haïti s’engageait à employer annuellement, et à partir du 1er janvier 1832, à l’extinction des diverses parties de la dette ci-dessus exprimée, la somme de 4 millions de francs. »

Par l’art. 3 : « S. M. le Roi des Français consentait à ce qu’il fût affecté par préférence, au service de l’emprunt, la somme de 2 millions qui seraient versés chez les banquiers chargés des affaires de la République à Paris (J. Laffitte et C°), en deux payemens égaux, de six mois en six mois, le premier devant se faire le 30 juin 1832[18]. L’autre somme de 2 millions serait versée en deux payemens semblables à la caisse d’amortissement à Paris, pour venir, jusqu’à due concurrence, en déduction du solde restant dû sur l’indemnité ; et après le remboursement de l’emprunt, le gouvernement haïtien s’engageait à continuer le payement de l’annuité stipulée de 4 millions, et à les verser à la caisse d’amortissement jusqu’à parfait payement de l’indemnité. »

« Art. 4. Le gouvernement haïtien s’engage à rembourser, d’ici au 31 décembre 1833, tant en principal qu’en intérêts (lesdits intérêts fixés à trois pour cent), sa dette envers le trésor public de France pour les avances faites pour le service de l’emprunt. — Le premier des payemens à faire pour l’acquittement de l’indemnité aura lieu immédiatement après l’accomplissement de ces conditions. »

Et par un autre article, S. M. le Roi des Français consentait à faire acheter du gouvernement d’Haïti, des tabacs en feuilles, selon les qualités et les quantités et aux prix qui seraient convenus. Un dernier article disait que : « sous la foi des engagemens pris ci-dessus par le gouvernement d’Haïti, un traité de commerce et de navigation avait été signé le même jour, pour ne faire des deux traités qu’un seul acte. »

Mais à la suite du dernier que l’on vient de lire, M. Saint-Macary consentit à un article additionnel secret que voici :

« Tous les droits qui, avant la mise à exécution du traité de ce jour, auraient été perçus en Haïti sur le commerce et la navigation de la France, en sus de ceux déterminés par l’ordonnance du 17 avril 1825, seront restitués par les douanes haïtiennes, soit aux parties intéressées, soit, en leur absence, au consul général de France, avant l’échange des ratifications dudit traité. »

Comme on voit, cet article secret n’était autre chose qu’une clause pénale infligée au gouvernement d’Haïti et basée encore sur la malencontreuse ordonnance de Charles X, — pour avoir ordonné aux douanes de la République de supprimer, à partir du 1er janvier 1831, les demi-droits que payaient jusque-là les navires et les marchandises de la France, à leur entrée dans les ports ; car, depuis 1827 il n’existait plus de droits à prélever à la sortie.

Mais, voyons aussi l’autre traité souscrit par M. Saint-Macary, et destiné à régler les rapports politiques, commerciaux et de navigation entre la France et Haïti. Nous n’en citerons que quelques articles avec le préambule qu’il est aussi intéressant de faire connaître :

« Sa Majesté le Roi des Français et le Président de la République d’Haïti, désirant détruire à jamais toutes fausses inductions qui pourraient être tirées de l’ordonnance du 17 avril 1825, au sujet de la reconnaissance pleine et entière qu’a faite la France de l’indépendance d’Haïti, et établir sur des bases durables entre les deux pays, des rapports d’amitié, de commerce et de navigation, réciproquement avantageux, ont résolu de conclure un traité pour régler ces différens points, et ils ont fait choix à cet effet, etc.

» Art. 1er. Il y aura paix constante et amitié perpétuelle entre la France et Haïti, ainsi qu’entre les citoyens des deux États, sans exception de personnes ni de lieux[19].

« Art. 2. Les citoyens des deux États pourront, sur les territoires respectifs, aller ou séjourner, commercer tant en gros qu’en détail, effectuer des transports de marchandises ou d’argent, louer ou occuper des maisons, magasins ou boutiques : ils seront entièrement libres de faire leurs affaires eux-mêmes, ou de se faire suppléer par qui bon leur semblera, facteurs, agents ou consignataires, sans avoir, comme étrangers, à payer aucun surcroît de salaire ou de rétribution. Ils seront également libres, dans tous leurs achats comme dans toutes leurs ventes, d’établir et de fixer le prix des effets, marchandises ou objets quelconques, tant importés que destinés à l’exportation, comme ils le jugeront convenable, sauf, pour tous les cas indiqués dans ce paragraphe, à se conformer aux lois et règlemens du pays. Ils ne seront d’ailleurs assujettis dans aucun cas, à d’autres charges, taxes ou impôts, que ceux payés par la nation la plus favorisée.

» Art. 4. Les Français en Haïti et les Haïtiens en France, seront libres de disposer, comme il leur conviendra, par testament, donation ou autrement, de tous les biens qu’ils y posséderaient. De même, les citoyens de l’un des deux États qui seraient héritiers de biens situés dans l’autre, pourront succéder sans empêchement à ceux desdits biens qui leur seraient dévolus ab intestat ; et lesdits héritiers ou légataitaires ne seront pas tenus à acquitter des droits de succession ou autres plus élevés que ceux qui seraient supportés, dans les cas semblables, par les nationaux eux-mêmes. Bien entendu qu’il n’est point dérogé, par le présent article, aux lois actuellement en vigueur, ou qui viendraient à être promulguées dans l’un ou l’autre des deux Etats, quant à la possession, par des étrangers, de certaines natures de biens ; seulement, il est convenu que dans le cas où les lois limiteraient ou même interdiraient aux étrangers l’exercice du droit de propriété sur certaines natures de biens, il sera accordé aux héritiers ou légataires un délai d’un an pour disposer desdits biens, sans que la vente soit soumise à aucun droit spécial, à titre de détraction.

» Art. 7. — Les évaluations officielles d’après lesquelles seraient perçus des droits de douanes, établis ou à établir dans l’un et l’autre pays sur la valeur des produits respectifs, auront pour base les prix de la vente en gros et non les prix de la vente en détail.

« Art. 15. Les armemens des deux pays seront reçus dans les ports respectifs avec leurs prises ; ils y jouiront ainsi que leurs prises, des exemptions accordées par l’article 10 aux navires de commerce en relâche. Les prises ne pourront d’ailleurs être ni arrêtées ni saisies : les autorités locales ne pourront prendre connaissance de leur validité, ni s’opposer, sous aucun prétexte, à leur départ pour les lieux indiqués sur les commissions dont les capitaines seront porteurs, et dont ils seront seulement tenus de justifier, etc. »


Il faut que la révolution de juillet ait fait naître un singulier engouement en M. Saint-Macary, pour qu’il ait signé les traités dont on vient de lire quelques articles ; car nous cherchons vainement une excuse en sa faveur, en présence des instructions qu’il avait reçues, en considération de ses lumières et de la position qu’il occupait dans son pays, comme chef des bureaux du secrétariat des finances.

Quant au traité financier, il savait d’abord, que le gouvernement haïtien tenait à ne pas confondre ensemble la dette relative à l’emprunt et celle contractée pour l’indemnité, et que M. Molien, puis ce consul général et M. Pichon, en avaient déjà fait la séparation par deux projets ; et cependant, il consentit à les réunir dans l’article 1er. Il est vrai qu’il obtenait du gouvernement français, que la République ne payerait point d’intérêts pour l’énorme capital de l’indemnité, mais seulement pour la somme des avances faites par le trésor public de France. En cela, le nouveau gouvernement de ce pays n’était que juste envers Haïti, puisqu’il était prouvé qu’en 1824 on s’était contenté de 100 millions, et qu’Haïti n’avait accepté l’ordonnance de 1825 portant la somme de 150 millions que dans la pensée de la voir réduire au premier chiffre. Il était encore équitable de ne pas exiger d’intérêt pour l’indemnité, lorsqu’on était convaincu de l’exiguïté des ressources d’Haïti, qui avait vidé son trésor en 1826, et créé forcément alors un papier-monnaie, afin de subvenir à ses dépenses intérieures.

Et qu’avait donc fait M. Molien, en 1829, lorsque par le projet de convention de cette année, il consentit à ce que l’indemnité fût payée en Haïti, « en rescriptions sur les douanes et au pair de la gourde haïtienne, » et de plus, « à la cessation des demi-droits à l’entrée, à partir du 1er janvier 1831 ? » Le consul-général n’avait agi ainsi que par un haut sentiment d’équité, et l’on peut dire encore, par une bienveillance marquée en faveur du pays où il exerçait ses importantes fonctions ; car il savait que le pays était pauvre, qu’il y avait des embarras de toute nature, et que cependant le gouvernement haïtien avait à cœur de remplir ses engagemens.

Et après ces précédens, après que le gouvernement eut fait mettre à exécution sa résolution hautement manifestée de faire cesser les demi-droits à l’entrée, son agent consentit à un article secret du traité financier, par lequel il serait tenu de faire restituer les droits qui avaient été perçus en sus ! Qu’il y serait contraint « avant l’échange des ratifications de ce traité !… » En cédant à une telle clause, qui aurait été une humiliation pour le gouvernement, M. Saint-Macary n’avait pas seulement de l’engouement ; il était sans doute en proie à la nostalgie après un séjour d’une année en France ; car il n’ignorait pas les sentimens personnels de Boyer et l’état de l’opinion publique en Haïti.

Ce n’est pas tout. Dans le traité de commerce, il consentit encore à accorder aux Français le droit « de commercer en Haïti, tant en gros qu’en détail,  » lorsqu’il savait que les lois du pays réservaient ce privilège pour les Haïtiens, et qu’elles n’accordaient aux étrangers de toutes les nations que le commerce de consignation. Qu’importait la clause de la réciprocité en faveur des Haïtiens, en France ? M. Saint-Macary ne pouvait-il pas concevoir que c’était là une stipulation illusoire ? Cet avantage étant accordé aux Français, les autres puissances n’auraient pas manqué de le réclamer en faveur de leurs nationaux, et il aurait fallu y consentir ; et alors, les Haïtiens auraient-ils pu soutenir la concurrence avec eux tous[20] ?

Ensuite, par l’article 4 du traité qui, en cela, était politique, l’agent d’Haïti compromettait les dispositions de la constitution et celles du code civil par une convention dangereuse. Ces dispositions existaient, et cependant cet article, dans son second membre, admettait des suppositions conditionnelles pour le cas « où des lois haïtiennes limiteraient, interdiraient, viendraient à être promulguées, etc., » par rapport au droit de propriété « sur certaines natures de bien. » Les blancs ou tous étrangers quelconques ne pouvant être propriétaires de biens fonciers, ni usufruitiers à vie de tels biens, ni succéder qu’aux biens meubles laissés en Haïti par leurs parens étrangers ou haïtiens ; l’Haïtien ne pouvant disposer, par testament ou donation, que de ses biens meubles en faveur d’étrangers (art. 450, 479, 587 et 740 du code civil, corrélatifs aux art. 38 et 39 de la constitution de 1816), comment le cas aurait-il pu arriver que des Français eussent été « héritiers ou légataires de biens qu’ils ne pouvaient posséder, — » d’immeubles, par exemple, — pour qu’il leur fût accordé le délai d’un an pour en disposer ? » Ce fut une aberration de la part de M. Saint-Macary, que d’avoir engagé Haïti dans une semblable convention avec la France[21].

Par l’article 15, il en faisait presque « une colonie française, » en convenant que « les armemens français seraient reçus dans les ports d’Haïti avec leurs prises ; » et ce, pour les cas de guerre maritime. La judicieuse politique du pays avait toujours été et était encore de tenir une exacte neutralité entre les puissances belligérantes, partant, de ne pas donner accès dans ses ports à leurs corsaires ni à leurs prises ; et une telle convention n’était autre chose que la renonciation à cette politique, alors que les bâtimens haïtiens ne pouvaient, ne devaient même pas aborder une des colonies de la France où existait l’odieux esclavage des noirs et de leurs descendans. Prétendre à justifier cette convention par la réciprocité établie en faveur « des armemens haïtiens et de leurs prises, » c’était le comble de l’absurdité.

Enfin, sous le rapport dû commerce d’importation, convenir avec la France que « les évaluations officielles pour les droits à percevoir dans les douanes, auraient pour base le prix de la vente en gros et non celui de la vente en détail,  » c’était anéantir les lois existant en Haïti sur les douanes, et dénier au gouvernement le droit d’en promulguer à l’avenir, de faire des tarifs, — à moins de se soumettre aux caprices et aux prétentions de cette foule de commerçans français « en gros et en détail, » que l’article 2 du traité allait attirer dans le pays[22]. En cela, comme dans les autres stipulations, M. Saint-Macary se laissa égarer par le mirage de la réciprocité, véritable duperie pour Haïti, si elle y avait consenti.

Il faut peu de réflexions, en effet, pour reconnaître que, sous tous les rapports, il est impossible aux Haïtiens de lutter avec les étrangers de toutes les nations dans les pays étrangers, lorsqu’il leur est si difficile de soutenir cette concurrence en Haïti même : de là la nécessité de ne faire des traités de commerce que sur le principe de la nation la plus favorisée[23].

Haïti peut et doit comprendre qu’il est de son intérêt de favoriser cette branche d’industrie en tout ce qui ne peut nuire à ses nationaux, par le respect porté aux étrangers, par une entière sécurité pour leurs établissemens dans son sein, par toutes les facilités données à leurs transactions, ainsi que cela se pratiquait avant l’existence des consulats ; et alors, sa législation doit être en harmonie avec ces dispositions bienveillantes, et basée sur les principes du droit des gens.

M. Saint-Macary était si bien entré dans les vues du gouvernement français, que le roi Louis-Philippe n’hésita pas à ratifier les deux traités. On s’était fait d’ailleurs en France une idée exagérée du caractère de Boyer, en le croyant trop difficile et plus mobile qu’il ne l’était effectivement, d’après tous les projets de convention et de traité qui avaient été essayés depuis 1825, parce qu’on ne voulait pas reconnaître la nécessité où il se trouvait d’obtenir des garanties pour son pays, que l’ordonnance du 17 avril n’offrait pas. On ne prenait pas en considération non plus les susceptibilités qu’avait soulevées l’acceptation de cette ordonnance. En ratifiant les traités, le Roi des Français espérait donc lier le Président d’Haïti par le respect pour sa signature apposée à ces actes. Peu après, M. Pichon fils fut chargé de les apporter à M. Molien, consul général, qui reçut la mission de les faire accepter et ratifier : il partit de Brest sur la frégate la Junon, et M. Saint-Macary y prit passage. Ils arrivèrent au Port-au-Prince à la fin de mai.

Boyer ne pouvait hésiter à refuser sa ratification aux traités que lui remit son agent : trop de motifs s’opposaient à cette sanction. Il réunit cependant autour de lui les sénateurs présens à la capitale et les grands fonctionnaires de l’État, et tous furent unanimes à lui conseiller de persister dans son refus. Cette détermination fut communiquée à M. Molien, avec promesse d’adresser au ministère français une dépêche qui exposerait les motifs du gouvernement haïtien.

Le consul général avait déjà vu où tendait l’article officiel du 30 avril, dans le Télégraphe, et des explications verbales avaient eu lieu entre lui et le secrétaire général Inginac à ce sujet ; il en était résulté de l’aigreur entre eux[24]. Il ne pouvait accueillir le refus de ratification de la part du Président, puisqu’il avait mission, au contraire, de l’obtenir.

Il demanda et obtint de Boyer une audience privée, afin de conférer avec lui et de le persuader à cet égard. Comme le Président, M. Molien avait toutes les formes et la politesse nécessaires en pareil cas ; mais, dans la discussion qui s’ensuivit entre eux, ils finirent tous deux par s’animer, chacun à son point de vue. Boyer ne céda point à ses représentations, même fondées sur la puissance de la France et sur le peu d’égards qu’il semblait montrer pour le nouveau souverain qu’elle avait placé sur le trône. La rupture fut complète entre eux dans cette audience[25].

Le lendemain, le consul général lui adressa la note suivante :

« Président,

« Le soussigné, Consul général de France, par intérim, a ordre de demander uniquement à Votre Excellence si elle consent à ratifier les deux traités signés à Paris le 2 avril dernier par MM. Pichon et Saint-Macary.

» Le soussigné ayant eu l’honneur d’entretenir longuement hier Votre Excellence de la mission toute spéciale que le gouvernement du Roi des Français lui a confiée, et lui ayant déclaré qu’il n’a pas pouvoir de rien changer au traité définitif du 2 avril, n’a plus qu’à vous annoncer, Président, que M. Pichon fils, chargé de rapporter votre réponse, partira très-incessamment sur la frégate la Junon.

» Président, le soussigné est avec respect, de Votre Excellence, le très-humble serviteur,
Signé : Molien[26]. »

À cette note, le général Inginac eut ordre de répondre ce qui suit :

« Port-au-Prince le 4 juin 1831, au 28e de l’indépendance.

» Le soussigné, secrétaire général près Son Excellence le Président d’Haïti, est chargé d’accuser réception à Monsieur le Consul général de France, par intérim, de sa note du 2 courant, par laquelle il demande à S. E. si elle consent à ratifier les deux traités signés à Paris, le 2 avril dernier, par MM. Pichon et Saint-Macary.

» Le soussigné à l’ordre de rappeler à M. le Consul général, que S. E. lui a déjà fait connaître, dans l’audience qu’elle lui a accordée, que cette ratification n’aura pas lieu. Les motifs de la détermination du gouvernement d’Haïti seront exposés dans une dépêche qui va être incessamment remise à M. Pichon fils pour le gouvernement français.

» Le soussigné profite de cette occasion pour assurer M. le Consul général de sa haute considération.

« Signé : B. Inginac. »

Mais le même jour, M. Molien répliqua ainsi :

« Monsieur le Secrétaire général,

» Je m’empresse de répondre à votre lettre de ce jour. Les motifs que le gouvernement haïtien se propose de prêter à son refus de ratifier les deux traités définitifs du 2 avril, ne pouvant, quels qu’ils soient, être accueillis par le gouvernement de Sa Majesté, ni changer sa résolution, M. Pichon ne se chargera pas de les transmettre. Veuillez donc, Monsieur, choisir une autre occasion pour faire passer vos dépêches.

» Tout en vous exprimant pour la dernière fois, Monsieur, le regret que les relations de bonne amitié qui subsistaient depuis cinq ans entre la France et Haïti aient cessé si tôt, je me félicite en même temps que le bon droit soit resté de notre côté. Il ne me reste plus qu’à vous prier, Monsieur, de réclamer auprès de M. le Président sa protection efficace pour ceux de mes compatriotes que leurs affaires pourraient retenir encore quelque temps à Haïti, malgré mes avis pressans.

» Agréez, Monsieur, l’assurance de ma considération distinguée.

 » Signé : Molien. »

Le mot définitifs employé dans ces deux notes pour qualifier les traités du 2 avril, expliquait suffisamment la conduite du consul général en cette circonstance, car c’était dire quelles étaient les instructions qu’il avait reçues de son gouvernement ; et en affirmant que « quels que fussent les motifs du gouvernement haïtien pour refuser sa ratification à ces traités, ils ne seraient pas accueillis, » M. Molien faisait lire en quelque sorte ces instructions.

Après les différens projets débattus et même signés avec le gouvernement de Charles X, celui de la nouvelle dynastie considérait les traités du 2 avril comme le nec plus ultra des concessions qu’il fallait faire aux demandes réitérées de la République, qui se montrait si difficile. Il ne prévoyait pas, peut-être, qu’il arriverait un moment où, mieux convaincu de la justice des réclamations d’Haïti, il serait parfaitement équitable envers elle, en agissant comme il convenait à la grandeur de la France de le faire.

Quant au consul général personnellement, nous avons déjà fait remarquer qu’en avril 1829, il avait été, non-seulement équitable, mais bienveillant envers notre pays, en souscrivant le projet de convention financière de cette époque. Son refus de laisser prendre par M. Pichon fils les dépêches du gouvernement, n’était que la conséquence de la déclaration qu’il fit, « que les relations de bonne amitié cessaient entre la France et Haïti ; » et en cela encore il se conformait à ses instructions.

Mais ce qui paraît avoir été de sa part un moyen d’intimidation, pour porter Boyer à réfléchir sur l’issue que pouvait avoir la cessation des relations diplomatiques avec la France, ce fut la tentative qu’il fit auprès des Français établis au Port-au-Prince, et qui est prouvée par la fin de sa seconde note adressée au général Inginac, où il le priait « de réclamer la protection efficace du Président pour ceux de ses compatriotes que leurs affaires retiendraient quelque temps encore à Haïti, malgré ses avis pressans. » M. Molien les convoqua au consulat général et leur enjoignit de quitter le pays sans délai, à cause des éventualités qui allaient surgir du refus fait par Boyer de ratifier les traités. Contre son attente, ses compatriotes, en majorité, refusèrent péremptoirement d’obéir à cette injonction, et ils lui remirent même une protestation écrite dont ils adressèrent la copie au ministre des affaires étrangères de France. Ils alléguaient pour motif de leur résolution, qu’ayant leurs intérêts engagés en Haïti, ils ne pouvaient les abandonner par rapport à de semblables difficultés entre ce pays et le leur, difficultés qui finiraient probablement par être aplanies entre les deux gouvernemens ; et que, d’ailleurs, ils étaient assurés de la protection de Boyer pour leurs personnes et leurs propriétés, car avant l’établissement du consulat français, ils en jouissaient pleinement.

Ce fut un mécompte pour M. Molien : de le néanmoins sa sollicitude pour ses compatriotes, et la résolution qu’il prit lui-même de partir pour la France avec M. Pichon fils. Il appela du Cap-Haïtien M. Cerffber, afin de lui laisser la gérance du consulat général ; et les « relations de bonne amitié » ne continuèrent pas moins entre ce consul et le gouvernement haïtien, après le départ de son chef[27].

M. Molien était encore à la capitale, quand le Président publia, le 12 juin, une proclamation qui récapitula tous les faits antérieurs, toutes les phases des négociations suivies entre les gouvernemens d’Haïti et de France, depuis l’acceptation de l’ordonnance de Charles X. En parlant de la dernière mission de M. Saint-Macary, qui avait pour but « de demander des avantages relatifs à l’introduction de nos denrées expédiées pour notre libération, » Boyer disait :

« Cet agent avait ordre de ne séjourner qu’un mois à Paris. Il n’avait même pas été encore admis à discuter les propositions qu’il était chargé de faire, lors de la révolution qui renversa du trône la maison des Bourbons. Si, par cet événement, il fallait nécessairement d’autres pouvoirs à ce commissaire pour être en droit de continuer sa mission, on conçut ici néanmoins les plus grandes espérances sur les avantages du système libéral que devait naturellement adopter à notre égard la France régénérée. En effet, pouvait-on avoir une autre pensée, en voyant appeler à la tête du gouvernement de ce royaume les hommes remarquables qui, tant de fois à la tribune comme par leurs écrits, proclamaient des principes en faveur d’Haïti, et considéraient sous un point de vue plus élevé les relations entre Haïti et la France, condamnaient hautement les exigences du gouvernement déchu ?

» Contre cette attente, l’agent haïtien prit sur lui d’outrepasser sa mission. Il est revenu ici, après une absence de plus d’une année, apportant deux traités contenant des conditions auxquelles il n’était pas autorisé à souscrire, et que par conséquent je ne pouvais pas ratifier.

» Haïtiens ! le consul général de France, par intérim, a déclaré, à cause de ce refus de ratification, que les relations d’amitié entre la France et Haïti ont cessé. Que de réflexions cette étrange déclaration fait naître ! Le sort d’Haïti pouvait donc dépendre d’une convention signée en France par un envoyé haïtien, quel que fût le vice dont cet acte aurait pu être entaché ! Les deux traités dont il est question sont donc des traités imposés !… »

Et comme toujours en pareil cas, renouvelés si souvent, des exhortations furent faites aux Haïtiens de se tenir parés aux éventualités, aux fonctionnaires publics et aux militaires de remplir leurs devoirs envers la patrie, aux commandans d’arrondissement de se rappeler les instructions du Président d’Haïti. « Que les étrangers, que la confiance a conduits sur notre territoire, y trouvent la sécurité que la loi et notre loyauté leur ont constamment garantie. »

Cette proclamation, publiée avec pompe, excita un enthousiasme extraordinaire dans la population du Port-au-Prince. Adhérens ou opposans à Boyer se confondirent dans une exaltation patriotique ; car chacun croyait voir dans la rupture des relations diplomatiques entre les deux gouvernemens, la libération de la dette nationale contractée envers la France, qui persistait à refuser à Haïti les garanties que réclamaient sa sécurité comme pays indépendant et souverain, et son honneur et sa dignité profondément blessés par les termes et les clauses de l’ordonnance de 1825. Voilà dans quel sens il faut expliquer la joie qui éclata en cette circonstance. L’éventualité d’une guerre avec la France, loin d’attiédir le dévouement à la patrie, le ranima au contraire. Le glorieux exemple que venait de donner au monde la courageuse population de Paris servit même à produire ce résultat, et la lutte héroïque que soutenaient encore la Pologne et la Belgique contre leurs dominateurs n’y contribua pas moins, en surexcitant les esprits[28].

Depuis quelques mois on avait commencé des constructions à la Coupe ; il n’y eut qu’une pensée générale : c’était d’y fonder une ville pour être la capitale de la République, pour y transporter les objets précieux, les archives de l’État, les armes et autres choses du dépôt de guerre, afin de les mettre à l’abri d’un coup de main ; et c’est alors que le Président décida que cette ville porterait le nom de Pétion. Il ordonna à toutes les administrations de préparer les objets qu’elles auraient à y envoyer.

Le consul général de France fut témoin de tout cet enthousiasme. L’aménité de son caractère et sa bienveillance pour le pays lui avaient fait contracter des relations de société avec un certain nombre d’Haïtiens, dont la plupart se crurent obligés de les cesser immédiatement, pendant que ses compatriotes eux-mêmes résistaient à son injonction de quitter Haïti ; et il se trouvait ainsi dans une sorte d’isolement regrettable, par l’accomplissement de son devoir envers son gouvernement, lorsqu’il partit sur la frégate la Junon avec M. Pichon fils : ils arrivèrent en France à la fin de juillet[29].

Après leur départ, on publia, dans le Télégraphe du 19 juin, un article semi-officiel dans lequel le gouvernement fit connaître tous ses vrais motifs pour avoir refusé de ratifier les deux traités. Cet article résuma de nouveau les faits antérieurs, à partir même des premiers temps de la révolution jusqu’à l’acceptation de l’ordonnance de Charles X, en prouvant la légitimité de l’indépendance d’Haïti par celle des États-Unis, de la Colombie, du Mexique, du Chili, que la France n’avait pas hésité à reconnaître formellement ; il parla encore de la Grèce, de la Belgique et de la Pologne dont la résistance avait toutes les sympathies de cette puissante nation ; du langage qu’avaient toujours tenu, par rapport à Haïti, les hommes qui se trouvaient maintenant au pouvoir. Il dit du cabinet français sous Charles X : « Si ce gouvernement ou celui qui l’a remplacé pour le continuer, n’avait jamais conservé l’arrière-pensée d’exercer une suprématie quelconque sur Haïti ; s’il avait sincèrement entendu qu’elle jouît d’une indépendance réelle et absolue, comme elle en a pour toujours manifesté la volonté, pourquoi n’a-t-il pas, dans un acte solennel, proclamé à la face du monde entier sa renonciation formelle à toute espèce de prétentions sur notre territoire et à toute espèce d’influence sur nos affaires intérieures ?… » M. Saint-Macary reparaît enfin, et au grand étonnement de la nation, quoique sans pouvoirs, il rapporte deux traités frappés d’un vice radical qui entraîne la nullité, et qui ne pouvaient être acceptés, et parce qu’ils n’avaient pas été discutés par un agent compétent, et parce qu’ils renferment des dispositions que la nation rejettera éternellement : traités pourtant qu’on paraît nous imposer comme un ultimatum… Que le consul de France se rassure : Haïti saura toujours distinguer les Français de leur gouvernement… Quoi qu’il en soit, tous les peuples généreux, l’Angleterre, l’Allemagne, une partie des États-Unis, et ce peuple français lui-même si magnanime quand il ne suit que ses inspirations, applaudiront à notre détermination, parce que l’honneur national, le respect pour nos droits et notre indépendance nous l’auront seuls dictée. »

Mais ces publications ne suffisaient pas, il fallait expliquer directement au gouvernement français les motifs de la non-ratification des traités du 2 avril[30]. À cet effet, MM. Imbert, Voltaire et Inginac, en leur qualité de grands fonctionnaires, lui adressèrent une longue dépêche où ces motifs étaient entièrement exposés ; et de ce qu’ils exprimaient l’espoir qu’on avait conçu en Haïti, que ses anciens défenseurs du temps de la Restauration, arrivés au pouvoir en France où régnait maintenant un esprit libéral, auraient été plus favorables à ce jeune peuple, le cabinet français voulut bien croire que celui d’Haïti demandait la suppression de l’indemnité, tandis qu’il ne désirait qu’une réduction de cette dette et des facilités pour la payer, indépendamment d’un traité où il serait dit que « la France reconnaît la République d’Haïti comme État libre, indépendant et souverain, et renonce à toutes prétentions quelconques sur son territoire et ses affaires intérieures et extérieures. »

Nous croyons avoir prouvé, par le texte de quelques articles des deux traités et par les raisonnemens dont nous les avons accompagnés, que Boyer ne pouvait les ratifier. Mais, s’il n’avait eu que les motifs résultant de la caducité des pouvoirs donnés à M. Saint-Macary, le gouvernement français aurait dû encore les accepter ; car la faute en était à lui-même qui n’en exigea pas de nouveaux, tandis qu’il renouvelait ceux que M. Pichon avait reçus de l’ancien gouvernement, après avoir prêté serment à la nouvelle dynastie à laquelle il se rallia en sa qualité de conseiller d’État. Le respect dû à la France et à son roi ne pouvait être poussé jusqu’à l’oubli des intérêts d’Haïti, de son honneur et de sa dignité, à la violation de ses institutions par le chef qui présidait à ses destinées.

Sur le refus fait par M. Molien d’accepter la dépêche du gouvernement, le Président en chargea M. Edouard Lloyd, négociant anglais établi au Port-au-Prince, qui allait en Europe. Attaché au pays où il jouissait d’une considération méritée par sa conduite, M. Lloyd se rendit lui-même à Paris où il remit cette dépêche, en septembre, au général comte Sébastiani, ministre des affaires étrangères.

D’après les faits qui venaient de se passer à Haïti, la dépêche du gouvernement ne pouvait être que mal accueillie. Le consul général de France avait déclaré la cessation des relations de bonne amitié entre son pays et le nôtre, partant la rupture des relations diplomatiques entre les deux gouvernemens : le ministère français maintint cette déclaration. Cependant il trouva, dans les procédés usités en pareil cas entre les nations, un moyen de faire connaître sa pensée, son mécontentement au gouvernement haïtien, par ce qu’on appelle une note verbale, sans signature. Le 2 octobre, le comte Sébastiani en remit une à M. Lloyd, datée du 23 septembre, pour être expédiée à Boyer. Cette note devait nécessairement se ressentir de l’irritation du cabinet français et même du roi Louis-Philippe. Elle contenait principalement ce passage : « Sans doute, si, comme on l’insinue, l’indemnité stipulée dans l’ordonnance du 17 avril, avait été le prix de la reconnaissance de l’indépendance d’Haïti par la France, le gouvernement de Sa Majesté, autant par respect pour la liberté des peuples que par sentiment de générosité pour Haïti, aurait pu lui en faire la remise. Mais il n’en est point ainsi : la révolution d’Haïti, qui n’a d’ailleurs rien de commun avec les autres révolutions, a été marquée par la spoliation des propriétés, etc. »

Le ministre terminait par dire que, si le gouvernement haïtien voulait faire de nouvelles propositions, on lui accordait un délai de cinq mois à cet effet[31].

Quel que fût le ton général de cette note verbale, le passage que nous venons de citer n’était pas moins un hommage rendu au droit que les Haïtiens avaient eu de résister à la France, pour conserver leur liberté par l’indépendance de leur pays ; et dans l’état des choses, il faut l’avouer, le gouvernement français, prévenu contre le caractère de Boyer, et ne s’expliquant pas assez peut-être le but qu’il voulait atteindre, ne pouvait guère tenir un autre langage.

Pour être juste envers son adversaire, même son ennemi, il faut comprendre sa situation réelle comme on comprend sa propre situation.

Malgré les principes libéraux qui prévalaient en France depuis la révolution de juillet, le gouvernement de Louis-Philippe ne pouvait rompre avec tous les droits acquis aux particuliers sous le règne précédent ; il ne pouvait pas plus renoncer à l’indemnité consentie en faveur des colons, qu’abroger la loi qui accorda un milliard d’indemnités aux émigrés français, bien que les anciens membres de l’opposition, qui avaient repoussé cette dernière loi dans la discussion des chambres législatives, se trouvassent maintenant au pouvoir. Or, après l’offre spontanée d’une indemnité faite par Pétion et par Boyer lui-même ; après l’acceptation par ce dernier de l’ordonnance du 17 avril 1825 ; après la loi de répartition de cette indemnité, publiée en France ; après tous les projets de convention entre les deux gouvernemens pour le payement intégral de cette indemnité ; les anciens colons avaient un droit acquis aux yeux de leur gouvernement. Pour les convaincre et se convaincre lui-même de la nécessité d’une réduction, il fallait autre chose que des allégations d’impuissance de la part d’Haïti, que l’espoir qu’on y avait conçu à ce sujet en acceptant l’ordonnance fixant la somme à 150 millions. Mais déjà une proposition équitable avait été faite par la commission que présida M. le comte Lainé, de réduire le solde dû de 120 millions à 60 ; et il était réservé à un brave officier français, — ancien colon, — d’émettre la même opinion après avoir eu communication de documens officiels, en Haïti même, qui le convainquirent de l’exiguïté des ressources dont ce pays disposait[32].

Lorsque Boyer reçut de M. Lloyd la note verbale du ministre des affaires étrangères en réponse à la dépêche des grands fonctionnaires, il fut excessivement froissé de la forme employée et de l’expression de spoliation. Cette note, sans signature, lui parut une injure personnelle, un mépris pour le gouvernement haïtien, et le mot spoliation, un outrage à la nation[33]. Il ne se pressa pas de prendre une résolution à ce sujet, et le 20 décembre, il adressa au Sénat le message suivant :

» Citoyens sénateurs,

» L’état des négociations entre le gouvernement de la République et celui de la France est parvenu à un point qui exige enfin une détermination positive. D’après les dispositions de l’article 121 de la constitution, et dans le désir d’être constamment en harmonie avec le Sénat, je vous ai toujours communiqué la situation de nos rapports politiques avec ce gouvernement. Les changemens survenus en 1830, dans ce royaume, ont dû naturellement faire espérer ici des avantages, dans les arrangemens à conclure, en faveur de la République. Je n’ai pas négligé, en conséquence, de chercher à le porter à en reconnaître la nécessité. Aujourd’hui que le résultat des communications faites dans ce but au ministère de France m’est parvenu, je m’empresse de vous en donner une connaissance officielle.

» À cet effet, citoyens sénateurs, j’ai donné des instructions au secrétaire d’Etat, au grand juge et au secrétaire général, pour se présenter au Sénat, afin de vous communiquer les pièces y relatives. Je réclame, dans l’intérêt de la patrie, que vous me fassiez connaître votre opinion motivée sur la détermination à prendre dans l’état des choses et dans celui desdites négociations.

» J’ai la faveur, etc.
Signé : Boyer »

Parmi les documens soumis au Sénat par les grands fonctionnaires, qui lui donnèrent, d’ailleurs, toutes les explications nécessaires, se trouvait une lettre de M. Lloyd au Président, rendant compte de la manière polie avec laquelle il avait été reçu par le comte Sébastiani. Cette réception l’avait porté à croire qu’il eût pu être admis à traiter avec le gouvernement français, au nom de la République ; et M. Lloyd manifesta cette intention en demandant des pouvoirs au Président, et l’engageant à envoyer tous les fonds dont on pouvait disposer, afin de faciliter la négociation.

Mais, le 24 décembre, le Sénat répondit au message de Boyer. Il lui dit d’abord, qu’il l’approuvait d’avoir refusé sa ratification aux deux traités signés par M. Saint-Macary et d’avoir fait connaître ses motifs au gouvernement français[34]. Ensuite, il lui dit qu’il fallait considérer la note verbale du ministre de France comme ayant été écrite » sous l’inspiration des colons. » Le Sénat émit enfin l’opinion : qu’il ne fallait envoyer aucun fonds en France, comme le proposait M. Lloyd, ni charger un Anglais ou un étranger quelconque, de suivre des négociations avec son gouvernement ; que des Haïtiens seuls devaient y être employés ; qu’il se reposait sur la sagesse et les lumières de Boyer, pour discuter les intérêts de la patrie ; et qu’au surplus, les articles 155, 156 et 158 de la constitution lui donnaient les attributions de traiter avec les puissances étrangères.

On remarquera que le message du Sénat ne répondait guère à celui du Président qui lui demandait « son opinion motivée sur la détermination à prendre dans l’état des choses et dans celui des négociations. »

Quoi que pensent les rêveurs qui jalousent toujours le pouvoir des chefs de gouvernement, il est prouvé que les corps délibérans sont peu propres à diriger des négociations ; et d’ailleurs, on s’était habitué à compter réellement sur les lumières de Boyer à cet égard. Mais, dans cette circonstance, le Sénat avait un motif particulier pour lui parler ainsi. Ce corps était quelque peu mécontent d’un passage de sa proclamation du 12 juin, où il semblait rejeter sur lui et sur quelques fonctionnaires toute la responsabilité de l’acceptation de l’ordonnance de Charles X. Le Président y disait que cet acte avait été d’abord repoussé. » Cependant, dans cette circonstance, un conseil de sénateurs et des principaux fonctionnaires présens alors dans cette capitale, fut convoqué, et sur la décision motivée qui en est résultée, l’acceptation en fut résolue,  » etc. Or, ce conseil privé, comme il le constata lui-même par son procès-verbal, n’avait pas eu communication de la copie de l’ordonnance que tenait le Président ; il n’avait émis son opinion que sur des questions posées par ce dernier, et alors que tout était réglé entre lui et M. de Mackau. Voilà le motif du Sénat pour se retrancher dans ses propres attributions constitutionnelles et dire au Président d’Haïti d’exercer les siennes.[35]

Boyer, on le conçoit bien, n’ignora pas cette particularité ; et piqué de la réponse du Sénat autant que de la note verbale du ministre des affaires étrangères de France, il n’y fit répondre que le 22 juin 1832, par une note semblable rédigée avec une énergie patriotique ; on y releva l’expression de spoliation dont le ministre s’était servi[36], et il fut proposé : 1o d’annuler l’ordonnance du 17 avril 1825 ; 2o de reconnaître la République d’Haïti comme État libre, souverain et indépendant, dans un traité de paix, de commerce et de navigation sur le pied réciproque de la nation la plus favorisée ; 3o de conclure une convention pour réduire l’indemnité à 75 millions dont 30 avaient été déjà payés ; 4o de fixer à un million par an la quotité à payer pour l’indemnité, le gouvernement haïtien devant affecter aussi un autre million par an pour l’emprunt de 1825.

Cette réponse complétait, pour le moment, la rupture des relations diplomatiques entre les deux gouvernemens : elle fut envoyée à M. Lloyd pour la transmettre au cabinet français. Le consulat de France subsista à Haïti, entre les mains du chancelier qui remplaça M. Cerffber, parti pour cause de maladie, et le commerce de cette nation continua paisiblement ses transactions fructueuses, mais sur le même pied que celui de tous les autres peuples dont les navires fréquentaient les ports d’Haïti. L’ordre chronologique nous amènera à relater successivement ce qui eut lieu par la suite.


Une tournée du Président dans le département du Sud était devenue nécessaire, avons-nous dit ; et à cet effet, il avait prorogé la session législative au 10 août ; mais occupé de l’affaire des traités avec la France, il ne put entreprendre ce voyage que dans les premiers jours de juillet. Il visita d’abord l’arrondissement de Jacmel, que commandait le général Frédéric. Bien accueilli dans cette ville, dans celle d’Aquin où commandait le général Bergerac Trichet, aux Cayes, par le général Marion et la population, dans tout le Sud, enfin, Boyer se convainquit que les opposans n’avaient répandu que des bruits mensongers, comme de coutume, sur les sentimens réels des citoyens de ce département. Par rapport à la session législative, il ne séjourna que peu de temps dans chaque localité ; et bien lui valut d’avoir quitté si tôt la ville des Cayes, car, dans la nuit du 12 au 13 août, le plus terrible ouragan dont on ait gardé le souvenir se déchaîna contre cette cité qui, à cette époque, était dans toute sa splendeur. Le palais national (ancienne maison bâtie par le général Rigaud, dont les héritiers la vendirent à l’État) fut entièrement renversé : Boyer y eût probablement péri avec son état-major et une partie de sa garde. Tous les autres édifices publics et les maisons des particuliers, ou furent abîmés ou endommagés par les vents furieux ; les flots de la mer, soulevés par cette horrible tempête, envahirent la ville et montèrent à plus de cinq pieds de hauteur. Il y eut de nombreuses victimes, ainsi que dans la plaine voisine de la ville. Le Président, qui était alors à Jérémie, n’y courut pas moins de danger : sur les pressantes instances de quelques officiers de son état-major, il ne sortit du palais national, vieil édifice, que peu d’instans avant son écroulement par les efforts du vent.

Indépendamment des désastres occasionnés par ce fléau dans tout le département du Sud, des pertes que subit la récolte du café et des autres denrées, la République eut à regretter la mort du général Marion, le 20 novembre suivant, survenue par l’excès des fatigues qu’il éprouva en s’occupant, avec une activité bien louable, de faire réparer les maux de la ville des Cayes et de son arrondissement. Cet administrateur éclairé emporta également les regrets de la population qui était confiée à sa haute direction.

Revenu à la capitale, Boyer ouvrit la session législative le 14 septembre. Dans son discours d’usage, il annonça aux représentans l’infructueux résultat des négociations avec la France, en termes qui ménageaient la susceptibilité de cette puissance et de son gouvernement, et tels qu’il convenait à la dignité de celui d’Haïti de s’exprimer à cet égard. Diverses lois furent proposées par le Président, pour exempter des droits, pendant plus d’une année, les matériaux importés dans les ports du Sud ; pour exempter ses industriels, durant 1832, du droit de patentes, et ses propriétaires de l’impôt foncier ; pour ouvrir au commerce étranger les ports d’Aquin, de l’Anse-d’Eynaud, de Miragoane, du Port-de-Paix et de Saint-Marc, qui avaient été fermés en 1826. Une loi décréta la fondation d’une ville à la Coupe, sous le nom de Pétion, consacrant ainsi ce que le Président avait déjà décidé ; et enfin, une dernière loi régla le tarif des frais à percevoir dans les actes des justices de paix, afin de diminuer les charges du peuple.

Pendant qu’il était aux Cayes, Boyer avait reçu avis de quelques troubles qui semblaient menacer la tranquillité publique dans l’arrondissement de Saint-Marc. Arrivé à l’Anse-à-Veau, d’autres nouvelles lui parvinrent à ce sujet, et dès qu’il fut rendu à la capitale, il chargea le général Inginac de se porter sur les lieux, afin de s’assurer des faits et de lui faire un rapport. Ces faits provenaient de quelques propos malveillans imputés au colonel Édouard Michaud, commandant de la commune des Verrettes, et qui inquiétaient les habitans ? Le général Bonnet avait dû s’y rendre pour calmer les esprits, et y avait réussi. Mais le secrétaire général, survenant, crut qu’il s’était trop alarmé des bruits qui avaient couru, et eut le tort de manifester cette opinion publiquement en parlant aux citoyens et aux troupes ; ce qui amena un désaccord, un refroidissement entre lui et Bonnet. Celui-ci soupçonnait le général Guerrier, commandant de l’arrondissement de la Marmelade à la résidence de Saint-Michel, de n’être pas étranger aux projets qu’on supposait à E. Michaud, d’après les propos qu’on lui imputait. Il est probable qu’en tout ceci, la malveillance et le bavardage des opposans, qui se trouvaient partout, avaient beaucoup contribué à cet état d’inquiétude qui n’eut heureusement aucune suite fâcheuse[37].

Dans cette tournée du Sud, le Président apprit la mort de l’évêque Henri Grégoire, à Paris, le 28 mai. Aussitôt, il donna des ordres à tous les commandans d’arrondissement de la République, de faire célébrer dans toutes les communes un service funèbre à la mémoire du pieux philanthrope qui s’était montré un constant ami de la race noire durant le cours de sa longue vie. Ce service dut avoir lieu le même jour, au mois de septembre où Boyer devait être de retour à la capitale, afin que la nation entière se réunît ce jour-là dans le temple catholique, pour implorer le Tout-Puissant en faveur de l’âme de celui qui fit graver sur sa tombe ces paroles d’un chrétien : « Mon Dieu, faites-moi miséricorde et pardonnez à mes ennemis »[38]. Au Port-au-Prince, le service fut chanté avec pompe ; le Président, les grands fonctionnaires, le Sénat, la Chambre des communes, la magistrature, etc, et un nombre prodigieux de paroissiens y assistèrent : l’éloge funèbre de Grégoire fut prononcé par le citoyen S. Villevaleix aîné. À Santo-Domingo, le clergé déploya tout son zèle pour rendre imposante cette triste cérémonie, dans l’antique cathédrale de cette cité. Partout, enfin, elle fut digne, et du vénérable défunt et du peuple haïtien.

  1. Plusieurs élèves du lycée, pensionnaires de l’État dans les premiers temps, avaient été admis par Boyer, à leur sortie, comme éleves dans le corps du génie militaire, au grade de sergent-major pour devenir ensuite officiers. D’autres devinrent d’abord répétiteurs, puis professeurs au lycée même.
  2. Ce n’est pas le gouvernement seul qui était l’objet des articles de cet éditeur, des fonctionnaires publics, des particuliers ont eu plus d’une fois raison de s’en plaindre, et des procès ont eu lieu entre eux et lui par-devant les tribunaux.
  3. D. Inginac était très souvent en opposition avec son père, dans les matières de gouvernemant : plus d’une fois je les ai entendus discuter à ce sujet.
  4. Tome 9, page 303.
  5. Les deux commissaires du gouvernement étaient MM. Pierre André et B. Ardouin. Ils offrirent vainement à Giraudié de n’écrire que sous sa dictée.
  6. Boyer se borna à lui reprocher vivement sa légèreté et son inconséquence. Il occupait une fonction publique à Léogane, et il ne la perdit pas.
  7. Voyez le Phare du jeudi 14 aviil, no 2, le dernier de ce journal qui cessa de paraître.
  8. On lit dans le n° 19 de la Feuille du commerce du 8 mai 1831, un article écrit par l’éditeur J. Courtois où il convient que, durant la marche du convoi funèbre, il y eut des cris de : Vive la liberté de la presse ! Vivent les articles 217, 218, 38 et 39 de la constitution ! cris irréprochables. Cet aveu même implique ce qui fut imputé à cette cabale séditieuse ; car il n’y avait nulle nécessité de crier ainsi à ces obsèques de Fruneau, si les oppusans n’avaient pas des intentions coupables contre le gouvernement.
  9. Dans son journal, M. Courtois affirma qu’on avait payé pour les cérémonies du culte, mais c’était contraire à la vérité.
  10. Il y a un grand inconvénient pour celui qui écrit une histoire et qui a été acteur dans les événemens : c’est d’ètre obligé de dire ce qu’il a fait. Le moi humain peut être supposé intéressé âne pas dire la vente exactement, ou être suspect de vanité. Mais, à moins de consigner les faits dans des Mémoires, ce que l’auteur écrit sur l’histoire devient incomplet ; et si je m’arrêtais à cette considération, je ne poursuivrais pas mon œuvre, car on sait en Haïti que j’ai pris part à bien des événemens sous le gouvernement du président Boyer, et jusqu’à son renversement du pouvoir. Je réclame donc l’indulgence du lecteur pour la fausse position où je me trouve ; il restera toujours libre d’apprécier et de juger ma conduite personnelle.
  11. Une nouvelle commission fut formée sous la direction du sénateur Lespinasse : son collègue Audigé, le juge de paix Théodore et les membres du conseil des notables en faisaient partie, ainsi que le commissaire du gouvernement, B. Ardouin.
  12. Boyer avait raison de s’en prendre surtout à Granville qui aurait dû empêcher ce scandale ; mais après lui avoir reproche toutes ces choses et l’avoir destitué avec cet éclat, six mois ensuite il le rétablit dans ses fonctions de directeur du lycée dont il fut encore révoqué avec colère, à la fin de 1832. — Après sa destitution, Granville avait vainement tenté d’établir un pensionnat au Port-au-Prince (Feuille du Commerce du 8 mai 1831). On doit regretter qu’une aussi belle intelligence, un cœur aussi généreux, se soit trouve dans une si fâcheuse situation. Personne ne possédait mieux que lui le talent de l’enseignement et l’art de se faire aimer de ses éleves.
  13. À ce sujet, je pourrais citer des personnes qui vivent encore et qui ont reçu ma confidence a cette époque. Je chargeai l’une d’elles de donner un conseil utile à un jeune homme qui m’avait été dénoncé spécialement.
  14. Ces huit personnes étaient : MM. Saint-Laurent, J. Courtois, Franklin, Lingendre, Richet, Philips D’Goaws, Coppel et Giraudié. — Saint-Laurent, directeur de l’enregistrement, se cacha et partit ensuite pour les États-Unis d’où il retourna en France. À l’exception de Giraudié et de Coppel, tous les autres étaient venus de France à Haïti.
  15. Au mois de mars, le même tribunal, sur mes poursuites, avait condamné le citoyen Ramsey à un an d’emprisonnement, pour avoir outrage le Président d’Haïti à l’occasion de ses hautes fonctions, dans deux écrits publiés sur la Feuille du Commerce. Et le 25 avril, le citoyen Fouchard, professeur destitué du lycée, ayant publié aussi sur ce journal un article injurieux et outrageant pour les officiers de l’armée, je le poursuivis : le tribunal correctionnel le condamna à trois mois d’emprisonnement. Ces deux jugemens, mis à côté de l’autre, prouvent qu’il faut respecter l’indépendance de la magistrature : la garantie sociale exige ce respect.
  16. C’est-à-dire 100 millions de francs.
  17. Les intérêts capitalisés s’élèveraient à 5,596,000 francs.
  18. En sa qualité de ministre des finances, M, Laffitte assurait ainsi à sa maison de banque le payement de l’emprunt dont elle s’était chargée. Du reste, cet honnête homme resta constamment un chaud défenseur de la cause d’Haïti.
  19. Néanmoins, les Haïtiens devaient s’abstenir d’aller dans les colonies françaises.
  20. Il aurait fallu accorder la même faveur à tous les étrangers, sous peine de vouloir replacer Haïti, à leurs yeux, sous la condition de colonne française ; et ils auraient eu raison de juger ainsi.
  21. L’interprétation diplomatique serait survenue ensuite ; on nous aurait dit : « Vous avez admis la possibilité du fait dans un traite obligatoire pour vous, or, voici un cas qui se présente (un legs testamentaire, nul de droit) : donc le fait peut continuer a exister. » Et qu’on n’oublie pas qu’Haïti était débitrice à peu près insolvable !
  22. On avait remarqué sans doute que le tarif de la loi de 1827 portait l’évaluation du prix moyen à un taux élevé, et l’on voulait contraindre le gouvernement haïtien à le reformer. Mais alors et à toujours, plus d’indépendance pour Haïti !
  23. La France ne pouvait raisonnablement nous blâmer de vouloir assurer une protection efficace à nos nationaux, en leur réservant les privilèges établis de tout temps en leur faveur ; car la France est bien le pays de la protection pour toutes les industries nationales.
  24. Avant cela même et à propos de l’affaire Fruneau, des malveillans avaient imputés M. Molien d’avoir exprimé des sentimens hostiles au général Inginac. C’était une perfidie des opposans qui voulaient les diviser.
  25. Boyer a dit en ma présence que, dans cette audience, M. Molien semblait vouloir l’exposer à commettre sur sa personne la même injure que le dey d’Alger se permit sur le consul de France. Il tenait a la main un rouleau de papier, et gesticulant comme d’habitude, il tiouva que le consul s’approchait trop de lui, sur le sopha où ils étaient assis. Mais M. Molien se respectait trop pour avoir en une telle intention : évidemment, Boyer était dans l’erreur.
  26. On ne peut disconvenir que cette note est pleine d’égards pour Boyer, même après leur discussion si vive de la veille.
  27. Si M. Cerffber cessa de corresponde officiellement avec le gouvernement (ce que j’ignore), il ne continua pas moins à jourir de tous les égards dus à sa personne et à son rang.
  28. La capitale fut spontanément illuminée. Le sénateur J.-F. Lespinasse se distingua par un transparent sur lequel on lisait : Indépendance ! Souveraineté ! Assez longtemps nous avons gémi sous le fouet des colons !
  29. Quand Boyer vint à Paris où il mourut en 1850, M. Molien le visita et lui témoigna toute son estime : il en fut parfaitement accueilli.
  30. Il faut convenu que le mois d’avril a été peu favorable dans les transactions entre Haïti et la France. L’ordonnance de Charles X a été signée dans ce mois ; les premiers projets de convention et de traite signés par M. Molien ont été faits en avril 1829 ; les deux autres, discutes par lui et M. Pichon, ont été redigés en avril 1830 ; et les traités conclus par M. Saint-Macary, en avril 1831. Aucun de ces actes n’a convenu pour la bonne entente entre les deux pays.

    M. Saint-Macary resta dans une sorte de disgrâce pendant environ deux ans, et fut appelé en 1833 à la direction du lycée national ou il se montra dévoué, capable et propre à une fonction aussi importante. Cet établissement prospéra sous son intelligente direction. Il mourut en 1837.

  31. M. Frédéric Martin, dont j’ai parlé dans une note de la page 30, étant employé aux archives du ministère de la marine, apprit qu’il était question d’envoyer une expédition contre Haïti, après le retour en France de MM. Molien et Pichon fils. Il rédigea un mémoire qu’il présenta à l’amiral de Rigny, ministre de la marine, dans le but d’éclairer le gouvernement français sur la situation que l’ordonnance du 17 avril 1825 avait faite à Haïti, sur la bonne foi de Boyer qui avait compromis sa popularité pour servir son pays. Il y disait qu’il fallait, ou réduire l’indemnité à 100 millions comme on en était convenu en 1824, ou abaisser les droits sur les cafés d’Haïti, afin de faciliter ses payemens et de contenter les Haïtiens ; il appuya son opinion par des chiffres pour prouver les pertes faites sur la vente des cafés en France. M. Frédéric examina les conséquences des deux hypothèses, ou d’une expédition de troupes pour envahir Haïti, ou d’un blocus de ses ports, et osa dire que le gouvernement français ne réussirait pas ; que les petites propriétés de 5 carreaux de terre délivrées aux Haïtiens les attachaient désormais au sol de leur pays qu’ils defendraient à outrance ; que le temps était passé où l’on pouvait espérer de semer la division entre eux, etc. Le 21 septembre, l’amiral de Rigny lui écrivit une lettre dans laquelle il le complimenta sur son mémoire, en lui disant qu’il l’avait soumis à M. Casimir Perier, président du conseil des ministres.

    M. Frederic m’a fait lire, à Paris, cette lettre et son mémoire, et je puis dire qu’un Haïtien n’aurait pas mieux plaidé la cause de la République que ce loyal Français, qui s’y était fait estimer par sa conduite durant un séjour de dix années. Ce serait donc après cette démarche, que le ministère aura résolu d’ecrire la note verbale au gouvernement haïtien ; et en même temps, le ministère de la marine expédia à Haïti le brig de guerre le Cuirassier, commandé par M. de Bruix, pour s’assurer si les Français jouissaient réellement de sa protection.

  32. M. l’amiral A. Dupetit-Thonars, alors capitaine de vaisseau, dans sa mission à Haïti en 1835, le même personnage qui y vint en 1821.
  33. On croira difficilement que, malgré son instruction, Boyer ignorait les formules diplomatiques : il ne possédait pas un seul ouvrage traitant de ces matières. Mais M. S. Villevaleix, chef des bureaux du secrétariat général, lui en présenta un où il trouva que la note verbale était ordinairement employée dans le cas de rupture des relations diplomatiques, et qu’on pouvait y repondre par une note semblable : ce qui le porta à s’apaiser. Cette anecdote ne me semble pas indigne de l’histoire.
  34. En juin, le Sénat n’était pas assemblé en majorité ; mais en décembre, il était en session législative.
  35. Je connus cette particularité par le respectable sénateur F. Dubrenil, des Cayes, qui m’honorait de son amitié.
  36. « Spoliation. Action par laquelle on dépossède par violence ou par fraude. »

    Certainement, en expulsant les colons de notre sol, en massacrant une partie d’entre eux, en confisquant leurs biens, il y a eu de notre part dépossession violente. Mais, qui nous avait fait gémir durant deux siècles, qui avait provoqué l’expédition de 1802, qui commit contre nous tant d’actes de violence atroce ? Ne sont-ce pas les colons ? La moralité restait du moins de notre côté, quand nous offrions une indemnité raisonnable pour leurs biens. Peut-être Boyer se fâcha trop cause du mot de spoliation ; car, du reste la note verbale rendit hommage à nos droits comme nation. Mais il insistait toujours à considérer l’indemnité comme le prix de la reconnaissance de notre indépendance. S’il en était ainsi, il y aurait eu moins d’honneur pour nous d’y avoir consenti.

  37. Voyez les Mémoires d’Inginac, pages 83 et 84.
  38. La tombe de l’ancien évêque de Blois est au cimetière du Sud ou du Mont-Parnasse, à Paris : sur une pierre, on lit son nom et les paroles citées ci-dessus.