Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 10/5.7

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Dezobry et E. Magdeleine, Lib.-éditeurs (Tome 10p. 312-358).

chapitre vii.

Le gouvernement française envoie à Haĩti, MM.de Las Cases et Baudin chargés de négocier avec le gouvrnement de la République, d’après les propositions faites par Boyer 1833. — Ils entrent aussitôt avec les plempotentiaires nommés par le Président. — Phases diverses de la négociation. — Un traité politique et un traité financier sont conclus et signés : le premier, reconnaissant la République d’Haïti comme Etat libre, indépendant et souverain ; le second, fixant le solde de l’indemnité due à la France ; à 60 millions de francs payables en 30 ans, etc. — Boyer ratifie les traités, le Sénat les sanctionne. — Les sommes nécessaires au payment de l’annuité de 1838 et celles qui sont destinées à l’emprunt sont embarquées. — MM. de Las Cases et Baudin retournent en France. — MM. B. Ardouin et S. Villevaleix aîné sont envoyes avec eux et chargés de l’échange des ratifications des traites, etc. — S M. le Roi des Français les ratifie. — Retour des envoyés d’Haïti au Port-au-Prince. — Message du Président d’Haïti au Sénat et publication officielle des traites du 12 févriers.


Enfin, après un quart de siècle passé en négociations suivies plus ou moins régulièrement entre la France et Haïti, la France se décida à reconnaître l’existence politique de son ancienne colonie, de la seule manière qu’il convenait à la raison, à la justice, au droit public des nations, et à son rang parmi les puissances civilisées. Mais, que d’efforts employés par elle, dans ce long intervalle, pour y rétablir sa souveraineté, soit sous une forme absolue, soit indirectement ! Et du côté d’Haïti, quelle patience, quelle persévérance ne fallut-il pas mettre en œuvre pour arriver à obtenir la consécration définitive de ses droits comme État libre, indépendant et souverain ! Ces difficultés incessantes, furent-elles uniquement le résultat du regret éprouvé par cette ancienne métropole, de la perte d’un pays qui l’avait enrichie par ses produits, qui entretenait entre elle et lui un grand commerce, une navigation considérable ? Non ! Elles furent occasionnées par les préjugés nés du système colonial fondé par l’Europe en Amérique. C’est que la race noire qui dominait à Haïti, qui en avait exclu les hommes de la race blanche, ne paraissait pas digne des mêmes avantages dont jouissaient les habitans des colonies émancipées dans les mêmes contrées. Les États-Unis de l’Amérique septentrionale, à peine constitués indépendans de la Grande-Bretagne, avaient vu toutes les puissances européennes s’empresser de reconnaître leur existence politique. Il en fut de même des États formés dans l’Amérique méridionale, bien que leur indépendance de l’Espagne eût pris naissance après celle d’Haïti, et que la plupart d’entre eux n’avaient pas une situation aussi régulière et consolidée par des institutions civiles el politiques, qui la portèrent à marcher constamment dans les voies tracées par le droit des gens.

Quoi qu’il en soit, le ministère français présidé par M. le comte Molé, choisit M. le baron E. de Las Cases, membre de la chambre des députés, et M. C. Baudin, capitaine de vaisseau, pour venir à Haïti en qualité de plénipotentiaires de Sa Majesté Louis-Philippe, Roi des Français, afin de régler et terminer toutes les questions pendantes depuis si longtemps entre la France et la République. Partis de Brest le 29 novembre 1837 sur la frégate la Néréide, ils s’arrêtèrent quelques semaines à la Martinique où ils prirent connaissance de la proclamation du Président d’Haïti, du 22 octobre, et des messages échangés entre lui et le Sénat, publiés sur le Télégraphe du 12 novembre. Ces divers actes leur prouvèrent qu’ils étaient attendus. Le dimanche 28 janvier 1858, la Néréide jeta l’ancre dans la rade du Port-au-Prince.[1] Aussitôt, un officier de la frégate et M. J. P. Vaur vinrent au port : ils furent conduits au bureau de la place et de là à l’hôtel du secrétaire général Inginac. M. Vaur était porteur d’une lettre adressée au Président par les deux plénipotentiaires avec la copie de leurs pleins-pouvoirs ; ils demandaient une audience à Boyer. M. Vaur ne voulut remettre cette dépêche, ni au colonel Victor Poil, commandant de la place, ni au secrétaire général ; il fut accompagné au palais avec l’officier de marine. Le Président les reçut avec affabilité et fit répondre à MM. de Las Cases et Baudin, qu’il les recevrait le lendemain dans l’après-midi.

À l’heure prescrite, ces agents arrivèrent au palais où ils trouvèrent Boyer entouré du général Inginac, du général Voltaire, grand juge, et des colonels de la garde et autres officiers[2]. Le Président leur fit un accueil des plus gracieux et répondit aux complimens que lui adressa M. de Las Cases, chef de la mission en sa qualité de membre de la chambre des députés. Après l’échange d’assurances données de part et d’autre, qu’on était disposé à arriver à une conciliation des intérêts de la France et de ceux de la République, les plénipotentiaires furent accompagnés, dans la même voiture qui les avait reçus sur le quai, au consulat français qui était géré en ce moment par M. Cerffber. Là, M. de Las Cases remit au lieutenant Deluy, aide de camp, un billet confidentiel pour le Président à qui il demandait une audience en particulier, afin de lui faire connaître intimement les intentions de son gouvernement ; il lui écrivit même que l’article 1er du traité à conclure porterait « la reconnaissance de la République d’Haïti par la France, comme État indépendant, sans aucune condition. » M. de Las Cases dit encore à l’aide de camp, qu’en voyant Boyer, il avait conçu pour lui autant de respect qu’il en portait au Roi des Français. Ces paroles furent rapportées fidèlement au Président qui consentit à recevoir M. de Las Cases en particulier, le lendemain dans la soirée.

Mais il avait fait inviter le général Inginac, les sénateurs Frémont, Labbée et B. Ardouin, et M.S. Villevaleix aîné, chef dés bureaux de la secrétairerie générale, à se rendre au palais dans la matinée du 30. Il leur dit qu’il les choisissait comme plénipotentiaires pour traiter avec ceux du roi des Français[3]. Déjà, par ses ordres, M. E. S. Villevaleix jeune, son secrétaire particulier, désigné pour être celui des plénipotentiaires haïtiens, avait préparé le projet des pleins-pouvoirs et des instructions qui leur seraient donnés. Lecture en fut prise, ainsi que de la lettre de MM. de Las Cases et Baudin, du billet confidentiel du premier, et de leurs pleins-pouvoirs.

D’après ce qui s’était passé en 1825 et dans les négociations subséquentes, dans lesquelles le Président était souvent intervenu pour discuter personnellement avec les agents français, en l’absence des négociateurs haïtiens ; voyant en outre que M. de Las Cases, par son billet confidentiel, essayait d’ouvrir une négociation particulière, et que Boyer allait l’entendre dans la soirée du 30 ; le sénateur Ardouin crut devoir proposer qu’une discussion eût lieu en présence du Président, sur chacun des points des instructions auxquelles lui et les autres plénipotentiaires devaient se conformer, afin qu’ils fussent bien pénétrés de sa pensée et de ses désirs, et que cette négociation, qui semblait devoir être la dernière, ne fût pas entravée par des malentendus. Boyer ayant admis cette proposition, la discussion fut ouverte.

Les instructions portaient : 1o  sur la forme à donner à la reconnaissance, par la France, de la République d’Haïti comme État libre, indépendant et souverain ; elles disaient, en outre, que S. M. le Roi des Français renoncerait, pour lui, ses héritiers et successeurs, à toutes prétentions sur Haïti ; 2o  quant aux clauses de la convention ou traité de commerce, on devait admettre toutes celles qui, précédemment adoptées dans les projets qui avaient eu lieu, ne seraient pas contraires aux institutions politiques, aux lois de la République et aux intérêts nationaux : sa durée pourrait être de dix à quinze ans au plus ; 3o  à l’égard du chiffre à fixer pour solde de l’indemnité, les plénipotentiaires devaient persister dans la proposition de le réduire à 45 millions de francs, s’efforcer de l’obtenir ainsi, payable en 45 ans, par délégation sur les douanes haïtiennes, par lettres de change ou en espèces monnayées, à la convenance du gouvernement de la République. — Le principe d’être traité, réciproquement, en matière de commerce, sur le pied de « la nation la plus favorisée, » était inséré aussi dans ces instructions. À ce sujet, M. S. Villevaleix aîné, émit l’opinion qu’il pourrait être repoussé par les plénipotentiaires français, pour ne pas favoriser l’entrée en France des cafés d’Haïti, à moins d’obtenir des avantages commerciaux dans la République, par cela seul que les cafés de l’Inde jouissaient déjà d’une grande faveur[4]. Mais le sénateur Ardouin lui fit observer que cette faveur accordée en France aux cafés de l’Inde n’était point établie dans un traité, mais par une loi dont le but était de promouvoir la grande navigation, de former des marins, puisque les navires français seuls étaient admis à les importer avec cette modération de droits ; qu’ainsi les plénipotentiaires de la France ne pourraient rien arguer contre le principe dont s’agit, qui n’allait accorder aucune faveur aux cafés d’Haïti. Cette discussion amena un changement dans la rédaction des instructions ; car il fut résolu qu’Haïti ne demanderait aucun avantage sous le rapport du commerce et de la navigation, ne voulant en accorder aucun non plus, afin de traiter également toutes les nations commerçantes dans ses ports[5].

Comme il en était convenu, Boyer reçut M. de Las Cases dans la soirée du 30, et passa deux heures à causer avec lui : nous venons de dire quel devait être le sujet de cet entre lien[6].

Dans la matinée du 31, les plénipotentiaires haïtiens se réunirent chez le général Inginac, et notifièrent leurs pouvoirs à MM. de Las Cases et Baudin. Il fut convenu entre eux, qu’à la première séance, on se bornerait à l’échange des pouvoirs, à entendre les plénipotentiaires français qui venaient répondre à des propositions formulées depuis cinq ans par le gouvernement haïtien, à prendre note de ce qu’ils diraient contre ces propositions pour être examiné, afin d’être d’accord sur les réponses à faire en engageant les discussions : le grand nombre de cinq négociateurs, du côté d’Haïti, semblait exiger ces précautions. Il fut répondu à leur notification de pouvoirs, que MM. de Las Cases et Baudin désiraient que les conférences s’ouvrissent dès le lendemain matin.

On se réunit, à cet effet, à l’hôtel de la secrétairerie d’État qui, placé au fond d’une cour, et n’étant pas habité par M. Imbert, offrait plus d’avantage pour les conférences. Après l’échange des pouvoirs respectifs, M. de Las Cases lut le préambule d’un traité unique qui devait contenir la reconnaissance de notre indépendance, et les consentions relatives au solde (à fixer) de l’indemnité el au commerce : l’ordonnance de 1825 y était mentionnée. Puis il lut le 1er article de ce projet, ainsi conçu : « Il y aura paix constante et amitié perpétuelle entre la France et la République d’Haïti, dont S. M. le Roi des Français reconnaît expressément l’indépendance. »

Selon ce qui avait été convenu entre les plénipotentiaires haïtiens, ils devaient laisser continuer la présentation de toutes les propositions des plénipotentiaires français ; mais le général Inginac entama aussitôt la discussion, et sur le préambule et sur cet article 1er, en demandant que deux traités, l’un purement politique, l’autre financier, réglassent toutes les questions entre Haïti et la France, et qu’il ne fût point fait mention de l’ordonnance de 1825, source de toutes les difficultés entre elles depuis treize ans. Tous ses collègues appuyèrent sa proposition. MM. de Las Cases et Baudin se levèrent pour l’examiner en particulier ; et après avoir délibéré entre eux, ils l’adoptèrent, à la grande statisfaction des plénipontentiaires haïtiens. On rédigea immédiatement le préambule du traité politique, à peu près comme il a été publié.

M.S. Villevaleix proposa une autre rédaction que celle présentée pour l’art. 1er, et fut appyé par le général Inginac. Le sénateur Ardouin, ayant remarqué que ses collègues ne parlaient point de la clause « de la renonciation, par S. M. le Roi des Français, pour lui, ses héritiers et successeurs, à toutes prétentions de souveraineté sur Haïti, » — clause portée dans les instructions dont lecture avait été donnée en présence de Boyer qui paraissait y tenir beaucoup, — il proposa de l’insérer dans cet article. MM. de Las Cases et Baudin objectèrent que cette clause « pourrait entraîner pour l’avenir des difficultés, » et le général Inginac et M. S. Villevaleix adhérèrent à cette objection, à la grande surprise du sénateur Ardouin qui insista sur sa proposition, en disant que c’était pour se conformer aux instructions du Président d’Haïti. Il ne fut pas moins surpris d’entendre ses deux collègues dire, qu’il y avait erreur de sa part. Accusé ainsi de légèreté, il exigea la lecture de cette partie des instructions et reconnut que cette clause de renonciation avait été effectivement retranchée, mais à l’insu des troi sénateurs[7]. Toutefois, les instructions portaient que S. M. le Roi des Français devait reconnaître, pour lui, ses héritiers et successeurs, la République d’Haïti comme État libre, indépendant et souverain. » Les plénipotentiaires français délibérèrent entre eux un moment à ce sujet, et acceptèrent la rédaction de l’art. 1er dans cette forme.

L’art. 2 fut admis sans discussion. M. de Las Cases demanda alors si les plénipotentiaires haïtiens désiraient autre chose ; ce qui porta M. S. Villevaleix à proposer un troisième article : « Les ministres publics que la République pourra accréditer auprès de S. M. le Roi des Français, jouiront des mêmes droits, immunités et prérogatives dont jouissent en France les ministres publics, de même classe, des États avec lesquels la France a des traités. » MM. de Las Cases et Baudin ne contestèrent pas le principe de cette proposition ; mais ils firent remarquer, avec raison, que la République, étant reconnue comme « État indépendant et souverain, » avait un droit parfait à l’envoi de tous agents diplomatiques en France et auprès de toutes autres puissances ; cependant, ils demandèrent à réfléchir sur « l’opportunité » d’un tel article dans le traité.

L’article final, relatif aux ratifications et à leur échange, fut ensuite convenu, sauf le lieu où cet échange devait s’effectuer.

Ayant ainsi réglé ce qui concernait le traité politique, les plénipotentiaires français proposèrent deux articles pour le traité financier, en fixant le solde de l’indemnité à 70 millions de francs payables, en 20 ans et par séries de 5 années : la première, à 2 millions chaque année ; la seconde, à 3 millions ; la troisième, à 4 millions ; la quatrième, à 5 millions. Lesdites sommes seraient payées dans les trois premiers mois de chaque année, et versées à Paris en monnaie de France, à la caisse des dépôts et consignations. Le payement de 1838 s’effectuerait immédiatement, en y joignant les 700 mille francs restant dus sur le premier cinquième de l’indemnité.

La première conférence se termina de cette manière, sans aucune discussion de la part des plénipotentiaires haïtiens qui se bornèrent à prendre note de cette proposition. Il était évident que le traité financier allait en occasionner plus que l’autre, à cause du solde de l’indemnité et du mode de sa libération. En conséquence, ils se rendirent au palais, dans l’après-midi du 1er février, afin d’informer le Président de ce qui s’était passé. S’il fut très-satisfait des clauses du traité politique, qui donnait enfin raison aux justes réclamations du gouvernement et du peuple haïtien, Boyer éprouvait une véritable anxiété par rapport au chiffre de 70 millions, que MM. de Las Cases et Baudin avaient dit être celui fixé par leurs instructions : ce qui était réel[8]. En vain les plénipotentiaires haïtiens lui demandèrent l’autorisation d’aller au delà de celui de 45 millions qu’il avait proposé et payable en 45 ans, en lui exposant qu’il n’avait certainement pas entendu notifier en cela un ultimatum au gouvernement français. M. S. Villevaleix, le premier, opina pour proposer 60 millions, et ses collègues l’appuyèrent pour déterminer Boyer qui finit par consentir, quoiqu’à regret, disait-il, mais pourvu qu’on s’efforçât d’obtenir ou 50 ou 55 millions, payables en 30 années au moins. Son consentement fut verbal, mais sa ratification devait tenir lieu de nouvelles instructions écrites.

Dans la soirée, M. de Las Cases entretint également le Président de l’objet de la première conférence ; et il continua à agir ainsi après toutes les autres, pour faire marcher la négociation directement avec lui, autant pour en obtenir une décision qui la terminerait, que pour se vanter ensuite d’avoir tout réglé entre eux[9].

À la 2e conférence, qui eut lieu le 2 février, les plénipotentiaires français reproduisirent leurs observations à propos de l’article relatif aux « ministres publics » ; et après diverses considérations présentées par les plénipotentiaires haïtiens, ils consentirent à son insertion dans le traité politique dont il aurait formé le 3e article, sauf à adopter une dénomination plus générique, disaient-ils, que celle de « ministres publics. » Puis ils proposèrent un article qui devait être le 4e, mais qui resta le 3e du traité, — celui où il est question de « consuls, » et d’un traité spécial à conclure plus tard pour régler, entre la France et Haïti, les rapports de commerce et de navigation sur le pied de la nation la plus favorisée. M. de Las Cases, particulièrement, fit valoir « la grandeur, l’immense étendue de cette concession de la part de la France, tandis qu’elle n’aurait aucune réciprocité de la part d’Haïti, à cause des lois restrictives qui y existent à l’égard des étrangers, etc. » Le sénateur Ardouin lui fit observer, au contraire, que cet article produirait « des effets plutôt favorables au commerce français qu’au commerce haïtien, qui ne se trouvait pas dans une position à pouvoir en profiter. » Un 5e article, devenu le 4e relatif à l’échange des ratifications à Paris dans un délai de trois mois, fut alors définitivement adopté.

On passa ensuite à la discussion du solde de l’indemnité, les plénipotentiaires français l’ayant fixé à 70 millions de francs, d’après leurs instructions. Il nous est impossible de produire ici tous les argumens employés par les plénipotentiaires haïtiens pour faire accepter le chiffre de 45 millions, ni ceux énoncés par MM. de Las Cases et Baudin pour s’en tenir à leur proposition. Le général Inginac avait fait demander aux archives de la Chambre des communes tous les comptes généraux de la République depuis 1817, de même qu’il avait fait à l’égard de M. Dupetit-Thouars. On les soumit aux plénipotentiaires français, après que M. S. Villevaleix eût proposé 50 millions. Ils demandèrent que la conférence fût remise au lundi 5 février, et on leur offrit ces comptes généraux pour être examinés dans l’intervalle ; ce qu’ils acceptèrent volontiers. Si l’offre faite de 50 millions dut les porter à espérer que les plénipotentiaires haïtiens finiraient par consentir au chiffre de 70 millions que le ministère français avait fixé, disaient-ils, pour compléter avec le premier cinquième, déjà payé, celui de 100 millions qui avait été consenti en 1824 par MM. Larose et Rouanez, de leur côté les plénipotentiaires haïtiens espéraient aussi que l’examen attentif des comptes généraux les convaincrait de l’exiguïté des ressources de la République, et qu’ils accepteraient 60 millions qu’on était décidé à proposer en dernier lieu[10].

Boyer ne se trouvant pas en ville ce jour-là, ce ne fut que dans la matinée du 3 que les plénipotentiaires haïtiens le virent et lui dirent ce qui avait eu lieu la veille ; il partagea leur espoir. Mais, dans l’après-midi, il reçut de MM. de Las Cases et Baudin une lettre par laquelle ils lui disaient que, d’après la discussion du 2, ils reconnaissaient qu’il serait impossible de s’entendre ; que leurs instructions étaient positives au sujets des 70 millions et qu’ils ne pouvaient consentir à moins. Le Président manant aussitôt les plénipotentiaires haïtiens pour leur communiquer cette lettre ; ils l’engagèrent à ne pas céder sur ce chiffre, à laisser marcher encore la négociation : ce qui fut résolu.

À l’ouverture de la 3e conférence, le 5 février, M. de Las Cases revint sur le 2e article du traité politique disant : « Il y aura paix constante et amitié perpétuelle entre la France et la République d’Haïti, ainsi qu’entre les citoyens des deux États, sans exception de personnes ni de lieux. » Il demanda que le République prit l’engagement d’interdire, aussi longtemps que le gouvernement français le jugerait nécessaire, tout rapport entre les navires et les citoyens haïtiens et les colonies françaises. M.S. Villevaleix, au nom de ses collègues, y consentit moyennant la réciprocité ; c’est-à-dire qu’il fût interdit aux navires et citoyens des colonies françaises de venir dans les ports d’Haïti. M. Baudin, en y adhérant comme son collègue, fit observer cependant que celle interdiction ne devrait pas s’étendre aux navires français qui, venant des ports de France ou d’autres lieux auraient touché aux colonies françaises avant de venir à Haïti. Le général Inginac et le sénateur Ardouin répondirent qu’il en était ainsi déjà, et rappelèrent que le Président d’Haïti, par une proclamation publiée en 1823, avait interdit toutes relations entre les citoyens et les navires haïtiens et les diverses colonies des Antilles, à l’exception des îles de Saint-Thomas et de Curaçao, sur la demande expresse de leurs gouverneurs. Les plénipontentiaires français, en admettant la réciprocité, déclarèrent qu’ils n’entendaient pas faire de leur demande l’objet d’un nouvel article du traité politique, mais seulement obtenir une promesse à cet égard, consignée dans les procès-verbaux des conférences : ce qui fut consenti, après que le sénateur Frémont eût exprimé le vœu ardent en faveur de la liberté des esclaves des colonies françaises, dont la malheureuse position était la seule cause de ce débat.

Après ce débat, survint la continuation de la discussion relative au chiffre du solde de l’indemnité. Toutes les argumens employés de part et d’autre furent repris et développés de nouveau pendant cette séance de cinq heures. Les plénipontentiaires haïtiens prirent tous part à cette descussion, en invoquant leur bonne foi par la communication qu’ils avaient donné des comptes généreux, dont l’examen avait dû convaincre leurs adversaires des ressources excessivement bornées de la République ; ils maintinrent le chiffre du solde à fixer, à 50 millions. Mais, de leur côté, les plénipontentiaires français semblaient être liés par leurs instructions pour exiger les 70 millions ; et ceux de la République pensèrent qu’ils ne pouvaient guère consentir au chiffre de 50 millions, et que, pour qu’ils acceptassent celui de 60 millions qui n’avait pas encore été offert, il fallait qu’ils prouvassent à leur gouvernement qu’ils avaient employé les argumens les plus propres à justifier leur conduite par cette adhésion ; car eux-mêmes voyaient bien que leurs adversaires étaient disposés à accorder plus que 50 millions, et ils demandèrent que la 4e conférence fût renvoyée au mercredi 7 février. Dans l’après-midi du 5, les plénipotentiaires haïtiens allèrent entretenir Boyer des débats qui avaient eu lieu : il parut soucieux de ce que la négociation n’avait ainsi fait aucun pas en avant, malgré l’espoir qu’ils lui donnèrent.

MM. de Las Cases et Baudin avaient eu l’attention de faire une visite à chacun des plénipotentiaires haïtiens, après la 2e conférence : ces derniers allèrent ensemble la valeur rendre, le 6, au consulat français. Il fut convenu entre eux qu’ils essayeraient de traiter amiablement de la seule question qui les divisait, du chiffre du solde de l’indemnité. À cet effet, pendant que le général Inginac entretenait M. Baudin plus particulièrement de cet objet, ses collègues s’attachaient à convaincre M. de Las Cases. Le général Inginac déclara à son enterlocuteur que l’on était disposé à consentir à 60 millions, bien qu’on eût tenu au chiffre de 50 millions dans la conférence de la veille. Il lui exposa les motifs politiques qui portaient le gouvernement haïtien à désirer d’obtenir, de la générosité de la France, la réduction du solde effectif de 120 millions à la moitié de cette somme, pour se réconcilier en quelque sorte avec l’opinion de la nation, qui était encore si mécontente des termes de l’ordonnance de 1825 et de l’énorme indemnité que cet acte ambigu avait imposée à Haïti. « En satisfaisant l’honneur national, lui dit-il, par le traité politique, et en réduisant le solde de l’indemnité à 60 millions, la France acquerra pour toujours l’estime et la reconnaissance des Haïtiens, et une telle décision sera digne du gouvernement de 1830 en qui ils ont placé tant de confiance. » M. Baudin était, sans contredit, plus homme d’affaires que son collègue ; il comprit mieux que lui la position de Boyer et de son gouvernement : il laissa le général Inginac dans l’espoit qu’il déterminerait M. de Las Cases à consentir au chiffre de 60 millions, pour en finir, bien que leurs instructions, disait-il, portassent celui de 70 millions. Il est vrai de dire qu’il pouvait s’autoriser à cela par l’opinion déjà émise à ce sujet par les commissions que présidèrent M. le comte Lainé et M. de comte Siméon, et par celle de M. Dupetit-Thouars. M. de Las Cases lui-même pouvait se laisser influencer par cette opinion, sans aucun danger pour sa responsabilité envers le ministre qui les avait expédiés à Haïti. Cependant, quand M. Baudin l’eut engagé à céder aux désirs du gouvernement haïtien, il s’éleva entre eux une vive discussion, et il finit par exiger de son collègue une « déclaration écrite » pour y consentir : ce que fit M. Baudin pour assumer en quelque sorte toute la responsabilité sur soi[11].

En sortant du consulat français, les plénipotentiaires haïtiens allèrent dire à Boyer qu’ils avaient maintenant plus d’espoir de terminer à 60 millions. Dans la soirée, M. de Las Cases se rendit chez le général Inginac pour s’entretenir avec lui à ce sujet, et notre ministre ne négligea rien pour le porter au consentement que nous désirions obtenir de lui. Il demanda alors que la conférence, fixée au 7 fût renvoyée au 8, et cela fut convenu entre eux. Mais ayant passé la soirée du 7 avec le Président, M. de Las Cases demanda encore le renvoi de la conférence au vendredi 9 : ce que Boyer fit dire au général Inginac, en invitant en même temps les plénipotentiaires haïtiens à se rendre au palais, le 8 à 3 heures de l’après-midi.

Il leur fit part de son entretien avec M. de Las Cases qui débuta par lui demander des conseils, disait-il, sur la difficulté qui s’offrait dans la négociation, les instructions des plénipotentiaires français leur prescrivant d’exiger 70 millions, et ceux d’Haïti n’offrant que 50 millions. Boyer lui répondit que, par l’examen des comptes généraux, si franchement offerts à leurs investigations, ils devaient être convaincus de l’exiguïté des ressources de la République, et qu’il n’était pas présumable qu’ils seraient blâmés par le Roi des Français et son gouvernement, en prenant sur eux de réduire le solde de l’indemnité au vrai niveau de ce qu’elle pouvait payer, ayant encore à satisfaire au service de l’emprunt. M. de Las Cases répliqua alors que lui et son collègue, « animés du désir d’être utiles à Haïti, de prouver la générosité de la France, ne pourraient cependant réduire le solde à moins de 60 millions, » « 60 millions, soit, » lui dit Boyer, et ils se donnèrent la main en signe d’accord[12]. Ils convinrent ensuite que les payemens seraient répartis en trente années, par séries dont la première serait de 1, 500, 000 francs : ce qui serait réglé entre les plénipotentiaires respectifs. — Le Président se récriant encore contre l’énormité du solde de l’indemnité, le sénateur Ardouin lui dit : « qu’il fallait moins envisager la somme à payer, que celle dont on obtenait la réduction ; ce qui était un avantage immense pour la République, en outre du traité politique si satisfaisant pour l’honneur national. »

Quoique ce fût enfin une chose convenue, MM. de Las Cases et Baudin écrivirent une lettre au Président, par laquelle ils lui dirent : qu’il conviendrait que les plénipotentiaires haïtiens offrissent eux-mêmes les 60 millions et demandassent le terme de 30 années pour les payer. Cette lettre leur fut communiquée, et l’on reconnut qu’il était convenable, en effet, qu’il en fût ainsi, par rapport à la responsabilité de ces Messieurs envers leur gouvernement dont les instructions étaient formelles.

La 4e conférence eut donc lieu le 9 février. Elle fut précédée d’un entretien particulier qui dura près de deux heures, sur la demande des plénipotentiaires français qui désiraient, disaient-ils, régler « quelques points secondaires des deux traités, à l’amiable, » avant d’entrer en conférence officielle où tout devient ordinairement définitif.

Ces points secondaires consistaient à renoncer, de la part des plénipotentiaires haïtiens, à l’article du traité politique relatif « aux ministres publics, » et à consentir à ce que le gouvernement d’Haïti donnât une « déclaration écrite particulière » pour le payement de l’emprunt, et une autre pour celui des 700 mille francs restant dus à la France sur le premier cinquième de l’indemnité ; et de plus, à l’insertion, dans le traité financier, d’une « clause comminatoire » par laquelle « la République, en cas de l’inexécution même de l’une des annuités du solde de l’indemnité, serait replacée dans les termes et les conditions de l’ordonnance de 1825 ; » c’est-à-dire, surtout, qu’Haïti s’obligerait à payer les 120 millions.

Or, déjà, dans la 2e conférence, MM. de Las Cases et Baudin avaient parlé d’une garantie, en termes vagues, que leurs instructions leur prescrivaient d’obtenir du gouvernement haïtien pour l’exécution du traité financier, et ils avaient semblé ne pas vouloir insister à cet égard. Maintenant, ils revenaient sur ce point en demandant les deux déclarations particulières, le rejet de l’article relatif aux ministres publics, comme pour faire la condition de la concession des 60 millions pour solde de l’indemnité. Mais les plénipotentiaires haïtiens, dans cet entretien particulier, étaient résolus à ne pas céder, notamment sur la clause comminatoire ou toute autre garantie[13].

En entrant en conférence officielle, M. de Las Cases proposa le règlement des points secondaires, avant de discuter le chiffre du solde de l’indemnité. Il dit que leur résolution à cet égard dépendrait de la solution de ces questions, et il demanda formellement la radiation de l’article relatif aux ministres publics. Le droit d’Haïti d’en envoyer auprès de tous les gouvernemens devant résulter, en effet, de la reconnaissance positive de son indépendance et de sa souveraineté, le sénateur Ardouin invita ses collègues à consentir à cette radiation, et ils le firent. Il ajouta : « Nous agissons ainsi, parce que nous ne pouvons pas supposer au gouvernement français l’intention de traiter nos envoyés autrement que ceux des autres États. » M. de Las Cases répondit : « Toute défiance à cet égard serait injuste et mal fondée. » Puis, le général Inginac proposa les 60 millions payables en 30 ans.

M. Baudin déclara que son collègue et lui « prenaient note » de ces nouvelles offres, et qu’il fallait maintenant examiner la « clause comminatoire : » il fut appuyé par M. de Las Cases, qui développa toutes les considérations qui motivaient cette clause. Mais le général Inginac répondit : « Je le dis ici en mon nom et au nom de tous mes collègues : nous n’accepterons jamais des conditions semblables ; » et il s’étendit aussi sur toutes les considérations qui nécessitaient leur refus. Le sénateur Ardouin lui vint en aide, en disant : « L’acceptation de cette clause comminatoire serait pour nous une humiliation, sans être effectivement pour la France une garantie. Son seul recours en cas de non-accomplissement des conditions du traité, serait la guerre… Le Président d’Haïti ne souscrira jamais à cette clause, et il ne trouverait même aucun Haïtien qui voulût la signer…[14] » Le sénateur Frémont étaya son collègue par ces mots : « À quoi servirait une clause pareille, si l’honneur national ne commandait pas de remplir les engagemens ? L’honneur est la seule garantie que la France puisse exiger. » Les deux sénateurs furent soutenus par M. S. Villevaleix, et le général Inginac qui finit par dire : « que l’adoption d’une telle clause causerait une irritation excessivement dangereuse et soulèverait l’opinion publique ; » et les autres plénipotentiaires confirmèrent cette pensée.

MM. de Las Cases et Baudin s’entretinrent alors en particulier et renvoyèrent à la conférence suivante, pour faire connaître leur résolution. Celle-ci se termina par la proposition que firent les plénipotentiaires haïtiens, de répartir le payement du solde de 60 millions en 30 ans, et par la déclaration que la République affecterait un million de francs par an, jusqu’à extinction, en faveur de l’emprunt. Sur la demande de M. de Las Cases, le général Inginac assura qu’un engagement écrit, revêtu de l’approbation du Président, serait remis à MM. les plénipotentiaires français.

Ils désiraient que la 5e conférence eût lieu le 10 ; mais ils consentirent à reprendre la discussion dans l’après-midi du 9, à 5 heures. Elle s’ouvrit par le consentement donné par MM. de Las Cases et Baudin au chiffre de 60 millions pour solde de l’indemnité, et ils renoncèrent à la clause comminatoire, après que le premier eût motivé leur résolution par bien des considérations. Il lut alors un projet pour le traité politique, qui n’offrit qu’une seule observation[15], et un autre pour le traité financier dont une disposition était relative au payement des 700 mille francs restant dus en 1825. Cette disposition devant nécessairement rappeler l’ordonnance du 17 avril, les plénipotentiaires haïtiens n’acquiescèrent pas à ce qu’elle, fût insérée dans le traité. Mais le général Inginac déclara que le gouvernement souscrirait, par un acte particulier, l’engagement de payer ces 700 mille francs en trois termes égaux, les premiers juillet 1839, 1840 et 1841 : ce qui fut accepté par les plénipotentiaires français. Le sénateur Ardouin demanda que l’obligation de 30 millions, souscrite en 1826 par le secrétaire d’État de la République pour le 2e cinquième de l’indemnité et déposée à la caisse des dépôts et consignations, fût remise à l’agent haïtien qui irait à Paris pour l’échange des ratifications des traités : cela fut convenu.

Les deux projets de ces traités étant approuvés de part et d’autre, moyennant les changemens opérés dans leur rédaction primitive, M. de Las Cases proposa au général Inginac de les parapher avec lui, ce qui eut lieu en double expédition. Il n’y avait plus qu’à rédiger définitivement les actes consentis ; la 6e conférence fut renvoyée au lundi 12 février, et à 7 heures du soir, les plénipotentiaires haïtiens allèrent remettre à Boyer les deux projets de traités paraphés : ce qui lui occasionna une grande satisfaction.

La 6e conférence se passa à convenir de la rédaction des deux déclarations relatives au payement de 700 mille francs, et à l’engagement d’affecter un million par an au service de l’emprunt. La première devait être signée par les plénipotentiaires haïtiens, la seconde par le secrétaire d’État, et toutes deux revêtues de la ratification du Président. Malgré l’accord existant à cet égard, dans l’après-midi du même jour, MM. de Las Cases et Baudin adressèrent à Boyer deux lettres à ce sujet, et une troisième par laquelle ils proposaient d’envoyer au trésor un agent chargé de recevoir les fonds destinés à payer : 1o  la première annuité de 1500 mille francs pour l’indemnité ; 2o  le solde d’environ 360 mille francs encore dus sur les avances faites par le trésor de France ; 3o  un million pour le service de l’emprunt. L’objet de la troisième lettre, ainsi conçue, était évidemment de faire exécuter le traité financier avant sa ratification par S. M. le Roi des Français.

Le mardi, 13 février, les plénipotentiaires respectifs se réunirent pour la 7e et dernière conférence, afin de signer les deux traités, les deux déclarations ci-dessus mentionnées et les derniers procès-verbaux, préparés par les secrétaires. Les traités devaient ainsi porter la date du 13 février où ils furent signés ; mais M. Baudin demanda qu’ils fussent datés du 12, « parce que le 13 février était un jour néfaste pour la France, l’anniversaire de l’assassinat du duc de Berry, événement politique qui fut cause du retard mis par les Bourbons de la branche aînée à sanctionner les libertés publiques des Français. » Son collègue ayant adopté la même idée, empreinte d’une certaine superstition, les plénipotentiaires haïtiens devaient respecter leur scrupule de conscience, et ils consentirent volontiers à leur désir.

Après cette dernière séance, qui avait commencé à 5 heures de l’après-midi, les plénipotentiaires haïtiens allèrent à 7 heures remettre au Président les deux traités, politique et financier, signés et scellés. Il leur communiqua la lettre de MM. de Las Cases et Baudin, relative à l’exécution anticipée du dernier. Sur leurs observations, il fut décidé : que des agents de l’administration des finances iraient porter les fonds à bord de la frégate la Néréide, et les compteraient au commandant de ce navire qui en donnerait un reçu de dépôt, puisque l’envoyé haïtien, à son arrivée en France, devait en prendre charge pour opérer d’abord le change de toutes ces monnaies étrangères en monnaie française, et verser les sommes à la caisse des dépôts et consignations, pour ce qui concernait l’indemnité et le solde des avances du trésor de France ; et quant au million destiné à l’emprunt, dans la banque de M. J. Laffitte. Le Président fit savoir cette décision à M. de Las Cases, qui vint au palais pendant la présence des plénipotentiaires haïtiens ; ce qui le contraria beaucoup, et voici pourquoi :

Au moment où la mission française venait à Haïti, M. J Laffitte adressa une lettre au Président, par laquelle il lui disait : qu’étant lui-même porteur d’obligations de l’emprunt d’Haïti, il s’était assuré que la grande majorité des prêteurs consentirait à un mode de libération qu’il fit connaître, et qui devait offrir des avantages à la République. Il ajouta : que si le Président voulait affecter annuellement un million de francs pour cette opération et la lui confier, l’emprunt serait promptement éteint[16].

Sans doute, M. J. Laffitte envisageait les intérêts de sa caisse dans cette proposition ; mais s’il pouvait réussir, comme il en donnait l’assurance, le Président devait se confier à lui, qui avait donné tant de preuves de dévouement à la République, en prenant souvent sa défense à la tribune de la Chambre des députés ; et c’est ce qui avait motivé la résolution du gouvernement de consacrer le million de francs au service de l’emprunt, résolution qu’il eût prise, même sans cette proposition. Or, celle-ci, et la combinaison imaginée par M. J. Laffitte, étaient parvenues à la connaissance du ministère français. Comme cet homme honorable était de l’Opposition, qu’il était brouillé avec S. M. Louis-Philippe, en même temps que les plénipotentiaires français étaient chargés de réclamer en faveur des porteurs de titres de l’emprunt, ils devaient faire tous leurs efforts pour s’opposer à la réalisation des vues de M. J. Laffitte.

En conséquence, dans la conférence où ils présentèrent le projet de déclaration relative à l’engagement que souscrirait le gouvernement haïtien pour l’emprunt, ce projet étant libellé de manière à obliger le gouvernement à verser le million, en dépôt, « à la Banque de France, » le sénateur Ardouin leur dit qu’il n’en serait pas ainsi (connaissant parfaitement la pensée du Président) ; que cette somme serait versée dans toute autre banque, soit à Paris, à Londres ou à Amsterdam : il fut soutenu par ses collègues, notamment par le général Inginac.

Le nom de Paris fit comprendre aux plénipotentiaires français qu’il s’agissait de la banque de M. Laffitte, et ils répondirent : que s’ils proposaient la Banque de France, c’était dans l’intérêt même de la République, aucun autre établissement de ce genre n’offrant autant de sûreté et de garantie ; qu’ils avaient appris qu’on engageait le gouvernement à adopter une espèce de loterie pour la libération de l’emprunt, laquelle ne serait pas « aussi avantageuse » que le mode qu’ils indiquaient dans la déclaration, consistant à capitaliser les intérêts échus et dus pour l’emprunt depuis dix ans, pour former une somme totale dont les intérêts seraient désormais servis à raison de 3 pour cent, au lieu de 6 pour cent d’après le contrat primitif[17] ; que si le gouvernement adoptait cette loterie, ce serait de sa part, non-seulement manquer à ses engagemens, mais faire une chose qui répugnerait beaucoup en France, dans le moment où l’on venait d’y abolir toute espèce de loterie par rapport à l’immoralité qui en résulte[18]. M. de Las Cases insistant pour que les sommes destinées à l’emprunt fussent versées à la Banque de France, à cause de la sûreté qu’elle présentait, le général Inginac lui dit : « La République aimera mieux courir le risque d’une faillite dans une banque particulière. » Cette déclaration mit fin aux efforts tentés pour nuire à M. Laffitte ; mais on y réussit en France même, où le ministère mit tout en jeu pour porter les prêteurs à ne pas souscrire à la combinaison qu’il avait imaginée : ce qui nécessita l’envoi, à Paris, de deux commissaires chargés de prendre des arrangemens avec les prêteurs[19].

Boyer ratifia les deux traités à la même date du 12 février qui leur avait été donnée, afin de complaire aux idées exprimées par les plénipotentiaires français. Le 14, il adressa au Sénat un message en lui disant : que le secrétaire général Inginac et le citoyen S. Villevaleix aîné étaient chargés de les lui présenter et de fournir toutes les explications propres à éclairer son opinion. « J’aime à penser que le Sénat, appréciant l’importance de terminer le litige qui dure depuis si longtemps entre la République et la France, et l’avantage pour l’avenir d’Haïti de conclure ce différend d’une manière favorable, donnera, sous le plus bref délai, sa sanction aux deux traités dont s’agit, conformément au vœu de l’art. 125 de notre pacte constitutionnel. »

Le Sénat se réunit dans l’après-midi du 14, sous la présidence du sénateur Bazelais ; les secrétaires étaient les sénateurs Pierre André et Ardouin. Quelques membres opinèrent pour que la présentation des traités eût lieu en séance publique, et que les trois sénateurs-plénipotentiaires fussent exclus de la délibération ; mais la majorité décida le contraire. La délibération eut donc lieu à huis-clos ; le Sénat, approuva et sanctionna les traités, vers 6 heures du soir, et renvoya au lendemain après-midi pour en donner connaissance en séance publique. Une foule nombreuse de citoyens et d’étrangers y assista. On était curieux de savoir le résultat des négociations qui duraient depuis quinze jours, et une satisfaction générale accueillit les deux traités.

Le Sénat envoya une députation composée de son président, des deux secrétaires et de quatre autres de ses membres, pour porter au Président d’Haïti les deux traités sanctionnés, et un message en réponse au sien qui le félicitait de l’heureuse issue des négociations qu’il avait entamées avec le gouvernement français, dès l’acceptation de l’ordonnance de 1825. Boyer reçut cette députation avec une émotion visible, par la satisfaction qu’il éprouvait lui-même d’être parvenu, enfin, à obtenir une reconnaissance claire et explicite de la situation politique d’Haïti, et à régler la dette nationale d’une manière aussi favorable[20]. Il chargea la députation de dire au Sénat, que son intention était de faire embarquer sur la frégate la Néréide les fonds nécessaires au payement de l’annuité de l’indemnité et de l’emprunt pour 1838 ; que deux agents haïtiens partiraient sur ce navire avec les plénipotentiaires français, afin d’échanger les ratifications des traités et de régler les conditions d’un nouvel arrangement entre la République et les porteurs des titres de son emprunt, et que l’un de ces agents serait pris parmi les membres du Sénat. Ce corps reçut cette communication et s’ajourna dans la séance du 19 février.

Si Boyer fut heureux d’avoir réussi à réparer, dans les traités de 1838, tout ce qu’il y eut de fâcheux dans l’acceptation de l’ordonnance de 1825, par la persévérance, la modération, la loyauté, le tact qu’il mit dans ses rapports avec le gouvernement français ; si les vrais bons citoyens de la République partagèrent sa satisfaction, en lui tenant compte de la difficulté des circonstances et de ses efforts constans pour servir les intérêts de la patrie, il n’en fut pas de même assurément de ceux qui, se prétendant être « les seuls vrais patriotes, » faisaient profession d’être aussi toujours de l’Opposition[21]. On avait remarqué qu’après chacun des grands succès de son gouvernement, cette Opposition systématique semblait se raviver ; ainsi il en avait été à la pacification de la longue révolte de la Grande-Anse, à la réunion de l’Artibonite et du Nord, à celle des départemens de l’Est. Ainsi il en devait être après les traités de 1838.

Quoi qu’en puissent dire ceux qui font profession d’être opposans, quoi qu’ils invoquent pour motiver leurs tracasseries, à côté des quelques idées judicieuses qu’ils émettent dans l’intérêt de leur pays, il y a souvent au fond de leurs cœurs un sentiment de jalousie et d’envie contre ceux qui sont revêtus du pouvoir et de l’autorité, chefs ou ministres ; et ces sentimens les portent à blâmer les actes de ceux-ci, ou tout au moins à penser qu’ils eussent mieux fait s’ils étaient à leur place. D’un autre côté, et ceci est remarquable, toutes les fois qu’une nation est menacée dans son existence politique par une grande puissance, l’intérêt commun oblige chacun à se rallier au gouvernement pour mieux résister ; mais le danger vient-il à disparaître, on s’empresse de vouloir exiger de sa part des réformes intérieures, souvent des modifications dans les institutions publiques, sans envisager s’il y a opportunité de mettre à exécution toutes les idées, tous les plans qui surgissent alors. Haïti ne pouvait échapper, exceptionnellement, à une telle situation[22].

C’est ce que l’on verra dans le livre suivant. On y verra comment l’Opposition, par son langage peut-être imprudent, remua le bas-fond de la société au point de la menacer d’une grande perturbation, sinon d’une subversion totale. En attendant le moment d’en parler, complétons ce qui reste à dire concernant les traités conclus avec la France.


Après que ces traités eurent été ratifiés par le Président d’Haïti et sanctionnés par le Sénat, les plénipotentiaires français firent partir le brig le Nisus pour aller en apporter la nouvelle à leur gouvernement. M. Baudin avait reçu une mission particulière pour la Jamaïque ; il s’y rendit sur le brig le Griffon et en revint vers le 15 mars. Dans l’intervalle, les fonds furent successivement apportés à bord de la Néréide ; ils consistaient en 563,794 gourdes ou piastres ; les monnaies de France, d’Espagne, d’Angleterre, des États-Unis, etc., y figuraient. Le 22 mars, la Néréide et le Griffon quittèrent le Port-au-Prince.

MM. B. Ardouin et S. Villevaleix aîné eurent l’honneur d’être désignés par le Président d’Haïti, pour aller en France avec les plénipotentiaires français. Leur mission était : 1o  de procéder à l’échange des ratifications des deux traités, si S. M. le Roi des Français les ratifiait ; 2o  de convertir en monnaie française la somme embarquée, pour verser à la caisse des dépôts et consignations les 1500 mille francs de l’annuité de 1838 pour l’indemnité, 360 mille francs restant dus au trésor de France pour ses avances, et à la banque de M. J. Laffitte un million de francs destiné à l’emprunt ; 3o  de demander l’obligation de 30 millions, souscrite en 1826 par le secrétaire d’État de la République, ainsi que les 2400 titres de l’emprunt dont l’amortissement avait eu lieu par le trésor français. En cas de non-ratification par le Roi de l’un des deux traités, les deux agents haïtiens devaient déclarer au gouvernement français que l’un et l’autre étant indivisibles, ils demeureraient nuls ; et alors ils verseraient toutes les sommes dans la banque de M. Laffitte, moins les 360 mille francs du solde revenant au trésor de France. Ils étaient en outre chargés de remettre à S. M. Louis-Philippe une lettre autographe que lui adressa Boyer, à l’occasion des traités qui mettaient fin aux longues discussions entre la France et Haïti.

Le 24 mars, le Griffon se sépara de la frégate, à l’entrée des Débouquemens, pour retourner à Haïti, et la Néréide arriva à Brest le 23 avril[23]. Les plénipotentiaires haïtiens s’empressèrent de notifier leurs pouvoirs au ministre des affaires étrangères, qui leur répondit que les traités seraient ratifiés par le Roi, à leur arrivée à Paris avec MM. de Las Cases et Baudin : ce qui était également annoncé officiellement par un article du Moniteur, et ils purent transmettre cette agréable nouvelle au Président d’Haïti[24]. La ratification royale eut lieu le 21 mai, et le 28, le comte Molé procéda avec les plénipotentiaires haïtiens à son échange contre celle du Président d’Haïti : le 2 juin, les traités furent publiés dans le Bulletin des lois, et reproduits officiellement dans le Moniteur.

Toutes ces formalités étant remplies, les envoyés d’Haïti furent invités par M. le comte Molé à se présenter à S. M. le Roi des Français, pour lui remettre la lettre autographe dont ils étaient porteurs[25].

Ils furent reçus au palais des Tuileries, le 9 juin, Après quelques paroles que le sénateur Ardouin adressa à Louis-Philippe, le Roi lui dit : « qu’il était satisfait des traités qui venaient d’être conclus entre la France et Haïti ; que c’était la seule manière qu’il convenait de terminer les différends qui existaient entre les deux pays ; qu’il l’avait ainsi conseillé à Charles X, mais que des difficultés qu’il n’est pas toujours facile de surmonter s’étaient opposées à ses propres intentions ; qu’il espérait que les Haïtiens se ressouviendraient toujours qu’ils avaient été Français, et que, quoique indépendans de la France, ils devaient se rappeler qu’elle a été leur métropole, afin d’entretenir avec elle des relations de bonne amitié et d’un commerce réciproquement avantageux.[26] » Louis-Philippe ajouta : qu’il répondrait à la lettre de Boyer ; et en congédiant les envoyés, il leur dit qu’il les présenterait incessamment à la Reine et à la famille royale, à Neuilly[27],

La conversion des monnaies, opérée à la caisse des dépôts et consignations où la somme de 563,794 gourdes avait été déposée, produisit 2,986,335 francs[28]. Le 28 juin, tous les versemens étaient effectués par les envoyés d’Haïti, pour l’indemnité, pour le trésor, pour la banque de M. Laffitte qui reçut, outre le million destiné à l’emprunt, un surplus de 106,206 francs[29]. Ce million même y resta en dépôt, parce que les porteurs de titres de l’emprunt ne voulurent pas acquiescer au mode de libération qu’il avait proposé au gouvernement haïtien.

À ce sujet, et d’après des pétitions très-vives adressées à la Chambre des députés par quelques-uns d’entre eux, le ministre des affaires étrangères invita les envoyés à une conférence où se trouvèrent M. Lacave-Laplagne, ministre des finances, l’amiral Baudin et M. de Las Cases. Il s’agissait de les convaicre de la nécessité, pour le gouvernement nement haïtien, de donner des preuves de sa bonne foi envers les poteurs des titres de l’emprunt, en adoptant d’autres voies de libération que celle qui avaient été suggérées par M. Laffitte, et ils devaient être chargés d’en faire un rapport au Présdent d’Haïti. Dans cette conférence, M. le comte Molé, avec ce tact axquis et cette urbanité qui le distinguaient, se montra très-conciliant ; il exprima l’espoir que les créanciers consentiraient à réduire les intérêts de l’emprunt, de 6 qu’ils étaient d’après le contrat de 1825, à 3 pour cent. Il n’en fut pas de même de M. Lavace-Laplagne, dont le langage était quelque peu acerbe à l’égard de la République : ce qui força le sénéteur Ardouin à relever le ton général de ses paroles, par la citation de faits bien autrement reprochables de la part de plusieures gouvernemens de l’Amerique, après avoir fait un exposé succint des embarras occasionnés aux finances d’Haïti, et par l’acceptation de l’ordonnance de 1825, et par les interminables négociations qui l’avaient suivie jusqu’à cette présente année. Les envoyés promirent, enfin, d’en parler à Boyer à leur retour, et émirent l’opinion qu’il enverrait prochainement de nouveaux agents pour prendre des arrangemens avec les porteurs de titres de l’emprunt.

Leur mission étant terminée, les envoyés quittèrent Paris le 21 juillet et s’embarquèrent à Brest le 31, sur la corvette la Sarcelle : le 15 septembre dans la soirée, ce navire jeta l’ancre dans la rade du Port-au-Prince. Une heure après, le Président d’Haïti recevait les ratifications de S. M. le Roi des Français aux deux traités du 12 février, et la réponse autographe qu’il fit à la lettre que lui avait adressée Boyer.

Quand le Président eut reçu les dépêches de ses agents annonçant la ratification des traités par Louis-Philippe, il adressa au Sénat le message suivant, en date du 28 juillet :

« Citoyens sénateurs, conformément à l’article 121 de la constitution, j’ai le plaisir de vous faire part que le dernier sceau a été mis aux arrangemens qui furent conclus en février de cette année, entre la France et la République.

» J’ai reçu des commissaires haitïens en France deux lettres ; l’une à la date du 28 mai, l’autre à celle du 12 juin, par lesquelles ils m’informent que les traités ont été ratifiés le 21 mai par le Roi des Français, et que l’échange des ratifications a eu lieu le 28 dudit mois. Ainsi se trouve accompli l’œuvre de la reconnaissance de la République comme État libre, souverain et indépendant, œuvre qui, depuis vingt-deux ans, était l’objet de la plus vive sollicitude du gouvernement.

" L’accueil que Sa Majesté Louis-Philippe a fait aux envoyés de la République, qui ont été reçus et traités comme les agents diplomatiques des autres nations, et l’ordonnance royale qui prescrit l’exécution des traités conclus avec Haïti, prouvent que la France est vis-à-vis de la République dans une voie de sincérité qui ne peut manquer d’affermir de plus en plus les rapports de bonne intelligence entre les deux pays. C’est à la nation haïtienne à continuer de se rendre digne, par sa loyauté et son respect pour le droit des gens, du rang où elle s’est élevée par son courage et par la pratique des vertus qui distinguent les peuples civilisés.

» J’ai l’honneur, etc.

Signé : Boyer.

Et le même jour, par un acte rendu « au nom de la République, » le Président ordonna que les traités fussent publiés et exécutés selon leur forme et teneur.


La signature de ces traités par les plénipotentiaires respectifs, leur ratification par le Président d’Haïti, et leur sanction par le Sénat, étant terminés le 15 février, et ne laissant presque aucun doute sur leur ratification par S, M, le Roi des Français, le gouvernement crut devoir donner un avertissement indirect à celui des États-Unis qui avait institué, dans plusieurs ports de la République, « des agents commerciaux » qui n’étaient point accrédités auprès de lui. En conséquence, le 23 février, le Télégraphe publia une circulaire du grand juge aux tribunaux civils, qui leur enjoignait « de ne point souffrir ni tolérer désormais qu’aucune personne, sous aucun prétexte, fît aucun acte en qualité d’agent consulaire, sans avoir été officiellement autorisée par l’exequatur indispensable du gouvernement. » Et, le 3 mars, le secrétaire général publia aussi un avis au public dans le même but, soit que ces personnes prissent le titre d’agent consulaire ou celui d’agent commercial.

RÉSUMÉ DE LA CINQUIÈME ÉPOQUE.

Si l'ordonnance du roi de France avait paru ambiguë et négative de la souveraineté d'Haïti, aux yeux même de Boyer qui l'accepta, à ceux du Sénat qui l'entérina, il était tout naturel que la nation éprouvât un sentiment de répulsion à l'égard de cet acte et de mécontentement contre le gouvernement, dès qu'il fut publié et que l'on apprit les particularités relatives à son acceptation, surtout la présence d'une flotte française dans le port de la capitale, qui semblait avoir intimidé le chef de l'État. Ce sentiment résultait encore de la surexcitation des esprits pendant le cours de l'année précédente, par divers actes qu'il publia pour porter la nation à se préparer à une vigoureuse résistance.

Ce fut dans le Nord de la République que se traduisit immédiatement ce mécontentement, non sans doute dans un complot formé contre Boyer, mais par des paroles virulentes qui pouvaient en faire naître un. Aussi, avisé de ces faits par le général Magny, Boyer se porta-t-il de suite au Cap-Haïtien. Sa conduite énergique, mais en même temps modérée en cette circonstance, réussit à dissiper ce danger dont le moindre effet eût été la scission du Nord avec les autres départemens.

Pendant qu'il ramenait les esprits au calme par la persuasion, en expliquant les motifs qu'il avait pour accepter l'ordonnance dont s'agit, il fut rappelé à la capitale où la fille de Pétion se mourait.

Peu de temps après, un consul général de France y arriva accompagné de plusieurs autres agents secondaires. En les accréditant auprès du gouvernement haïtien dont ils devaient obtenir leur exequatur, le gouvernement français déclarait, par cela même, qu’il reconnaissait l’indépendance et la souveraineté d’Haïti, malgré l’anomalie et l’équivoque de l’ordonnance du roi Charles X.

La transaction opérée nécessita la prompte réunion du corps législatif ; elle eut lieu en janvier 1826. Afin de prouver sa bonne foi dans cette affaire, et celle que devait montrer aussi le peuple haïtien, Boyer porta la Chambre des communes à voter une loi qui déclarait « dette nationale, » les 150 millions de francs consentis envers la France. Une autre loi imposa une contribution extraordinaire à l’effet de payer cette somme.

Les lois formant le code rural, le code de commerce, le code d’instruction criminelle et le code pénal, et d’autres sur une nouvelle organisation de la gendarmerie, de l’ordre judiciaire, de la chambre des comptes, des troupes de ligne, de la garde nationale, de l’enregistrement et des hypothèques, et sur d’autres matières, préparées à l’avance, furent décrétées dans cette session législative, l’une des plus laborieuses de la deuxième législature dont le mandat allait finir cette année.

Les agents envoyés en France avaient contracté un emprunt à Paris pour payer le premier terme de l’indemnité fixée par l’ordonnance royale de 1825 ; mais la somme obtenue par cet emprunt ne suffisant pas, le gouvernement y expédia un million de piastres qui lui restait en réserve au trésor national et qui ne suffit pas encore pour cet objet. Ces agents n’avaient pu obtenir du gouvernement français qu’une convention pour régler les rapports de commerce et de navigation entre les deux pays, au lieu du traité qui devait effacer l’ambiguïté de l’ordonnance par rapport à l’indépendance et la souveraineté d’Haïti, et réduire l’indemnité à un chiffre raisonnable.

Boyer ne pouvait ratifier cette convention qui éludait ainsi la question principale de la transaction entre Haïti el la France. Il communiqua sa pensée au Sénat qui fut d’accord avec lui pour refuser cette ratification et faire cesser la faveur du demi-droit accordé au commerce français au bout de cinq années. En conséquence, il publia une déclaration pour expliquer dans quel sens il avait accepté l’ordonnance royale, afin de fixer le peuple haïtien et la France elle-même sur sa résolution. Cet acte d’une ferme politique porta le gouvernement français à envoyer des pouvoirs à son consul général, à l’effet de souscrire une nouvelle convention ; mais elle ne put aboutir au résultat désiré par Haïti.

Pendant qu’on s’en occupait, la Grande-Bretagne accréditait dans la République un consul général et des agents secondaires, et la plupart des autres puissances de l’Europe y nommaient aussi des consuls.

Toutefois, Boyer se vit obligé à prendre une attitude défensive à l’égard de la France ; et par suite de la loi sur une nouvelle organisation des troupes de ligne, il ordonna le recrutement des corps pour les porter au grand complet. Ainsi, la transaction politique qui devait amener le désarmement relatif du pays, fut au contraire la cause d’un état militaire considérable et nuisible aux finances. Aussi fallut-il recourir à un expédient pour y faire face ; le papier-monnaie fut créé par cette nécessité impérieuse.

Dans une telle situation, il était impossible de contracter un nouvel emprunt à l’étranger pour effectuer le payement du second terme de l’indemnité. Aussi bien il fallut obtenir préalablement de la France les garanties indispensables pour rassurer Haïti sur la question de son indépendance souveraine. Le secrétaire d’État se borna à envoyer au gouvernement français une obligation pour le second terme de l’indemnité, en même temps que le Président d’Haïti convoquait de nouveau à la capitale les généraux de l’armée, afin de leur communiquer ses actes depuis leur première réunion et d’arrêter avec eux les mesures de guerre que des éventualités pourraient nécessiter. Loin de reconnaître les bonnes intentions que Boyer avait eues, plusieurs d’entre eux osèrent concevoir le projet de le déposer du pouvoir, et il fallut tout le patriotisme expérimenté de l’un d’eux pour faire avorter ce projet. Mais cette pensée coupable entretint la méfiance et le mécontentement qui avaient surgi de l’acceptation de l’ordonnance royale de 1825 ; ces sentimens allaient se traduire en une conspiration quelques mois après.

Dans l’année 1827, la Chambre des communes fut renouvelée intégralement. Les représentans, s’associant aux vues du pouvoir exécutif, sanctionnèrent la création du papier-monnaie et édictèrent plusieurs lois qu’il leur proposa. Deux d’entre elles furent conçues dans le but de modifier, au profit d’Haïti, ce qu’il y avait de trop onéreux pour ses finances et de trop contraire à sa souveraineté dans l’ordonnance du roi de France : 1o  en abrogeant tous les droits à l’exportation des produits d’Haïti, ce qui annullait la faveur dont le commerce français jouissait à cet égard ; 2o  en augmentant les droits perçus à l’importation des marchandises exotiques et sur-élevant le tarif des douanes par le prix moyen de l’évaluation de ces marchandises.

Avant la session législative, Boyer avait échappé à la mort dans l’explosion de l’arsenal de la capitale, qui occasionna de grandes pertes à l’État par l’incendie de ces établissemens et des magasins attenans. La session était à peine close, qu’il y échappa de nouveau, par la découverte d’une conspiration ourdie contre ses jours.

L’année suivante se passa en mesures financières par le retrait du papier-monnaie de la quotité de 5 gourdes, et de l’ancienne monnaie métallique dite à serpent qui circulait depuis 1813. En même temps l’hôtel des monnaies en frappait une de meilleur aloi.

1829 fut une année de stériles négociations suivies avec le gouvernement français, pour parvenir à la conclusion d’un traité formel, quant à la reconnaissance de l’indépendance d’Haïti, et d’une convention financière relative à l’indemnité. Néanmoins, les bases en furent convenues au point que Boyer put, en ouvrant la session législative, annoncer à la Chambre des communes que le demi-droit stipulé pour le commerce français cesserait dès le 1er janvier 1831.

Dès 1828, le bruit avait circulé à l’étranger, que l’Espagne se disposait à une tentative de restauration de son autorité dans son ancienne colonie de l’Est d’Haïti, et cette nouvelle avait porté le gouvernement à prendre des mesures militaires dans cette partie. En janvier 1830, un ministre plénipotentiaire de cette puissance se présenta et réclama pacifiquement la remise de ce territoire ; mais il lui fut répondu que la République n’avait rien enlevé à l’Espagne, que l’indépendance de sa colonie avait été proclamée par les populations qui s’incorporèrent volontairement à la République, que partant l’état des choses ne pouvait changer.

Dans cette année, un agent français arriva avec la mission de refaire les actes convenus précédemment ; mais, n’ayant pu s’entendre avec le gouvernement, il repartit en même temps qu’un agent haïtien était envoyé en France pour continuer la négociation. On s’en occupait à Paris, quand une révolution détrôna Charles X et institua une nouvelle dynastie en France. L’agent haïtien continua d’y rester, dans l’espoir de terminer cette négociation.

Le grand événement survenu en France exalta tellement l’esprit public en Haïti, qu’à la capitale, à propos d’un incident déplorable survenu entre deux personnes, on vit éclater une opposition insensée contre le gouvernement ; le ministère public dut poursuivre les agitateurs, et le calme se rétablit.

En ce moment, par un article officiel, le gouvernement désavoua la prolongation du séjour de son agent à Paris, que cependant il n’avait pas rappelé et à qui il n’avait pas envoyé de nouveaux pouvoirs, à raison de la caducité des premiers. Bientôt après, cet agent arriva à la capitale et remit au chef de l’État deux traités qu’il avait signés et que le roi des Français avait ratifiés ; l’un était relatif aux arrangemens financiers pour le payement du solde de l’indemnité ; l’autre, au commerce et à la navigation entre les deux pays ; ils étaient tous deux indivisibes, le rejet de l’un entraînant également celui de l’autre. Or, par le dernier, l’agent haïtien avait outrepassé ses instructions en consentant des stipulations contraires aux institutions politiques d’Haïti : ce traité ne pouvait être ratifié par le chef de l’État ; il refusa sa ratification à l’un et à l’autre. Cette résolution porta le consul général de France à rompre toutes relations avec le gouvernement et à se retirer dans son pays.

Boyer fit écrire au gouvernement français pour expliquer ses motifs. Cette dépêche, mal accueillie, eut pour réponse une note verbale qui reflétait les sentimens éprouvés par le gouvernement français. Il y fut répliqué par une note de même nature, et les relations diplomatiques entre les deux gouvememens furent dès lors suspendues.

1832 amena le renouvellement de la législature. Dans la proclamation qu’il publia à cet effet, Boyer disait aux électeurs dénommer des citoyens « qui sauraient apprécier les améliorations réclamées par le véritable intérêt national. » Plusieurs avocats furent nommés représentans, et par leurs lumières, ils devaient diriger la Chambre des communes. Aussi, à l’ouverture de la session, firent-ils entendre au Président des paroles en rapport avec les termes de sa proclamation et l’espoir qu’ils avaient, que le régime parlementaire s’inaugurerait dès cette session. Dans une adresse votée immédiatement au pouvoir exécutif, ces orateurs réclamèrent une foule de mesures comme des améliorations nécessitées par l’état des choses. Ils firent ériger des tribunes au sein de la législature, et le Sénat imita cet exemple.

Ces dispositions auraient occasionné immédiatement une lutte entre l’Opposition, installée dans la Chambre des communes, et le pouvoir exécutif, si parmi ses orateurs une lutte d’influence n’avait pas surgi, chacun des avocats aspirant à diriger cette Chambre. Ce fut la cause de la stérilité de la session législative, au grand désappointement du public et des avocats eux-mêmes : le pouvoir exécutif profita de leur division.

Quelques mois après, des officiers ministériels (avocats et autres) revêtus de la qualité de représentans, ayant donné des sujets de plainte aux tribunaux par leur irrévérence, ces tribunaux voulurent les en punir ; mais ils réclamèrent leurs immunités à raison de leurs fonctions comme législateurs. Ces plaintes furent portées au grand juge, et ce ministre, par ordre du chef de l’État, adressa une circulaire à cette occasion. Elle décida que tout officier ministériel, élu représentant, devait opter entre les deux natures de fonctions qui étaient incompatibles par ces faits ci-dessus dénoncés. Le grand juge fondait sa circulaire par l’analogie des dispositions de l’art. 81 de la constitution disant : « Il y a incompatibilité entre les fonctions de resentant des communes et toutes fonctions publiques salariées par l’État. »

Quelques-uns des avocats représentans, formant l’Opposition dans la Chambre des communes, pensèrent que c’était à cause d’eux-mêmes que cette mesure avait été prise ; et à la session de 1835, ils demandèrent la comparution du grand juge pour répondre sur sa circulaire. Mais cette proposition fut rejetée par l’influence des autres avocats qui leur disputaient la direction dans la Chambre, ceux-ci approuvant la mesure. La lutte entre eux devint si vive et si passionnée, que H. Dumesle et David Saint-Preux furent exclus par la Chambre, placée sous l’influence de Milscent et des autres avocats. Cette décision inconstitutionnelle fut attribuée par ceux qui en étaient victimes, à une entente de leurs collègues avec le chef de l’Etat : ils protestèrent contre leur exclusion et en appelèrent au Sénat, afin d’être jugés par la haute cour de justice, si l’on admettait qu’il y avait lieu de les accuser. Mais le Sénat résolut qu’il ne pouvait déférer à leurs désirs, puisque la Chambre ne lui avait adressé aucune accusation contre eux. Privés de cette ressource pour se justifier, H. Dumesle et David Saint-Preux devinrent les chefs de l’Opposition dans le pays, pour poursuivre ce rôle à outrance.

Dans cette année, l’archevêque d’Haïti, qui s’était retiré volontairement dans l’un des couvens de la Havane, dès 1830, y étant décédé, la cour de Rome se décida à envoyer à Haïti un légat qui y arriva dans les premiers jours de 1834. Sa mission avait pour but de régler les affaires religieuses, de concert avec le Président de la République. Entré en conférence avec des agents haïtiens, il opposa de telles difficultés à la conclusion d’un concordat, que cet acte ne put avoir lieu. Mais le Président le chargea d’aller à Rome pour aplanir ces difficultés. Loin d’y réussir, il revint chargé des fonctions de vicaire apostolique dont le Président ne voulut pas permettre l’exercice. Retourné à Rome, après avoir jeté les bases du concordat désiré par Haïti, il ne fut pas approuvé par la cour de Rome, et les choses restèrent dans le même état.

Au commencement de 1835, à propos de quelques paroles prononcées à la tribune par le ministre des affaires étrangères de France, Boyer avait adressé de nouvelles propositions à ce ministre, concernant le solde de l’indemnité à fixer par un traité. En même temps, il offrait de rembourser une somme dont le trésor de France avait fait l’avance pour Haïti, en payant les intérêts de son emprunt. En conséquence, un agent français arriva en janvier 1835, chargé de recevoir cette somme et de s’enquérir de l’état réel de la situation financière de la République. Cette connaissance lui fut donnée amplement avec une lettre de crédit sur Londres, relative à la somme due. Sur son rapport fait au gouvernement français, celui-ci se disposa à traiter définitivement avec Haïti. Marchant d’accord avec le Sénat, Boyer fut invité par ce corps à persister dans les nouvelles propositions qu’il avait faites.

Dans cette année, plusieurs des codes publiés en 1826 furent revisés par le corps législatif, et une loi fut rendue pour faire payer en monnaies étrangères les droits perçus à l’importation, mesure adoptée en vue des arrangemens qu’il fallait prendre avec la France.

Une conspiration éclata au Cap-Haitien en janvier 1837, et fut comprimée aussitôt par la vigilance des autorités.

Quelques jours après, les élections eurent lieu, pour le renouvellement de la Chambre des communes ; les deux représentans exclus en 1833 furent réélus par les électeurs de leurs communes. Ils étaient trop avancés dans l’Opposition pour ne pas reprendre la marche qu’ils avaient déjà suivie. Dominant la Chambre par leur influence, ils la portèrent à demander au pouvoir exécutif la suspension, sinon l’abrogation de la loi sur le payement des droits en monnaies étrangères, en se fondant sur la gêne générale du commerce et sur une disette extraordinaire que subissait le pays par suite de la sécheresse. Mais cet état de choses étant surtout occasionné par une crise commerciale qui portait la perturbation dans les relations des nations de l’Europe avec les États-Unis, Boyer résista à la proposition de la Chambre. Celle-ci rendit une loi sur les impôts où elle confondait les dispositions relatives à leur assiette et celles qui étaient relatives à la régie de ces impôts, distinction qui avait été faite depuis trois ans sur les observations du Sénat. Aussi ce corps rejeta-t-il cette loi en vertu de son véto.

Sur la fin de l’année, le gouvernement fut informé que des agents français allaient bientôt arriver à Haïti pour traiter définitivement de l’indépendance nationale et du solde de l’indemnité. En conséquence, Boyer publia une proclamation pour leur faire savoir à quoi il était résolu, dans l’intérêt du peuple haïtien. Il consulta de nouveau le Sénat à ce sujet, et leur correspondance fut également publiée.

En janvier 1838, les plénipotentiaires français arrivèrent. Ils entrèrent aussitôt en conférence avec ceux de la République, et après des négociations suivies loyalement de part et d’autre, deux traités furent signés ; l’un qui donnait une pleine satisfaction à l’honneur des Haïtiens, par la reconnaissance explicite de leur indépendance et de leur souveraineté, l’autre qui fixait le solde de l’indemnité à 60 millions de francs, au lieu de 120 millions, payables en trente années. Ces traités, furent ratifiés par le Président d’Haïti et sanctionnés par le Sénat. Des arrangemens particuliers furent également convenus, dans le but de reprendre le service de l’emprunt dé 1825. Deux agents haïtiens partirent pour France avec les plénipotentiaires de cette puissance, emportant avec eux les fonds nécessaires pour l’indemnité et pour l’emprunt, et avec mission de procéder à l’échange des ratifications des traités, s’ils étaient approuvés par S. M. le Roi des Français ; ce qui eut lieu.

  1. En partant de la Martinique, la frégate fut escortée par les brigs le Nisus et le Griffon qui vinrent avec elle au Port-au-Prince.
  2. Les plénipotentiaires français avaient pour secrétaire M. Galot, inspecteur des douanes. M. de Las Cases obtint la permission d’emmener à Haïti M, Radiguet, jeune homme qu’il affectionnait, et M. Vaur, qui, déjà connu du Président et de tous les personnages du gouvernement, pouvait le renseigner à leur égard.
  3. Dès ce moment, j’ai eu l’idée de tenir des notes exactes de tout ce qui se passerait dans la négociation c’est ce qui m’autorise à relater bien des particularités essentielles que l’on ne trouve pas dans les procès-verbaux des conférences.
  4. Ce produit de l’Inde ne payait que 62 fr. pour 100 kilogrammes, à l’importation par navires français, d’après la loi de 1836 ; mais une loi de 1838 ; venait de porter le droit à 78 fr., tandis que les cafes d’Haïti payaient 95 fr.
  5. Dans le projet de pleins-pouvoirs, il etait dit : « que le Président d’Haïti nommait pour ses plénipotentiaires, les citoyens, etc. » Frémont me dit en particulier qu’il serait plus rationnel de mettre : « pour plénipotentiaires de la Republique, etc., » Le Président ne devant pas tenu à cet égard le même langage que le Roi des Français. Je lui répondis : « Vous avez raison ; mais vous êtes mon aîne dans la carrière, c’est à vous d’en faire l’observation, et je vous appuiera. » Il la fit, je l’appuyai, et Boyer nous dit en souriant : » Ce changement sera fait comme vous le desirez. » En ce moment, nos collègues étaient à quelque distance.
  6. En sortant du palais, M. de Las Cases se rendit à bord de la Néréide, où lui et son collegue se tenaient avant d’avoir pris logement au consulat français. Il s’empressa de dire au commandant Cosmao Dumanoir, « qu’il venait de tout conclure avec Boyer. » M. Cosmao le compliment et alla féliciter aussi M. Baudin de ce succes, croyant qu’ils s’étaient entendus a cet effet. Mais M. Baudin, irrité, fit appeler tous les officiers de la frégate pour être témoins de l’explication qu’il exigea en lieu présence, de M. Las Cases : Celui-ci se rétracta : il y eut dès-lors une certaine froideur entre eux.
  7. Je ne cite cette particularité, que parce qu’elle est constatée au procès-verbal de la première conférence. On avait tout simplement oublié d’avertir les trois sénateurs de cettre modification.
  8. M. J. Laffitte fit savoir au secrétaire d’État Imbert, par une lettre du 15 octobre 1837, que le gouvernement français fixait le solde de l’indemnité à ce chiffre.
  9. Je ne me permets de parler ainsi de M. de Las Cases que parce qu’il m’a donné des preuves de sa vanité. Mon collègue et moi l’avons entendu prétendre que lui et Boyer avaient réglé les deux traités, au diner que nous donna M. Barthe, garde des sceaux et ministre de la justice, L’amiral Baudin fut très-choqué de cette assertion qui lui fut rapportée,
  10. MM. de Las Cases et Baudin avaient eu la loyauté de nous communiquer la copie du rapport fait par M. Dupetit-Thouars, au retour de sa mission en 1835, pour nous prouver que cet officier était plus favorable à l’égard d’Haïti que nous ne le pensions. Nous en conclûmes que, puisqu’il avait émis l’opinion de réduire le solde de l’indemnité à 60 millions, après avoir en connaissance et même pus copie des comptes généraux, il en serait de même des plénipotentiaires de 1838.
  11. Cette particularité, que j’affirme pour en avoir eu connaissance, vient à l’appui de ce que j’ai déjà dit à l’égard de la conduite des officiers supérieurs de la marine française envers les Haïtiens ; ces derniers ont presque toujours tionvé en eux une loyauté chevaleres que, des sentimens élevés, qui tiennent au caractère de leur nation et à la profession du marin. Des faits postérieurs à celui-ci ont encore prouvé mon assertion, et je la consigne ici avec plaisir pour rendre hommage à la vérité.
  12. D’après ce qui précède, on voit que cet accord fut le fait de M. Baudin dont son collègue avait exigé une déclaration motivée pour consentir lui-même à 60 millions.
  13. Il paraît que les instructions données à MM. de Las Cases et Baudin leur prescrivaient d’obtenir, ou la clause comminatoire, ou une garantie. Celle-ci eût consisté dans l’occupation, par la France, de la ville du Môle Saint-Nicolas et de ses environs. Il m’a été fait trop de questions au sujet de cette ville, de son port, de ses environs, de sa température, etc., par ces Messieurs et même ensuite par S. M. Louis-Philippe, pour que je ne croie pas que le gouvernement français désirait cette occupation qui, en apparence temporaire, serait devenue définitive.
  14. On peut lire ces paroles dans le procès-verbal de la 4e conférence. Je sus ensuite que Boyer trouva mauvais que j’eusse dit : « qu’il ne trouverait même aucun Haïtien qui voulut signer un traité avec la clause comminatoire, » dans la supposition qu’il voulût y consentir lui-même. Mais j’avais d’abord dit : « qu’il n’y souscrirait jamais ; » et, dans ma pensée, c’était pour donner plus de force à mon affirmation que j’ajoutais ces mots, pour faire entendre qu’il était d’accord avec ses concitoyens.
  15. Cette observation était relative aux mots : leurs plénipotentiaires, d’après l’idée exprimée au Président par les sénateurs Frémont et Ardouin. On supprima le pronom.
  16. M. Laffitte proposait de rembourser les 20 mille obligations qui restaient de l’emprunt, intégralement, à 1,000 fr. chacune, sans payer d’intérêts : de cette manière, on eût tiré au sort mille obligations par an, et en vingt ans l’emprunt eût été eteint.

    On a vu qu’en 1833, Boyer lui avait fait rembourser 1,000 obligations intégralement. La République ayant laissé son emprunt en souffrance, ses obligations étaient tombées à 200 ou 250 fr. au plus, à la bourse. Quand parut la loi sur le payement des droits d’importation eu monnaies étrangeres, en 1835, des négocians étrangers proposèrent au Président, de payer une portion de ces droits en obligations de l’emprunt, à 500 fr. chacune, afin de faciliter leur commerce avec Haïti, ce qui serait en même temps un moyen d’amortir ces obligations avec un grand bénéfice, puisqu’elles étaient de 1,000 fr. Boyer y ayant consenti, le trésor en reçut ainsi une notable quantité fournie également par des Haïtiens. C’est pourquoi il n’en restait plus en circulation que 20 mille environ. Mais cette opération encourut le blâme du public en France : on y disait que la République agissait de mauvaise foi, etc.

  17. Les obligations restant entre les mains des péteurs étaient au nombre de 20 mille ; les intérêts non payés depuis 10 ans, à 6 pour cent, formaient une somme de 12 millions ; en les capitalisant, la dette de l’emprunt serait de 32 millions, au lieu de 20 millions. Une telle opération n’aurait donc pas été « aussi avantageuse » pour la République que le mode de libération propose par M. Laffitte. Mais il est vrai que les prêteurs avaient droit de recevoir des intérêts pour leurs titres, surtout en les réduisant à 3 pour cent au lieu de 6 pour cent.
  18. Les loteries furent abolies par une loi en 1836.
  19. Le sénateur Frémont et M. P. Faubert qui partirent d’Haïti à la fin de 1838.
  20. Le Président fit savoir à MM. de Las Cases et Baudin, qu’une salve serait tirée le vendredi 16 février, par les forts de la capitale, en signe de réjouissance. Ils demandè rent à y faire répondre par les navires de guerre ; mais M. Baudin proposa de tirer cette salve le samedi de préférence, parce que les matins considèrent le vendredi comme un mauvais jour. Boyer deféra à ce désir.
  21. Que l’on ne se méprenne pas sur le sens de cette assertion. Si j’affirme qu’il y eut des personnes systématiquement opposées à Boyer, je sais aussi qu’il y en eut d’autres dont le patriotisme était sincère, dépourvu de système, et qui se rallièrent successivement à l’Opposition, dans la seule pensée que Boyer eût pu mieux faire et qu’il se montrait trop obstiné dans ses vues qu’on jugeait rétrogrades.
  22. J’ai déjà parlé d’une conversation que j’eus avec le maréchal Clausel, en 1838, Maison-Laffitte (t. 5, p. 296). En me témoignant sa satisfaction des traités conclus entre la France et Haïti, il m’exprima sa pensée sur les embarras que le gouvernement haïtien éprouverait indubitablement à l’intérieur, maintenant que toute crainte cessait par rapport à la France.
  23. Le 14e jour de son départ, ce navire se trouvait à 300 lieues de Brest ; il y subit une quarantaine de 20 jours, à cause de quelques cas de fièvre jaune.
  24. Le succès de la mission valut à M. Baudin son élévation au grade de contre-amiral, et à M. de Las Cases sa nomination comme conseiller d’État.

    Dans le projet des pouvoirs qui furent donnés aux agents haïtiens, Boyer les avait qualifiés de commissaires ; ils lui firent l’observation, qu’étant chargés de procéder á l’échange des ratifications des traités, ils étaient nécessairement ministres plénipotentiaires. Mais le Président, en supprimant le premier titre, ne leur en donna aucun ; il dit à cette occasion : « Ces messieurs se croient sans doute appelés à jouer le rôle d’ambassadeurs. » À leur arrivée en France, ils prirent le titre d’envoyés qui ne leur fut pas contesté par le ministre des affaires étrangères.

  25. Selon l’usage diplomatique, les envoyés d’Haiti auraient dû recevoir du Président une copie de sa lettre autographe pour être communiquée préalablement au Roi. M, le comte Molé leur ayant demandé cette copie, le sénateur Ardouin lui répondît « Nous ne l’avons pas ; mais vous voudrez bien nous excuser, car notre chancellerie est encore dans l’enfance. » Le ministre rit de cette réponse. Cependant, ils offrirent de lui remettre une déclaration portant en substance ce que contenait la lettre dont ils avaient pris lecture ; ce qui fut accepté. Il ne leur fut pas délivré de passeports non plus pour se rendre en France, et à Brest ils durent en demander au maire pour aller à Paris,
  26. Après ces paroles, le Roi adressa aux envoyés une foule de questions sur la situation d’Haïti, sur ses productions, sa population, son armée, sur la partie de l’Est principalement ; il désira savoir s’il y avait beaucoup de blancs jouissant de la qualité d’Haïtien, s’il existait encore au Môle Saint-Nicolas beaucoup des anciens Allemands amenés là dans le siècle dernier, si ce quartier était fertile, si l’air y était sain pour les Européens. enfin, quel était le nombre de blancs admis comme citoyens dans toute la République. Toutes ces questions, assez naturelles de la part du Roi des Français, parurent aux envoyés empreintes de préoccupations politiques, sinon pour le présent, du moins pour l’avenir. Il lui fut répondu sur toutes, aussi bien que possible ; et quant à la partie de l’Est : que tous les blancs qui y étaient propriétaires en 1822 et qui prêtèrent serment de fidélité à la République, furent reconnus Haïtiens ; qu’il n’y avait plus d’Allemands dans l’arrondissement du Môle ; que ce territoire était excessivement aride, que l’air y était malsain, ce qui était prouvé par les nombreuses mortalités survenues parmi les Allemands. Enfin, sur la.dernière question : « Le gouvernement ne faisant aucune distinction entre les indigènes et les blancs qui jouissent des mêmes droits qu’eux, n’a jamais eu l’idée de constater le nombre de ces derniers. » Cette réponse, quoique vraie, parut trop diplomatique a Louis-Philippe ; il sourit, et congédia les envoyés.
  27. En effet, ils eurent l’honneur d’être invités à diner à Neuilly, le 4 juillet suivant. Présentés par le Roi à toute sa famille si distinguée, ils recurent les preuves de la plus grande considération pour Haïti qu’ils représentaient ; le sénateur Ardouin fut même admis à se placer à table entre la Reine et la princesse Clémentine qu’il y avait accompagnée. Le comte Molé, M. de Las Cases et l’amiral Baudin y étaient aussi. Les envoyés d’Haïti remarquèrent néanmoins que le Moniteur ne mentionna point cette réception si flatteuse pour eux et leur pays, et que le Journal des Débats dit seulement le lendemain : « Hier, M. le comte Molé, ministre des affaires étrangères et président du conseil, M. le contre-amiral Baudin et M. le baron de Las Cases ont eu l’honneur de diner avec le roi. »

    Il est impossible que ce journal ministériel n’ait pas été informé de la présence des envoyés d’Haïti à Neuilly ; il y avait donc intention compréhensible dans l’omission de leurs noms. Au reste, si je parle de cette particularité, ce n’est que comme fait historique ; car, mon collègue et moi, nous n’avons eu qu’à nous féliciter des attentions et des égards dont nous fûmes l’objet, dans cette mission, de la part des ministres et d’une foule de personnages éminens auxquels nous avons été présentés. Nous eûmes l’honneur de dîner également avec quatre des ministres : le comte Molé, l’amiral de Rosamel, M. Barthe et le comte de Montalivet ; avec M. Dupin aîné, président de la Chambre des députés, avec le comte de Laborde, avec M. Dutrône, alors conseiller à la cour royale d’Amiens. Dans toutes ces réunions, on nous exprima une loyale satisfaction de l’issue heureuse des négociations d’Haïti avec la France, laquelle servirait à favoriser la prospérité et la civilisation du jeune peuple admis désormais sans équivoque, parmi les nations indépendantes. Mais, à cette occasion, il n’est pas un seul des personnages dont s’agit qui ne nous ait exprimé le désir de voir la République abroger enfin les dispositions de sa constitution politique concernant l’exclusion des hommes de la race blanche de la société haïtienne, et cela dans l’intérêt, disaient-ils, de son avenir, par l’introduction de leurs lumières, de leur industrie, de leurs capitaux, etc.

    Hélas ! ces personnes ne se doutaient pas de ce qui se passait alors à Haïti, à propos des traités si honorables pour elle ! Elles ignoraient l’acte sauvage qui venait d’être commis sur le principal fonctionnaire haïtien qui avait pris part à ces traités, parce que les auteurs de cette atrocité jugeaient compromettant pour la sûreté publique tout arrangement pris avec l’étranger. En général, les Européens ont toujours semblé ne pas pouvoir comprendre tous les motifs des dispositions exclusives qu’ils reprochent à la constitution politique d’Haïti. Des siècles s’écoulent avant que certaines classes d’hommes, dans ces contrées civilisées, ne parviennent à la jouissance de tous leurs droits naturels, et souvent ce résultat n’arrive qu’à la suite de grandes révolutions sociales ; et l’on veut croire que les choses sont plus faciles dans un pays qui n’a pas encore 60 années d’existence, et qui est sorti de la barbarie du régime colonial !

  28. Le vice-amiral Grivel, préfet maritime à Brest, — le même qui vînt à Haïti en 1825, — avait mis tous ses soins pour expédier ces fonds à Paris. Il fit l’accueil le plus bienveillant à MM. Ardouin et Villevaleix, de même que les autres autorités civiles et militaires de Brest.
  29. Environ 25 mille francs de ces fonds servirent à payer du papier filigrané que les envoyés d’Haiti firent fabriquer à Paris, pour des billets de caisse.