Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 4/5.7

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Dezobry et E. Magdeleine, Lib.-éditeurs (Tome 4p. 413-440).

chapitre vii.

Conduite imprudente de Moïse. — Révolte des cultivateurs dans le Nord, et ses causes. — Accusation contre Moïse. — Prompte répression de la révolte par Henri Christophe, Dessalines et T, Louverture. — Massacre des révoltés. — Arrestation et jugemens prononcés contre Moïse. — Sa mort. — Proclamation de T. Louverture, du 25 novembre, fortifiant le règne de la terreur. — Réflexions à ce sujet. — T. Louverture va dans l’Ouest. — Situation de son esprit.


Nous venons de voir comment les idées de Moïse étaient en opposition au système politique adopté par T. Louverture. Si Dessalines lui-même s’en plaignait sourdement, s’adressant sans doute aux hommes qui possédaient sa confiance, Moïse s’en plaignant ouvertement, il était impossible que ses opinions publiquement manifestées, n’arrivassent pas aux oreilles des chefs militaires placés sous ses ordres, et des cultivateurs du Nord, qu’il protégeait contre les vexations des colons : de là, la disposition à la révolte par ces derniers qui souffraient réellement, et de la part de quelques chefs à les ménager, en cas qu’ils vinssent à se prononcer.

Il y a certainement toujours un grand danger pour tout fonctionnaire public, pour tout officier supérieur, à manifester, sans retenue, des opinions contraires à l’ordre de choses établi par le gouvernement qui l’emploie : ou il doit en parler dans une confidence intime dont il soit sûr, ou il doit se démettre de sa charge, pour ne pas participer à des mesures qu’il juge contraires à l’intérêt public. S’il y reste, et surtout sous un gouvernement organisé comme celui de T. Louverture, la prudence lui devient nécessaire : il doit s’abstenir complètement d’énoncer aucune idée contraire aux vues du gouvernement.

C’est ce que ne comprit pas Moïse, chargé d’un grand commandement, général de division et inspecteur général des cultures dans le Nord : sa qualité de neveu du gouverneur lui donna des illusions ; sa jeunesse, son caractère imprudent, les services qu’il avait rendus à son oncle personnellement : tout servit contre lui ; il crut qu’il pouvait impunément hasarder l’expression de ses idées.

On peut facilement croire que les colons dont il contrariait les intérêts exclusifs, que presque tous les blancs du Nord, recueillaient avec avidité les moindres paroles qu’il proférait, pour les transmettre au gouverneur, leur ami et protecteur, en dénonçant cet officier général comme essentiellement contraire à ses vues. Le 29 août 1800, l’administration municipale du Cap, composée de colons, en faisant au général en chef, vainqueur de Rigaud, une adresse de félicitations, n’avait-elle pas dès-lors « invité les bons citoyens à dénoncer les esprits inquiets qui prêchent une fausse doctrine, et qui, par des discours séditieux, cherchent à troubler l’harmonie qui doit régner entre les citoyens ; en ajoutant — que les méchans ne soient pas ménagés, et que la société en soit purgée ? » Pour eux, Moïse était l’un de ces esprits inquiets ; il troublait l’harmonie existante.

Et croit-on qu’un officier tel que H. Christophe, exécuteur passif des ordres du gouverneur, ambitieux du pouvoir, déjà général de brigade, n’était pas aise de trouver l’occasion de se frayer la route d’un poste plus élevé, en dénonçant son supérieur hiérarchique ? Croit-on que les nombreux espions du gouverneur (tout despote ne peut s’en passer) ne lui rendaient pas compte exactement des imprudences de Moïse ?

T. Louverture n’avait besoin que de la moindre dénonciation pour arriver à une résolution contre les jours de son neveu. Il paraît qu’à peu près dans le même temps, des négocians blancs du Cap, voyant la répugnance de Moïse à employer des moyens de rigueur contre les cultivateurs des habitations qu’il tenait à ferme, lui offrirent de les gérer pour son compte, moyennant une somme de 20 mille piastres par mois, dit Pamphile de Lacroix, par an, dit M. Madiou : on peut croire plus exacte l’assertion du premier auteur, parce que Moïse devait avoir au moins autant d’habitations que Dessalines. Le gouverneur ayant appris cette particularité, fut excessivement irrité contre son inspecteur général de culture, disposé à laisser à d’autres, l’exploitation de ces biens : il lui témoigna toute sa colère, en le menaçant.

« Moïse, obsédé de menaces, dit M. Madiou, contrarié dans toutes ses idées et ses entreprises, résolut de s’armer contre le gouverneur dont le système, à son avis, faisait le malheur de Saint-Domingue. Il se tenait au Cap, chef-lieu de son commandement ; il était toujours en lutte avec les blancs qui, fiers de la protection du colonel (général) Christophe, n’avaient pas pour lui les égards qu’ils lui devaient. Dans le courant de vendémiaire an x (octobre 1801) il se trama au Cap une conspiration dont les rayons se prolongeaient au Port-Margot, à la Marmelade, au Dondon, enfin dans toute la province du Nord. Par une matinée du 25 vendémiaire (17 octobre) le général Moïse sortit du Cap (foyer de la conspiration où il est le chef supérieur), réunit plusieurs centaines de cavaliers et parcourut la plaine du Nord, organisant l’insurrection qui devait éclater le 29 vendémiaire. En effet, dans la nuit du 29 au 30 du même mois, des mouvemens insurrectionnels se manifestèrent dans presque tout le département du Nord. 250 blancs furent massacrés… Moïse entreprenait une guerre dont le but était l’extermination des blancs, l’union des noirs et des jaunes, et l’indépendance de son pays. L’on disait dans les campagnes du Nord, que Dessalines et Christophe avaient consenti au projet du rétablissement de l’esclavage par le gouverneur.[1] »

Ecoutons maintenant Pamphile de Lacroix, arrivé dans la colonie trois mois après ces événemens :

« Le général Moïse, présomptueux dans sa fortune,… ne changea rien (après la menace du gouverneur) à ses propos ni à ses mœurs, que son oncle blâmait. Pour son malheur, quelque temps après, pendant que T. Louverture était au Port-au-Prince, les noirs du département du Nord, à qui le travail plaisait moins que la licence, voulurent reprendre leurs anciennes habitudes. Plusieurs ateliers, dans la plaine du Limbe, égorgèrent tout-à-coup leurs gérans et les blancs qu’ils purent atteindre. Ce soulèvement inattendu ; vint aux portes du Cap, et coûta la vie à 300 blancs ; mais comme la révolte n’était point tramée de longue main, et qu’elle dérivait plutôt des dégoûts de la culture que de l’inquiétude occasionnée par les bruits de paix (en Europe), les nouveaux révoltés furent facilement enveloppés par l’ascendant et l’autorité de T. Louverture. À son approche et à sa voix, ils rentrèrent effrayés dans le devoir. Ils déclarèrent qu’on les avait poussés à la révolte, en leur disant qu’ils allaient de nouveau être les esclaves des blancs, et en les assurant que les généraux Dessalines et Christophe y avaient consenti, mais que le général Moïse s’y était refusé. T. Louverture, qui était étranger à cet événement, comprit la juste défiance qu’il pouvait donner contre sa couleur (contre les noirs) dans un moment où la paix allait rendre à la métropole de nouveaux moyens de force et de puissance. Il n’hésita point à accueillir les accusations qui signalaient son neveu comme le chef d’un mouvement dont sa haine pour les blancs était bien capable, — mais qui ne dérivait au fond que d’un esprit de révolte contre le travail [2] »

Voilà deux versions certainement bien différentes, et indiquant la cause de cette révolte d’une manière à jeter le doute dans l’esprit du lecteur. Sur quoi se sont fondés les deux narrateurs ? Sur des traditions orales, l’un à trois mois d’intervalle, l’autre à plus de quarante ans après l’événement. Lequel mérite plus de créance ? Nous n’hésitons pas à dire que c’est Pamphile de Lacroix.

En effet, T. Louverture ne pouvait que nourrir un secret mécontentement contre Moïse, depuis qu’il avait manifesté des opinions contraires à ses procédés à l’égard de Rigaud ; il avait saisi l’instant de la révolte du Môle pour l’éloigner du théâtre de la guerre civile, et donner le commandement supérieur à Dessalines ; après le succès de cette guerre, il avait élevé ce dernier au grade de général de division, en laissant Moïse à celui de général de brigade, parce qu’encore, dans la répression de la révolte du Môle, Moïse avait ménagé beaucoup d’hommes de couleur ; il ne s’était décidé à l’élever au grade de général de division qu’en prenant possession de la partie espagnole ; et en proclamant sa constitution, il fit de nombreuses promotions dans l’armée, pour attacher tous ces militaires au nouvel ordre de choses qu’elle consacrait. Mais ce fut, au contraire, pour Moïse, une occasion de reconnaître tout ce qu’il y avait de faux dans le système politique de son oncle, et d’en parler trop publiquement : de là les accusations, les délations contre Moïse, par tous ceux qui étaient intéressés à le perdre.

Ses paroles imprudentes étant colportées parmi les cultivateurs qui souffraient du régime intolérable sous lequel on les avait placés, ces hommes qui étaient vexés, tourmentés chaque jour, auront probablement pensé qu’en se révoltant, en massacrant des blancs, ils contraindraient le gouverneur à changer de système. Ce fut un mouvement non prémédité de longue main, ainsi que le dit Pamphile de Lacroix ; il aura eu lieu d’abord sur une habitation du Limbe, où peut-être des actes de violence avaient été commis, et le mouvement se sera propagé de proche en proche jusqu’aux portes du Cap, dans d’autres communes de l’intérieur où les autres cultivateurs souffraient aussi ; mais sans que ce fût le fait de Moïse « organisant une vaste conspiration dans les campagnes, après en avoir établi le siège au Cap. »

Peut-on concevoir, en effet, que Moïse, général de division, commandant en chef le département du Nord, n’ait pas gagné un seul soldat de la troupe en garnison au Cap, et qu’il ait couru les campagnes pour les soulever, quatre jours seulement avant celui fixé pour sa conspiration ? Indépendamment de l’attachement qu’il avait toujours montré à son oncle, est-il encore supposable que, voyant son pouvoir plus fortement assis que jamais, Moïse aurait choisi ce moment « pour s’armer contre lui, exterminer les blancs, réunir les noirs et les jaunes, et proclamer l’indépendance de la colonie ? » Est-ce que les mulâtres étaient comptés pour rien à cette époque et pouvaient seconder un tel mouvement ?

Pesons donc cette appréciation du général français, qui a dû entendre bien des colons au sujet de cette révolte, et qui reconnaît que Moïse haïssait les blancs, mais qui le disculpe de ce fait, en disant deux fois dans sa narration que ce fait eut lieu par rapport au travail exigé des cultivateurs. Il dit bien qu’on l’accusait d’en être le chef, que le gouverneur accueillit ces accusations ; mais qu’au fond cela n’était pas.

Les noms de Christophe et de Dessalines qui se trouvent mêlés dans ces troubles, ne semblent-ils pas indiquer que le premier s’en sera fait un mérite auprès du gouverneur, pour accabler Moïse, de concert avec les colons ? L’ambition de Christophe, sa servilité envers le gouverneur, son union avec les blancs, la protection qu’il leur accordait contre Moïse, son chef, jusqu’à les porter « à n’avoir point pour lui les égards qu’ils lui devaient » : tout dénote que dans cette circonstance, il aura exploité le mécontentement du gouverneur contre son neveu, qui blâmait son système de gouvernement. Christophe en était bien capable !

Que quelques hommes dans l’enceinte du Cap se soient montrés favorables au mouvement, aux cruautés des cultivateurs agissant contre les blancs, cela se conçoit fort bien dans cette ville, où il y avait toujours eu des agitateurs ; mais cela ne prouve pas une conspiration ourdie par Moïse. Que le colonel Joseph Flaville, au Limbe, n’ait pas tenté de réprimer les premiers actes commis par les cultivateurs, on le conçoit encore de la part de cet officier, dont le caractère désordonné s’est montré dans notre troisième livre, agissant tantôt pour Villatte, tantôt pour T. Louverture.

Comment ! M. Madiou affirme que ce fut au Cap que se trama la conspiration, que le Cap en était le foyer, et il montre Moïse ensuite, « ayant vu échouer tous ses projets, pénétrant au Cap et tentant de soulever cette ville où il fut accueilli avec tant d’indifférence par les habitans, qu’il en sortit deux heures après, dans la crainte d’être arrêté. »

Si Moïse en était sorti d’abord pour aller dans les campagnes, il est présumable que c’était pour apaiser le mouvement des cultivateurs, et non pour l’exciter. Lui, chef de la conspiration au Cap, il aurait abandonné ce lieu où il avait à disposer de ses forces militaires, dès munitions, pour laisser le champ libre à Christophe, en opposition avec lui ? N’aurait-il pas eu assez d’agens pour envoyer ses ordres aux cultivateurs ? Lorsque, par les ordres de T. Louverture, il les avait soulevés contre Sonthonax et Roume, eut-il besoin de parcourir lui-même les campagnes ?

Quoi qu’il en soit, Christophe, le commandant blanc Barada, avaient agi avec vigueur et énergie pour rétablir l’ordre au Cap. Christophe s’était porté contre les révoltés, et d’autres officiers l’avaient secondé dans la répression de ce mouvement sans ensemble, sans chef visible et réel.

En apprenant la révolte, T. Louverture s’était rendu dans le Nord avec sa rapidité ordinaire. Dessalines y vint par ses ordres avec des troupes sortant des Gonaïves. Traqués de tous côtés, fusillés, baïonnettes, poignardés, les révoltés qui échappèrent aux massacres dans cette répression (que « le peuple des campagnes appela la guerre couteaux  »), rentrèrent dans l’ordre, c’est-à-dire sous le joug de l’esclavage de fait qui leur était imposé.

Moïse se trouvait, à ce qu’il paraît, dans le voisinage de la Marmelade où était le gouverneur : celui-ci lui écrivit à son ordinaire ; il y vint le rencontrer ; il fut blâmé pour avoir agi avec faiblesse, pour n’avoir pas sévi contre les révoltés qui avaient mis son nom en avant, en le compromettant ainsi. Selon M. Madiou, le gouverneur le voyant perdu pour avoir pris les armes contre lui et contre les blancs, et voulant le sauver en lui donnant le moyen de se cacher, il lui ordonna de se mettre en campagne contre les révoltés qui n’étaient pas encore soumis ; mais, étant sans perspicacité, Moïse ne comprit pas la pensée secrète de son oncle ; il se borna à parcourir les campagnes, cherchant à faire des prisonniers, sans doute lorsqu’il aurait dû tuer tous ceux qu’il rencontrerait : nouveau tort de sa part.

Finalement, Moïse se serait rendu ensuite sur l’habitation D’Héricourt où le gouverneur s’était porté, et où vinrent aussi Dessalines et H. Christophe. Là, le gouverneur lui aurait fait de vifs reproches (en le traitant avec douceur ) d’avoir pris les armes parce qu’il croyait que les blancs redevenaient les maîtres ; il lui dit qu’il avait été plus qu’imprudent, qu’il aurait dû avoir confiance en sa politique, puisqu’ayant été esclave, il ne pouvait lui-même travailler au rétablissement de la servitude.

« Nous sommes libres, ajouta-t-il ; le moment de nous détacher entièrement de la France n’est pas encore arrivé ; vous avez nui à mes projets ; vous m’obligerez peut-être à un sacrifice qui fera saigner mon cœur, mais que commandera l’intérêt de tous. — Toussaint lui ordonna de garderies arrêts sur cette habitation. Il fit ensuite consulter l’opinion des colons blancs. Ceux-ci lui conseillèrent de sacrifier Moïse à la France ; ce serait donner à Bonaparte une haute idée de son attachement à la mère-patrie, s’il n’hésitait pas à faire périr un général influent, son neveu, qui avait pris les armes contre la métropole. Il pensa lui-même que ce sacrifice détournerait de sa tête la colère du Premier Consul, que sa constitution devait infailliblement exciter. Il n’hésita plus à accuser hautement le général Moïse d’avoir été le chef de l’insurrection [3]. »

Si M. Madiou représente incessamment Moïse comme ayant des vues bornées, sans intelligence, sans perspicacité, il faut convenir que dans cette circonstance il fait jouer un singulier et triste rôle à T. Louverture, dont la capacité ne peut être contestée. Nous concevons que les colons aient saisi l’occasion pour accourir de toutes parts auprès du gouverneur ou pour lui écrire de sacrifier Moïse ; mais avec la haute opinion que nous avons des facultés intellectuelles de cet homme, dont nous avons étudié le caractère énergique, résolu, porté au despotisme le plus violent quand on contrariait ses idées, ses vues, nous ne pouvons concevoir qu’il ait eu même la pensée de faire consulter les colons. N’avait-il pas en ce moment auprès de lui, en Dessalines et Christophe, deux conseillers intéressés à le pousser dans les voies extrêmes contre Moïse, si toutefois il avait besoin de conseil ?

Non ; disons simplement avec Pamphile de Lacroix, qu’il n’hésita point à accueillir les accusations produites contre Moïse ; trop de motifs concouraient à la perte de ce jeune homme, pour qu’il échappât à son funeste sort : nous les avons déjà énumérés.

Le 6 brumaire (28 octobre), Moïse fut considéré comme prisonnier d’État : le 10 (1er novembre), beau jour de la fête du gouverneur, il donna l’ordre au général Clervaux de le conduire dans le cachot du Grand-Fort du Port-de-Paix. Pourquoi pas au Cap où il aurait conspiré ? Il y avait en cela une pensée que nous verrons se produire bientôt au grand jour.

De D’Héricourt, le gouverneur se rendit au Cap, ensuite au Fort-Liberté, au Trou ; et dans tous ces lieux, d’affreuses exécutions, des boucheries d’hommes signalèrent la présence de T. Louverture.

M. Madiou porte le nombre des victimes, au Trou, à un millier de cultivateurs[4]. En supposant ce chiffre exagéré (et nous le croyons), en le portant seulement à cent, n’est-ce pas déjà trop d’hommes sacrifiés, après le rétablissement de l’ordre ?

Eh quoi ! tous sont soumis au despotisme du sabre, et la baïonnette exerce encore ses meurtriers ravages sur des hommes, jadis esclaves, devenus libres, rétablis de fait dans l’esclavage, qui se soulèvent un instant contre leurs oppresseurs ! T. Louverture n’avait donc point d’entrailles, même pour ses frères qui avaient jadis souffert comme lui ?

Dans notre deuxième livre, nous avions promis que si nous le rencontrions dans la fatale voie d’une réaction contre ses frères, nous lancerions l’anathème contre sa mémoire. Ces faits douloureux sont la preuve la plus sanglante de cette réaction. Nous appelons l’anathème de la postérité contre cette indigne mémoire !


Moïse n’avait pas été envoyé au cachot pour y rester prisonnier d’État. Le gouverneur composa un conseil de guerre, dit-on, sous la présidence du général Pageot, ce blanc dont nous avons fait l’éloge en 1793, quand d’autres officiers français trahirent la cause de leur patrie. Il avait toujours continué d’être un homme honorable. Que se passa-t-il réellement à l’égard de l’accusé ?

Nous avons sous les yeux le texte de quatre auteurs, sur cette affaire.

Pamphile de Lacroix dit seulement que « Moïse fut livré à une commission militaire, et fusillé comme coupable de négligence dans l’exercice de ses fonctions.[5] »

M. Hérard Dumesle dit que « Moïse fut livré au jugement d’un premier conseil qui le renvoya absous ; mais que T. Louverture fit convoquer un autre conseil auquel il dicta son arrêt de mort qui fut exécuté au Port-de-Paix[6]. »

M. Saint-Rémy prétend que « traduit devant un conseil de guerre, séant au Port-de-Paix, Moïse se défondit avec une merveilleuse clarté : et comme on ne pouvait rien préciser contre lui, il fut acquitté. Mais cet acquittement ne convenait pas aux vues de Louverture. Il arrive au Port-de-Paix, fait casser le jugement, convoque un autre conseil de guerre qu’il préside en personne ; et Moïse, condamné à mort, est exécuté le même jour[7]. »

M. Madiou affirme que la commission militaire présidée par le général Pageot siégea au Cap, et que « Moïse ne fut pas amené devant ses juges ; il demeura au Port-de-Paix. Le conseil militaire n’ayant pas entendu la défense de l’accusé et ne pouvant juger que sur le rapport fait par T. Louverture, déclara que le général Moïse était coupable, d’après les pièces remises contre lui au tribunal militaire par le commandant de la place Barada. T. Louverture, mécontent de ce jugement qui faisait peser sur lui toute la responsabilité de la mort de son neveu, le cassa et forma au Port-de-Paix une nouvelle commission qui condamna Moïse à la peine capitale, comme coupable du crime de rébellion. Le condamné fut fusillé le 29 novembre 1801 dans le Grand-Fort du Port-de-Paix, sous les yeux du général Clervaux[8]. »

De ces quatre auteurs, quel est celui qui a vu et lu les pièces du procès fait à Moïse ? Nous l’ignorons, car aucun d’eux ne l’apprend au lecteur : ils auront donc écrit sur des traditions orales, souvent inexactes. Nous-même, dans une note de notre deuxième livre, avons mentionné ce fait sur la foi de la version de M. Saint-Rémy. S’il y a eu erreur de notre part, c’est lui qui nous y a induit. Dans tous les cas, il existe dans ces quatre versions que nous venons de citer, une preuve de fureur reprochable à la mémoire de T. Louverture.

S’il est vrai que Moïse ne fut reconnu coupable que de négligence dans l’exercice de ses fonctions, un tel fait de sa part ne méritait pas la mort qu’il subit : aucune loi de ce temps n’appliquait une telle peine contre la négligence dans ses fonctions ; elle a donc été arbitraire ; elle est imputable à la volonté personnelle du gouverneur, et il commit un crime en l’ordonnant : crime politique d’autant plus odieux, qu’il avait pour but d’asseoir le système du gouvernement de T. Louverture sur les cadavres des hommes.

Si Moïse fut d’abord absous, acquitté par un premier conseil de guerre, et que le gouverneur dicta son arrêt de mort à un nouveau conseil, le gouverneur fut encore coupable ; car aucun chef de gouvernement n’a le droit de dicter le moindre arrêt à un tribunal compétent ; aucun ne doit se placer entre l’accusé et la conscience des juges.

Si ce général, d’abord acquitté, fut jugé de nouveau et condamné à mort par un second conseil présidé par le gouverneur, celui-ci ne paraît plus aux yeux de la postérité que comme un tyran digne de son exécration : aucun chef de gouvernement ne peut, ne doit présider un tribunal qui juge un homme accusé par lui.

Enfin, si T. Louverture accusa Moïse devant une première commission militaire, sans le faire comparaître devant elle pour être entendu dans sa défense, il aura violé toutes les règles de la justice à son égard. Cette commission ayant seulement fait une déclaration de culpabilité contre l’accusé, d’après les pièces à charge, aura voulu sans doute laisser au gouverneur la faculté d’exercer son omnipotence par une punition moindre que la mort ; elle aura trouvé que les faits à lui imputés ne méritaient pas cette peine, et elle voulait réserver au gouverneur une occasion d’être juste : un tel jugement ne nous étonnerait pas de la part d’un tribunal présidé par le général Pageot. Mais T. Louverture, en se montrant mécontentée ce jugement, en le cassant, aura encore violé les lois qu’il avait lui-même édictées, promulguées : c’était à un conseil de révision à prononcer la cassation de cet acte, et il en avait établi pour la réforme des jugemens des conseils de guerre. En cassant le jugement lui-même, en formant un nouveau conseil spécial, même alors qu’il ne l’aura pas présidé, il lui dicta réellement la condamnation à mort qui s’en suivit contre l’accusé ; car un tel acte de sa volonté arbitraire indiquait ce qu’il désirait, et les juges ne pouvaient qu’obéir à cette injonction sanguinaire, par la terreur qu’il exerçait sur toutes les âmes. Lui seul est donc responsable de ce jugement injuste !

À notre avis, devant l’histoire qui relate les faits, devant la postérité qui les juge, T. Louverture fut le seul auteur de la mort de Moïse. On doit en charger sa mémoire.

Et croit-on qu’il se soit arrêté à cette action odieuse, croit-on qu’il en ait éprouvé des remords, et qu’il aura voulu laisser penser aux hommes de son temps, que cette condamnation à la peine capitale contre Moïse fut jugée juste par le conseil de guerre ?

Après avoir assouvi sa rage contre son neveu, il accusa encore cette victime de sa politique inhumaine : c’est ce que l’on va voir par la proclamation suivante. Quelle que soit sa longueur, nous la donnons sans en rien omettre, parce qu’elle résume, à nos yeux, tout le système politique de T. Louverture, et que l’accusant nous-même, nous croyons de notre devoir de le laisser présenter les motifs qui le guidèrent dans l’administration de son pays. C’est exercer la justice envers lui, que d’offrir au lecteur l’excuse qu’il donnait à ses actes.

Proclamation.

Depuis la révolution, j’ai fait tout ce qui a dépendu de moi pour ramener le bonheur dans mon pays, pour assurer la liberté de mes concitoyens. Forcé de combattre les ennemis intérieurs et extérieurs de la République française, j’ai fait la guerre avec courage, honneur et loyauté. Avec mes plus grands ennemis, je ne me suis jamais écarté des règles de la justice ; et si j’ai employé tous les moyens qui étaient en mon pouvoir pour les vaincre, j’ai cherché, autant qu’il était en moi, à adoucir les horreurs de la guerre, à épargner le sang des hommes. J’ai toujours eu pour principe, le pardon des offenses, pour premier sentiment, l’humanité ; souvent, après la victoire, j’ai accueilli, comme des amis et des frères, ceux qui, la veille, étaient sous des drapeaux ennemis. Par l’oubli des erreurs et des fautes, j’ai voulu faire aimer la cause légitime et sacrée de la liberté, même à ses plus ardens adversaires.

Amis, frères d’armes, généraux et officiers, je leur ai constamment rappelé que les grades auxquels ils étaient élevés, ne devaient être que la récompense de la bravoure et d’une conduite privée irréprochable ; que, plus ils étaient au-dessus de leurs concitoyens, plus toutes leurs actions et toutes leurs paroles devaient être mesurées et irréprochables ; que le scandale des hommes publics avait des conséquences encore plus funestes pour la société, que celui des simples citoyens ; que les grades et les fonctions dont ils étaient revêtus ne leur étaient pas donnés pour servir uniquement à leur fortune ou à leur ambition ; mais que ces institutions nécessaires avaient pour cause et pour but le bien général ; qu’elles imposaient des devoirs qu’il fallait d’abord remplir avant de songer à soi ; que l’impartialité et l’équité devaient dicter toutes leurs décisions ; l’amour de l’ordre, la prospérité de la colonie, la répression de tous les vices, exciter sans cesse leur activité, leur surveillance et leur zèle.

J’ai toujours et énergiquement recommandé à tous les militaires la subordination, la discipline et l’obéissance, sans lesquelles il ne peut exister d’armée. Elle est créée pour protéger la liberté, la sûreté des personnes et des propriétés, et tous ceux qui la composent ne doivent jamais perdre de vue l’objet de son honorable destination : c’est aux officiers à donner à leurs soldats, avec de bonnes leçons, de bons exemples. Chaque capitaine doit avoir la noble émulation d’avoir sa compagnie la mieux disciplinée, la plus proprement tenue, la mieux exercée ; il doit penser que les écarts de ses soldats rejaillissent sur lui, et se croire avili des fautes de ceux qu’il commande. Les mêmes sentimens doivent animer à un plus haut degré encore, les chefs de bataillons pour leurs bataillons, et les chefs de brigades pour leurs brigades. Ils doivent les regarder comme leurs propres familles, quand les individus qui les composent remplissent bien leurs devoirs, et se montrer en chefs rigides lorsqu’ils s’en écartent.

Tel est le langage que j’ai tenu au général Moïse depuis dix ans, dans toutes mes conversations particulières, que je lui ai répétées mille fois en présence de ses camarades, en présence des généraux, que je lui ai renouvelé dans ma correspondance : tels sont les principes et les sentimens consignés dans mille de mes lettres. Dans toutes les occasions, j’ai cherché à lui expliquer les saintes maximes de notre religion, à lui prouver que l’homme n’est rien, sans la puissance et la volonté de Dieu ; que les devoirs d’un chrétien qui a reçu le baptême ne devaient jamais être négligés ; que, lorsqu’un homme brave la Providence, il doit s’attendre à une fin terrible : que n’ai-je pas fait pour le ramènera la vertu, à l’équité, à la bienfaisance, pour changer ses inclinations vicieuses, pour l’empêcher de se précipiter dans l’abîme ? Dieu seul le sait. Au lieu d’écouter les conseils d’un père, d’obéir aux ordres d’un chef dévoué au bonheur de la colonie, il n’a voulu se laisser guider que par ses passions, ne suivre que ses funestes penchans : il a péri misérablement !

Tel est le sort réservé à tous ceux qui voudront l’imiter. La justice du ciel est lente, mais elle est infaillible, et tôt ou tard elle frappe les méchans et les écrase comme la foudre.

La cruelle expérience que je viens de faire ne sera pas inutile pour moi ; et d’après l’inconduite du général Moïse, il ne sera plus nommé de général divisionnaire, jusqu’à de nouveaux ordres du gouvernement français.

Le général Dessalines, néanmoins, à cause des services qu’il a rendus, conservera son grade de général divisionnaire.

Dans une de mes proclamations, à l’époque de la guerre du Sud, j’avais tracé les devoirs des pères et mères envers leurs enfans, l’obligation où ils étaient de les élever dans l’amour et la crainte de Dieu, ayant toujours regardé la religion comme la base de toutes les vertus et le fondement du bonheur des sociétés. En effet, quels sont ceux qui, depuis la révolution, ont causé les plus grands malheurs de la colonie ? N’ont-ils pas été tous des hommes sans religion et sans mœurs ? Celui qui méprise Dieu et ses divins préceptes, qui ne chérit pas ses premiers parens, aimera-t-il ses semblables ? Père et mère honoreras, afin que tu vives longuement, est un des premiers commandemens de Dieu[9]. Un enfant qui ne respecte pas son père et sa mère, écoutera-t-il les bons conseils de ceux qui lui sont étrangers ? Obéira-t-il aux lois de la société, celui qui a foulé aux pieds la plus sainte et la plus douce loi de la nature ? Et cependant, avec quelle négligence les pères et mères élèvent-ils leurs enfans, surtout dans les villes ! Au lieu de les instruire dans leur religion, d’exiger d’eux le respect et l’obéissance qui leur sont dus, de leur donner des idées conformes à leur état ; au lieu de leur apprendre à aimer le travail, ils les laissent dans l’oisiveté et dans l’ignorance de leurs premiers devoirs : ils semblent mépriser eux-mêmes et leur inspirer le mépris pour la culture, le premier, le plus honorable et le plus utile de tous les états. À peine sont-ils nés, on voit ces mêmes enfans avec des bijoux et des pendans d’oreilles, couverts de haillons, salement tenus, blesser par leur nudité les yeux de la décence. Ils arrivent ainsi à l’âge de douze ans, sans principes de morale, sans métier, avec le goût du luxe et de la paresse pour toute éducation. Et comme les mauvaises impressions sont difficiles à corriger, à coup sûr, voilà de mauvais citoyens, des vagabonds et des voleurs ; et si ce sont des filles, voilà des prostituées, toujours prêts les uns et les autres à suivre les impulsions du premier conspirateur qui leur prêchera le désordre, l’assassinat et le pillage. C’est sur des pères et mères aussi vils, sur des élèves aussi dangereux, que les magistrats du peuple, que les commandans militaires doivent avoir sans cesse les yeux ouverts, que la main de la justice doit toujours être étendue.

Les mêmes reproches s’adressent également à un grand nombre de cultivateurs et cultivatrices sur les habitations. Depuis la révolution, des hommes pervers se sont adressés à des lâches, à des perturbateurs, et leur ont dit : que la liberté était le droit de rester oisif, de faire le mal impunément, de mépriser les lois et de ne suivre que leurs caprices. Une pareille doctrine devait être accueillie par tous les mauvais sujets, les voleurs et les assassins. Il est temps de frapper sur les hommes endurcis qui persistent dans de pareilles idées ; il faut que tout le monde sache qu’il n’est d’autre moyen pour vivre paisible et respecté, que le travail, et un travail assidu.


Telle est la leçon que les pères et mères doivent donner à leurs enfans tous les jours et tous les instans de leur vie.

À peine un enfant peut-il marcher, il doit être employé sur les habitations à quelque travail utile, suivant ses forces, au lieu d’être envoyé dans les villes où, sous prétexte d’une éducation qu’il ne reçoit pas, il vient apprendre des vices, grossir la tourbe des vagabonds et des femmes de mauvaise vie, troubler par son existence le repos des bons citoyens, et la terminer par le dernier supplice. Il faut que les commandans militaires, que les magistrats soient inexorables à l’égard de cette classe d’hommes ; il faut, malgré elle, la contraindre à être utile à la société dont elle serait le fléau, sans la vigilance la plus sévère.

Depuis la révolution, il est évident que la guerre a fait périr beaucoup plus d’hommes que de femmes ; aussi s’en trouve-t-il un plus grand nombre de ces dernières dans les villes, dont l’existence est uniquement fondée sur le libertinage. Entièrement livrées aux soins de leur parure, résultat de leur prostitution ; dédaignant non-seulement les travaux de la culture, mais même toutes autres occupations, elles ne veulent absolument rien faire d’utile. Ce sont elles qui recèlent tous les mauvais sujets qui vivent du produit de leurs rapines, qui les excitent au brigandage, afin de partager le fruit de leurs crimes. Il est de l’honneur des magistrats, généraux et commandans, de n’en pas laisser une seule dans les villes ou bourgs ; la moindre négligence à cet égard les rendrait, dignes de la mésestime publique.

Moïse, il est vrai, était l’âme et le chef de la dernière conspiration ; mais il n’aurait jamais pu consommer son infamie, s’il n’avait trouvé de pareils auxiliaires.

Quant aux domestiques, chaque citoyen ne doit en avoir qu’autant qu’ils sont nécessaires à un service indispensable. Les personnes chez lesquelles ils demeurent doivent être les premiers surveillans de leur conduite, et ne rien tolérer de leur part de contraire aux bonnes mœurs, à la soumission et au bon ordre. S’ils sont paresseux, ils doivent les corriger de ce vice ; s’ils sont voleurs, les dénoncer aux commandans militaires, pour les punir conformément aux lois. Un bon domestique, traité avec justice, mais aussi forcé à remplir tous ses devoirs, fait plus d’ouvrage que quatre mauvais ; et puisque dans le nouveau régime, tout travail mérite salaire, tout salaire doit exiger son travail. Telle est l’invariable et la ferme volonté du gouvernement.

Il est encore un objet digne de son attention : c’est la surveillance des étrangers qui arrivent dans la colonie. Quelques-uns d’entre eux, ne connaissant que par les rapports des ennemis du nouvel ordre de choses les changemens qui se sont opérés, sans avoir réfléchi sur les causes qui les ont amenés, sur les difficultés à vaincre pour faire succéder au plus grand désordre qui ait jamais existé, la tranquillité, la paix, la restauration des cultures et du commerce, tiennent des propos d’autant plus dangereux, qu’ils sont recueillis avec avidité par tous ceux qui, fondant leurs espérances sur les troubles, ne demandent que des prétextes. De pareils écarts doivent être d’autant plus sévèrement punis, que l’insouciance des fonctionnaires publics à cet égard nuirait à la confiance dont ils ont besoin, et les ferait regarder, avec justice, comme complices des ennemis de la liberté.

La plus sainte de toutes les institutions parmi les hommes qui vivent en société, celle d’où découlent les plus grands biens, c’est le mariage. Un bon père de famille, un bon époux entièrement occupé du bonheur de sa femme et de ses enfans, doit être au milieu d’eux l’image vivante de la divinité. Aussi, un gouvernement sage doit-il toujours être occupé à environner les bons ménages d’honneur, de respect et de vénération ; il ne doit se reposer qu’après avoir extirpé la dernière racine de l’immoralité. Les commandans militaires, les fonctionnaires publics surtout, sont sans excuse lorsqu’ils donnent publiquement le scandale du vice. Ceux qui, ayant des femmes légitimes, souffrent des concubines dans l’intérieur de leurs maisons, ou ceux même qui, n’étant pas mariés, vivent publiquement avec plusieurs femmes, sont indignes de commander ; ils seront destitués.

En dernière analyse, tout homme qui existe dans la colonie, doit de bons exemples à ses concitoyens ; tout commandant militaire, tout fonctionnaire public doit remplir exactement ses devoirs ; ils seront jugés sur leurs actions, sur le bien qu’ils auront fait, sur la tranquillité et la prospérité des lieux qu’ils commandent. Tout homme qui veut vivre doit travailler. Dans un État bien ordonné, l’oisiveté est la source de tous les désordres ; et si elle est soufferte chez un seul individu, je m’en prendrai aux commandans militaires, persuadé d’avance que ceux qui tolèrent les paresseux et les vagabonds, ont de mauvais desseins, qu’ils sont ennemis secrets du gouvernement.

Personne, sous aucun prétexte, ne doit être exempt d’une tâche quelconque, suivant ses facultés. Les pères et mères créoles, qui ont des enfans et des propriétés, doivent aller y demeurer, pour y travailler, faire travailler leurs enfans ou en surveiller les travaux ; et, dans les momens de repos, les instruire eux-mêmes ou par des instituteurs, des préceptes de notre religion, leur inspirer l’horreur du vice, leur expliquer les commandemens de Dieu, en graver les principes dans leurs cœurs, d’une manière ineffaçable, et les bien pénétrer de cette vérité : Que puisque l’oisiveté est la mère de tous les vices, — le travail est le père de toutes les vertus. C’est par ces moyens que seront formés des citoyens utiles et respectables, qu’on peut espérer de voir cette belle colonie l’une des plus heureuses contrées de la terre, et en éloigner, pour toujours, les horribles événemens dont le souvenir ne doit jamais s’effacer de notre mémoire ;

En conséquence, j’arrête ce qui suit :

1. Tout commandant qui, lors de la dernière conspiration, a eu connaissance des troubles qui devaient éclater et a toléré le pillage et les assassinats ; qui, pouvant prévenir ou empêcher la révolte, a laissé enfreindre la loi qui déclare la vie, la propriété et l’asile de tout citoyen sacrés et inviolables, sera traduit devant un tribunal spécial, et puni conformément à la loi du 22 thermidor an 9 (10 août 1801. — Peine de mort. )

Tout commandant militaire qui, par imprévoyance ou négligence, n’a pas arrêté les désordres qui se sont commis, sera destitué et puni d’un an de prison.

Il sera fait en conséquence une enquête rigoureuse de leur conduite, d’après laquelle le gouverneur prononcera sur leur sort.

2. Tous généraux, commandans d’arrondissement ou de quartiers qui, à l’avenir, négligeront de prendre toutes les mesures nécessaires pour prévenir ou empêcher les séditions, et laisseront enfreindre la loi qui déclare la vie, la propriété et l’asile de chaque citoyen sacrés et inviolables, seront traduits devant un tribunal spécial et punis conformément à la loi du 22 thermidor an 9. (Peine de mort. )

3. En cas de troubles ou sur des indices qu’il doit en éclater, la garde nationale d’un quartier ou d’un arrondissement sera aux ordres des commandans militaires, sur sa simple réquisition. Tout commandant militaire qui n’aura pas pris toutes les mesures nécessaires pour empêcher les troubles dans son quartier, ou la propagation des troubles d’un quartier voisin dans celui qu’il commande ; tout militaire, soit de ligne, soit de la garde nationale, qui refusera d’obéir à des ordres légaux, sera puni de mort, conformément aux lois.

4. Tout individu, homme ou femme, quelle que soit sa couleur, qui sera convaincu d’avoir tenu des propos graves, tendant à exciter la sédition, sera traduit devant un conseil de guerre, et puni conformément aux lois. (Peine de mort. )

5. Tout individu créole, homme ou femme, convaincu d’avoir tenu des propos tendant à altérer la tranquillité publique, mais qui ne serait pas jugé digne de mort, sera renvoyé à la culture, avec une chaîne à un pied, pendant six mois.

6. Tout individu, étranger qui se trouverait dans le cas de l’article précédent, sera déporté de la colonie, comme mauvais sujet.

7. Dans toutes les communes de la colonie où il existe des administrations municipales, tous les citoyens et citoyennes qui les habitent, quelle que soit leur qualité ou leur condition, sont tenus de se munir de cartes de sûreté.

La dite carte contiendra les noms, surnoms, domiciles, états, professions et qualités, l’âge et le sexe de ceux qui en seront porteurs. Elle sera signée du maire et du commissaire de police du quartier dans lequel habite l’individu à qui elle sera délivrée. Elle sera renouvelée tous les six mois et payée un gourdin par chaque individu, pour les sommes qui en proviendront être destinées aux dépenses communales.

8. Il est expressément ordonné aux administrations municipales de ne délivrer des cartes de sûreté qu’à des personnes qui auront un état ou métier bien reconnu, une conduite sans reproche et des moyens d’existence bien assurés. Tous ceux qui ne pourront remplir les conditions rigoureusement nécessaires pour en obtenir, — s’ils sont créoles, seront renvoyés à la culture, s’ils sont étrangers, renvoyés de la colonie.

9. Tout maire ou officier de police qui, par négligence ou pour favoriser le vice, aura signé et délivré une carte de sûreté à un individu qui n’est pas dans le cas d’en obtenir, sera destitué et puni d’un mois de prison.

10. Quinze jours après la publication du présent arrêté, toute personne trouvée sans carte de sûreté sera, — si elle est créole, renvoyée à la culture ; — si elle est étrangère, déportée de la colonie sans formes de procès, si elle ne préfère servir dans les troupes de ligne.

11. Tout domestique qui, en sortant d’une maison dans laquelle il servait, n’aura pas été jugé digne d’obtenir un certificat de bonne conduite, sera déclaré incapable de recevoir une carte de sûreté. Toute personne qui, pour le favoriser, lui en aurait délivré un, sera punie d’un mois de prison.

12. À dater de quinze jours après la publication du présent arrêté, tous gérans ou conducteurs d’habitations sont tenus d’envoyer aux commandans de leurs quartiers, la liste exacte de tous les cultivateurs de leurs habitations, de tout âge et de tout sexe, à peine de huit jours de prison. Tout gérant ou conducteur est le premier surveillant sur son habitation ; il est déclaré personnellement responsable de toute espèce de désordre qui y serait commis, de la paresse ou du vagabondage des cultivateurs.

13. À dater d’un mois après la publication du présent arrêté, tous les commandans de quartiers sont tenus d’envoyer les listes des cultivateurs et de toutes les habitations de leurs quartiers aux commandans d’arrondissemens, sous peine de destitution.

14. Les commandans d’arrondissemens sont tenus d’envoyer des listes de toutes les habitations de leurs arrondissemens aux généraux sous les ordres desquels ils sont, et ces derniers au gouverneur, dans le plus bref délai, sous peine de désobéissance. Lesdites listes, déposées aux archives du gouvernement, serviront, pour l’avenir, de base immuable pour la fixation des cultivateurs sur les habitations.

15. Tout gérant ou conducteur d’habitation sur laquelle se serait réfugié un cultivateur étranger à l’habitation, sera tenu de le dénoncer au capitaine ou commandant de section, dans les 24 heures, sous peine de huit jours de prison.

16. Tout capitaine ou commandant de section qui, par négligence, aura laissé un cultivateur étranger plus de trois jours sur une habitation de sa section, sera destitué.

17. Les cultivateurs vagabonds, ainsi arrêtés, seront conduits au commandant du quartier qui les fera ramener par la gendarmerie sur leur habitation. Il les recommandera à la surveillance particulière des conducteurs et des gérans, et ils seront privés, pendant trois mois de passeports pour sortir de l’habitation.

18. Il est défendu à tout militaire d’aller travailler sur une habitation on chez des particuliers en ville. Ceux qui voudront travailler et ceux qui en obtiendront la permission de leurs officiers, seront employés à des travaux pour le compte de la République, et payés de leurs journées suivant leurs peines.

19. Il est défendu à tout militaire d’aller sur une habitation, à moins que ce ne soit pour y voir son père ou sa mère, et avec un permis limité de son chef. S’il manque de rentrer à son corps à l’heure fixée, il sera puni suivant l’exigence des cas, conformément aux ordonnances militaires.


20. Toute personne convaincue d’avoir dérangé ou tenté de déranger un ménage, sera dénoncée aux autorités civiles et militaires qui en rendront compte au gouverneur, qui prononcera sur son sort, suivant l’exigence des cas.

21. Mon règlement relatif à la culture, donné au Port-Républicain le 20 vendémiaire an 9 (12 octobre 1800) sera exécuté dans sa forme et teneur : il est enjoint aux commandans militaires de s’en bien pénétrer et de le faire exécuter à la rigueur et littéralement, en tout ce qui n’est pas contraire a la présente proclamation.

La présente proclamation sera imprimée, transcrite sur les registres des corps administratifs et judiciaires, lue, publiée et affichée partout où besoin sera, et en outre insérée au Bulletin officiel de Saint-Domingue.

Un exemplaire sera envoyé à tous les ministres du culte, pour le lire à tous les paroissiens après la messe.

Il est enjoint à tous les généraux, commandans militaires, à toutes les autorités civiles dans tous les départemens, de tenir la main la plus sévère à l’exécution pleine et entière de toutes ses dispositions, sur leur responsabilité personnelle, et sous peine de désobéissance.

Donné au Cap-Français, le 4 frimaire an 10 (25 novembre) de la République française une et indivisible[10].

Le gouverneur général de Saint-Domingue,
Toussaint Louverture.

Cet acte ne fut pas seulement une espèce de code pénal, mais le testament politique de T. Louverture : on y retrouve toutes ses maximes religieuses, tous les préceptes épars dans ses précédentes proclamations. Il y compléta toutes ses mesures rigoureuses, et il expliqua les motifs de son administration despotique. Qu’on le juge d’après les principes qu’il expose, et il serait presque irréprochable ; mais qu’on se rappelle de quelle manière il a adouci les horreurs de la guerre, épargné le sang des hommes, suivi les règles de la justice, agi loyalement ; de quelle manière il a respecté l’institution du mariage (suivant le témoignage de Pamphile de Lacroix), alors il ne paraîtra plus qu’avec son hypocrisie, traçant à ses subordonnés et aux citoyens en général, des préceptes qu’il était loin de suivre lui-même ; et l’on dira de lui ce qu’il a dit de Moïse :

« Lorsqu’un homme brave la Providence, il doit s’attendre à une fin terrible. La justice du ciel est lente, mais elle est infaillible, et tôt ou tard elle frappe les méchans et les écrase comme la foudre. T. Louverture a péri misérablement. »

Non ! il n’éprouva aucun remords, aucun regret du triste sort qu’il fît subir à Moïse ; cette proclamation témoigne de la dureté de son cœur. Pour justifier ce crime politique, il accusa son neveu des plus viles passions ; pour légitimer les affreuses exécutions commises sur les cultivateurs et motiver de nouvelles rigueurs contre eux, il les accabla de reproches : personne ne fut exempté de ses menaces.

Une singulière disposition se trouve dans cette proclamation : c’est celle qui conserva à Dessalines son grade de général de division, comme si le grade, une fois acquis, ne devenait pas la propriété du militaire, qu’il ne peut perdre que par un jugement d’un tribunal compétent et d’après les lois[11] ; c’est la déclaration faite à tous ses généraux, qu’aucun d’eux ne devait plus prétendre au même grade, à moins d’ordres ultérieurs du gouvernement français. Le malheureux ! dans l’aveuglement de son despotisme, il préparait lui-même leur défection à l’armée française qui allait bientôt arriver. On semble voir dans cette déclaration la main de Dieu qui le pousse dans l’abîme qu’il s’est creusé lui-même.

Aussi, la brochure imprimée à Paris en 1802, d’où nous avons extrait cette proclamation, dit-elle :

« La proclamation de T. Louverture est écrite avec sagesse. Cependant le règlement de police intérieure qui la suit, digne en tout de figurer à côté des règlemens de sûreté de l’infâme Robespierre, excita, par l’arbitraire qui y régnait, un mécontentement général. Il était facile de voir que l’inquiétude l’avait dicté. T. Louverture était devenu un tyran cruel dont l’ambition démesurée lui faisait voir des assemblées de conspirateurs là où il n’y avait que des réunions d’amis. Son despotisme pesait sur toutes les familles : sa sévérité préparait sa chute.  »

Tel est toujours le sort du despotisme sanguinaire. Après la mort de Moïse, quel officier supérieur pouvait désormais avoir confiance dans le gouverneur de Saint-Domingue, lorsqu’ils se voyaient tous menacés par ce chef barbare ? D’après cette proclamation, il suffirait que l’un d’eux fût accusé d’avoir toléré un paresseux ou un vagabond, pour que le gouverneur le considérât comme ayant de mauvais desseins, comme étant un ennemi secret de son pouvoir. Joignez à cette incertitude de sa vie, la nullité des conseils de guerre, l’absence de toute garantie d’un jugement équitable de leur part, et vous direz encore que cette proclamation fut le coup de grâce que T. Louverture porta lui-même à son autorité. Il perdit dès-lors toute influence sur l’opinion qui fait la force réelle des gouvernemens. On restait soumis par crainte de perdre la vie ; mais il ne pouvait plus exister de dévouement pour un chef, qui n’avait pas reculé devant l’immolation de son neveu, toujours si dévoué. Désormais, il était un homme usé par l’abus du pouvoir.

S’il est vrai, ainsi que l’affirme M. Madiou, qu’il quitta le Nord pour venir dans l’Ouest, et qu’on remarqua en lui « un abattement profond, de l’inquiétude, de l’agitation ; qu’il parut bourrelé de remords et de chagrin, » — c’est que le crime occasionne souvent de tels effets, même dans l’âme de l’homme le plus pervers. En vain le coupable cherche-t-il à cacher les reproches qu’il reçoit de sa conscience ; on les aperçoit sous le masque qu’il emprunte pour les dissimuler.

Néanmoins, nous avons lieu de douter que T. Louverture éprouva un vrai remords des excès qu’il venait de commettre, quand nous le voyons représenté ensuite comme s’entourant des hommes de couleur les plus marquans du Port-au-Prince, et leur adressant ces paroles :

« Je sais que j’ai été, après la chute de Rigaud, injuste envers les hommes de couleur, en violant l’amnistie du 1er messidor ; mais des blancs scélérats m’avaient conseillé d’agir ainsi envers eux. Je suis revenu de mes erreurs ; je vous jure de vous accorder toute ma confiance ; je ne verrai désormais dans les blancs que des monstres. Réunissez-vous à moi, afin que je les détruise ; faites savoir à vos frères ce que je vous dis ; exhortez-les à ne-pas m’abandonner… Je veux, dit-il ensuite à des officiers noirs qu’il voulait convaincre de la nécessité d’un massacre général contre les blancs, je veux que sous peu l’on ne puisse pas trouver à Saint-Domingue, même une parcelle de la chair de l’homme blanc, du Français surtout, pour s’en servir comme un remède si c’était prèsdit dans la maladie la plus grave…[12] »

Nous n’hésitons pas à considérer ces allocutions comme des fables de la tradition populaire. T. Louverture pouvait et devait même éprouver de l’inquiétude, s’il apprit alors, comme il paraît, que les préliminaires de la paix entre la France et la Grande-Bretagne faisaient présager une paix définitive ; car il était incertain si le gouvernement consulaire approuverait la constitution et la législation qu’il venait de donner à la colonie. Mais nous ne pouvons croire qu’avec son tact ordinaire, son orgueil excessif ne se fût pas considéré humilié de tenir aux hommes de couleur le langage qu’on lui prête. Il avait trop de dignité dans l’exercice de son autorité pour s’abaisser à ce point, trop de fierté pour convenir de ses torts envers ceux qu’il avait persécutés injustement. Et quant à ses intentions manifestées aux officiers noirs, les faits qui suivirent prouvent le contraire ; car il ne donna aucun ordre positif à ses officiers supérieurs, pour les éventualités qu’il avait pu prévoir : ils ne surent que faire, la plupart. S’il avait résolu le massacre des blancs, il l’eût organisé de la même manière qu’il avait prescrit celui des hommes de couleur. Il ne l’a ordonné qu’à l’arrivée de l’expédition française, après la prise du Fort-Liberté et du Cap, après le massacre des prisonniers noirs par les généraux Rochambeau et Hardy.

  1. Histoire d’Haïti, t. 2, p. 118.
  2. Mémoires, etc. ; tome 2, p. 49 et 50.
  3. Histoire d’Haïti, t. 2 p. 121 et 122.
  4. Histoire d’Haïti, t. 2, p. 123.
  5. Mémoires, t. 2, p. 30.
  6. Voyage dans le Nord d’Haïti, p. 181.
  7. Vie de Toussaint Louverture, p. 319.
  8. Histoire d’Haïti, t. 2 p. 124.
  9. Et celui-ci ? Homicide, point ne seras… T. Louverture l’ignorait-il ?
  10. M. Madiou s’est trompé en disant que Moïse fut fusillé le 29 novembre ; c’est le 24, comme le dit M. Saint-Rémy (3 frimaire) ; la date de la proclamation ne permet pas d’en douter.
  11. Le gradé du militaire est distinct de l’emploi qu’il reçoit du gouvernement. Il ne peut perdre le grade que par jugement d’un tribunal ; mais le gouvernement peut le destituer de son emploi, le lui retirer ou ne pas l’employer du tout.
  12. Histoire d’Haïti, t. 2, p. 123 et 125.