Étude sur la côte et les dunes du Médoc/I/2

La bibliothèque libre.


II. VARIATIONS DES RIVES OCÉANIQUE ET FLUVIALE ET LEURS CAUSES.

Considérations générales sur les variations des rivages.

Les lignes des rivages maritimes ne sont pas fixes. Elles subissent des déplacements plus ou moins lents, plus ou moins accusés, dont les causes souvent multiples sont encore imparfaitement connues.

En voici quelques exemples entre mille : Les terres voisines du pôle boréal, telles que la Nouvelle-Zemble et le Spitzberg, augmentent d’étendue aux dépens de la mer. La péninsule Scandinave est affectée d’un mouvement assez complexe qui se traduit, en général, par l’émersion de la partie nord et par la submersion de la partie sud. L’Écosse se soulève. Les Pays-Bas s’affaissent. La côte d’Italie présente des traces d’émersion dans tes temps préhistoriques et d’immersion depuis l’époque historique. L’isthme de Corinthe est plus étroit qu’autrefois. La Chine subit un mouvement d’oscillation semblable à celui de la Scandinavie. Sur les côtes de France, les faits du même genre abondent : La Flandre, aux environs d’Ardres, a été submergée vers le milieu du IIIe siècle, puis s’est relevée ; la mer remontait autrefois jusqu’à Abbeville, tandis que les vaisseaux ne dépassent pas de nos jours St-Valéry ; les falaises de Normandie reculent peu à peu ; les rochers du Calvados ont certainement fait partie jadis de la terre ferme. Vers le VIIIe siècle, la forêt de Scissy, prés du Mont St-Michel, a été engloutie par la mer, et Jersey attenait autrefois au Cotentin ; les côtes de Bretagne présentent presque partout des signes de submersion. Celles du Poitou, de l’Aunis, de la Saintonge et le littoral du golfe de Lyon, n’ont cessé de gagner du terrain depuis l’époque historique.

Ces phénomènes ont été interprétés de diverses façons et beaucoup d’entre eux paraissent dus à des causes différentes. Les limons charriés par les cours d’eau augmentent les terres aux dépens des mers comme cela a lieu dans les deltas et aux embouchures des fleuves méditerranéens (Rhône, Pô, Nil). Mais ces alluvions vaseuses se tassent beaucoup, quoique très lentement, et il en résulte un affaissement du niveau général, surtout si, par l’endiguement des fleuves, l’homme empêche le colmatage du sol. C’est le cas des Pays-Bas.

M. Bouquet de la Grye a fait remarquer que le degré de salure des mers influe sur leur niveau. Deux mers inégalement salées et communiquant ne peuvent être au même niveau pour se faire équilibre ; l’égalité de poids et l’inégalité de densité nécessitent l’inégalité de volume. Si la salure vient à varier, ainsi que cela se produit près des pôles par suite de la fusion d’une partie des glaces ou de la congélation d’une partie des eaux, le niveau variera conséquemment. Les émersions constatées en Scandinavie ne proviendraient-elles pas de l’augmentation reconnue des glaces arctiques, au moins en partie?

On a pensé aussi à rattacher ces phénomènes, au moins ceux de submersion, à une cause astronomique générale. Dans son mémoire sur les Révolutions de la mer, M. Adhémar expose une théorie fort ingénieuse et séduisante pour expliquer les glaces de l’époque quaternaire, les déluges, et en général les révolutions du globe. La voici en résumé : On sait que la masse des mers de l’hémisphère austral est de beaucoup supérieure à celle des mers de l’hémisphère boréal, et qu’il en est de même des glaces des deux pôles. Or, par suite de la précession des équinoxes, il y a inégalité entre les sommes des heures de jour et de nuit des deux hémisphères. De cette inégalité résulte une différence dans les températures correspondantes, différence qui produit celle des glacières des deux pôles. L’inégalité qui existe entre les poids des deux masses glacées déplace nécessairement le centre de gravité du système terrestre et l’éloigné du centre de figure du globe. Ce déplacement du centre de gravité entraîne le déplacement des eaux ; et c’est ce qui retient actuellement la majeure partie des mers dans l’hémisphère austral où se trouve le centre de gravité, entre le plan de l’équateur et le pôle antarctique, à cause de la prépondérance de la glacière australe. Mais par l’effet de la précession des équinoxes combinée avec le déplacement de l’orbite terrestre, la différence entre les heures de jour et de nuit des deux hémisphères passe à l’avantage de l’un d’eux tous les 10 500 ans environ ; et cette périodicité est celle du déplacement du centre de gravité, conséquemment celle du déplacement des eaux, qui, à la suite des glaces, se portent tous les 10 500 ans d’un pôle à l’autre. En l’an 1248, les deux hémisphères avaient la même température. Depuis, l’hémisphère boréal se refroidit, tandis que l’hémisphère austral se réchauffe, la glacière arctique augmente aux dépens de la glacière antarctique et les eaux commencent à revenir vers le pôle nord. De là des perturbations dans les lignes des côtes, qui se termineront par un déluge sur notre hémisphère.

M. Croll a émis une théorie analogue basée sur la variation de l’excentricité de l’écliptique et sur l’intensité variable des phénomènes glaciaires dans les régions polaires.

Une autre cause du déplacement des rivages, non plus hypothétique celle-là, mais bien constatée, réside dans les érosions marines. Sur beaucoup de points, la mer attaque ses rives. Elle le fait avec puissance et une rapidité -dépendant d’éléments multiples, dont les principaux sont : la hauteur des marées, la force et la direction des courants, la direction et l’intensité des vents dominants, la nature du sol, le profil et le contour de la côte, enfin sa stabilité plus ou moins grande. La marée n’est guère que de 0m70 dans les océans bien ouverts ; au fond de certains golfes, où sa force est contrariée, elle atteint une grande hauteur, 14 ou 15 mètres, par exemple dans la baie du Mont St-Michel. La hauteur moyenne des vagues en pleine mer est de 4 à 6 mètres, par les gros temps ; elle arrive à 13 mètres dans l’Atlantique. On a mesuré à Alger, à Cherbourg et à Skerryvorre, la pression des vagues ; on a trouvé que cette pression s’élève en moyenne à 3000 ou 3 500 kilogrammes par mètre carré. À cette action des vagues superficielles s’ajoute l’action des lames de fond, dont la force est souvent très grande. On a constaté que des vagues pouvaient se briser parfois sur des récifs cachés à 50 mètres de profondeur et ramener des matières vaseuses de fonds situés à 150 mètres. On conçoit quelle peut être la puissance d’un tel agent dynamique et l’on ne s’étonnera pas des ravages qu’il commet. C’est lui qui a fait subir à l’île d’Helgoland, de 1793 à 1848, une ablation annuelle de 0m90. C’est lui qui fait reculer la falaise du Havre de 0m20 à 0m25 par an.

Mais la principale cause des variations des rivages est, d’après M. de Lapparent (p. 557 et suiv.), ce que l’éminent géologue appelle les ondulations de la surface terrestre. « Ces ondulations, dit-il, partout où elles se produisent, entraînent par leur composante horizontale, un déplacement, en longitude et en latitude, des points qu’elles affectent, tandis que, par leur composante verticale, elles modifient l’altitude de la terre ferme. » Un même lieu peut être affecté, soit uniquement d’un mouvement d’émersion, soit uniquement d’un mouvement d’immersion, soit enfin des deux alternativement. Et ces mouvements, d’un caractère essentiellement oscillatoire, peuvent s’effectuer plus ou moins lentement, d’une façon continue ou par saccades. « Ces déplacements, ajoute M. de Lapparent, s’expliquent sans difficulté, si on les considère comme la traduction des mouvements généraux d’une écorce soumise à des efforts latéraux de compression, développés par la nécessité où elle se trouve de se plier aux changements de dimension du noyau interne. De cette manière, certaines parties se gonflent en refoulant l’océan, tandis que d’autres semblent l’attirer dans des sillons qui vont se creusant de plus en plus… L’important, à nos yeux, est de rattacher les grands mouvements de l’écorce du globe… au refroidissement progressif du noyau igné. »

On doit ajouter que si, comme nous l’avons dit plus haut, beaucoup de déplacements de rivages paraissent dus à des causes différents, travaillant isolément, beaucoup aussi semblent résulter du concours simultané de plusieurs facteurs. Les ondulations de la surface terrestre, les influences astronomiques, les érosions marines ou les alluvions fluviales et d’autres agents encore actionnent souvent de concert la même ligne de côtes. Le déplacement de celle-ci est alors la somme algébrique de ces diverses forces qui peuvent agir toutes dans le même sens ou dans des sens contraires.



Variations des rivages du Médoc.


Les côtes du Médoc, elles aussi, ont changé au cours des siècles. On peut même les ranger parmi celles qui présentent les modifications les plus considérables.

Faits. — En faisant, dans le chapitre précédent, l’historique du littoral médocain depuis dix-huit cents ans, nous avons, par le fait, indiqué ses variations les plus accentuées.

On a vu ainsi la presqu’île médulienne se rétrécir et reculer devant l’océan, le plateau de Cordouan s’isoler, puis s’immerger entièrement à l’exception du seul emplacement de la tour, la grande pinède de l’abbaye de Soulac s’abîmer dans les flots ; en général les saillies de la côte maritime disparaître, ses échancrures se combler, son profil se régulariser, le fleuve s’éloigner de sa rive première et découvrir des terrains jadis submergés.

En somme, l’extrême pointe du Médoc semble se déplacer de l’ouest à l’est ; exemple Soulac, qui passe du bord de la Gironde au rivage de la mer. Bien entendu, ce mouvement n’est qu’apparent ; la latitude et la longitude d’un point donné du pays n’ont pas varié. Les eaux seules se sont réellement déplacées.

En dehors de la région soulacaise, la côte maritime ne manque pas de traces de variations. C’est ainsi que sur la plage, depuis Montalivet jusqu’en face de la maison forestière de St-Nicolas, on trouve d’assez nombreuses souches de chênes encore en place. Ces souches accusent un âge fort avancé. Elles sont souvent baignées par les lames de la haute mer. Il est évident que les arbres dont elles sont les restes, n’ont pu croître au contact des vagues et que l’océan était fort éloigné lorsqu’ils existaient. On sait qu’en général la végétation ligneuse, au moins pour les grands arbres, est impossible tout à proximité de l’océan.

De même, sur plusieurs points de la côte, dans la zone littorale, et notamment en face du poste forestier des Genêts, on voit de grands et gros pins morts qui n’ont pu venir que loin de la mer pour se faire un fût aussi haut et aussi droit que celui qu’ils conservent encore.

Il serait facile, en descendant la côte du nord au sud, de trouver d’autres marques de son recul devant les eaux envahissantes. De nos jours encore au Moulleau, à cap Breton, les progrès de la mer sont considérables.

Cependant en Médoc, nous le répétons, ce déplacement n’a pas été partout un recul uniforme du continent. Si les promontoires des caps ont été abattus, par contre des golfes, des anses, ont été fermés. Le continent a donc été augmenté sur quelques points. Mais combien ses gains sont peu de chose auprès de ses pertes !

Élie de Beaumont écrit dans ses Leçons de géologie pratique que la côte de Gascogne n’a pas bougé dans son ensemble. Il se trompe, faute d’une connaissance suffisante des lieux. Bien plus, les accroissements partiels on donné l’idée à quelques uns que la rive du golfe de Gascogne gagnait en général sur l’océan.

« Il est présumable, dit un rapport du 17 août 1840 à la commission des Dunes, que la mer occupait anciennement l’emplacement actuel des dunes et qu’elle s’est continuellement reculée au droit du centre du golfe… Ce fait est en désaccord avec les idées de Brémontier sur les dunes et avec les observations faites à St-Jean-de-Luz, à la pointe de Grave, à la Teste même ; mais ce ne sont là que des affouillements locaux sans importance qui ne peuvent faire repousser l’atterrissement général du centre. »

C’est le contraire à notre avis, et il serait aisé de vérifier que les affouillements constatés à la Pointe de Grave, à la Teste et en beaucoup d’autres endroits, l’emportent de beaucoup sur les atterrissements qui ne sont que de petites exceptions. Comme à Brémontier, il nous paraît certain que le déplacement général de la côte s’est fait de l’ouest à l’est et non aux dépens de l’océan. (V. dans le même sens E. Reclus, Nelle géographie universelle, La France, chapitre II).

Suivant M. Delesse on retrouve le tracé de l’ancien littoral en p longeant à travers les dunes jusqu’à sa rencontre, avec le niveau de la mer, le plan régulier du plateau des Landes.

L’invasion des eaux était accompagnée de l’invasion des sables a formée les étangs et les marais littoraux. Cette formation sera étudiée plus loin.

Il convient d’ajouter que les progrès de la mer ont atteint leur maximum à Soulac en 1883 et que depuis 1889 environ, et au moins entre Arcachon et Soulac, l’océan s’arrête et n’empiète plus sensiblement sur le continent. Est-ce la paix ou un simple armistice ?

Quant au littoral fluvial, nous avons dit aussi quelle fut sa transformation : à l’immense nappe marécageuse semée d’îles, au baies et aux ports d’autrefois, aux larges canaux, porteurs de barques marchandes, aux grands palus inondés, aux nombreux marais salants, se sont substituées de vastes prairies, sillonnées d’étroits chenaux et dans lesquelles s’élèvent les chevaux du Médoc, pendant que le fleuve se reportait au nord-est contre les coteaux de la Charente.

Enfin, il ne faut pas oublier, parmi les variations des rives médocaines, l’atterrissement purement sableux qui constitue l’extrême pointe de Grave, dont l’effet a été de rétrécir brusquement et anormalement l’embouchure du fleuve. A la vérité, cette extrême pointe est corrodée maintenant par les courants marins, même sur sa rive orientale, mais ce n’est là qu’une petite exception toute locale à l’avancement général du rivage fluvial du Médoc.


Mesures de variations de rivage. — Il serait difficile de donner des mesures exactes de toutes ces variations de rivages. Sauf Cordouan et la Pointe de Grave pour lesquels on possède depuis une centaine d’années des données précises, fournies par les travaux et études des Ponts et chaussées, on n’a guère pour le reste du pays que la comparaison des cartes anciennes et modernes. Les premières sont généralement peu exactes. Dans les mesures qu’on y peut prendre l’on ne saurait chercher l’exactitude absolue. On doit se contenter de comparer ces mesures anciennes avec les distances modernes et de voir le sens général de leurs écarts.

Le tableau ci-dessous oppose seulement les mesures tirées de la carte de Belleyme (1786) aux distances actuelles. Il donne pour une courte période de temps, il est vrai, le signe et la valeur relative des déplacements en question ; réduction de la Pointe de Grave, recul du rivage maritime, progrès du rivage fluvial.

POINTS DE REPÈRE

Mesures prises sur la carte de Belleyme

toises mètres

Distances actuelles (état major où mesures directes)

mètres

De l’église de Soulac à la mer.

500 975 460

De l’église de Soulac à la Pointe de Grave.

4650 9068 7950

Du phare de Cordouan à la côte (rocher St-Nicolas),

2900 5800 6935

De l’église de Grayan à la côte (Le Gurp),

2970 5792 5710

De Mayan à la côte.

3100 6045 5750

De l’église de Vendays à la côte,

4250 8288 7460

D’Hourtin à la côte,

5000 9750 9050

De l’église de Soulac au bord du fleuve, mesure prise, non sur la carte de Belleyme, mais sur celle de Blaw (1650),


3326 4010

Si l’on compare les cartes des xvie et xviie siècles à celles établies de nos jours, on constate que la Pointe de Grave était alors plus large, plus arrondie et plus longue qu’aujourd’hui et l’îlot de Cordouan bien plus étendu.

En 1780, la Pointe est attaquée et 150 toises (300m) sont enlevés en quatre ans. Des mesures prises pendant ce siècle, il appert qu’en 1818 elle s’avançait à 730m au nord-ouest de sa position actuelle. De 1818 à 1830, son recul annuel moyen fut de 15m, (soit 180 mètres pour les douze années), de 1830 à 1843, il fut de 30m et de 1842 à 1846, date de la construction de l’épi de Grave, il atteignit 48m (190m pour ces quatre années).

Entre la tour de Cordouan et la côte du Médoc on compte actuellement 7000m ; une carte de 1630 en indique 5400. Vinet, en 1575, donne 5000 pas de Cordouan à la Pointe de Grave.

De 1825 à 1854, la plage de l’anse des Huttes a reculé de 350m.

Aux Olives, la ligne de la haute mer était en 1744 à 950m de la vieille église, en 1786 à 926m, en 1818 à 650m, en 1865 à 560m, en 1882 à 450m et en 1893 à 460m. D’après Mr le lieutenant de vaisseau Hautreux, de 1708 a 1890, le rivage a reculé de deux kilomètres en face des Huttes et de 1 500 mètres en face des Olives. Les habitants de Soulac n’ont pas oublié cette nuit effrayante du 28 octobre 1882, pendant laquelle l’océan démonté enleva 8m de la dune littorale des Olives sur 300 mètres de longueur et fit écrouler en partie plusieurs villas construites au sommet de cette dune. Or, en 1857, la rive de l’océan était à 80 mètres de ces villas et le pied de la dune en était éloigné de 50m ; aujourd’hui cette dune est réduite à un seul versant très déclive, large de 10m en moyenne, au pied duquel atteignent les fortes marées.

D’après les cartes hydrographiques, la passe du sud entre Cordouan et les rochers de St-Nicolas s’est approfondie de 1m" entre 1825 et 1853, C’est seulement vers le début du xvie siècle que ce chenal est fréquenté. Les navires n’y passaient pas auparavant à cause de sa profondeur insuffisante.

Du temps de Brémontier les érosions de la mer étaient de 2m par an sur la plage d’Hourtin.

En dehors du Médoc nous trouverions des modifications de rivages semblables. Ainsi le cap Ferret s’est allongé de 4000m depuis deux cents ans et s’allonge constamment encore. En huit années la mer a corrodé 360m de la rive ouest de la passe d’Arcachon, et c’est là où étaient bâtis auparavant les postes des douanes que se trouve maintenant la plus grande profondeur de la passe. À Cap-Breton, l’océan ne cesse d’avancer et bientôt le sémaphore s’abîmera dans les flots.

Causes des variations des rivages en Médoc


Rive océanique. Érosion marine. — Essayons de dégager les causes des variations de rivage du Médoc, du côté de l’océan d’abord, du côté du fleuve ensuite.

L’érosion marine, due aux courants qui frappent la côte, apparaît tout d’abord comme la cause principale du déplacement du rivage océanique. Elle est indéniable. C’est évidemment elle dont un voit le travail en maint endroit, au pied de la dune littorale, dans le sol primitif, bancs d’alios et d’argile coupés on falaise, taillés en gradins, et dont le niveau supérieur, dominant de 1 ou 2 mètres la ligne de haute mer, prouve bien qu’ils n’ont pu être ainsi taillés que par l’action des vagues. C’est elle qui arrache à des assises submergées ces blocs de tourbe qu’on trouve rejetés sur les plages. C’est contre ses efforts que le service des Ponts et chaussées a édifié ces brise-lames et ces épis qui cuirassent la pointe médocaine du Verdon à Soulac. C’est encore elle qui a détruit en janvier et en février 1895 la digue de la Chambrette et creusé la plage en cet endroit. C’est elle enfin, qui, venant en aide à un autre agent que nous allons étudier tout à l’heure, l’affaissement, a contribué à creuser un bras de mer entre Cordouan et le continent et à produire ces reculs effrayants de la Pointe de Grave et de la côte de Soulac notés plus haut.

On conçoit très bien quelle intensité peuvent atteindre les effets de cette érosion par ce qui a été dit au début du présent chapitre sur la hauteur et la pression des vagues.

Le phénomène se comprendra parfaitement aussi pour peu que l’on examine sur la côte le mode d’action de la lame. L’onde venant de la haute mer se ralentit sur la plage à cause du frottement et de l’inclinaison plus ou moins grande du sol. Celle qui la suit est garantie du frottement par cette précédente, et, conservant une vitesse supérieure, elle atteint ou rencontre la première, la surmonte en s’enflant au sommet, la dépasse et tombe en formant une petite cataracte, véritable chute hydraulique souvent d’une grande puissance ; puis elle s’étale à son tour pour être dépassée de même par l’onde suivante et en provoquer aussi la chute en cataracte. Lorsque l’onde retombe ainsi, elle affouille la plage. Si la déclivité du sol n’est pas forte, le flot chasse seulement devant lui le sable et les galets. L’affouillement, nul ou à peu près sur une pente faible, est en raison directe de cette pente. Si la côte est abrupte et présente, par exemple, un banc d’alios en falaise, une dune littorale à pic, l’onde ne pouvant déferler librement ronge le pied de l’obstacle et en fait ébouler la partie supérieure. Toute sa force vive s’utilise dans cette attaque. Dans ce cas, la puissance d’érosion s’accroît encore si l’eau entraîne avec elle des sables, des graviers et des galets, dont la masse augmente la force de l’élément liquide ; fait d’expérience que le raisonnement démontre également.

D’après M. de Lapparent, « l’assaut livré par ta vague au rivage atteint sa plus grande intensité au pied même de la lame, là où vient frapper sa partie plongeante… Cette vitesse (de la lame plongeante) varie avec l’heure de la marée… Elle passe par un maximum qui se produit ordinairement entre la moitié et les trois quarts de la hauteur de la marée… C’est aux environs de la ligne de haute mer, que cet effet (le plus grand effet utile de la lame) devra se produire. » C’est bien ce que l’on observe sur les places du Médoc.

Il ne faut pas non plus oublier l’action des lames de fond, dont il a été dit quelques mots au début de ce travail. Elles ont détruit ou contrarié bien des travaux entrepris sur la côte de Soulac par les Ponts et chaussées et ce sont elles qui, aujourd’hui encore, creusent un gouffre sous l’épi de Grave.

Nous avons exposé au début que la mer attaque ses rives avec une intensité dépendant d’éléments divers et notamment de la direction et de l’intensité des vents dominants, de la nature du sol, du contour de la côte et de sa stabilité. On verra tout à l’heure la part qui revient à ce dernier facteur dans les érosions de la côte médocaine. L’énumération des autres dit seule combien ils ont dû contribuer à augmenter la puissance des lames. Les vents d’ouest et sud-ouest règnent presque constamment sur la côte de Gascogne et avec une violence souvent extrême. Le sol est formé d’argile, de sable à l’état pulvérulent ou agrégé en alios ; tous ces éléments ne sont nullement résistants. La côte, si elle ne l’a plus guère aujourd’hui, avait, du moins autrefois, un contour irrégulier, découpé, prêtant beaucoup aux attaques des courants marins. Tout cela s’est donc trouvé réuni pour faciliter énormément le travail funeste de l’océan.


Rive océanique, affaissement. — L’érosion marine n’est pas la seule cause du recul de rivage constaté en Médoc. Il est certain qu’elle n’a pas agi seule mais bien de concert avec d’autres forces dont la principale réside dans les oscillations ou ondulations de la surface terrestre. Ces ondulations se traduisent par des déplacements en latitude et longitude et des modifications dans l’altitude des points observés. Mais elles n’apparaissent guère que comme des mouvements de haut en bas et de bas en haut, aussi les désigne-t-on couramment par les termes d’affaissements et de soulèvements. Bien que ces expressions soient en toute rigueur impropres, nous les emploierons parce qu’elles ont l’avantage d’être claires.

La côte du Médoc a subi un affaissement qui doit se continuer encore de nos jours. Bien des preuves l’établissent.

Il convient d’abord de remarquer que l’érosion marine capable de modifier sérieusement un continent, comme cela a eu lieu sur la rive Gasconne, ne s’exerce généralement que contre un rivage en voie d’affaissement. Nous avons déjà fait allusion à cela en exposant que la mer attaque ses rives avec une intensité dépendant de divers éléments, dont la stabilité de ces mêmes rives n’est pas le moindre. On le conçoit aisément d’ailleurs. Citons à l’appui de notre proposition l’opinion de M. de Lapparent. Le savant professeur écrit dans son Traité de Géologie : « On peut dire sans exagération que des érosions capables de modifier sensiblement la forme des contours océaniques ne se produisent que sur les points où la croûte terrestre s’affaisse. Partout ailleurs l’œuvre propre des flots se réduit à très peu de chose. » Et encore : « Ajoutons qu’un rivage qui s’affaisse est plus sujet qu’un autre à être attaqué par l’érosion marine et qu’ainsi, à moins d’indices contraires, il peut y avoir dans l’intensité de cette érosion une présomption en faveur d’un affaissement. »

De nombreux faits et plusieurs observations faites sur la côte permettent de changer cette présomption en certitude.

Tout le monde a vu, rejetés par les vagues sur les plages médocaines, des blocs d’alios et de tourbe lignitiforme de diverses grosseurs. Ces blocs ont été arrachés par l’océan à des bancs qui sont actuellement au-dessous du niveau de la mer, ou au moins au-dessous du niveau de la haute mer et qu’on voit de temps à autre à ciel ouvert, lorsque par une forte marée ou une tempête les vagues rongent la plage et enlèvent le sable qui recouvre ordinairement ces assises. Or, pour l’alios et plus encore pour la tourbe où l’on retrouve des débris de plantes de marais, de bois de bruyère et de chêne, la formation de ces bancs n’a pu avoir lieu qu’à une certaine hauteur au-dessus de l’océan. Il a donc fallu un abaissement du sol pour les amener sous les eaux.

Plusieurs affirment avoir vu en mer, à marée basse, des ruines, des pans de murs, etc., débris de Noviomagus, de Lavardin ou d’autres ports ; on a trouvé sur l’argile découverte sous la plage de Soulac des empreintes de pas d’hommes et d’animaux, des traces de salinières et de parcs à moutons, etc. La submersion de la pineraie de l’abbaye de Soulac et de nombre d’églises et de villages, relatée par les vieilles chroniques, là présence de troncs d’arbres encore en place debout, sur les plages de Montalivet, sont aussi des faits du même ordre. Tout cela ne peut évidemment s’expliquer que par un affaissement du sol. L’érosion marine seule n’aurait pas laissé ces débris debout, ni ces empreintes intactes, mais les aurait dispersés et détruits.

Le fait suivant démontre avec évidence l’affaissement du Bas-Médoc. Ayant procédé à un nivellement entre la plage et la vieille église de Soulac en 1893, nous avons constaté que le dallage primitif de cet édifice est à 1m25 au-dessous du niveau de la haute mer. On sait aussi que le déblaiement de l’église n’a pu être poussé jusqu’à ce même dallage à cause de l’eau qu’on rencontre à peu de distance sous le plancher actuel. Celui-ci a dû être maintenu à 3m20 au-dessus du dallage pour rester à sec. Il est inadmissible que cet état de choses existât lors de la construction de la basilique et que les moines, qui étaient des architectes prévoyants, aient bâti cet édifice sur un terrain inondé au.dessous du niveau des hautes marées.

De plus, les moines exécutèrent à différentes reprises, et notamment au xiiie siècle, des remblais à l’intérieur et à l’extérieur de l’église et du monastère, bien après leur construction, pour se défendre de l’invasion des eaux. Assurément, ces inondations ne pouvaient être produites uniquement, comme l’admet l’abbé Mezuret, par de fortes marées ou des crues de la Gironde, phénomènes accidentels et passagers, dont on se serait aperçu dès le premier établissement de l’église et de la ville. Elles étaient dues à l’affaissement du sol. C’est contre les effets de cet affaissement, effets continus et ressentis bien après l’érection de la basilique, qu’ont été effectués les remblais dont il s’agit.

Baurein dit d’ailleurs de l’église de Soulac : « Celle-ci étoit située sur une hauteur, dont le fond paraissoit ferme et solide. » Aujourd’hui elle est au-dessous du niveau de la haute mer. Le dénivellement du sol est donc évident.

Une des caractéristiques de l’affaissement des côtes, signalée par M. de Lapparent, est la prolongation en mer, sur une certaine distance, de la ligne de thalweg des fleuves, qui forme ainsi une véritable vallée sous-marine. L’existence de cette vallée sous-marine, prolongement exact d’un estuaire fluvial, est une preuve d’affaissement, car cette vallée n’a pu être creusée, ni par le fleuve actuel dont la force d’érosion est annihilée par la mer, ni par les vagues qui nivellent les accidents des côtes au lieu de les augmenter. Il faut donc bien admettre qu’elle est le résultat de l’érosion par le fleuve, à une époque où le niveau de l’embouchure était plus élevé qu’aujourd’hui, et que par suite ce niveau s’est abaissé depuis.

Eh bien ! ne pourrait-on pas appliquer cela à l’estuaire de la Gironde ? Une étude attentive du relief sous-marin à l’embouchure du fleuve, autour de Cordouan et jusqu’au delà du Grand-Banc, ne ferait-elle pas reconnaître l’existence d’une vallée sous-marine, bien caractérisée au moins du côté de Cordouan et continuant assez loin en mer le thalweg de l’estuaire Girondin. Et ne serait-ce pas une preuve de plus en faveur de la dépression qu’a subie le littoral du Médoc ? Sur la même côte, au sud, la fosse de Capbreton, ancienne embouchure de l’Adour, paraît être un exemple frappant de vallée sous-marine.

Pour M. Delfortrie, non seulement l’affaissement existe et sur toutes les côtes du golfe de Gascogne, mais encore il est l’unique cause des empiètements de la mer et l’érosion ne se fait pas sentir. À l’appui de sa thèse, il cite plusieurs faits qui établissent certainement la réalité d’un dénivellement du sol (Affaissement des côtes de Gascogne, actes de la soc. Linnéenne de Bordeaux). C’est d’abord un puits en moellons bâti aux Cantines de Tout-Vent, à environ trois kilomètres de l’océan, vers 1836. En 1853, la mer avait envahi ces trois kilomètres, atteignait le puits et le déchaussait. Jusque vers 1863, cette frêle colonne de moellons se dressa, à marée basse, sur une hauteur de près de trois mères, intacte, sans être corrodée. Ce sont ensuite les rochers de St-Nicolas, d’une élévation et d’une étendue considérables sur la carte de Belleyme, devenus aujourd’hui écueils sous-marins ; le rocher de Cordouan qui présente sur la carte de l’état-major une étendue moitié moindre que celle indiquée par de Belleyme et son feu dont l’abaissement est officiellement constaté par les ingénieurs dans l’état de balisage ; la disparition de nombreuses églises et de paroisses entières, etc.

D’après le calcul de M. Delfortrie, l’abaissement serait de 0m3 par an, et le sol de l’église de Soulac se serait déprimé de 2m50 depuis la construction de l’édifice.

Il n’est pas douteux que le rivage gascon s’affaisse sur toute sa longueur. Les arguments de M. Delfortrie et de bien d’autres (E. Reclus) qui partagent son opinion, sont convaincants ; mais il n’en est pas moins vrai que le dénivellement du sol n’est pas l’unique cause des envahissements de l’océan et que l’érosion’ marine y contribue pour sa bonne part. Même dans les faits cités par M. Delfortrie à l’appui de sa thèse, on ne peut pas dire que l’érosion n’a pas aidé raidissement à les réaliser. Si le puits des Cantines a disparu vers 1863, c’est bien pour avoir cédé finalement à l’action des lames.

Il en est de même du fort et du phare de Grave placés autrefois à l’entrée de la Gironde, du côté est de la pointe, et détruits complètement aujourd’hui.


Origine et date des phénomènes d’érosion et d’affaissement. — Quelle est l’origine de ces érosions et de cet affaissement que nous venons de constater dans les variations des rivages du Médoc ? Quand ont-ils commencé ? Quelle est leur cause ? À quel fait ou à quelle loi physique doit-on les rattacher ? Autant de questions qu’on ne peut résoudre pour la plupart que par des hypothèses, en raison du peu de données que l’on possède en somme sur les phénomènes dont il s’agit.

On s’accorde généralement à faire dater les perturbations des côtes gasconnes de la fin du vie siècle de l’ère chrétienne.

Les auteurs du début de cette ère, tels que Pomponius Méla, qui vivait au ier siècle, Ptolémée, qui écrivait au iie, Ausone et Ammien Marcellin, qui sont du ive, représentent les rivages médocains comme fréquentés par le commerce maritime et très florissants pendant toute cette série de siècles.

Ils ne parlent pas d’envahissement par l’océan. Il est vrai qu’Ammien Marcellin dit cependant des Gaulois : « Alluvione fervidi maris sedibus suis expulsos. » (lib. XV, cap ix) ; et d’après M. Sansas (Origines aquitaniques), Ephore et Posidonius attribuent les migrations des Cimbres et des barbares de même origine aux invasions de la mer. C’est 100 ou 200 ans avant Jésus-Christ que ces migrations ébranlèrent la République romaine. Toutefois les rivages du Médoc, au dire des premiers écrivains cités, ne paraissent pas avoir été éprouvés par des submersions qui aient compromis leur prospérité à cette époque de l’histoire. L’hypothèse de déluges, au début de l’ère chrétienne, avancée par l’abbé Mezuret, ne nous semble pas fondée, pour le Médoc du moins.

Nous avons dit quels furent les cataclysmes de l’an 580. D’autre part, on sait qu’au xie siècle, Cordouan possédait une abbaye déjà menacée par les tempêtes, qu’au xive siècle, il s’y trouvait encore une tour, une chapelle et des maisons. Cela montre que la mer entamait le continent depuis un temps relativement court. Le phénomène, bien que sa progression fût sans doute inégale, n’a donc pas pu commencer à une époque très reculée, sans cela Cordouan n’aurait pas été aussi développé au xve siècle.

Bref, c’est aux environs de l’an 580, on est autorisé à le penser, que prirent naissance les phénomènes d’érosion et d’affaissement, ou que du moins ils s’accusèrent franchement.

Tant que la pente du rivage sous-marin était douce, dit M. Goudineau, les lames de fond et les courants ne pouvaient affouiller le sol. Après les cataclysmes du vie siècle, qui pourraient bien être la suite de celui de l’Atlantide, les grandes profondeurs se rapprochèrent, les vents d’ouest devinrent régnants, la mer corroda le terrain pliocène devenu abrupt.

Remarquons en passant que M. Goudineau admet, lui aussi, la simultanéité des phénomènes d’érosion et d’affaissement.

Mais, en dernière analyse, quelle est la cause ultime de ces perturbations et de ces modifications de rivages ?

Nous venons d’énoncer une opinion qui les regarde comme la con- séquence de la disparition de l’Atlantide, ce vaste continent qui serait actuellement au fond de l’Océan atlantique, mais que seul à peu prés Platon mentionne.

C’est assez la manière de voir de Montaigne (Essais, liv. I, chap. xxx) et de Dumas Vense (Revue maritime et coloniale, février 1876).

Reportons-nous aux théories exposées, au début de ce chapitre, dans les considérations générales sur les variations des rivages. Il est admissible de rattacher les phénomènes qui nous occupent au système des déluges périodiques de M. Adhémar, théorie fort plausible, fondée sur la précession des équinoxes et l’inégalité des températures des deux pôles. On peut aussi la faire dériver de la variation de l’excentricité de l’écliptique et de l’intensité variable des phénomènes glaciaires aux deux pôles ; système analogue professé par M. Croll.

Sans contredire la valeur de ces savantes hypothèses et l’influence indéniable que les grands faits astronomiques et cosmiques exercent sur la répartition des terres et des mers et sur le niveau des océans, nous estimons plus rationnel et plus plausible d’attribuer tout simplement en définitive les phénomènes d’érosion et d’affaissement des côtes médocaines aux ondulations de la surface terrestre. Ces phénomènes sont, comme nous l’avons exposé dans nos Préliminaires et pour employer les termes de M. de Lapparent, ces phénomènes sont la traduction des mouvements de l’écorce terrestre, soumise à des efforts latéraux de compression. Ceux-ci sont développés par la nécessité où est cette écorce de suivre la contraction du noyau igné interne. Ainsi des rides se forment sur les continents et sur les fonds sous-marins. Les phénomènes volcaniques impriment aussi leurs mouvements à ceux-ci comme à ceux-là. Il en résulte forcément des changements dans le niveau des océans et dans la configuration des rivages et par suite, des affaissements, des érosions ou l’inverse suivant les lieux. C’est assurément ce que nous avons eu en Médoc.

Peut-être y a-t-il en encore une autre cause à ce dénivellement du sol, à Soulac plus particulièrement. Ce serait le tassement du terrain et spécialement de cette couche d’argile d’origine alluviale, qui forme le sous-sol du littoral médocain et de presque toute la pointe. On conçoit aisément qu’un tel sédiment puisse se comprimer beaucoup avec le temps, surtout sous le poids d’édifices comme la basilique de Soulac. Cela se passe dans tous les Pays-Bas.

Peut-on mesurer les variations des côtes médocaines ? déterminer la quantité dont elles se sont déplacées ? Non, les éléments manquent pour cela. Même dans le cas où l’envahissement de la mer n’aurait commencé qu’en 580, il n’y a pas de repères qui permettent d’évaluer la quantité de terrain emportée. Les chroniques et documents anciens se bornent à mentionner les faits sans donner aucune indication de temps ni d’espace.

Montaigne, parlant de la terre d’Arsac en Médoc, possédée par son frère, écrit : « Les habitants disent que depuis quelgue temps, la mer se poulse si fort vers eulx, qu’ils ont perdu quatre lieues de terres. » Mais ce depuis quelque temps est bien vague et ne fournit pas de repère précis ; il donne seulement à penser que le phénomène avait augmenté d’intensité depuis un certain nombre d’années.

Un chercheur contemporain évalue à vingt kilomètres la largeur de la zone envahie par l’océan. Ce n’est là qu’une opinion personnelle dont la démonstration scientifique est à faire.

« La portion du littoral de Gascogne, aujourd’hui immergée, doit être considérable, écrit M. Delfortrie en 1879 ; à la suite de sondages pratiqués il y a une dizaine d’années, le terrain pliocène a été retrouvé au large, à dix kilomètres devant le cap Breton, à vingt kilomètres devant Arcachon, et à cent vingt kilomètres à la pointe de Grave. Bien que ces données accusent déjà une immense étendue de terrain disparu, il y a tout lieu de présumer qu’on doit encore en reculer de beaucoup les limites. »

Nous constations plus haut que depuis 1889, la mer respecte les rives médocaines et a cessé en général .son mouvement de progression, que même elle a reculé à Soulac de 1882 à 1889. et nous demandions : est-ce la paix ou un simple armistice ? Chi lo sa ? c’est peut-être là la meilleure réponse, dans l’incertitude où l’on est de la cause exacte de ce mouvement. Si on l’attribue à un fait astronomique variable, il pourrait fort bien avoir atteint aujourd’hui un maximum après lequel il entrera en décroissance. S’il est surtout, comme c’est notre opinion, une conséquence des ondulations de la surface terrestre, ces ondulations devant se continuer tant que le noyau igné interne ne sera pas refroidi, mais étant d’un caractère essentiellement irrégulier, le mouvement en question peut également bien s’arrêter pour jamais, ou reprendre dans le même sens ou dans le sens inverse, suivant une marche irrégulière. Le champ est ouvert aux hypothèses. Le profil de la côte étant maintenant régularisé, c’est une chance pour que cette côte ne soit plus attaquée. Toutefois les érosions faites à la dune littorale de Soulac et à l’anse de la Chambrette par les grandes marées de janvier et février 1895, pourraient bien être un funèbre avertissement pour cette portion du Médoc.

À Soulac, il est un fait particulier qui influe sur cet arrêt de la mer, qui pourrait bien même être la cause de son léger recul actuel et qui n’existe pas sur le reste de la côte du Médoc. C’est le déplacement vers le nord et le long du rivage d’une masse de sable actuellement confondue avec le banc des Olives. Cette masse sableuse, dont on a, paraît-il, suivi la marche depuis Bayonne et qui se dirige sur l’embouchure de la Gironde, protège par sa position actuelle la côte de Soulac contre les courants marin-s. Elle produit même, de l’Amélie à Soulac, l’accumulation de sable et la reconstitution de la dune que tout le monde constate aujourd’hui. Nous y reviendrons ultérieurement.


Causes du déplacement de la côte fluviale. — Après le rivage océanique, examinons les causes du déplacement de la côte fluviale. Ce déplacement a été précédemment exposé. Il consiste dans la translation du fleuve de l’ouest à l’est et le rétrécissement de son embouchure.

La cause de ce mouvement serait-elle d’abord un soulèvement du sol ? Soulèvement parallèle à l’affaissement du rivage maritime et synchrone avec lui. De sorte que la presqu’île médocaine aurait été affectée d’un mouvement de balance autour d’un axe passant à peu près en son milieu, c’est-à-dire vers Blanc, à l’ouest de Lesparre, Vensac, le Jeune Soulac et la Pointe de Grave. Un mouvement oscillatoire semblable se produit en Scandinavie et en Chine. En Médoc, on ne peut affirmer qu’il existe ou ait existé, les repères et indices manquant absolument du côté du fleuve.

En ce qui concerne le rétrécissement brusque de l’embouchure de la Gironde, il est certain que la Pointe de Grave proprement dite, depuis les rochers de St-Nicolas, est constituée par une masse de sable pur ci de gravier occupant une portion du lit du fleuve. Ce cap, cet atterrissement doit alors sa formation à la combinaison des courants fluviaux avec les courants marins qui creusèrent la passe de Grave. Les uns et les autres en se rencontrant laissèrent déposer en cet endroit du fleuve, le long du rivage de l’époque, dans une masse d’eau neutre en quelque sorte, c’est-à-dire où ces courants n’agissaient plus, une partie des matériaux qu’ils charriaient. C’est précisément sa nature alluvienne et peu consistante qui facilite maintenant l’érosion de cette pointe par de nouveaux courants. Peut-être ceux-ci finiront-ils, à force de creuser le gouffre sous l’épi de Grave, par emporter cette pointe et par rendre à l’estuaire Girondin son ancienne rive gauche que marquaient autrefois les massifs rocheux de Cordouan et de St-Nicolas.

C’est en se basant sur ces faits que M. Goudineau reproche aux Ponts et chaussées d’avoir consacré leurs travaux à défendre cet atterrissement quasi-fortuit et précaire de la Pointe de Grave, au lieu d’établir, suivant son projet, un barrage des rochers de St-Nicolas à Cordouan assis sur l’ancienne arête rocheuse de la presqu’île. Ce barrage aurait fermé la passe de Grave, provoqué ainsi par de nouveaux atterrissements la reconstitution de l’antique péninsule médulienne (la Pointe de Grave actuelle étant abandonnée) et assuré la navigabilité de la Gironde.

Dans son mouvement de translation vers le N.-E., la Gironde obéit du reste à une loi générale dont on constate nettement les effets sur les fleuves de France, de la Seine à la Gironde. Ces cours d’eau sont reportés vers le nord et rongent leurs berges septentrionales qui sont pour cela plus abruptes que les berges méridionales. La cause de ce phénomène paraît résider dans l’influence prédominante des vents du sud et dans l’action de la rotation du globe.

Il est en, outre des faits bien établis qui rendent compte des variations de la côte fluviale. Ce sont le colmatage par le fleuve lui-même, l’établissement des digues et clayonnages, et le dessèchement des marais par l’homme.

Nous avons dit comment, il y a seulement 500 ans, la partie nord-est du Médoc était une vaste et irrégulière nappe d’eau, alimentée par la Gironde, et de laquelle émergeaient les îles de Talais et de Jau, les plateaux de Grayan, Vensac et Queyrac. À une époque plus ancienne, ces marécages étaient plus profonds et faisaient partie intégrante de l’estuaire Girondin plus vaste qu’aujourd’hui. Il est indubitable que les vases et limons, charriés par le fleuve en tout temps, se sont déposés petit à petit sur les crassats, dans les golfes, partout où les eaux étaient tranquilles et à l’abri des courants violents du thalweg. Les fonds se sont peu à peu exhaussés, grâce à cet amoncellement continu d’alluvions. Il s’est accompli là un travail similaire à celui qui obstrue peu à peu l’estuaire de la Loire, de celui qui forme les deltas du Rhône, du Pô, de la Meuse, du Nil, etc.

Les hommes ont aidé à ce colmatage en établissant sur les bords du fleuve divers ouvrages, tels que les digues et les gords. Disons quelques mots de ces derniers dont la suppression, qui a été une faute commise par l’administration, a passionné le Bas-Médoc il y a 50 ans. Le gord était placé au milieu de la plage de vase découvrant à marée basse, entre les niveaux des deux flots. Il se composait de deux haies ou clayonnages en branches de tamarix figurant un V ; au point de jonction des deux clayonnages se trouvaient deux bourgnes ou nasses en osier se faisant suite, la première vaste, la seconde plus resserrée. Les deux branches du gord étaient d’inégale longueur, l’une mesurant 50 mètres, l’autre 30. La plus courte était du côté de la terre, la plus longue du côté du fleuve et à peu prés parallèle au courant ; enfin leur ouverture était en amont et les nasses en aval. On comprend le fonctionnement de l’appareil. À marée haute, les poissons abondent sur les bords du fleuve ; lorsque la marée descend, ils sont entraînés par le courant, se trouvent pris entre les haies du gord, et sont amenés dans les nasses. Ils y restent prisonniers jusqu’à ce que le pêcheur vienne, à marée basse, glissant sur la vase molle à l’aide de ce curieux batelet appelé pousse-pieds ou acon, vider les bourgnes.

Les gords ont existé de temps immémorial. Au xvie siècle, ils étaient déjà le mode de pèche le plus employé sur les bords de la mer de Gironde. L’inventaire de la terre de Lesparre, manuscrit déjà cité qui date de 1585, porte à propos de la rouille de Balirac (c’est-à-dire le chenal de Valeyrac) : « près du dit lieu y a une petite palu à inféoder et lieux commodes de gorps pour prendre le poisson. »

Ce qui a amené la suppression de ce mode de pêche, c’est qu’on lui reprochait d’abord de détruire une quantité énorme de poisson, parce que les branches des claies et les brins des nasses étaient si serrés que les plus petits poissons et les crevettes même ne pouvaient échapper. La critique était juste. On l’accusait en outre de rendre la navigation périlleuse, ce qui était faux. Par contre, les gords avaient le grand avantage de protéger les rives du fleuve, de favoriser considérablement leur colmatage et la constitution des mattes fertiles. Et de ce chef, on ne peut que s’associer à l’opinion de M. Goudineau, déplorant et critiquant leur suppression.

Voici quelques extraits d’un rapport rédigé le 8 novembre 1844 par le garde général des Forêts de Lesparre, à qui l’on avait demandé des renseignements sur la question. Ce mémoire est d’autant plus intéressant que son auteur n’avait aucun intérêt dans l’affaire et était forcément impartial :

« Le point de la Maréchale est distant du Verdon de 34 à 36 kilomètres environ. Il existe sur cette rive plus de 130 gords qui forment une ligne continue depuis By jusqu’à Talais. Les gords se trouvent ainsi à environ 300 mètres de la rade où peuvent mouiller en tout temps les petits bâtiments, et à 500 mètres de celle où les gros navires jettent l’ancre ordinairement. Ces pêcheries sont établies sur une ligne qui divise la plage en deux parties dont l’une présente un plan incliné vers la mer et l’autre une surface plane du côté de terre. On attribue cette inégalité de terrain à la présence des gords qui retiennent les vases, les sables, les coquillages, etc.… Sous ce rapport ils sont très utiles, parce qu’ils atténuent l’effet des vagues et les propriétés riveraines en éprouvent moins de dommages…

» Un gord peut prendre, terme moyen, 1 kg de poisson par jour, ce qui fait 365 kg par an et par gord, et pour 130 gords : 47 450 kg de poisson marchand, sans compter le petit poisson, les chevrettes, les crabes, etc., lesquels à 0fr60 le kg, pris sur les lieux, donnent une somme de 28470fr au moins.

» Les gords ont toujours été considérés comme le moyen de pêche le plus destructeur…

» Pour éviter les graves conséquences que nous venons de signaler, il conviendrait de mettre de l’ordre dans l’emploi de ce mode de pêche, de déterminer la dimension des mailles des filets et l’écartement des verges…

» Nous devons faire remarquer que les gords, tels qu’ils sont construits sur la Gironde, ne peuvent nuire en aucune manière à la navigation…

» L’ordonance royale du mois d’août 1681, tout en consacrant la liberté de la pêche dans la mer, a cependant tracé des régies relativement aux modes de pêche à employer, à la dimension des mailles des filets, à la manière d’en faire usage, etc.… Il serait bien important de la remettre en vigueur, particulièrement les 2e et 3e Titres… »

C’était évidemment là la seule solution raisonnable de la question. Mais l’administration maritime ne voulut pas l’admettre et malgré la protestation de toute la population intéressée et de ses représentants, à la suite d’un vote du Conseil général, les gords furent radicalement supprimés.

Par le dessèchement et la culture, les hommes contribuèrent aussi à changer en terrains solides et féconds ces palus du Bas-Médoc si longtemps fonds de fleuve, lorsque le colmatage fut assez avancé pour qu’ils pussent en prendre possession et les faire passer du domaine maritime dans le domaine continental. Au moyen-âge, les seigneurs inféodèrent beaucoup de ces marécages et de ces alluvions à leurs vassaux qui, peu à peu, les transformèrent et en firent les prés salés, raillonnats et mattes de Gironde.

Au xvie siècle, on s’occupa un peu plus de creuser des fossés d’assainissement. Rappelons que l’inventaire de la terre de Lesparre dit à ce sujet : « (La 8e canau)… est au lieu dit Pont de Guy distant de demi-lieue de la rouille de Balirac… la plus grande partie des eaux de la grand Palu qui va respondre près du chasteau de Lesparre s’écoulent à la dite canau…

» la dite canau autrefois et du temps que le Président Mulet étoit baillif a été comme l’on dit fossoyée la longueur d’un quart de lieue. Laquelle si elle eust été parachevée de fossoyer, le seigneur du Lesparre auroit tiré grand profit pour l’abonnissement de celle-ci, tant par le plantement d’aubarèdes qui se pourroit faire, que par nombre grand d’inféodations. »

Plus tard, lorsque Bertrand duc d’Épernon eut acquis la seigneurie de Lesparre, il entreprit l’assainissement des marais qui allaient par l’Hervault de Lesparre à la Gironde et qui étaient des foyers d’épidémies si intenses que chaque année le cinquième de la population périssait. En 1628, pour effectuer le dessèchement complet de ces marais, il passa un marché avec des Hollandais. Ce sont ceux-ci qui creusèrent les fossés et élevèrent les digues existant encore dans cette région qui en a conservé le nom de polders de Hollande.

Aux siècles suivants, on continua et on perfectionna cet assainissement, qui n’est cependant pas aujourd’hui terminé comme il devrait l’être.

Actuellement, les gords ne sont plus là pour protéger le rivage, ils n’ont pas été, au moins partout, remplacés par des digues. Les mattes susceptibles de tant de fertilité ne sont pas à l’abri des fortes marées et des crues qui peuvent les dévaster comme les inondations de 1875 et de 1882. Le Verdon lui-même est presque à la merci d’une Gironde débordée. Les malines de janvier et février 1895 qui ont emporté la digue de la Chambrette ne le prouvent que trop. Il y a bien à faire de ce côté-là, et, s’il est vrai que la rade de Pauillac s’envase d’une façon inquiétante, pourquoi ne pas réaliser l’idée d’un homme considérable du Médoc et d’intelligence remarquable, M. Ernest Lahens, qui aurait voulu établir une digue de la Pointe de Grave à Richard et un port de guerre et de commerce au Verdon, assurant ainsi la défense stratégique de l’estuaire, protégeant la côte bas-fluviale des inondations et donnant à bordeaux le St-Nazaire qui lui devient indispensable.