Étude sur les torrents des Hautes-Alpes/Chapitre II

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Carilian-Gœury et Victor Dalmont (p. 6-12).

CHAPITRE II.


Nature des cours d’eau du département.

Tous les cours d’eau qui parcourent ces vallées n’ont pas les mêmes caractères. On peut, suivant les différences qu’ils manifestent dans leurs propriétés, les répartir en quatre classes.

La première classe comprend les rivières. Comparées aux autres cours d’eau, les rivières portent les caractères suivants :

Elles coulent dans des vallées larges, encaissées par des chaînes élevées ; elles ont un assez fort volume d’eau, et des crues prolongées ; leur pente, constante sur de grandes longueurs, n’excède pas 15 millimètres par mètre. Mais le trait le plus saillant de ces rivières est de divaguer sur un lit plat, très-large, et dont elles n’occupent jamais qu’une très-petite portion. Cette propriété sépare aussi ces cours d’eau de la plupart des rivières de la France, en les rapprochant d’une classe particulière, connue des hydrauliciens sous le nom de rivières à fond mobile. Mais ils se distinguent encore de cette classe par un caractère de mobilité bien plus tranché. Ici, ce n’est pas seulement le fond du lit qui se modifie, et qui déplace de temps en temps la ligne du thalweg ; c’est la masse toute entière des eaux, qui abandonne son lit, le laisse tout à coup à sec, et se forme un lit nouveau, à une grande distance du premier. Ce qu’on appelle ici les délaissés de la Durance sont des plages, qui se prolongent au loin, tantôt stériles, tantôt couvertes de cultures, et dont la largeur excède souvent 800 mètres. Dans cette large section, l’espace que mouille la rivière, dans ses plus forts débordements, n’est pas de plus de 50 mètres. Il n’est pas de 30 mètres, pendant l’étiage. Mais comme cet espace varie sans cesse, et qu’il se transporte sur des points toujours différents, la plage entière est menacée par les eaux, et elle leur appartient dans toute son étendue.

Ces divagations causent au pays de grandes pertes, et par les cultures qu’elles envahissent, et par les terrains qu’elles empêchent de livrer à la culture. Elles ont provoqué de nombreux endiguements, dans toutes sortes de systèmes, dans toutes sortes de formes, et qui méritent une étude particulière[1]. On y puise d’utiles observations, pour éclaircir le parallèle tant débattu des épis et des digues continues.

Il y a dans le département quatre cours d’eau qui réunissent de la manière la plus complète les caractères que je viens de décrire ; ce sont :

  • La Durance,
  • Le Grand-Buëch,
  • Le Petit-Buëch,
  • Le Drac[2].

La deuxième classe comprend les cours d’eau que j’appellerai rivières torrentielles. Ils correspondent aux torrents-rivières de Fabre ; ils forment les affluents principaux des rivières. Leurs vallées sont moins longues, plus resserrées, et divisent les montagnes en chaînons. Les variations de leurs pentes sont plus rapides. Leur volume d’eau est moins considérable. Ils ne divaguent pas ou divaguent peu, parce que leurs berges sont plus solides et mieux encaissées. Leur pente n’excède pas 6 centimètres par mètre. Dans ce genre se placent :

  • Le Guil,
  • La Romanche,
  • La Gironde,
  • La Clarée,
  • La Vence, etc.

Les torrents forment la troisième classe. Ils coulent dans des vallées très-courtes[3], qui morcellent les montagnes en contre-forts ; quelquefois même, dans de simples dépressions. Leur pente excède 6 centimètres par mètre, sur la plus grande longueur de leurs cours : elle varie très-vite, et ne s’abaisse pas au-dessous de 2 centimètres par mètre.

Ils ont une propriété tout à fait spécifique. Ils affouillent dans une partie déterminée de leur cours ; ils déposent dans une autre partie ; et ils divaguent ensuite, par suite de ces dépôts. Cette propriété, formée par un triple fait, ne se retrouve dans aucune des deux classes précédentes : elle fournit un caractère bien tranché.

Remarquons de suite que cette définition des torrents n’est plus celle qui est usitée généralement.

Dans le langage ordinaire, on appelle torrent tout cours d’eau impétueux[4]. — Dans les traités d’hydraulique, le torrent est un cours d’eau, coulant sur des pentes très-fortes, grossissant extraordinairement dans les crues, et sujet à tarir pendant une partie de l’année[5]. Dans les Hautes-Alpes, la plupart des torrents ne tarissent jamais ; plusieurs même ont un volume d’eau constant, et si considérable, que dans d’autres pays, et sur des pentes moins fortes, on les assimilerait aux rivières. — Dans l’ouvrage de Fabre[6], le torrent est défini : « Un cours d’eau, violent dans les crues, dont le lit est variable, dont les crues sont de courte durée, et dont les pentes sont irrégulières. » On le voit de suite. La propriété distinctive des torrents ne ressort pas dans cette définition. Elle n’énonce qu’un seul des trois faits, qui constituent nos torrents, savoir : la mobilité du lit. Mais ce n’est pas là, ni un fait caractéristique, puisqu’il est commun aux torrents et aux rivières ; ni un fait fondamental, car nous verrons par la suite qu’il dérive des deux autres. La définition de Fabre donne l’idée de torrents, dont les effets seraient vagues, très-affaiblis, et difficiles à spécifier nettement. La suite de l’ouvrage confirme cette supposition.

Je passe à la quatrième classe.

Ici se placent tous les cours d’eau, qui ne peuvent être assimilés aux rivières torrentielles, parce qu’ils n’ont pas un volume d’eau assez fort, ni un parcours assez prolongé ; et qui ne présentant pas la propriété caractéristique des torrents, ne peuvent pas non plus être confondus avec eux. Je les appellerai ruisseaux, comme on le fait généralement dans ce pays, où ces distinctions sont très-bien senties[7].

Plusieurs causes empêchent les ruisseaux de prendre les propriétés des torrents. Tantôt ils coulent sur des pentes douces, qui les privent de vitesse[8] ; tantôt leur volume d’eau est trop faible pour affouiller profondément le terrain[9]. D’autres fois, les berges sont solides et résistent à l’affouillement[10]. Ces causes variées mènent au même résultat : les eaux n’affouillant plus, cessent aussi de déposer, et il n’y a plus de torrent. — Il en résulte que les eaux des ruisseaux coulent toujours limpides, ou peu chargées.

Le parcours des ruisseaux dépasse fréquemment celui des torrents, même les plus prolongés[11] : mais ce parcours se fait dans un bassin resserré. Au contraire, les torrents comprennent toujours, dans l’étendue de leur cours, quelque large bassin, formé par des croupes de montagnes, taillées en amphithéâtre, qui accumulent dans le même lit toute la masse d’eau répandue sur une grande légion[12].

La plupart des cascades du pays appartiennent aux ruisseaux[13]. Cela doit être : car l’existence même de la cascade est un témoignage de la solidité du terrain, aux flancs duquel elle se précipite. Celui-ci ne peut donc pas être affouillé, ni le cours d’eau former un torrent.

Après avoir divisé tous les cours du département en quatre classes, il est nécessaire de faire une observation. C’est qu’il ne faudrait pas considérer ces classes comme des moules invariables, dans lesquels chaque cours d’eau doit nécessairement trouver sa place. On sait bien que les choses ne se passent jamais dans la nature d’une manière aussi géométrique que dans notre intelligence ; et c’est notre intelligence seule qui crée des types.

Il y a des cours d’eau qui n’appartiennent rigoureusement à aucune des quatre classes, et qui, dans toute l’étendue de leur cours, ne manifestent que des caractères mixtes, résultant de la fusion de deux classes voisines. Ceux-là se placent dans les transitions[14].

Il y a plus. Le même cours, observé en différents points de son développement, ne présente pas partout les mêmes caractères. Ainsi la rivière commence par être un ruisseau ou un torrent. Quand elle entre dans de larges vallées, elle divague ; quand elle traverse des étranglements, où son cours est resserré, elle coule à la manière des rivières torrentielles.

On sait que les traces d’anciens lacs sont fréquentes dans ces montagnes. Or, c’est une règle constante qu’un cours d’eau, quelle que soit sa classe, dès qu’il entre dans un de ces bassins, divague, et conserve, tout le long de la traversée, les caractères des rivières[15]. Mais tandis que cette circonstance arrive ici une fois, et par hasard, elle se manifeste d’une manière générale dans toutes les rivières, et se répète, sans interruption, tout le long de leur cours : ici elle constitue un caractère permanent ; là elle apparaît comme un accident.

Ce qui, dans cette division en quatre classes, est tout à fait réel et absolu, c’est l’accord constant des propriétés qui définissent chacune d’elles. Ces propriétés forment véritablement quatre groupes distincts, et, dans chaque groupe, les faits sont liés, inséparables, et réciproquement corollaires les uns des autres. Dès qu’un cours d’eau prend l’une des propriétés, il prend inévitablement toutes les autres. Ainsi, quand il entre dans un de ces bassins d’anciens lacs, non-seulement il divague, et s’assimile par là aux rivières ; mais il prend en même temps leur pente ; il prend leur forme de section, leur manière d’agir dans les crues, etc. : même l’aspect général de la vallée devient celui d’une vallée de rivière[16]. C’est donc cet ensemble de quatre groupes de propriétés qu’il faut considérer surtout dans les quatre classes, et non pas les exemples qu’on en peut citer, et qui sont tous plus ou moins imparfaits.

Comme les torrents vont désormais nous occuper exclusivement, je reviens à eux. Il y en a de plusieurs genres, qu’il est bon de définir.

Le premier genre comprend ceux qui partent d’un col, et coulent dans une véritable vallée[17].

Le deuxième, comprend ceux qui descendent directement d’un faîte, en suivant la ligne de plus grande pente[18].

Le troisième genre comprend ceux dont la source est au-dessous du faîte, et sur les flancs mêmes de la montagne[19].

Ces trois genres se fondent souvent l’un dans l’autre, et la remarque, déjà faite au sujet des quatre classes de cours d’eau trouve encore ici son application. Ils ont pourtant des propriétés distinctes qui commandent de les séparer, pour rendre la description des faits plus claire. Si l’on demandait le type du torrent des Hautes-Alpes, il faudrait nommer ceux du deuxième genre. Le premier se rapproche davantage des rivières torrentielles ; le dernier, des ravins ordinaires. Dans le second, tous les effets sont saillants, et ressortent vivement.

Il existe, dans les vallées les plus hautes du département, un genre particulier de torrents, qu’il faut au moins citer. Ils sortent du milieu des glaciers, et se distinguent de tous les autres. Leur lit sert de couloir aux avalanches, et à d’énormes pans de glace, que la progression constante des glaciers pousse jusqu’au bord de talus escarpés, d’où ils se précipitent dans la vallée avec un grand fracas. À côté de ces formidables agents, l’eau ne joue plus qu’un rôle secondaire. Elle amène pourtant quelques dépôts, qui s’ajoutent à ceux amoncelés par les glaciers et les avalanches, et forment, ce qu’on appelle dans le pays, des moraines. Les torrents eux-mêmes portent souvent le nom de tabut ou tabuché[20]. Il faut écarter ce genre de tout ce qui sera dit ici sur les torrents, avec lesquels il n’a qu’un petit nombre de propriétés communes.

Citons encore, pour ne rien omettre, ce qu’on appelle ici des torrents blancs[21]. Ce sont, à proprement parler, des talus d’éboulement, qui se forment au pied des crêtes, ou des roches taillées à pic ; mais, en considérant leur forme, on remarque qu’ils ne sont pas sans analogie avec les dépôts amenés par les torrents ordinaires, et l’eau est effectivement un des agents de leur formation. Seulement elle n’agit ici que pour hâter l’action de la pesanteur, et celle-ci produirait seule les mêmes effets, dans un temps plus long. — En effet, les mêmes talus sont encore formés, soit par les avalanches de pierres, soit par les casses[22] ; et dans ces derniers phénomènes, quoiqu’ils se produisent de préférence par les temps humides et pluvieux, l’action de l’eau, comme force de transport, est tellement insignifiante, qu’on ne risque rien de la considérer comme nulle[23].


  1. Cette étude fera l’objet d’un travail spécial, qui suivra celui-ci.
  2. Dans les Basses-Alpes, l’Ubaye, et plusieurs autres.
  3. Les torrents les plus allongés n’atteignent pas cinq lieues de cours.
  4. Dictionnaire de Boiste.
  5. Par exemple, dans le Dictionnaire des travaux publics de M. Tarbé de Vauxclairs.

    Suivant Lecreulx, le torrent « est une masse d’eau réunie, qui coule sur une pente très-rapide… » Il définit cette pente de six lignes par toise, ce qui fait un peu moins de sept millimètres par mètre (voyez son ouvrage cité, page 151 et suivantes). À ce compte la Durance serait un torrent.

  6. Page 35 et suivantes.
  7. Rif, Rio, ou Riou.
  8. Le Rio-Claret, — la Luye à Gap.
  9. Le Rio-Clar, le ruisseau de Chanmatéron.
  10. Ruisseaux de Chagne, — de Riou-Bel.
  11. Idem.
  12. Voyez la figure 15.
  13. Cascades du Rif-Tors, des Fréaux, de Paris, dans des rochers de gneiss ; — cascade de Châteauroux, dans le grès.
  14. Les torrents de l’Ascension et de Prareboul tombent en cascades comme les ruisseaux.

    La Bioux tient le milieu entre le » torrent » et les rivières torrentielles.

    La Rousine participe à la fois des ruisseaux, des rivières torrentielles et des rivières.

  15. La Biaisse, à Frayssinières, — la Gironde, à Vallouise, — le Guil, au Château-Queyras, — la rivière d’Ancelle, dans le bassin du même nom (Champsaur), — le Cristillon, dans la vallée de Ceillac, — la Romanche, au Bourg-d’Oisans.
  16. Je cite un exemple. La Romanche est une rivière torrentielle. Sur la plus grande partie de son cours, elle coule dans un lit encaissé, de forme stable, et dont la pente varie entre 2 et 7 centimètres par mètre. Aux Ardoisières, elle affouille, et prend le caractère des parties supérieures des torrents : sa pente est alors de 8 à 11 centimètres. Au Bourg-d’Oisans, elle entre dans un bassin, divague, et prend le caractère des rivières ; mais, en même temps, sa pente s’abaisse au-dessous de 1 centimètre.
  17. Torrents de Réalon, de Vachères, de Boscodon, de Rabioux, de Crevoulx, de Couleau, etc.

    Dans les Basses-Alpes, le torrent de Bachelard

    Dans la Drôme, l’Aigues entre Ribeyret et Orange.

  18. Torrents de Merdanel (à Saint-Crépin), des Moulettes (à Chorges), d’Egouarru, de Sainte-Marthe, de Bramafam’, de Saint-Pancrace, de Devizet, etc.

    Dans les Basses-Alpes, les torrents de Rioubourdoux, de la Bérarde, de Saint-Pons, etc.

  19. Torrents des Graves (aux Crottes), de Combe-Barre, de Merdanel (près de Chadenas), de Pals (sous Mont-Dauphin), de la Couche, etc.

    Les torrents de Saint-Sauveur, ceux de la Rochette (près de Gap), les Combes du Puy-Saint-Eusèbe, etc.

  20. Tabut du Casset, tabut du Monestier, — tabuché de la Grave, tabuché de l’Alp, etc.
  21. Dans la combe de Mallaval, du Queyras, de la Vallouise ; en général dans toutes les vallées hautes.
  22. Les casses sont des parois de montagne formées d’une roche dure, qui se détache et tombe par grandes masses. Les pluies, les orages, le vent, le dégel, favorisent la chute de cet blocs : ils s’entassent au pied du rocher dont ils faisaient partie, et forment des amoncellements, qui sont souvent entraînés ensuite par les torrents.
  23. Voyez la note 2.