Étude sur les torrents des Hautes-Alpes/Chapitre XIX

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Carilian-Gœury et Victor Dalmont (p. 92-95).

CHAPITRE XIX.


Rectification des traversées de torrents ; règles à suivre dans le tracé.

Après avoir décrit les choses telles qu’elles sont, je vais les montrer telles qu’elles doivent être.

Je suppose qu’il s’agisse de tracer une route au travers d’un torrent, de manière à la soustraire le plus complétement possible aux causes de dégradation.

Il y a deux points où un torrent peut être traversé par une route, sans qu’elle ait rien à redouter de ses effets.

1o Celui où le torrent sort de la gorge, à l’issue du canal d’écoulement ;

2o Celui où le torrent se jette dans la rivière, à l’extrémité de son lit de déjection.

Premier cas. — On comprend de suite quels sont les avantages du premier emplacement. Là, le torrent est encaissé par des berges insubmersibles, et l’on se trouve dans les circonstances ordinaires pour établir un pont. Si l’on remontait plus haut, l’affouillement serait plus énergique, et les berges, devenues profondes, escarpées et croulantes, donneraient à la route une assiette peu sûre, et aux culées, des fondations difficiles. Si l’on descendait plus bas, on aurait à redouter l’exhaussement, la plus insurmontable de toutes les difficultés.

Cet emplacement est donc bon. Mais il n’est pas toujours facile d’y conduire le tracé, parce qu’il est souvent d’un accès difficile, qu’il forcerait d’établir la route dans de mauvais terrains, et qu’il l’assujettirait à des pentes trop fortes. Alors il faut transporter le tracé à l’extrémité du lit de déjection. C’est là le deuxième cas que nous allons examiner.

Deuxième cas. — Ici se présentent tout de suite plusieurs dispositions heureuses. D’abord la route suivra le fond de la vallée : par conséquent, elle n’offrira ni ascension ni descente, et sa pente sera uniforme et très-douce. Elle sera de plus établie sur des terrains généralement fermes et stables. — Ensuite, comme les eaux n’arrivent à cette région qu’après avoir parcouru le lit de déjection dans toute sa longueur, elles doivent avoir déjà beaucoup déposé chemin faisant ; par conséquent elles arriveront chargées de moins de matières, et l’exhaussement sera moins à craindre.

Reste la difficulté d’assujettir les eaux à arriver précisément sous le pont. Elle est peut-être encore plus grande ici que sur tout autre point du lit. En effet, il résulte de la forme même qu’affectent les lits de déjection, que le passage des eaux sur un point donné devient d’autant plus indéterminé qu’on s’éloigne davantage du lieu d’où partent les arêtes de l’éventail. Cette indétermination croît pour ainsi dire avec le rayon qui exprime cet éloignement. — Il est donc indispensable de jeter sur toute la longueur du torrent des ouvrages disposés de maniera à diriger ses eaux et à les conduire sous le pont.

On peut se servir pour cela, soit de digues continues, soit de petits épis inclinés vers l’aval. Remarquons bien qu’il ne s’agit pas d’encaisser le torrent ; il s’agit seulement de l’amener sous le pont ; par conséquent, il ne sera pas nécessaire de faire des défenses aussi complètes et aussi dispendieuses que celles qui sciaient indispensables dans le cas de l’encaissement. Peut-être même les digues, continues, qui sont le système le plus coûteux, ne seraient-elles pas ici le système le plus convenable. Peut-être vaudrait-il mieux employer des épis, qui suffiraient pour imprimer une direction au torrent, et qui, ne l’emprisonnant point, rendraient son exhaussement moins rapide. — Supposons que depuis la gorge jusqu’à la rivière, le torrent soit enfermé entre deux lignes d’épis inclinés vers l’aval, et disposés de telle sorte que les eaux réfléchies par l’un soient reçues par le suivant. Ainsi contenu, le torrent cessera de divaguer. Il s’encaissera, si la pente lui suffit pour entraîner ses matières ; et s’il arrivait qu’elle fût insuffisante, il est toujours certain qu’il déposera moins volontiers dans le canal du milieu où son cours est libre, que dans les intervalles des épis d’une même rive où son cours est embarrassé. Ainsi, que le torrent emporte ses matières ou qu’il les dépose, cette disposition est également propre à le contenir, au moins pendant de longues années.

Une circonstance rend l’exhaussement impossible sous le pont : — C’est que les matières, à mesure qu’elles arrivent, sont immédiatement balayées par la rivière. — Cette remarque est capitale : c’est elle qui légitime surtout la bonté de ce genre d’emplacement. Aussi serait-il important de jeter le courant de la rivière le long des abords du pont ; et même de l’y repousser, à l’aide d’ouvrages construits sur la rive opposée, afin de donner aux eaux le plus de chasse possible.

De cette propriété, qui rend l’exhaussement impossible sous le pout, découle tout naturellement cette conséquence : qu’on n’aura pas à craindre que le pont soit jamais obstrué par les dépôts, et qu’on aura échappé par là à l’une des trois causes de ruine, signalées précédemment, et à la cause la plus incurable : voilà ainsi anéantie la plus grande difficulté de l’établissement des ponts sur les torrents. — Ensuite on aura moins à redouter la violence de ces crues extraordinaires, capables d’emporter le pont comme un seul bloc. Il est certain que tous ces phénomènes si terribles, décrits dans la première partie, ne se manifestent guère qu’à la sortie de la gorge : à l’extrémité du lit de déjection, ils sont considérablement affaiblis ; cela se comprend même très-bien par les explications qu’on en a données. Ainsi cet emplacement diminue encore la chance de ruine qui se rapporte au premier genre de destruction.

Il n’y a donc véritablement à craindre qu’un seul genre de ruine, parmi les trois qui menacent les ponts : ce seul risque est celui de la divagation des eaux, qui pourraient tourner les culées, et percer la route en un autre point que le pont ; mais cela même est peu probable. Supposons un instant que les eaux, sorties du canal tracé par les épis, frappent la route ailleurs que sur le pont. Arrêtées par la chaussée, elles diminueront subitement de vitesse ; elles déposeront une partie de leurs alluvions ; ainsi elles exhausseront le sol dans cette partie, se barreront elles-mêmes, et retourneront sous le pont en coulant le long de la route. Pour mieux comprendre cet effet, on n’a qu’à réfléchir que le pont est le seul passage où le sol ne sera jamais exhaussé ; qu’il est aussi le seul par lequel les eaux peuvent s’écouler. Elles y seront conduites tout d’abord par cette raison que la ligne de plus grande pente sera invariablement celle tirée de la gorge au pont. Ensuite, elles s’y maintiendront, parce que si elles se portaient sur tout autre point, elles ne trouveraient plus d’écoulement.

Si, au lieu de placer le pont près de la rivière, on le transportait plus haut, vers le milieu du lit, on retomberait dans un système qui a été employé plusieurs fois, mais qui n’offre plus à beaucoup près les mêmes avantages. — En effet, le niveau du radier n’est plus ici comme dans le cas précédent, un repère qui demeure stable, pendant que les autres parties du lit s’exhaussent. Le torrent arrivant sous le pont après un parcours moins prolongé, sera plus redoutable dans les grandes crues, et plus chargé d’alluvions dans les crues ordinaires. Ensuite, comme les abords d’un pont ainsi placé sont en pente sur les deux versants du lit de déjection, s’il arrive que les eaux frappent à côté de l’arche, elles n’y retourneront plus, mais s’échapperont au contraire en coulant vers des directions opposées.

Telles seraient les règles à suivre pour le tracé des routes, à travers les torrents. — Jusqu’à ce jour elles n’ont reçu que des applications fort incomplètes : mais elles peuvent servir à guider les études qu’on fera dans l’avenir pour la rectification de ces passages : et c’est là une tâche qui ne manquera pas d’occuper pendant longtemps les ingénieurs : car tout reste à faire.

La convexité de plusieurs lits est telle qu’on pourrait les percer par une galerie, et l’on passerait d’une des rives à l’autre, sans avoir besoin de s’abaisser dans le sol, et sans changer de niveau. Les eaux couleraient au-dessus de la voûte, et la route souterraine serait parfaitement à l’abri de toute espèce de dévastations. J’indique seulement la possibilité du fait, à cause de sa singularité : il est clair d’ailleurs que l’énormité de la dépense ne permet pas d’y songer sérieusement. — On a pourtant employé quelquefois ce moyen sur de petits torrents, dans l’établissement des canaux d’arrosage.

Il y a des torrents qui coulent parallèlement aux routes[1]. Je ne m’arrêterai pas à ce cas. On défend alors la route, comme on ferait d’une propriété riveraine.


  1. Torrents de Sainte-Marthe, — de Montmirail, — des Graves, — de Pals.